15 octobre 2006

Larbi Djeradi, Une grande figure soufie: Yahyâ 'Abd-el-Wâhid (René Guenon) (texte intégral)

L'œuvre guénonienne se situe au-delà et en dehors du politique, du littéraire, du philosophique ou de l'anthropologique. Elle se donne et se veut comme exposition singulière, mais néanmoins magistrale au sens propre du terme, de la Tradition qui n'est autre que la véritable métaphysique synonyme parfait de l'intellectualité et de la spiritualité.

Cette œuvre est essentiellement de langue française, bien que certains de ses articles sont écrits en d'autres langues (anglais, italien, arabe) et se distribue sur plus de quarante années (de 1909 à 1950) [1]. Le corpus guénonien [2] actuellement établi, est constitué de 17 ouvrages édités du vivant de leur auteur, de 10 ouvrages posthumes, d'un recueil d'articles [3] pour Regnabit : Revue universelle du Sacré-Cœur [4], et d'une attribution [5]. L'exposition guénonienne de la Tradition Primordiale à travers ses formes orthodoxes (et c'est de cela qu'il s'agit fondamentalement), se pose comme radicalement « autre ». Autre surtout par rapport à l'ensemble du capital culturel de l'occidentalité moderne dont les origines se situent selon Guénon avec les débuts du XIVe siècle. Trois grands moments historiques ponctuent cette modernité : La Renaissance, La Réforme et La Révolution. Ces moments constituent en fait des indicateurs de rupture avec l'« esprit traditionnel » qui prédomine dans l'ensemble des cultures essentiellement structurées par le spirituel. L'anthropologie et la cosmologie traditionnelles gravitent autour de la conception métaphysique orientale de l'unicité du « Principe » unique et premier de toute manifestation et de toute non-manifestation.

Aspects de l'œuvre

Examinée sur le plan du contenu, l'œuvre guénonienne, est selon Tourniac [6], l'exposition de cinq grands thèmes : la Métaphysique et l'ordre cosmologique, la langue symbolique, les rites : leur nature et leur rôle, l'histoire et les cycles cosmiques et les états multiples de l'Etre.

Pour Schuon [7] elle peut être décrite selon quatre aspects majeurs. C'est une œuvre intellectuelle, universelle, traditionnelle et théorique.

Intellectuelle : elle porte sur la connaissance et son instrument fondamental qui est l'Intellect supra-rationnel.

Universelle: elle concerne toutes les formes traditionnelles, en adoptant selon les opportunités le langage spécifique de telle ou telle forme particulière.

Traditionnelle : les données exposées sont celles de l'enseignement traditionnel, en privilégiant les formes orthodoxes. Par tradition il faut entendre : " ce qui rattache toute chose humaine à la Vérité Divine " [8].

Théorique : l'objectif immédiat et premier de l'œuvre n'est pas la réalisation spirituelle, mais simplement une préparation théorique, qui en est indispensable.

L'œuvre guénonienne peut donc être considérée comme un ésotérisme théorique où se trouve exposés la doctrine traditionnelle et son langage : la Symbolique, ainsi qu'une critique générale aussi bien que détaillée de la modernité. Schuon propose une grille de lecture de l'œuvre guénonienne en quatre grandes parties : Une première partie constituée par : « Le théosophisme : histoire d'une pseudo-religion » : contrefaçons de la Tradition. « L'erreur spirite » : critique des théories de la réincarnation, de la transmigration et de la métempsycose.

Une seconde partie constituée par : « Orient et Occident ». « La crise du monde moderne ». « Autorité spirituelle et pouvoir temporel ». « Le règne de la quantité et le signe des temps ».

Cette seconde partie pouvant être désignée dans le jargon moderne comme étant « une philosophie de l'histoire ». Elle n'est en réalité que l'expression du regard métaphysique sur l'histoire où l'action doit être subordonnée à la contemplation aussi bien au niveau individuel que social. Dans cette partie sont exposées les conditions d'un authentique redressement ainsi que les raisons des désordres ou dissolution introduits par la modernité tels que la déviation du symbolisme et les fausses spiritualités.

Une troisième partie constituée par : « L'ésotérisme de Dante ». « Le roi du monde ». « Etudes sur la franc-maçonnerie et le compagnonnage ».

Une quatrième partie constituée par : « Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues ». « L'homme et son devenir selon le Vêdânta ». « Symbolisme de la croix ». « Les états multiples de l'Etre ». « La grande triade ».

Cette partie traite de l'ensemble des grandes Traditions : Chine, Egypte, Inde, Judaïsme, Christianisme, Islam. Elle comprend également les conceptualisations majeures concernant : le Salut et la Délivrance. La hiérarchie des différents états de l'Etre. Les lois de correspondance et d'analogie ente le Macrocosme et le Microcosme.

Il est à remarquer que cette classification ne touche pas l'ensemble de l'œuvre. Elle date de 1951. Nous pouvons faire remarquer que même en étant perçue comme théorique, l'œuvre guénonienne a été pour beaucoup de ses lecteurs un « support » indispensable pour la pénétration, la compréhension des doctrines traditionnelles mais également le « point de départ » pour beaucoup de pèlerins sur la voie de la réalisation métaphysique. A ce titre on peut dire qu'elle n'a pas été seulement théorique mais également pratique [9].
Une autre approche descriptive celle de Borella [10], proche de la perspective schuonienne, envisage l'œuvre guénonienne comme une structure construite autour de cinq pôles ou thèmes majeurs :
1 Pôle : critique du monde moderne.
2 Pôle : tradition.
3 Pôle : métaphysique.
4 Pôle : symbolique.
5 Pôle : réalisation spirituelle.

Partant des principes généraux de la symbolique dégagée par René Guénon, Borella s'explique sur son schéma structural : Le premier et le dernier constituent respectivement le pôle préparatoire à la connaissance de l'œuvre (réforme de la mentalité) et son pôle terminal et transcendant (dans la mesure où l'œuvre est essentiellement de nature doctrinale et vise expressément la réalisation comme une fin qui la dépasse). L'essentiel du corpus doctrinal est donc défini par les trois éléments polaires centraux : tradition, métaphysique, symbolique. Chacun de ces pôles marque le sommet d'un triangle doctrinal de base, par rapport auquel le pôle réalisation et le pôle critique occuperont respectivement le sommet supérieur et le sommet le sommet inférieur des pyramides que l'on peut construire sur ce triangle [11].

En fait l'œuvre guénonienne est unipolaire. Elle traite de la métaphysique traditionnelle en envisageant son principe, son but, son langage, ses applications. Son principe : l'unicité de la doctrine métaphysique à travers la multiplicité qualitative des différentes traditions orthodoxes. Son but : la réalisation spirituelle par le rattachement à une institution (ou chaîne) initiatique traditionnelle.

Son langage : la symbolique traditionnelle qui diffère de celle comprise par les modernes. Ses applications : sous formes religieuse, scientifique, artistique ou artisanale. La critique des temps modernes n'est qu'un aspect ou application de la théorie traditionnelles des cycles cosmiques qui aboutit à une « histoire sacrée ».

La réception de l'œuvre

La rencontre, pour certains lecteurs, avec l'œuvre du cheikh, fruit du hasard, terme commode du langage ordinaire pour signifier notre ignorance des causes, a été décisive dans leur cheminement culturel. Que dire de cette lecture et de son impact sur ceux, qui, résolument modernistes, rationalistes, scientistes et imprégnés de l'idéologie de l'époque des « lumières » et souvent coupés de leurs racines intellectuelles traditionnelles, culturelles et même linguistiques ? Et particulièrement des lecteurs appartenant sociologiquement à la culture musulmane ? L'école coloniale, ignorant subtilement la civilisation musulmane, les ayant privé de l'apprentissage de leur propre langue, et surtout de la maîtrise de la langue sacrée ? Cette école les faisait ressembler de très près à ces : « Orientaux qui se sont plus ou moins occidentalisés, qui ont abandonné leur tradition pour adopter toutes les aberrations de l'esprit moderne » [12].

Leur position intellectuelle, en donnant à ce qualificatif son sens moderne, ressemblait dans une certaine mesure à celle de Gide. « Je n'ai rien, absolument rien à objecter à ce que Guénon a écrit. C'est irréfutable » [13].

Mais l'excuse didienne n'était plus valable pour eux. « Mais, en ce temps, les livres de Guénon n'étaient pas encore écrits. A présent, il est trop tard ; "les jeux sont faits, rien ne va plus" » [14].

Retournant progressivement à leur tradition et, d'abords faut-il le souligner, grâce, surtout « aux lectures orientalistes », ils prirent conscience de l'ampleur des dégâts causés par l'école « de la liberté, de l'égalité et de la fraternité » non seulement dans la déconstruction très avancée de leur identité culturelle mais surtout dans la construction d'une formidable forteresse d'ignorance, de préjugés et d'incompréhension entre les trois grandes traditions (judaïque, chrétienne et islamique) issues pourtant d'un même rameau abrahamique, sans compter « l'oubli » ou « le silence » malheureux des autres (hindouisme, bouddhisme et taoïsme). Les références aux autres traditions, minorisées par ignorance ou par mépris, n'avaient rien à envier au travail de l'entomologiste de musée. « René Guénon a "ré-orienté" des intelligences et des esprits qui avaient été désorientés par les fausses valeurs, les mensonges et les mythes d'une société industrielle et marchande installée dans le confort intellectuel et l'exploitation matérielle depuis des siècles » [15].

C'est donc cette réorientation qui a fait naître de nouvelles préoccupations intellectuelles ; des préoccupations typiquement guénoniennes. « Avoir des préoccupations guénoniennes, c'est avoir des préoccupations d'ordre spirituel, et se poser des questions d'ordre métaphysiques, qui peuvent amener celui qui se les pose à se remettre en question, c'est à dire à remettre en question la vie qui est la sienne, et à réfléchir sur les conditions de cette vie ; si on estime que la vie peut être changée » [16].

Ces préoccupations guénoniennes peuvent devenir des errances intellectuelles si elles ne trouvent pas des assises traditionnelles authentiques sur lesquelles s'appuyer pour éviter tous les dangers des pseudo-spiritualités et des parodies modernes du religieux qui ne sont en réalité qu'une religiosité d'ordre pathologique. Comme le souligne Jean Pierre Lauran, biographe de Guénon : « L'œuvre de Guénon opère ou coopère plutôt à nos retournements intérieurs, elle convertit nos modes de pensée ou, tout au moins, provoque un choc de création. En cela elle est une nourriture spirituelle que le partage multiplie comme les pains de l'Evangile (alors que l'institutionnalisation divise comme les biens matériels). Bien souvent les lecteurs de ses livres ont été ramenés à leur tradition » [17].

Le retour à une tradition où les sédimentations complexes des lectures que nous appellerons « lettristes » du texte traditionnel pour ne pas utiliser le lexique aberrant des médias et des politologues de l'islam, sont éludées et écartées soigneusement. Ceci ne peut être une simple affaire de réorientation des intérêts « culturels » mais une remise en cause fondamentale non seulement de la « personne » ce qui peut être décrypté comme un réinvestissement narcissique mais surtout par une réflexion sur la place et la fonction de la spiritualité dans la cité post-moderne. Comme le souligne Marie-Madeleine Davy : « L'œuvre guénonienne, toujours valable, peut suggérer, non pas une critique - aussi ridicule que vaine -, mais une réflexion, qui dans certains cas relève d'une certaine ambiguïté. » [18]

L'ambiguïté ne résidait pas dans qualité de la relation objectale à la modernité dont une des conséquences comportementales possible serait son rejet pur, simple et simpliste, mais la place et la signifiance de celle-ci dans le cadre général d'un travail de restauration du Sujet. Le point de vue guénonien sur la psychologie en général et sur la psychanalyse en particulier et que l'index-bibliographique de Desilets [19] ne recense que partiellement, jette un éclairage nouveau sur la dialectique du « Soi » et du « moi » dans la problématique d'un Sujet enraciné dans la dynamique de la quête. Une quête de sa propre identité. A partir de recherches approfondies et une immersion dans les grandes Traditions (menées, certainement aussi bien de manière académique que traditionnelle et sur lesquelles, nous ne savons, à l'heure actuelle, relativement peu de choses) [20], la lecture guénonienne de « l'homminité » reformule, en un langage très rationnel, une perspective spirituelle universelle de connaissance et du devenir de toute individualité humaine quel que soit son ancrage culturel et/ou cultuel. L'exposition guénonienne s'enracinant dans l'universel. Le regard traditionnel exposé par Guénon offre :

1 - Une formidable possibilité de compréhension et d'ouverture aux autres mondes et à des civilisations largement ignorées ou méconnues par le grand public musulman particulièrement maghrébin et même par une grande partie des universitaires et des hommes de culture. Ces univers traditionnels remis à l'ordre du jour par l'œuvre guénonienne, partagent avec nous des valeurs et une spiritualité égales sinon supérieures à celles qui nous sont communes avec le monde judéo-chrétien [21].

2 - La possibilité d'une nouvelle réflexion sur la formation en sciences humaines et particulièrement celle du psychologue qui butte sur le constat simple des limites objectives de l'investigation, de l'intervention et de l'aide psychologiques dans l'adaptation et le développement de la personne humaine. La théorisation profane pose, sous forme de certitude absolue implicite, le seuil cognitif comme seuil supérieur de l'état humain. Ce seuil étant situé dans le mental, le psychique, ou le psychologique selon les auteurs et les écoles. Le seuil inférieur étant celui de la sensibilité, de la sensorialité, de la corporéité, du pulsionnel.

3 - La possibilité d'une recherche et d'une réflexion sur la nécessité d'un nouveau cadrage théorique pour les sciences de l'homme en général et de la psychologie en particulier par la « convertibilité », la « réadaptation » ou la « transposition », au sens didactique du terme, d'une connaissance de l'homme en un savoir sur l'homme. Une recherche qu'on peut situer dans le sillage des travaux de Francisco Garcia Bazan [22] sur « le champ d'application de la doctrine métaphysique ». Ou de la réflexion « épistémologique » de Michel Michel [23].

4 - L'important, le nécessaire, l'indispensable travail de ressourcement à notre propre tradition spirituelle. Un travail spirituel et psychologique qui relativise aussi bien l'auto-analyse que l'analyse didactique en reformulant en termes traditionnels un rapport analysant-analysé situé dans une perspective symbolique universelle dépassant la fixation d'une analyse focalisée sur les modalités expressives du transfert-contre-transfert.

5 - Le travail personnel de restructuration, de réorientation, d'enrichissement de notre propre intériorité. Un travail indispensable au regard et à l'écoute cliniques dans le cadre de l'intervention psychologique24.

La fonction du Cheikh

Remise en ordre du champ de l'intellectualité. Exposition de la Tradition Primordiale. Coomaraswamy note que : « M. René Guénon n'est pas "un orientaliste", mais ce que les hindous nommerait un Guru. » [25]

Si l'on considère le sens strict du mot guru, René Guénon n'a ni la fonction ni le statut qu'implique ce terme. Sur ce point là M. Najmoud-dine Bammate précise : « Guénon a toujours affirmé… qu'il n'était pas un maître spirituel et ne voulait pas avoir de disciples. Ce n'était pas un gourou, ni un prophète pas plus qu'il n'était un essayiste ni un orientaliste. » [26]

Celui-ci n'est pas un guru, au sens strict et initiatique du terme, mais il est très certainement un upaguru. La tradition hindoue désigne par le mot upaguru… tout être, quel qu'il soit, dont la rencontre est pour quelqu'un l'occasion ou le point de départ d'un certain développement spirituel ; et, d'une façon générale, il n'est aucunement nécessaire que cet être lui-même soit conscient du rôle qu'il joue ainsi. Du reste, si nous parlons ici d'un être, nous pourrions tout aussi bien parler également d'une chose [la personne et l'œuvre guénonienne] ou même d'une circonstance quelconque qui provoque le même effet ; cela revient en somme à ce que nous avons déjà dit souvent, que n'importe quoi peut, suivant les cas, agir à cet égard comme une « cause occasionnelle » ; il va de soit que celle-ci n'est pas une cause au sens propre de ce mot, et qu'en réalité la cause véritable se trouve dans la nature même de celui sur qui s'exerce cette action, comme le montre le fait que ce qui a un tel effet pour lui peut fort bien n'en avoir aucun pour un autre individu [27].

Ce que précise également Jean-Pierre Laurant : « …la fonction "d'Upaguru" peut revenir aux livres qui disent la Tradition et détruisent l'apparence des choses… » [28].

Du fait que Guénon a insisté sur la symbolique du « Pôle », pas plus d'ailleurs que d'autres symboles, Tourniac y voit en celui-ci, le « Pôle » de son époque, c'est à dire El-qotb, soit le plus haut degré de la hiérarchie spirituelle dans la doctrine du Taçawwuf. Le Principe divin unique, suprême, est symbolisé par le « Pôle » : la « Somme » guénoniènne porte en effet une signature « polaire ». Nombre de commentaires relatifs au symbolisme polaire reviendront d'ailleurs dans les ouvrages de Guénon et nous pourrions en déduire une allusion à la fonction qu'assure l'auteur, même s'il ne la revendique pas expressément [29].

Les prénoms de Jean-René et de Yahya sont hautement symboliques [30]. Le prénom arabe de Yahya est l'exact équivalent de Jean-René, de Jean sur le plan du signifiant, de René sur le plan du signifié ; il exprime précisément une mort et une renaissance symboliques, donc l'état de l'individu deux-fois né, « Dwija » dans la tradition hindoue. Ceci est également vrai pour Palingenius (du grec : qui renaît) un des pseudonymes de Guénon. La renaissance est le fondement et l'essence mêmes de l'Initiation au sens traditionnel du terme. Il symbolise l'Annonciateur, celui qui prophétise, par référence à Jean-Baptiste dit le Précurseur c'est à dire celui qui annonce des changements qualificatifs et significatifs de la Temporalité, mais également, Jean L'Evangéliste celui qui, inspiré par l'ange, écrivit l'Apocalypse et père de la tradition ésotérique dite « johannite ». Par dérivation du prénom Arabe nous pouvons obtenir le qualificatif de « Muhyî » c'est à dire vivificateur, qu'il n'est pas loin de partager avec le Grand Maître de l'ésotérisme islamique, le cheikh El-Akbar, EL-Kebrit el-Ahmar (le « souffre rouge »), le cheikh Muhyî ed-dîn Ibn El 'Arabî. Les références Akbariennes sont nombreuses et fondamentales dans l'œuvre du cheikh Yahya 'Abd El-Wâhid [31].

Par contre sa fonction s'apparente bien à celle d'un Cheikh c'est à dire celle d'un Maître. Curieusement l'aspect formel et didactique de l'enseignement guénonien, s'apparente à celui d'un Cheikh de la tradition exotérique, même si le contenu de son enseignement reste enraciné dans l'ésotérique. Guénon a montré l'intrication et l'implication des deux aspects de la doctrine traditionnelle particulièrement pour l'espace traditionnel musulman et chinois. Cela se reflète harmonieusement dans son enseignement. On pourrait même parler, par analogie à la théorisation psychanalytique, de l'étayage d'un enseignement sur l'autre. N'est ce pas là une des raisons et non la principale qui expliquerait le choix et l'installation de Guénon dans la tradition islamique ? La communauté islamique étant la dernière, celle qui clôture le Kali-Yuga (âge sombre ou dernier âge). Le Cheikh, peut avoir plusieurs fonctions, dont l'une entre autres, la dominante ou la plus perceptible socialement est celle d'enseigner, c'est à dire de transmettre et de communiquer une tradition sous quelque forme que ce soit. Certains réduisent la fonction de Guénon à sa plus simple expression : « En tout état de cause, le rôle de Guénon consiste essentiellement en une fonction de transmission et de commentaire et non de réadaptation » [32].

Pour être plus précis en ce sens, nous ne pouvons qu'être d'accord avec l'avis de Bammate : « Guénon ne voulait pas être un penseur mais un porte-parole » [33].

Ce que nous pouvons quand même souligner, c'est que Guénon donne des indications précises sur les limites de sa propre volonté : « Tout ce que nous pouvons nous proposer, c'est donc de contribuer, jusqu'à un certain point et autant que nous le permettront les moyens dont nous disposons, à donner à ceux qui en sont capables la conscience de quelques-uns des résultats qui semblent bien établis dès maintenant, et à préparer ainsi, ne fût-ce que d'une manière très partielle et assez indirecte, les éléments qui devront servir par la suite au futur jugement, à partir duquel s'ouvrira une nouvelle période de l'histoire de l'humanité terrestre » [34].

Nous sommes bien dans une stratégie de préparation de la Post-Modernité.

Les qualifications du Cheikh

C'est en tant qu'individualité isolée « ayant les aptitudes intellectuelles voulues » et « présentant les qualifications requises » que Guénon a bénéficié de l'enseignement doctrinal et de l'initiation des grandes traditions orthodoxes.

A ce silence que certains reprochent aux orientaux, et qui est pourtant si légitime, il ne peut y avoir que de rares exceptions, en faveur de quelque individualité isolée présentant les qualifications requises et les aptitudes intellectuelles voulues [35].

Le statut du Cheikh

Le Cheikh Yahya 'Abd el Wâhid est pour beaucoup de ses continuateurs la Référence par exellence. Il est une « Autorité Traditionnelle », une « boussole », la voix de la Tradition Primordiale « ed-dine el qayyim » pour le kali-yuga que nous vivons et que nous subissons. Ce statut découle des conditions exceptionnelles de l'expérience guénonienne:
- situation exceptionnelle de désordre causé par la « mentalité » moderne, mais qui néanmoins fait partie de l'ordre universel.
- parcours personnel inédit à travers l'univers de la pseudo-spiritualité. - initiation aux grandes traditions orthodoxes : Christianisme, Hindouisme, Taoïsme, Islam.

La station du cheikh

Maqâm au sens soufi du terme ; degré dans la hiérarchie spirituelle. Guénon « étant parvenu à s'assimiler certaines idées », ne veut ou ne peut rien en dire. Ce que l'on peut supposer, du moins au moment où il écrivait ces lignes, que l'étape du voyage vers l'identité suprême était encore un but à atteindre. Ou bien ce but étant atteint, il était dans une phase de réalisation descendante. Cela pourra accréditer la thèse de ceux qui pensent que Guénon. était préparé et « missionné ».

Dans une autre optique et en se plaçant du point de vue de la symbolique des castes (jâti ou varna) dans la Tradition Hindoue, selon laquelle les individus se situent dans l'une ou l'autre des quatre castes : Brâhmanas, Kshatriyas, Vaishyas, Shudras. Cependant certains sont en dehors de celles-ci. Ils peuvent être soit au-dessous et en deçà des castes ou soit au-dessus et delà : Avarna : « sans caste », c'est à dire au-dessous d'elles. Ce qui correspond à ce que l'on appelle un homme sans religion, un homme sans foi ni lois. Insan bidoun din wa la mala. Ativarna : « au-dessus et au-delà des castes », cas extrêmement rare qui : « s'applique exclusivement à ceux qui ont prie effectivement conscience de l'unité et de l'identité fondamentales de toutes les Traditions » [36]. Serait-ce le cas de Guénon ? Comme l'a été celui du cheikh El-Akbar :
Mon cœur est devenu capable de toutes les formes
Une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines
Un temple pour les idoles, la Ka'ba du pèlerin
Les Tables de la Thora, le Livre du Coran37.

La mission

Nous pouvons dire ce que d'abord sa mission n'est pas. « Quant à nous, nous ne sommes nullement chargés d'amener ou de d'enlever des adhérents à quelques organisation que ce soit, nous n'engageons personne à demander l'initiation ici et là, ni à s'en abstenir et nous estimons même que cela ne nous regarde en aucune façon et ne saurait aucunement rentrer dans notre rôle » [38].

Si, c'est bien le rôle que Guénon s'est fixé à lui-même ou que la discipline traditionnelle et initiatique impose, il est à noter que, pour certaines individualités qui le sollicitaient et qui voulaient s'engager dans la Voie Initiatique et dans le cadre de la tradition islamique, il a quand même, par la force des choses, pris l'initiative de les « conseiller », de les « orienter » vers la Zawia de Mostaganem dirigée d'abords par un grand Maître le cheikh Ahmed El 'Alawi, puis par son successeur le cheikh Adda Ben Tounes.

Même si son œuvre participe dans une certaine mesure à une « restauration initiatique sur des bases vraiment sérieuses », Guénon précise : « Redisons-le encore une fois, ce n'est pas à nous qu'il appartient d'intervenir activement dans des tentatives de ce genre ; indiquer la voie à ceux qui pourront et voudront s'y engager, c'est là tout ce que nous prétendons à cet égard. » [39]

Cette mission ne peut être réduite uniquement à une exposition, partielle et orientée vers la mentalité occidentale ou occidentalisée, de « ce qu'il a compris » de la tradition primordiale. Il a, comme il a su si bien l'exprimer : « contribué à apporter quelque lumière» [40].

L'apport guénonien a eu une authentique influence spirituelle même sur les non-occidentaux. « Ayant pu bénéficier de la barakah de René Guénon, j'ai tenu à ne pas entrer dans le vif des souvenirs personnels » [41].

La barakah ou influence spirituelle du cheikh ne serait-elle pas également diffuse dans son enseignement et diffusée par ses propres écrits ? Ce qui se constate de plus en plus est la très large audience accordée à son œuvre dans pratiquement toutes les traditions par un lectorat de plus en plus sensible à ses thèses et surtout aux qualités certaines de son argumentation. Le travail guénonien est assimilable à « l'activité non-agissante » ou Wu-Wei du Taoïsme de la Tradition ésotérique chinoise. Guénon est-il une boussole infaillible ? [42] Cette mission est-elle de l'ordre d'une volonté et d'un désir personnels ou bien s'agit-il d'une action qui entre dans le cadre d'une stratégie supra-individuelle ? Ce qui est incontestable, est que, l'Ecrit Guénonien historise son action, et surtout sa diffusion et son influence, et l'assimile donc à la catégorie des Maîtres Spirituels « missionnés » et dont les objectifs peuvent être différents ou complémentaires (Autorité et enseignement traditionnel ou /et pouvoir temporel). Cas de l'Emir 'Abd Al-Qâdir, d'Ibn 'Arabî ou même de Saint Bernard, auquel d'ailleurs, il a consacré une étude.

Les limites

Absence de prosélytisme : « la moindre préoccupation de convaincre qui que ce soit ». Pas d'adeptes ni de disciples, et encore moins de Maître autorisé, de la transmission « de l'influence spirituelle, la baraka » ; la baraka guénoniènne n'étant pas celle qui se focalise sur un individu particulier, mais celle qui se diffuse dans des ambiances, des climats particuliers et qui participe dans une certaine mesure à leur émergence et à leur manifestation.

Absence de transmission de initiation traditionnelle. A l'état actuel de nos recherches il ne nous semble pas que le cheikh Yahya 'Abd al Wâhid soit un transmetteur autorisé de la baraka et du « wird » (dhikr ou rosaire) de la Tariqa Chadhiliya à la quelle il appartenait très certainement. Il n'a donc été ni Mokadem, ni Khalifa.

L'œuvre de Guénon ne peut constituer en soi une initiation proprement dite, mais sûrement une excellente propédeutique à l'aspirant métaphysicien au sens traditionnel du terme, le reste comme il le précise très bien est une volonté et un effort strictement personnels.

Absence de « vulgarisation » : enseignement initiateur, réservé à la genèse et la formation de l'élite.

L'exposition même des idées traditionnelles, en dehors de ses limites intrinsèques que lui imposent plus ou moins les différentes formes d'expressions, est assujettie à la nature et aux limites de la réceptivité de la mentalité de l'Occident moderne.

Il est à noter deux points fondamentaux à propos de la diffusion de l'œuvre de Guénon : dans une de ses notes Guénon aurait souhaité faire « paraître ses ouvrages sous le couvert du plus strict anonymat » [43] avec tout ce que peut connoter dans son sens supérieur [44] cette notion dans le domaine traditionnel ; c'est à dire la disparition pure et simple de ce qui a trait à l'individualité et à la notion moderne d'auteur qui impose forcément la présence d'une psychologie. Un anonymat qui : « évite les préoccupations des modernes de faire connaître leur individualité ».

La diffusion de l'œuvre implique également un allocutaire dont Guénon trace les grands traits : Malgré tout, il existe encore actuellement, même en Occident, des hommes qui, par leur « constitution intérieure » ne sont pas des « hommes modernes », qui sont capables de comprendre ce qu'est essentiellement la tradition, et qui n'acceptent pas de considérer l'erreur profane comme un « fait accompli » ; c'est à ceux-là que nous avons toujours entendu nous adresser exclusivement [45].

Les silences

Comme la tradition, pour certaines de ses applications, notamment la magie, la divination Guénon garde lui aussi des silences notamment pour la théorie des cycles temporels.
« Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que tout peut-être dit indifféremment, du moins lorsqu'on sort de la doctrine pure pour en venir aux applications ; il y a alors certaines réserves qui s'imposent, et des question d'opportunité qui doivent se poser inévitablement… » [46].

Ce silence concerne également sa propre expérience spirituelle sur laquelle il n'a pratiquement rien dit de pertinent qui doive être retenu pour la postérité, n'a rien voulu en dire, et ne peut en dire quoi que ce soit. Nous n'avons jamais entendu exprimer nulle part quoi que ce soit de notre « expérience intérieure, » qui ne regarde et ne peut intéresser personne, ni du reste de « l'expérience intérieure » de quiconque, celle-ci étant toujours strictement incommunicable par sa nature même [47].

Bibliographie :
1- De 'deux comptes rendus de l'école hermétique' à la revue L'Initiation en 1909 à 'Influence de la civilisation islamique' à la revue El Maarifa au Caire en 1950.
2- En annexe à cet article.
3- Articles repris dans d'autres ouvrages.
4- René Guénon, Ecrits pour Regnabit. Recueil posthume établi, présenté et annoté par Pier Luigi Zoccatelli, Milano, Arché, 1999.
5- " Psychologie ", René Guénon (attribution), texte introduit et édité Par Alessandro Grossato, Milano, Arché, 2001. Attribution, bien que maintenant attestée (sous deux autres versions que celle de Grossato), a reçu une réserve très critique de la part de Bruno Hapel dans un compte rendu de lecture dans la revue Vers la tradition.
6- Jean, Tourniac, 'Nouvelles réflexions sur l'œuvre de René Guenon', les dossiers H, L'Age d'Homme, Lausanne, 1984, p. 27-28.
7- Frithjof, Schuon, 'L'œuvre', Etudes Traditionnelles, numéro spécial, Paris, 1951, p. 256-261.
8- Ibid, p. 258.
9- Dans le langage soufi on peut dire que pour beaucoup de ses lecteurs elle rendu accessible le premier état spirituel celui de " l'éveil " el yaqaza. Cf, l'ouvrage collectif : René Guénon l'éveilleur.
10- Jean, Borella, 'Du symbole selon René Guénon' , L'Herne N° 49 : " René Guenon " , Editions de l'Herne, Paris, 1985, pp. 207-221.
1 - Ibid, p. 207.
2- C.M.M., p . 153.
3- Henri, Bosco , extrait du numéro spécial de la N.R.F , consacré à André . Gide, Gallimard, 1951.
4- André, Gide , Journal 1942-1949, Paris, 1950, p. 195-196.
5- René, Alleau, 'introduction', actes du colloque international de Cerisy-la-Salle, juillet 1973, Milano, Arché, 1980, p . 9.
6- Rolland, Man, 'Comment peut-on être guénonien ?', colloque du centenaire, Domus Medica , Edition le Cercle de Lumière, 1993, p . 190.
7- Jean-Pierre,Laurant, Le sens caché de l'œuvre de René Guenon, Lausanne, L'Age d'Homme , 1975, p . 256.
8- Marie-Madelaine, Davy, 'Remarques sur les notions de métaphysique, d'ésotérisme et de tradition, envisagées dans leur rapports avec le Christianisme', les dossier H, Lausanne, 1984, p. 123.
9- André, Desilets, René Guénon : index-bibliographique, Québec, 1977.
20- Cf : les travaux bio-biliographiques de J-P. Laurant.
2 - Daryush, Shaygan, Hindouisme et Soufisme, Paris, Albin Michel, 1997.
22- Fransico Garcia, Bazan, 'René Guenon o la Tradicion Viviente', traduction partielle d'André Coyne, Lausanne.
23- Michel, Michel, 'Sciences et tradition, la place de la pensée traditionnelle au sein de la crise épistémologique des sciences profanes', L'Herne n° 49 : René Guenon, Paris, Editions de L'Herne, 1985 , p. 44-70.
24- Cf. L'observation de Krishnamurti à propos d'une psychanalyste, in La révolution du silence, Paris, Stock, 1977, p : 119.
25- Ananda, Coomaraswamy, ' Sagesse orientale et savoir occidental' , Etudes Traditionnelles, numéro spécial, Paris, 1951, p. 197.
26- Nadjmoud-dine, Bammate, 'René Guenon et l'islam' , Colloque de Cerisy-La-Salle, 1973, Milano, Arché, 1980, p. 90.
27- I.R.S. p. 162.
28- Jean-Pierre, Laurant, 'René Guenon, maître spirituel', Colloque du centenaire, Domus Medica, Le Cercle de Lumière, 1993, p. 158.
29- Jean, Tourniac, 'Nouvelles réflexions sur l'œuvre de René Guenon', op cité, p. 22.
30- Guénon est-il un Muhyî un vivificateur, un Mujaddid un rénovateur ou un Muslih un réformateur ? Les limites de cet article ne nous permettent pas de discuter ces différents aspects.
3 - Dernière signature de René Guénon que l'on retrouve dès 1931, au début de l'article 'connais-toi toi-même', écrit en arabe pour le n° 1 de la revue Al-Ma'rifah éditée au Caire.
32- Schuon Frithjof : op cit., p. 261. 33- Nadjmoud-dine, Bammate Ammate, 'discours inaugural', Colloque de Cerisy-La-Salle, 1973, Milano, Arché, 1980, p. 7.
34- C.M..M. p. 11.
35- I.G.E..D.H. p. 4 - 5.
36- A.I., p. 31.
37- Claude, Addas, Ibn 'Arabî ou la quête du Soufre Rouge, Paris, Gallimard, 1989, p. 252.
38- A.I. p. 8 - 9.
39- A.I. p. 10.
40- E.D. p. 74.
41- Nadjmoud-dine, Bammate, actes du colloque de Cerisy-la-salle, 13-20 juillet 1973. p. 90.
42- CF Valsan, Gillis.
43- I.R.S. p. 23.
44- R.Q.S.T. p . 88 - 95.
45- I.R.S. p. 27.
46- R.G. 1927 Doc.
47- I.R.S. p. 20.


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Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, (note de lectura)

Paru chez Plon, 1926.

Prologue. Histoire de Mouchette
Germaine Malorthy, jeune fille de Campagne, tombe enceinte. Son père, brasseur de son état, soupçonne tout d’un coup le marquis Jacques de Cadignan, qui « ne crache pas sur les filles ». Celui-ci nie toute implication pendant une discussion privée. L’entrevue ne conclut rien.
Portrait du père Malorthy: « Incapable d’une idée générale, mais doué d’un sens aigu des valeurs réelles, il ne doutait plus d’être le premier dans sa petite ville, d’appartenir à la race des maîtres, dont les lois et les usages de chaque siècle reflètent l’image et la ressemblance – demi-commerçant, demi-rentier, possesseur d’un moteur à gaz pauvre, symbole de la science et du progrès modernes -, également supérieur au paysan titré et au médecin politique, qui n’est qu’un bourgeois déclassé. […] Il était de ces bonnes gens qui savent porter la haine, mais que la haine ne porte pas. » (p. 19-20)
Portrait de Germaine: « A seize ans, Germaine savait aimer (non point rêver d’amour, qui n’est qu’un jeu de société)… Germaine savait aimer, c’est-à-dire qu’elle nourrissait en elle, comme un beau fruit mûrissant, la curiosité du plaisir et du risque, la confiance intrépide de celles qui jouent toute leur chance en un coup, affrontent un monde inconnu, recommencent à chaque génération l’histoire du vieil univers. » (p. 21)
Le père interdit la religion dans l’éducation de Germaine, parce que « les prêtres faussent la conscience des enfants, c’est connu. »
Selon Malhorty, le médecin est « le curé du républicain » (p. 25). Ainsi, pour lui républicain est synonyme d’athée.
Mouchette (Germaine) va rendre visite au marquis pendant la nuit. Celui-ci lui conseille d’être sage et de retourner chez elle. Le vieux amant n’assume rien.
« Hasard, dit-on. Mais le hasard nous ressemble. » (p. 37)
Psychologie féminine: « Combien d’autres avant lui nourrirent cette illusion de prendre en défaut une jolie fille de seize ans, tout armée? Vingt fois vous l’aurez cru piper au plus grossier mensonge, qu’elle ne vous aura pas même entendu, seulement attentive aux mille riens que nous dédaignons, au regard qui l’évite, à telle parole inachevée, à l’accent de votre voix – cette voix de mieux en mieux connue, possédée -, patiente à s’instruire, faussement docile, s’assimilant peu à peu l’expérience dont vous êtes si fier, moins par une lente industrie que par un instinct souverain, tout en éclairs et illuminations soudaines, plus habile à deviner qu’à comprendre, et jamais satisfaite qu’elle n’ait appris à nuire à son tour. » (p. 36)
Le marquis propose à Germaine un arrangement financier en échange de sa silence. Elle est décue par la mesquinerie du personnage. Par mégarde (ou non!) Mouchette fusille le marquis.
Germaine rend visite au docteur Gallet, qui devient son deuxième amant. « Après son crime, l’amour de Gallet était pour Germaine un autre secret, un autre silencieux défi. Elle s’était d’abord jetée au bras du goujat sans âme et se cramponnait à cette autre épave. Mais l’enfant révoltée, d’une ruse très sûre, eut vite fait d’ouvrir ce cœur, comme un abcès. Autant par délectation du mal, certes, que par un jeu dangereux, elle avait fait d’un ridicule fantoche une bête venimeuse, connue d’elle seule, couvée par elle, pareille à ces chimères qui hantent le vice adolescent, et qu’elle finissait par chérir comme l’image même et le symbole de son propre avilissement. » (p. 51)
Germaine dit: « […] j’ai horriblement peur qu’on me touche…, il me semble que je suis en verre. Oui, c’est bien ça… une grande coupe vide. » (p. 55)
Elle exige de la part du docteur un avortement. Celui-ci refuse, à cause de la loi et du risque médical (Germaine est enceinte en troisième mois).
Réflexion de Germaine: « Pourquoi ne sommes-nous pas comme les bêtes qui vont, viennent, mangent, meurent sans jamais penser au public? A la porte de la boucherie centrale, tu vois des bœufs manger leur foin à deux pas du mandrin, devant le boucher aux bras rouges, qui les regarde en riant. J’envie ça, moi! » (p. 62) Ainsi, ce que Mouchette regrète ce n’est pas la finitude de la destinée humaine, mais avoir la conscience de cette finitude. C’est n’est pas la petitesse qui lui fait peur, mais l’angoisse que cette petitesse entraîne.
Mlle Malorthy a une extraordinaire propension pour le mensonge. Les discussions avec le médecin dévoilent aussi son penchant très prononcé pour la cruauté et la rhétorique théâtrale.
A la fin de l’entrevue, la fille est saisie d’une crise que le docteur qualifie de « démence furieuse ». Elle est transportée à la maison de santé du docteur Duchemin, d’où sortit un mois plus tard complètement guérie, après avoir accouché d’un enfant mort.

1. La tentation du désespoir
Discussion entre l’abbé Demange et l’abbé Menou-Segrais.
« […] les vieilles gens craignent moins l’erreur que le risque. » (p. 77)
« Rien de meilleur qu’une crise de rhumatisme pour vous donner le sens et le goût de la liberté. » (p. 78)
Portrait de l’abbé Menou-Segrais, curé de Campagne: « Un esprit d’indépendance farouche, un bon sens pour ainsi dire irrésistible, mais dont l’exercice ne va pas toujours sans une apparente cruauté, rendue plus sensible aux délicats par le raffinement de la courtoisie, le dédain des solutions abstraites, un goût très vif de la spiritualité la plus haute, mais difficile à satisfaire par la seule spéculation, éveillèrent d’abord la méfiance de l’évêque. […] Héritier d’une grande fortune, qu’il administrait avec sagesse, la destinant tout entière à ses nièces Segrais, vivant de peu, non pas sans noblesse, grand seigneur exilé qui rapporte, au fond de la province, quelque chose des façons et des mœurs de la Cour, curieux de la vie d’autrui, et pourtant le moins médisant, habile à faire parler chacun, tâtant les secrets d’un regard, d’un mot en l’air, d’un sourire – puis le premier à demander le silence, à l’imposer, - toujours admirable de tact et de spirituelle dignité, convive exquis, gourmand par politesse, bavard à l’occasion par condescendance et charité, si parfaitement poli que les simples curés de son doyenné, pris au piège, le tinrent toujours pour le plus indulgent des hommes, d’un rapport agréable et sûr, d’une perspicacité sans tranchant, tolérant par goût, même sceptique, et peut-être un peu suspect. » (p. 78-79)
« Je crois que le chrétien de bonne volonté se maintient de lui-même dans la lumière d’en haut, comme un homme dont le volume et le poids sont dans une proportion si constante et si adroitement calculée qu’il surnage dans l’eau s’il veut bien seulement y demeurer en repos. Ainsi – n’étaient certaines destinées singulières – j’imagine nos saints ainsi que des géants puissants et doux dont la force surnaturelle se développe avec harmonie, dans une mesure et selon un rythme que notre ignorance ne saurait percevoir, car elle n’est sensible qu’à la hauteur de l’obstacle, et ne juge point de l’ampleur et de la portée de l’élan. Le fardeau que nous soulevons avec peine, en grinçant et grimaçant, l’athlète le tire à lui, comme une plume, sans que tressaille un muscle de sa face, et il apparaît à tous frais et souriant… » (p. 86)
Menou-Segrais avoue qu’il avait fait le rêve d’introduire chez lui pour former un jeune prêtre mal noté, dépourvu des qualités naturelles pour lesquelles il a tant de faiblesse, afin de former un ministère paroissial. Mais, contrairement à ses attentes, c’est le curé Donissan qui forme son maître.
L’abbé Menou-Segrais conseille au novice ni plus ni moins que la sainteté: « Nous sommes à cette heure de la vie (elle sonne pour chacun) où la vérité s’impose par elle-même d’une évidence irrésistible, où chacun de nous n’a qu’à étendre les bras pour monter d’un trait à la surface des ténèbres et jusqu’au soleil de Dieu. Alors, la prudence humaine n’est que pièges et folies. La Sainteté! s’écria le vieux prêtre d’une voix profonde, en prononçant ce mot devant vous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais! Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. N’attendez aucun secours humain. » (p. 97)
Portrait de l’abbé Donissan: « Quand il prononçait le nom de Dieu presque à voix basse, mais avec un tel accent, disait vingt ans après un vieux métayer de Sainte-Gilles, l’estomac nous manquait, comme après un coup de tonnerre…
Nulle éloquence, et même aucune de ces naïvetés savoureuses dont les blasés s’émerveilleront plus tard, et presque toutes, d’ailleurs, d’authenticité suspecte. La parole du futur curé de Lumbres est difficile; parfois même elle choppe sur chaque mot, bégaye. C’est qu’il ignore le jeu commode du synonyme et de l’à-peu-près, les détours d’une pensée qui suit le rythme verbal et se modèle sur lui comme une cire. Il a souffert longtemps de l’impuissance à exprimer ce qu’il sent, de cette gaucherie qui faisait rire. Il ne se dérobe plus. Il va quand même. Il n’esquive plus l’humiliant silence, lorsque la phrase commencée arrive à bout de course, tombe dans le vide. Il la rechercherait plutôt. Chaque échec ne peut plus que bander le ressort d’une volonté désormais infléchissable. Il entre dans son sujet d’emblée, à la grâce de Dieu. Il dit ce qu’il a à dire, et les plus grossiers l’écouteront bientôt sans se défendre, ne se refuseront pas. C’est qu’il est impossible de se croire une minute la dupe d’un tel homme: où il vous mène on sent qu’il monte avec vous. La dure vérité, qui tout à coup d’un mot longtemps cherché court vous atteindre en pleine poitrine, l’a blessé avant vous. On sent bien qu’il l’a comme arrachée de son cœur. Hé non! il n’y a rien ici pour les professeurs, aucune rareté. » (p. 101-102)
Et encore: « Le malheureux, au jour dit, sans un reproche, rassemble en hâte quelques feuillets couverts de sa grosse écriture paysanne, monte en chaire, et pendant vingt mortelles minutes, les yeux baissés, livide, commente l’évangile du jour, hésite, bredouille, s’anime à mesure, lutte désespérément jusqu’au bout, et finit par atteindre à une espèce d’éloquence élémentaire, presque tragique… Il recommence à présent chaque dimanche, et, lorsqu’il se tait, il court un murmure de chaise en chaise, qu’il est seul à ne pas entendre, le profond soupir, comparable à rien, d’un auditoire tenu un moment sous la contrainte souveraine, et qui se détend… » (p. 103)
L’abbé Menou-Segrais pense de Donissan: « Son extérieur est d’un saint, et quelque chose en lui, pourtant repousse, met sur la défensive… Il lui manque la joie. » (p. 105) Or, en réalité, l’abbé Donissan connaissait la joie, celle de la tentation de la Sainteté.
Donissant sent, ou croit sentir, son impuissance à l’appel de la Sainteté : « Ce n’était pas la paix, car la véritable paix n’est que l’équilibre des forces et la certitude intérieure ne jaillit comme une flamme. Celui qui a trouvé la paix n’attend rien d’autre, et lui, il était dans l’attente d’on ne sait quoi de nouveau qui romprait le silence. Ce n’était pas la lassitude d’une âme surmenée, lorsqu’elle trouve le fond de la douleur humaine et s’y repose, car il désirait au-delà. Et non plus ce n’était pas l’anéantissement d’un grand amour, car dans le déliement de tout l’être le cœur encore veille et veut donner plus qu’il ne reçoit… Mais lui ne voulait rien: il attendait. » (p. 109) Donissan est un « pauvre d’esprit », et rien n’illustre mieux cette attitude que l’affirmation qu’il « attendait » - la pauvreté d’esprit est une attente, une disponibilité, une ouverture.
Vision de Donissan: « Dans un éclair, tout lui parut possible, et le plus haut degré déjà gravi. Du fond de l’abîme où il s’était cru à jamais scellé, voilà qu’une main l’avait porté d’un trait si loin qu’il y retrouvait son doute, son désespoir, ses fautes mêmes transfigurées, glorifiées. Les bornes étaient franchies du monde où chaque pas en avant se paie d’un effort douloureux, et le but venait à lui avec la rapidité de la foudre. Cette vision intérieure fut brève, mais éblouissante. » (p. 110)
Evocation du diable: « Ah! que l’autre est fort et adroit, qu’il est patient quand il faut et, lorsque son heure est venue, prompt comme la foudre! Le saint de Lumbres, un jour, connaîtra la face de son ennemi. Il faut cette fois qu’il subisse en aveugle sa première entreprise, reçoive son premier choc. » (p. 111)
Le futur curé de Lumbres (Donissan) cachait à tous les mortifications rares et singulières qu’il s’appliquait.
De nouveau, sur le diable: « O vous, qui ne connûtes jamais du monde que des couleurs et des sons sans substance, cœurs sensibles, bouches lyriques où l’âpre vérité fondrait comme une praline – petits cœurs, petites bouches – ceci n’est point pour vous. Vos diableries sont à la mesure de vos nerfs fragiles, de vos précieuses cervelles, et le Satan de votre étrange rituaire n’est que votre propre image déformée, car le dévot de l’univers charnel est à soi-même Satan. Le monstre vous regarde en riant, mais il n’a pas mis sur vous sa serre. Il n’est pas dans vos livres radoteurs, et non plus dans vos blasphèmes ni vos ridicules malédictions. Il n’est pas dans vos regards avides, dans vos mais perfides, dans vos oreilles pleines de vent. C’est en vain que vous le cherchez dans la chair plus secrète que votre misérable désir traverse sans s’assouvir, et la bouche que vous mordez ne rend qu’un sang fade et pâli… Mais il est cependant… Il est dans l’oraison du Solitaire, dans son jeûne et sa pénitence, au creux de la plus profonde extase, et dans le silence du cœur… Il empoisonne l’eau lustrale, il brûle dans la cire consacrée, respire dans l’haleine des vierges, déchire avec la haire et la discipline, corrompt toute voie. On l’a vu mentir sur les lèvres entrouvertes pour dispenser la parole de vérité, poursuivre le juste, au milieu du tonnerre et des éclairs du ravissement béatifique, jusque dans les bras même de Dieu… Pourquoi disputerait-il tant d’hommes à la terre sur laquelle ils rampent comme des bêtes, en attendant qu’elle les recouvre demain? Ce troupeau obscur va tout seul à sa destinée… Sa haine s’est réservé les saints. » (p. 118-119)
L’abbé de Larieux, confesseur de l’abbé Donissan, n’observe rien d’extraordinaire chez celui-ci: « un peu d’inquiétude, des rêveries, un goût exagérée de l’oraison » (p. 121) et ajoute: « Je n’ai jamais rencontré de sujet plus docile: une très bonne pâte. » (p. 122)
Sur ses mortifications passées, le futur curé de Lumbres dit: « Notre pauvre chair consomme la souffrance, comme le plaisir, avec une même avidité sans mesure. » (p. 123)
Encore: « Si tu crois devoir te châtier, frappe fort, et peu de temps. » (p. 124)
Sur les flagélations du curé de Lumbres: « Si nous n’avions reçu de la bouche même du saint de Lumbres l’aveu si simple et si déchirant de ce qu’il lui a plu d’appeler la période effroyable de sa vie, on se refuserait sans doute à croire qu’un homme ait commis délibérément, avec une entière bonne foi, comme une chose siple et commune, une sorte de suicide moral dont la cruauté raisonnée, raffinée, secrète, donne le frisson. On ne peut en douter pourtant. Des jours et des jours, celui dont la tendre et sagace charité devait relever l’espérance au fond de tant de cœurs, qui paraissaient vides à jamais, entreprit d’arracher de lui-même cette espérance. Son subtil martyre, si parfaitement mêlé à la trame de la vie, finissait par se confondre avec elle. » (p. 125)
Le martyre => s’arracher de lui-même l’espérance.
Le curé de Lumbres fut toujours un médiocre métaphysicien et l’expérience seule peut faire connaître le minutieux supplice qu’inflige à l’intelligence, dépourvue des éléments de connaissance indispensable, l’obsession d’un texte obscur.
L’abbé Donissan ne nous a laisssé aucun ouvrage de doctrine ou de mystique, mais nous possédons quelques-uns de ses sermons.
« Aucun de cceux qui l’approchèrent ne mirent en doute son sens aigu du réel, la netteté de son jugement, la souveraine simplicité de ses voies. Nul ne montra plus de défiance aux beaux esprits, on ne les marqua même à l’occasion d’un trait plus ferme et plus dur. Si délaissé qu’on le suppose à cette époque de sa vie, comment croire que ces pieux calembours aient nourri son oraison? A-t-il prononcé vraiment sanas dégoût ces prières ostentatoires, respiré la détestable chimie des bouquets spirituels, pleuré ces larmes de théâtre? Priait-il ou, croyant prier, ne priait-il déjà plus? » (p. 127)
« Nul acte dans son humble vie dont il ne scrute les mobiles, où il ne découvre l’intention d’une volonté pervertie, nul repos qu’il ne méprise et repousse, nulle tristesse qu’il n’interprète aussitôt comme un remords, car tout en lui et hors de lui porte le signe de la colère. » (p. 128)
Contre l’idée que la religion doit être une émotion (ou surtout et d’abord une émotion): « Nul, moins que le saint de Lumbres ne fut ce que les modernes appellent, dans leur jargon, un émotif. » (p. 132)
Le cauchemar (ou peut-être vision) dans lequel le vicaire de Campagne reconnaît Satan: « Tout autre que le vicaire de Campagne, même avec une égale lucidité, n’eût pu réprimer, dans une telle conjoncture, le premier mouvement de la peur, ou du moins la convulsion du dégoût. Mais lui, contracté d’horreur, les yeux clos, comme pour recueillir au-dedans l’essentiel de sa force, attentif à s’épargner une agitation vaine, toute sa volonté tirée hors de lui ainsi qu’une épée du fourreau, il tâchait d’épuiser son angoisse. » (p. 140)
Satan, sous la forme d’un maquignon, lui dit: « Tu as reçu le baiser d’un ami, dit tranquillement le maquignon, en appuyant ses lèvres au revers de la main. Je t’ai rempli de moi, à mon tour, tabernacle de Jésus-Christ, cher nigaud! Ne t’effraye pas pour si peu: j’en ai baisé d’autres que toi, beaucoup d’autres. Veux-tu que je te dise? Je vous baise tous, veillants ou endormis, morts ou vivants. Voilà la vérité. Mes délices sont d’être avec vous, petits hommes-dieux, singulières, singulières, si singulières créatures! A parler franc, je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumière fut l’essence - dans le triple recès de vos tripes – moi, Lucifer – Je vous dénombre. Aucun de vous ne m’échappe. Je reconnaîtrais à l’odeur chaque bête de mon petit troupeau. » (p. 140-141)
Satan embrasse le curé.
Satan parle de son essence: « Je résiste au froid, dit-il: je résiste merveilleusement au froid et au chaud. Mais je m’étonne de vous voir encor là, sur cette boue glacée, immobile, assis. Vous devriez être mort, ma parole… Il est vrai que vous vous êtes bien agité tout à l’heure, sur la route, mon cher ami… Pour moi, j’ai froid, je l’avoue… J’ai toujours froid… Ce sont là des choses que vous ne me ferez pas aisément dire… Elles sont vraies pourtant… Je suis le Froid lui-même. L’essence de ma lumière est un froid intolérable… Mais laissons cela… Vous voyez devant vous un pauvre homme, avec les qualités et les défauts de son état… un courtier en bidets normands et bretons… un maquignon, qu’ils disent… Laissons cela encore! Ne considérez que l’ami, le compagnon de cette nuit sans lune, un bon copain… N’insistez pas! Ne pensez point obtenir beaucoup d’autres renseignements sur cette rencontre inattendue. Je ne désire que vous rendre service et que vous m’oubliez aussitôt. Je ne vous oublierai pas, moi. Vos mains m’ont fait beaucoup de mal… et aussi votre front, vos yeux et votre bouche… Je ne les réchaufferai jamais: elles m’ont littéralement glacé la moelle, gelé les os; ce sont les onctions sans doute, votre sacré barbouillage d’huile consacrées – des sorcelleries. N’en parlons plus… Laissez-moi aller… J’ai encore un long ruban de route. Je ne suis pas rendu. Quittons-nous ici. Tirons chacun de notre côté. » (p. 143)
Satan se reconnaît vaincu: « Laisse-moi. Ton expérience est finie. Je ne te savais pas si fort. Nous nous reverrons plus tard sans doute. Même, si tu le désires, nous ne nous reverrons plus du tout. Depuis une minute, je n’ai plus aucun pouvoir sur toi. » (p. 143)
Toujours Satan: « Ne bredouille pas tes prières. Tais-toi. Ton exorcisme ne vaut pas un clou. C’est ta volonté que je n’ai pu forcer. O singulières bêtes que vous êtes! » (p. 143)
Satan reconnaît sa soumission: « Cette guenille commence à me peser, fit-il encore, en agitant violemment les épaules. Je me sens mal dans ma gaine de peau… Donne un ordre, et tu ne trouveras plus rien de moi, même pas une odeur… » (p. 143)
Satan reconnaît encore une fois son impuissance: « Je vais te quitter, disait-elle [la voix]. Tu ne me reverras jamais. On ne me voit qu’une fois. Demeure dans ton entêtement stupide. Ah! si vous saviez le salaire que ton maître vous réserve, tu ne serais pas si généreux, car nous seuls – nous, dis-je! – nous seuls ne sommes point ses dupes et, de son amour ou sa haine, nous avons choisi – par une sagacité magistrale, inconcevable à vos cervelles de boue – sa haine… Mais pourquoi t’éclairer là-dessus, chien couchant, bête soumise, esclave qui crée chaque jour son maître! » (p. 144)
Le saint de Lumbres s’adresse enfin à Satan: « Il m’est donné de te voir, prononça lentement le saint de Lumbres. Autant que cela est possible au regard de l’homme, je te vois. Je te vois écrasé par ta douleur, jusqu’à la limite de l’anéantissement – qui ne te sera point accordé, ô créature supplicié! » (p. 145-146) La réaction de Satan est violente: « A ce dernier mot, le monstre roula de haut en bas du talus sur la route, et se tordit dans la boue, tiré par d’horribles spasmes. Puis il s’immobilisa, les reins furieusement creusés, reposant sur la tête et sur les talons, ainsi qu’un tétanique. » (p. 146) La pitié du saint est intolérable pour Satan.
Le diable se transforme en un double de l’abbé Donissan. Ils échangent des menaces. L’homme promet d’apprendre tous les secret du démon. Satan lui promet des tortures: « Nous te travaillerons avec intelligence, poursuivait l’autre. Aie souci de nous nuire. Nous te tarauderons à notre tour. Il n’est pas de rustre dont nous ne sachions tirer parti. Nous te dégraisserons. Nous t’affinerons. » (p. 151)
Après le rencontre avec Satan, le prêtre comprend qu’il vient de recevoir un don exceptionnel, celui de voir dans les profondeurs de l’âme de chaque homme qu’il rencontre: « Il voyait. Il voyait de ses yeux de chair ce qui reste caché au plus pénétrant – à l’intuition la plus subtile – à la plus ferme éducation: une conscience humaine. Certes, notre propre nature nous est, partiellement, donnée; nous nous connaissons sans doute un peu plus clairement qu’autrui, mais chacun doit descendre en soi-même, et à mesure qu’il descend les ténèbres s’épaississent jusqu’au tuf obscur, au moi profond, où s’agitent les ombres des ancêtres, où mugit l’instinct, ainsi qu’une eau sous la terre. Et voilà… et voilà que ce misérable prêtre se trouvait soudain transporté au plus intime d’un autre être, sans doute à ce point même où porte le regard du juge. Il avait conscience du prodige, et il était dans le ravissement que ce prodige fût si simple, et sa révélation si douce. Cette effraction de l’âme, qu’un autre que lui n’eût point imaginée sans éclairs et sans tonnerre, à présent qu’elle était accomplie, ne l’effrayait plus. Peut-être s’étonnait-il que la révélation en fût venue si tard. Sans pouvoir l’exprimer (car il ne sut l’exprimer jamais), il sentait que cette connaissance était selon sa nature, que l’intelligence et les facultés dont s’énorgueillissent les hommes y avaient peu de part, qu’elle était seulement et simplement l’effervescence, l’expansion, la dilatation de la charité. Déjà, incapable de se juger digne d’une grâce singulière, exceptionnelle, dans la sincerité de son humble pensée, il était près de s’accuser d’avoir retardé par sa faute cette initiation, de n’avoir pas encore assez aimé les âmes, puisqu’il les avait méconnue. » (p. 156)
Le vicaire rencontre Mouchette, qui vient de quitter son amant (lequel? qu’importe!).
L’abbé lui dit: « Nous sommes mauvais juges en notre propre cause, et nous entretenons souvent l’illusion de certaines fautes, pour mieux nous dérober la vue de ce qui en nous est tout à fait pourri et doit être rejeté à peine de mort. » (p. 165)
L’abbé Donissan lit dans l’âme de Mouchette et lui dit: « Mais, quand l’esprit de révolte était en vous, j’ai vu le nom de Dieu écrit dans votre cœur. » (p. 166)
Sur l’expérience spirituelle: « La langue humaine ne peut être contrainte assez pour exprimer en termes abstraits la certitude d’une présence réelle, car toutes nos certitudes sont déduites, et l’expérience n’est pour la plupart des hommes, au soir d’une longue vie, que le terme d’un long voyage autour de leur propre néant. Nulle autre évidence que logique ne jaillit de la raison, nul autre univers n’est donné que celui des espèces et des genres. Nul feu, sinon divin, qui force et fonde la glace des concepts. » (p. 166)
Sur ce que l’homme commun peut percevoir de la sainteté: « C’est que la vie n’est confusion et désordre que pour qui la contemple du dehors. Ainsi l’homme surnaturel est à l’aise si haut que l’amour le porte et sa vie spirituelle ne comporte aucun vertige sitôt qu’il reçoit les dons magnifiques, sans s’arrêter à les définir et sans chercher à les nommer. » (p. 167)
Définition de Satan: « […] un maître de jour en jour plus attentif et plus dur; rêve jadis à peine distinct d’autres rêves, désir plus âpre à peine, voix entre mille autres voix, à cette heure réelle et vivante; compagnon et bourreau, tour à tour plaintif, languissant, source des larmes, puis pressant, brutal, avide de contraindre, puis encore à la minute décisive, cruel, féroce, tout entier présent dans un rire douloureux, amer, jadis serviteur, maintenant maître. » (p. 167)
« Dieu nous assiste jusque dans nos folies. Et, quand l’homme se lève pour le maudire, c’est Lui seul qui soutient cette main débile! » (p. 68)
Mouchette se sent conquise par l’abbé Donissan. Pour la première fois dans sa vie, elle voit la réalité de son âme et de ses pêchés.
« Parfois, lorsque l’âme même fléchit dans son enveloppe de chair, le plus vil souhaite le miracle et, s’il ne sait prier d’instinct au moins, comme une bouche à l’air respirable, s’ouvre à Dieu. » (p. 180)
« Que d’autres se débattent ainsi, vainement serrés sur la poitrine de l’ange dont ils ont entrevu, puis oublié la face! Les hommes regardent curieusement s’agiter tel d’entre eux marqué de ce signe, et s’étonnent de le voir tour à tour frénétique dans la recherche du plaisir, désespéré dans sa possession, promenant sur toutes choses un regard avide et dur, où le reflet même de ce qu’il désire s’est effacé! » (p. 180)
Après le rencontre avec l’abbé Donissan, Mouchette décide d’appler Satan: « D’ailleurs, qu’elle l’eût nommé ou non, il ne devait venir qu’à son heure et par une route oblique. L’astre livide, même imploré, surgit rarement de l’abîme. Aussi n’eût-elle su dire, à demi consciente, quelle offrande elle faisait d’elle-même, et à qui. Cela vint tout à coup, monta moins de son esprit que de sa pauvre chair souillée. La compoction, que l’homme de Dieu avait en elle suscitée un moment, n’était plus qu’une souffrance entre souffrances. La minute présente était toute angoisse. Le passé un trou noir. L’avenir un autre trou noir. Le chemin où d’autres vont pas à pas, elle l’avait déjà parcouru: si petit que fût son destin, au regard de tant de pécheurs légendaires, sa malice secrète avait épuisé tout le mal dont elle était capable – à une faute près – la dernière. Dès l’enfance, sa recherche s’était tournée vers lui, chaque désillusion n’ayant été que prétexte à un nouveau défi. Car elle l’aimait. » (p. 182)
« Où l’enfer trouve sa meilleure aubaine, ce n’est pas dans le troupeau des agités qui étonnent le monde de forfaits retentissants. Les plus grands saints ne sont pas toujours les saints à miracles, car le contemplatif qui vit et meurt le plus souvent ignoré. Or l’enfer aussi a ses cloîtres. » (p. 182)
Caractérisation de Mouchette: « cette mystique ingénue, petite servante de Satan, sainte Brigitte du néant » (p. 182). Elle se suicide avec le rasoir de son père.
Le curé Menou-Segrais, suite à la confession de son vicaire, demande pour celui-ci une retraite prolongée dans un couvent. Il croyait bien qu’il s’agissait d’un fait exceptionnel, mais « Nous ne sommes plus au temps des miracles. On les craindrait plutôt, mon ami. L’ordre public y est intéressé. L’administration n’attend qu’un prétexte pour nous tomber dessus. De plus la mode est aux sciences – comme ils disent – neurologique. Un petit bonhomme de prêtre qui lit dans les âmes comme dans un livre… On vous soignerait, mon garçon. » (p. 188)
Et encore: « Depuis des mois je vous observe, sans doute avec trop de prudence, d’hésitation. Cependant j’ai vu clair, dès le premier jour. Certaines grâces vous sont prodiguées comme avec excès, sans mesure: c’est apparemment que vous êtes exceptionnellement tenté. L’Esprit-Saint est magnifique, mais ses libéralités ne sont jamais vaines: il les proportionne à nos besoins. Pour moi, ce signe ne peut tromper: le diable est entré dans votre vie. » (p. 191)
Et encore: « Vous n’êtes point né pour plaire, car vous savez ce que le monde hait le mieux, d’une haine perspicace, savante: le sens et le goût de la force. Ils ne vous lâcheront pas de sitôt… Le travail que Dieu fait en nous, reprit-il après un court silence, est rarement ce que nous attendons. Presque toujours l’Esprit-Saint nous semble agir à rebourd, perdre du temps. Si le morceau de fer pouvait concevoir la lime qui le dégrossit lentement, quelle rage et quel ennui! C’est pourtant ainsi que Dieu nous use. Certaines vies de saints paraissent d’une affreuse monotonie, un vrai désert. » (p. 192-193)
Sur le démon: « S’il ne savait abuser des dons de Dieu, il ne serait rien de plus qu’un cri de haine dans l’abîme, auquel aucun écho ne répondrait. » (p. 199)
De nouveau l’abbé Menou-Segrais: « Mon expérience des âmes, une réflexion de plusieurs mois me portent à croire que Dieu vous a choisi. Les nigauds incrédules n’admettent pas les saints. Les nigauds dévots s’imaginent qu’ils poussent tout seuls comme l’herbe des champs. Peu savent que l’arbre est d’autant plus fragile qu’il est d’essence plus rare. Votre destinée, à laquelle tant d’autres destinées sont liées sans doute, cela est à la merci d’un faux pas, d’un abus même involontaire de la grâce, d’une décision hâtive, d’une incertitude, d’une équivoque. Et vous m’êtes confiés! Vous êtes à moi! De quelles mains tremblantes je vous offre à Dieu! Aucune faute ne m’est permise. Qu’il m’est cruel de ne pouvoir me jeter à genoux à vos côtés, rendre grâces avec vous! J’attendais de jour en jour une confirmation surnaturelle des desseins de Dieu sur votre âme. J’attendais cette confirmation de votre zèle, de votre influence grandissante, de la conversion de mon petit troupeau. Et dans votre vie si troublée, si pleine d’orages, le signe a éclaté comme la foudre. Il me laisse plus perplexe qu’avant. Car il est sûr désormais que ce signe est équivoque, que le miracle même n’est pas pur! » (p. 200)
Lumbres est un mot-valise: lumières + ténébres.
Après la période de réclusion dans un cloîre: « Cinq ans plus tard, en effet, l’ancien vicaire de Campagne était nommé curé desservant d’une petite paroisse, au hameau de Lumbres. Ses œuvres y sont connues de tous. La gloire, auprès de laquelle toute gloire humaine pâlit, alla chercher dans ce lieu désert le nouveau curé d’Ars. La deuxième partie de ce livre, d’après des documents authentiques et des témoignages que personne n’oserait récuser, rapporte le dernier épisode de son extraordinaire vie. » (p. 203)

2. Le saint de Lumbres
Le curé de Lumbre déçoit les hommes du grand monde: « M. Loyolet, inspecteur d’Académie (au titre d’agrégé ès lettres), a voulu voir le saint de Lumbres, dont tout le monde parle. Il lui a fait une visite, en secret, avec sa fille et sa dame. Il était un peu ému. « Je m’étais figuré un homme imposant, dit-il, ayant de la tenue et des manières. Mais ce petit curé n’a pas de dignité: il mange en pleine rue, comme un mendiant… » « Quel dommage, disait-il aussi, qu’un tel homme puisse croire au diable! » (p. 208)
« Il faut n’être qu’un pauvre prêtre pour savoir ce que c’est que l’effrayante monotonie du péché! » (p. 208)
Le curé de Luzarnes a une paroisse voisine de celle de Lumbres: « M. le curé de Luzarbes est un hommes simple. Il vit un peu; d’un petit nombre de sentiments simples, que sa prudence n’exprime pas. » (p. 217) Ironique!
L’abbé Donissan est appelé pour guérir un enfant malade de la paroisse de Luzarnes.
Encore sur Sabiroux, le prêtre de Luzarnes: « C’est un bon prêtre assidu, ponctuel, qui n’aime pas qu’on trouble sa vie, fidèle à sa classe, à son temps, aux idées de son temps, prenant ceci, laissant cela, tirant de toutes choses un petit profit, né fonctionnaire et moraliste, et qui prédit l’extinction du paupérisme – comme ils disent – par la disparition de l’alcool et des maladies vénériennes, bref l’avènement d’une jeunesse saine et sportive, en maillots de laine, à la conquête du royaume de Dieu. » (p. 217)
« Mais il y a quelque chose entre Dieu et l’homme, et non pas un personnage secondaire… Il y a… il y a cet être obscur, incomparablement subtil et têtu, à qui rien ne saurait être comparé, sinon l’atroce ironie, un cruel rire. A celui-là Dieu s’est livré pour un temps. C’est en nous qu’Il est saisi, dévoré. C’est de nous qu’Il est arraché. Depuis des siècles le peuple humain est mis sous le pressoir, notre sang exprimà à flots afin que la plus petite parcelle de la chair divine soit de l’affreux bourreau l’assouvissement et la risée… Oh! notre ignorance est profonde! Pour un prêtre érudit, courtois, politique, qu’est-ce que le diable, je vous demande? A peine ose-t-on le nommer sans rire. Ils le sifflent comme un chien. Mais quoi! pensent-ils l’avoir rendu familier? Allez! Allez! c’est qu’ils ont lu trop de livres, et n’ont pas assez confessé. On ne veut que plaire. On ne plaît qu’aux sots, qu’on rassure. » (p. 235-236)
Le curé de Lumbres dit au curé de Luzarnes: « Le péché entre en nous rarement par la force, mais par ruse. Il s’insinue comme l’air. Il n’a ni forme, ni couleur, ni saveur qui lui soit propre, mais il les prend toutes. Il nous use par dedans. Pour quelques misérables qu’il dévore vifs et dont les cris nous épouvantent, que d’autres sont déjà froids, et qui ne sont même plus des morts, mais des sépulcres vides. Notre-Seigneur l’a dit: quelle parole, Sabiroux! L’ennemi des homme vole tout, même la mort, et puis il s’envole en riant. » (p. 240)
Parmi ceux qui rendent visite au saint de Lumbres il y a aussi un romancier célèbre: « L’illustre vieillard exerce, depuis un demi-siècle, la magistrature de l’ironie. Son génie, qui se flatte de ne respecter rien, est de tous le plus docile et le plus familier. S’il feint la pudeur ou la colère, raille ou menace, c’est pour mieux plaire à ses maîtres, et, comme une esclave obéissante, tour à tour mordre ou caresser. Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés, la vérité même est servie. Une curiosité, dont l’âge n’a pas encore émoussé la pointe, et qui est l’espèce de vertu de ce vieux jongleur, l’entraîne à se renouveler sans cesse, à se travailler devant le miroir. Chacun de ses livres est une borne où il attend le passant. Chacun de ses livres est une borne où il attend le passant. Aussi bien qu’une fille instruite et polie par l’âpre expérience du vice, il sait que la manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne, et, dans sa rage à se contredire et à se renier, il arrive à prêter chaque fois au lecteur un homme tout neuf.
Les jeunes grammairiens qui l’entourent portent aux nues sa simplicité savante, sa phrase aussi rouée qu’une ingéue de théâtre, les détours de sa dialectique, l’immensité de son savoir. La race sans moelle, aux reins glacés, reconnaît en lui son maître. Ils jouissent, comme d’une victoire remportée sur les hommes, au spectacle de l’impuissance qui raille au moins ce qu’elle ne peut étreindre, et réclament leur part de la caresse inféconde. Nul être pensant n’a défloré plus d’idées, gâché plus de mots vénérables, offert aux goujats plus riche proie. De page en page, la vérité qu’il énonce d’abord avec une moue libertine, trahie, bernée, brocardée, se retrouve à la dernière ligne, après une suprême culbute, toute nue, sur les genoux de Sganarelle vaimqueur… Et déjà la petite troupe, bientôt grossie d’un public hagard et dévot, salue d’un rire discret le nouveau tour du gamin centenaire.
- Je suis le dernier des Grecs, dit-il de lui-même, avec un rictus singulier. » (p. 264-265)
Encore sur le grand littérateur: « […] il hait d’instinct ce qui lui ressemble et goûte, sans l’avouer, l’amère ivresse de se mépriser chez les autres. Mieux que personne, il sait par quelle nuance légère et fragile l’homme qui ne fait profession que d’esprit se distingue du sot, et dans certains niais bien disants le vieux cynique flaire avec rage un petit de la même portée. » (p. 270)
Selon certains signes, la figure exposée et ridiculisée dans la personne de ce romancier à succès est celle d’André Gide, le grand pontife des lettres de l’époque. Une allusion est par exemple la paraphrase: « l’auteur du Cierge Pascal », or nous savons très bien que certains romains gidiens (Les caves du Vatican, Les Nourritures terrestres, par exemple), contiennent des allusions à l’univers chrétien facilement trouvables, mais dépourvue de toute valeur théologique ou morale. Ironiquement, celui qui avait usé et abusé de l’imagologie chrétienne est venu chez un saint dépourvu de charme, mais à coup sûr un vrai chrétien.
L’amour pour l’univers de la Grèce classique semble être une autre liaison entre le personnage de Bernanos et son modèle, André Gide. Il y a dans le texte d’autres allusions au narcissisme qui confirment la thèse de Gide comme inspiration pour ce personnage.
Bilan fait par l’écrivain: « C’est là sa vie – tout ce que le temps épargne – qui dans son passé garde encore forme et figure; le reste n’est rien, son œuvre, ni la gloire. L’effort de cinquante années, sa carrière illustre, trente livre célèbres… Hé quoi! cela compte-t-il si peu?... Que de niais vont s’écriant que l’art… Quel art? Le merveilleux jongleur en connaît seulement les servitudes. Il l’a porté comme un fardeau. L’harmonieux bavard qui n’a parlé que de lui ne s’est pas exprimé une fois. L’univers, qui croit l’aimer, ne sait que ce qui le déguise. Il est exilé de ses livres et, par avance, dépossédé… Tant de lecteurs, pas un ami! » (p. 284)
Un fragment très amer sur les déchéances de la littérature: « La certitude qu’il échappe ainsi pour toujours, qu’on n’aura de lui qu’un simulacre, fait briller son regard malicieux. Le meilleur de son œuvre ne mérite pas d’autre conclusion que cette plaisanterie in extremis. Il ne souhaite aucun disciple. Ceux qui l’entourent sont des ennemis. Impuissants à renouveler un charme, une gentillesse dont leur maître eut le secret, ils se contentent de pasticher adroitement son style. Leurs plus grandes audaces sont dans l’ordre de la grammaire. « Ils démontent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter. » La jeunesse décimée, qui vit Péguy couché dans les chaumes, à la face de Dieu, s’éloigne avec dégoût du divan où la supercritique polit ses ongles. Elle laisse à Narcisse le soin de raffiner encore sur sa délicate impuissance. Mais elle hait déjà, de toutes les forces de son génie, les plus robustes et les mieux venus du troupeau qui briguent la succession du mauvais maître, grincent au nez des plus grands, et n’ont d’autre espoir en ce monde que de pousser leur crotte aigre et difficile au bord de toutes les sources spirituelles où les malheureux vont boire. » (p. 284-285)
Prisionnier d’une esthétique sans but, l’écrivain se dit: « La saintenté, avoue-t-il, comme toutes choses en ce monde, n’est belle à voir qu’en scène: l’envers du décor est puant et laid. » (p. 288-289)
L’écrivain, Antoine de Saint-Marin, pense: « Ainsi passons-nous du froid au chaud, rêve Saint-Marin, tantôt bouillants d’ardeur, effervescents, tantôt froids et las, selon des lois méconnues, et sans doute inconnaissables. Jadis, notre scepticisme était encore un défi. L’indifférence même, où nous croyons plus tard tout atteindre, n’est bientôt qu’une pose assez fatigante à garder. Quelle crampe, Seigneur! derrière le sourire épicurien. Mais nos petits-neveux ne réussiront pas mieux que nous. L’esprit humain fait varier sans cesse la forme et la courbure de son aile, attaque l’air sous tous les angles, du négatif au positif, et ne vole jamais. Quoi de plus décrié que ce nom de dilettante, porté jadis avec honneur? La nouvelle génération fut manifestement marquée d’un autre signe; on a su lequel depuis: c’était celui de son sacrifice, sort honorable, envié par les militaires. J’ai vu, tout frémissant d’une impatience sacrée, le jeune Lagrange pareil à un pressentiment vivant… Il goûte avant moi le repos qu’il a détesté. Croyants ou libertins, de quelqu mot qu’on nous nomme, ce n’est pas assez que notre recherche soit vaine; chaque effort hâte notre fin. L’air même que nous respirons brûle au-dedans, nous consume. Douter n’est plus rafraîchissant que nier. Mais d’être un professeur de doute, quel supplice chinois! Encore, dans la force de l’âge, la recherche des femmes, l’obsession du sexe congestionne habituellement les cerveaux, refoule la pensée. Nous vivons dans le demi-délire de la délectation morose, coupé d’accès de désespoir lucide. Mais d’année en année les images perdent leur force, nos artères filtrent un sang moins épais, notre machine tourneà vide. Nous remâchons dans la vieillesse des abstractionsde collège, qui tenaient de l’ardeur de nos désirs toute leur vertu; nous répétons des mots non moins épuisés que nous-mêmes; nous guettons aux yeux des jeunes gens les secrets que nous avons perdus. Ah! l’épreuve la plus dure est de comparer sans cesse à sa propre déchéance l’ardeur et l’activité d’autrui, comme si nous sentions glisser inutilement sur nous la puissante vague de fond qui ne nous lèvera plus… A quoi bon tenter ce qui ne peut être tenté qu’une fois? Ce bonhomme de prêtre à fait moins sottement qui s’est retiré de la vie avant que la vie ne se retirât. Sa vieillesse est sans amertume. Ce que nous regrettons de perdre, il souhaite en être au plus tôt délivré; quand nous nous lamentons de ne plus sentir de pointe au désir, il se flatte d’être moins tenté. Je jurerais qu’à trente ans il s’était fait des félicités de vieillard, sur quoi l’âge n’a pu mordre. Est-il trop tard pour l’imiter? Un paysan mystique, nourri de vieux livres et des leçons de maîtres grossiers, dans la poudre des séminaires, peut s’élever par degrés à la sérénité du sage, mais son expérience est courte, sa méthode naïve et parfois saugrenue, compliquée d’inutiles superstitions. Les moyens dont il dispose, à la fin de sa carrière, mais dans la pleine force de son génie, un maître illustre, ont une autre efficacité. Emprunter à la sainteté ce qu’elle a d’aimable; retrouver sans roideur la paix de l’enfance; se faire au silence et à la solitude des champs; s’étudier moins à ne rien regretter qu’à ne se souvenir de rien; observer par raison, avec mesure, les vieux préceptes d’abstinence et de chasteté, assurément précieux; jouir de la vieillesse comme de l’automne ou du crépuscule; se rendre peu à peu la mort familière, n’est-ce pas un jeu difficile, mais rien qu’un jeu, pour l’auteur de beaucoup de livres, dispensateur d’illusion? » (p. 290-291) Etant selon son propre mot un « simulacre », Saint-Marin veut simuler la saintenté… à son profit.
Bernanos sur cet auteur ridiculisé: « Pas une minute cet homme pourtant subtil qui, à défaut de goût véritable, ressent au moins la grossièreté d’autrui comme une contrainte physique, n’échappe au piège de sa propre bassesse. Il remue ces idées pêle-mêle, avec une assurance naïve, se flatte de n’avoir qu’à faire un choix entre tant de solides raisons. » (p. 292)
Il retrouve le saint de Lumbres mort, assis sur une chaise. Le saint semble lui dire: « Tu voulais ma paix, viens la prendre! » (p. 298) Leur rencontre n’a pas lieu, le projet de l’homme qui porte un nom de saint (Saint-Marin) de rencontre un saint véritable n’est qu’un échec. Il arrive trop tard, sans mériter la grâce de connaître l’homme choisi par Dieu.


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02 octobre 2006

René Guénon, Etudes sur l’hindouisme, (note de lectura)

Paru chez Editions Traditionnelles, 1989.

Atmâ-Gîtâ

Publié dans V. I., mars 1930.

Bhagavad-Gîtâ, chapitre de Mahâbhârata, a été maintes fois traduit dans les langues occidentales, mais aucune de ces traductions ne témoigne d’une véritable compréhension. Le titre est généralement inexacte: « Chant du Bienheureux », mais le sens principal de Bhagavat est celui de « glorieux », « vénérable ». Le sens d’« heureux » est très secondaire.

Bhagavat est une épithète qui s’applique à tous les aspects divins, et aussi aux êtres considérés comme particulièrement dignes de vénération. Cette épithète est donnée notamment à Khrishna, huitième avatâra de Vishnu. Les Bouddhistes le donnent à Bouddha, et les Jaïnas à leurs Tirthankaras.

Les deux points de vue vishnuïte et shivaïte, qui correspondent à deux grandes voies spirituelles convenant à des êtres de nature différente, prennent chacun comme support pour s’élever vers le Principe suprême, un des deux aspects divins auquels ils doivents leurs désignations spécifiques. Les Shaivas désignent le Principe suprême comme Mahâdêva ou Mahêshwara, équivalent de Shiva, tandis que les Vaishnavas le désignent comme Nârâyana ou Bhagavat, des noms de Vishnu. « Il n’y a d’ailleurs dans tout cela aucun élément de contradiction: les noms sont multiples comme les voies auxquelles ils se rapportent, mais ces voies, plus ou moins directement conduisent toutes vers le même but; la doctrine hindoue ne connaît rien de semblable à l’exclusivisme occidental, pour lequel une seule et même voie devrait convenir pareillement à tous les êtres, sans tenir aucun compte des différences de nature qui existent entre ceux-ci. » (p. 10)

Bhagavat, étant identifié au Principe suprême, n’est autre que l’Atmâ inconditionné.
Krishna et Arjuna représentent respectivement le « Soi » et le « moi », la personnalité et l’individualité. Ils sont représentés comme montés sur un même char, le « véhicule » de l’être envisagé dans son état de manifestation. Tandis qu’Arjuna combat, Krishna conduit le char sans combattre, sans être lui-même engagé dans l’action.

La bataille symbolise l’action, sous une forme appropriée à la nature et à la fonction des Kshatriyas, à qui le livre est destiné. Ce sens est aussi, très exactement, celui de la conception islamique de la « guerre sainte » (jihad). Le champ de bataille (Kshêtra) est le domaine de l’action, dans lequel l’individu developpe ses possibilités. L’action n’affecte aucunement l’être principiel, permanent et immuable, mais concerne seulement l’« âme vivante » individuelle (jîvâtmâ).

Le même symbolisme est dans Upanishads, sous la forme de deux oiseaux: « Deux oiseaux, compagnons inséparablement unis résident sur un même arbre; l’un mange le fruit de l’arbre, l’autre regarde sans manger ». (Mundaka Upanishad, 3e Mundaka, 1er Khanda, shruti 1).

Un terme remarquable est celui de Nara-nârâyana (Celui qui marche – ou qui est porté – sur les eaux). C’est un nom de Vishnu. Les eaux représentent ici les possibilités formelles ou individuelles. « Nara » ou « nri » est l’homme, l’être individuel en tant qu’appartenant à l’espèce humaine. Ainsi, Nara et Nârâyana sont respectivement l’individuel et l’Universel, le « moi » et le « Soi ».

Le Brâhmane est le type des êtres fixes ou immuables (sthâvara), pendant que le Kshatriya est le type des êtres mobiles ou changeants (jangama)

L’esprit de l’Inde

Publié dans Le Monde Nouveau, juin 1930. Publié dans E. T., 1937.

L’opposition de l’Orient et de l’Occident est identique à celle qui s’établit entre la contemplation et l’action.

Le point de vue qui consiste à opposer purement et simplement la contemplation et l’action est le plus extérieur et le plus superficiel de tous. L’opposition existe uniquement dans les apparences. D’ailleurs, tous les contraires cessent d’être tels dès qu’on s’élève au-dessus d’un certain niveau. « Qui dit opposition ou contraste dit, par là même, désharmonie ou déséquilibre, c’est-à-dire quelque chose qui ne peut exister que sous un point de vue particulier et limité; dans l’ensemble des choses, équilibre est fait de la somme de tous les déséquilibres, et tous les désordres partiels concourent bon gré mal gré à l’ordre total. » (p. 15)

En fait, il s’agit de deux éléments également nécessaires qui se complètent et s’appuient mutuellement, et qui constituent la double activité, intérieure et extérieure, d’un seul et même être, l’homme pris en particulier ou l’humanité envisagée collectivement.

L’antithèse de l’Orient et de l’Occident consiste précisément en ce que l’Orient maintient la supériorité de la contemplation, tandis que l’Occident, et spécialement l’Occident moderne, affirme au contraire la supériorité de l’action sur la contemplation. « Ici, il ne s’agit plus de points de vue dont chacun peut avoir sa raison d’être et être accepté tout au moins comme l’expression d’une vérité relative; un rapport de subordination étant irréversible, les deux conceptions en présence sont réellement contradictoires, donc exclusives l’une de l’autre, de sorte que forcément l’une est vraie et l’autre fausse. Il faut donc choisir et peut-être la nécessité de ce choix ne s’est-elle jamais imposée avec autant de force et d’urgence que dans les circonstances actuelles; peut-être même s’imposera-t-elle encore davantage dans un prochain avenir. » (p. 16)

La contemplation est supérieure à l’action, comme l’immuable est supérieur au changement. L’action, modification transitoire et momentanée de l’être, n’a pas de principe en soi. Si elle ne se rattache à un principe qui se trouve au-delà de son domaine contingent, elle n’est que pure illusion. Le principe de l’action se trouve dans la contemplation (la connaissance). Le changement est inintelligible et contradictoire, c’est-à-dire impossible, sans un principe immuable dont il procède. « Il est évident que l’action appartient au monde du changement, du « devenir »; la connaissance seule permet de sortir de ce monde et des limitations qui lui sont inhérentes, et, lorsqu’elle atteint l’immuable, elle possède elle-même l’immutabilité, car toute connaissance est essentiellement identification avec son objet. » (p. 17)

La connaissance des Occidentaux modernes est une connaissance rationnelle et discursive, donc indirecte et imparfaite, une connaissance par reflet. En plus, ils n’apprécient que la connaissance inférieure qui peut servir à des fins pratiques: « engagés dans l’action au point de nier tout ce qui la dépasse, ils ne s’aperçoivent pas que cette action même dégénère ainsi, par défaut de principe, en une agitation aussi vaine que stérile. » (p. 17)

Dans l’organisation sociale de l’Inde, les rapports de la connaissance et de l’action sont représentés par ceux des deux premières castes, les Brâhmanes et les Kshatriyas. Le Brâhmane est le type des êtres stables, le Kshatriya est le type des êtres mobiles et changeantes. L’action n’est pas interdite au Brâhmane, ni la connaissance au Kshatriya, mais elles ne leur conviennent en quelque sorte que par accident et non essentiellement. « Aussi le Brâhmane est-il supérieur au Kshatriya, comme la connaissance est supérieure à l’action; en d’autres termes, l’autorité spirituelle est supérieure au pouvoir temporel, et c’est en reconnaissant sa subordination vis-à-vis de celle-là que celui-ci sera légitime, c’est-à-dire qu’il sera vraiment ce qu’il doit être; autrement, se séparant de son principe, il ne pourra s’exercer que d’une façon désordonnée et ira fatalement à sa perte. » (p. 18)

Aux Kshatriyas appartient toute la puissance extérieure, puisque le domaine de l’action c’est le monde extérieur. Mais leur puissance n’est rien sans un principe intérieur, purement spirituel, incarné par l’autorité des Brâhmanes. En échange de cette garantie, les Kshatriyas doivent, à l’aide de la force dont ils disposent, assurer aux Brâhmanes le moyen d’accomplir en paix, à l’abri du trouble et de l’agitation, leur propre fonction de connaissance et d’enseignement. Dans l’iconographie hindoue, cette relation est représentée par Skanda, le Seigneur de la guerre, protégeant la méditation de Ganêsha, le Seigneur de la connaissance.
« Les Brâhmanes n’ont a exercer qu’une autorité invisible, qui, comme telle, peut être ignorée du vulgaire, mais qui n’en est pas moins le principe de tout pouvoir visible; cette autorité est comme le pivot autour duquel tournent toutes choses, l’axe fixe autour duquel le monde accomplit sa révolution, le centre immuable qui dirige et règle le mouvement cosmique sans y participer; et c’est ce que représente l’antique symbole du swastika, qui est, pour cette raison, un des attributs de Ganêsha. » (p. 19)

Il n’est aucun pays où l’aptitude à la contemplation soit aussi répandue et aussi généralement développée que dans l’Inde. C’est pourquoi on peut dire que ce pays représente par excellence l’esprit oriental.

Chez les Occidentaux, la tendance naturelle vers l’action se trouve renforcée par l’exagération et la déviation de la modernité. Maintenant, les Occidentaux sont des hommes sans caste, aucun d’eux n’occupant la place et la fonction qui conviendraient à sa nature.

Pour les Orientaux, le « péril occidental » n’est pas un vain mot, et l’Occident semble vouloir entraîner l’humanité toute entière dans la ruine dont il est menacé par sa propre faute. Le péril est celui de l’action désordonnée, privée de principe. Une telle action est en elle-même un pur néant, elle ne peut conduire qu’à une catastrophe. Pourtant, d’un point de vue extérieur, ce désordre doit rentrer finalement dans l’ordre universel.

« Tous les êtres, qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, dépendent entièrement de leur principe en tout ce qu’ils sont; l’action désordonnée n’est elle-même possible que par le principe de toute action, mais, parce qu’elle est inconsciente de ce principe, parce qu’elle ne reconnaît pas la dépendance où elle est à son égard, elle est sans règle et sans efficacité positive, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, elle ne possède que le plus bas degré de réalité, celui qui est le plus proche de l’illusion pure et simple, précisément parce qu’il est le plus éloigné du principe, en lequel seul est la réalité absolue. Au point de vue du principe, il n’y a que l’ordre; mais, au point de vue des contingences, le désordre existe, et, en ce qui concerne l’humanité terrestre, nous sommes à une époque où ce désordre paraît triompher. » (p. 20-21)

Nous sommes dans le Kali-Yuga, dans l’âge sombre où la spiritualité est réduite à son minimum, par les lois du développement du cycle humain (la durée d’un Manvantara), amenant à une sorte de matérialisation progressive à travers ses diverses périodes, dont celle-ci est la dernière. Vers la fin de cet âge, tout est confondu, les castes sont mélangées, la famille même n’existe plus.

« Faut-il en conclure que le cycle actuel touche effectivement à sa fin, et que bientôt nous verrons poindre l’aurore d’un nouveau Manvantara? On pourrait être tenté de le croire, surtout si l’on songe à la vitesse croissante avec laquelle les événements se précipitent; mais peut-être le désordre n’a-t-il pas encore atteint son point le plus extrême, peut-être l’humanité doit-elle descendre encore plus bas, dans les excès d’une civilisation toute matérielle, avant de pouvoir remonter vers le principe et vers les réalités spirituelles et divines. Peu importe d’ailleurs: que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard, ce développement descendant que les Occidentaux modernes appellent « progrès » trouvera sa limite, et alors l’« âge noir » prendra fin; alors paraîtra le Kalkin-avatâra, celui qui est monté sur le cheval blanc, qui porte sur sa tête un triple diadème, signe de la souveraineté dans les trois mondes, et qui tient dans sa main un glaive flamboyant comme la queue d’une comète; alors le monde du désordre et de l’erreur sera détruit, et, par la puissance purificatrice et régénératrice d’Agni, toutes choses seront rétablies et restaurées dans l’intégralité de leur état primordial, la fin du cycle présent étant en même temps le commencement du cycle futur. Ceux qui savent qu’il doit en être ainsi ne peuvent, même au milieu de la pire confusion, perdre leur immuable sérénité; si fâcheux qu’il soit de vivre dans une époque de trouble et d’obscurité presque générales, ils ne peuvent en être affectés au fond d’eux-mêmes, et c’est là ce qui fait la force de l’élite véritable. Sans doute, si l’obscurité doit encore aller en s’étendant de plus en plus, cette élite pourra, même en Orient, être réduite à un très petit nombre; mais il suffit que quelques-uns gardent intégralement la véritable connaissance, pour être prêts, lorsque les temps seront accomplis, à sauver tout ce qui pourra encore être sauvé du monde actuel, et qui deviendra le germe du monde futur. » (p. 21-22)

Le rôle de conservation de l’esprit traditionnel, avec tout ce qu’il implique lorsqu’on l’entend dans son sens le plus profond, c’est l’élite intellectuelle orientale seule qui peut le remplir actuellement.

Sans l’esprit traditionnel, l’Inde ne serait plus rien. L’unité hindoue n’est pas une unité de race ni de langue, elle est exclusivement une unité de tradition.
La participation à la tradition n’est pleinement effective que dans la mesure où elle implique la compréhension de la doctrine, la connaissance métaphysique pure.
« La tradition permet des adaptations indéfiniment multiples et diverses dans leur modalités; mais toutes ces adaptations, dès lors qu’elles sont faites rigoureusement selon l’esprit traditionnel, ne sont autre chose que le développement normal de certaines des conséquences qui sont éternellement contenues dans le principe; il ne s’agit donc, dans tous les cas, que de rendre explicite ce qui était jusque-là implicite, et ainsi le fond, la substance même de la doctrine, demeure toujours identique sous toutes les différences des formes extérieures. » (p. 23)

A la différences des sciences traditionnelles, les sciences modernes, sous prétexte d’indépendance, sont étroitement renfermées en elles-mêmes et ne peuvent prétendre qu’à pousser toujours plus loin, mais sans sortir de leur domaine borné ni en reculer les limites d’un pas, une analyse qui pourrait se poursuivre indéfiniment sans qu’pn en soit jamais plus avancé dans la vraie connaissance des choses. « Est-ce par un obscur sentiment de cette impuissance que les modernes en sont arrivés à préférer la recherche au savoir, ou est-ce tout simplement parce que cette recherche sans terme satisfait leur besoin d’une incessante agitation qui veut être à elle-même sa propre fin? » (p. 24)

L’Inde véritable est celle de Manu et des Rishis, l’Inde de Shrî Rama et de Shrî Krishna. « Par la chaîne ininterrompue de ses Sages, de ses Gurus et de ses Yogîs, elle subsiste à travers toutes les vicissitudes du monde extérieur, inébranlable comme le Mêru; elle durera autant que le Sanâtana Dharma (qu’on pourrait traduire par Lex perennis, aussi exactement que le permet une langue occidentale), et jamais elle ne cessera de contempler toutes choses, par l’œil frontal de Shiva, dans la sereine immutabilité de l’éternel présent. Tous les efforts hostiles se briseront finalement contre la seule force de la vérité, comme les nuages se dissipent devant le soleil, même s’ils sont parvenus à l’obscurcir momentanément à nos regards.

L’action destructrice du temps ne laisse subsister que ce qui est supérieur au temps: elle dévorera tous ceux qui ont borné leur horizon au monde du changement et placé toute réalité dans le devenir, ceux qui se sont fait une religion du contingent et du transitoire, car « celui qui sacrifie à un dieu deviendra la nourriture de ce dieu »; mais que pourrait-elle contre ceux qui portent en eux-mêmes la conscience de l’éternité? » (p. 25-26)

Kundalini-Yoga

Publié dans V. I., octobre et novembre 1933.

Les tantras ont été laissés de côté par les orientalistes, d’abord à cause des difficultés de compréhension, ensuite à cause de certains préjugés.

« […] quoique l’individu ne se distingue en effet de l’Universel qu’en mode illusoire, il ne faut pas oublier que c’est de l’individu que part forcément toute « réalisation » (ce mot lui-même n’aurait autrement aucune raison d’être), et que, de son point de vue, celle-ci présente l’apparence d’une « union », laquelle, à vrai dire, n’est point quelque chose « qui doit être effectué », mais seulement une prise de conscience de « ce qui est », c’est-à-dire de l’« Identité suprême ». » (p. 28)
Le terme « yogî » (union) exprime l’aspect que prennent les choses vues du côté de la manifestation. Le terme « yoga » est appliqué à l’ensemble des divers moyens mis en œuvre pour atteindre la « réalisation ».

Le genre de yoga dont il s’agit se rattache à laya-yoga, qui consiste dans un processus de « dissolution » (laya), de résorption dans le non-manifesté des différents éléments constitutifs de la manifestation individuelle. Les éléments sont:
- le « sens interne », c’est-à-dire le « mental » (manas), joint à la conscience individuelle (ahankâra), et par l’intermédiaire de celle-ci à l’intellect (Buddhi ou Mahat);
- les cinq tanmâtras ou essences élémentaires subtiles;
- les cinq facultés de sensation (jnânêndriyas);
- les cinq facultés d’action (karmêndriyas);
- les cinq bhûtas ou éléments corporels.

Chaque bhûta, avec le tanmâtra auquel il correspond et les facultés de sensation et d’action qui procèdent de celui-ci, est résorbé dans celui qui le précède immédiatement selon l’ordre de production, de telle sorte que l’ordre de l’ordre de la résorption est le suivant:

1. la terre (prithvî), avec la qualité olfactive (gandha), le sens de l’odorat (ghrâna) et la faculté de locomotion (pâda);
2. l’eau (ap), avec la qualité sapide (rasa), le sens du goût (rasana) et la faculté de préhension (pânî);
3. le feu (têjas), avec la qualité visuelle (rûpa), le sens de la vue (chakshus) et la faculté d’excrétion (pâyu);
4. l’air (vâyu), avec la qualité tactile (sparsha), le sens du toucher (twach) et la faculté de génération (upastha);
5. l’éther (âkâsha), avec la qualité sonore (shabda), le sens de l’ouïe (shrotra) et la faculté de la parole (vâch);

Au dernier stade, le tout est résorbé dans le « sens interne » (manas), toute la manifestation individuelle se trouvant ainsi réduite à son premier terme, et comme concentrée en un point au-delà duquel l’être passe dans un autre domaine.

« Pendant que nous en sommes à cette question de terminologie, signalons aussi l’impropriété qu’il y a à traduire samâdhi par « extase »; ce dernier mot est d’autant plus fâcheux qu’il est normalement employé, dans le langage occidental, pour désigner des états mystiques, c’est-à-dire quelque chose qui est d’un tout autre ordre et avec quoi il importe essentiellement d’éviter toute confusion; d’ailleurs, il signifie étymologiquement « sortir de soi-même » (ce qui convient bien au cas des états mystiques), tandis que ce que désigne le terme de samâdhi est, tout au contraire, une « rentrée » de l’être dans son propre Soi. » (p. 29)

Il ne faut jamais perdre de vue la notion de l’analogie constitutive du « Macrocosme » et du « Microcosme », en vertu de laquelle tout ce qui existe dans l’Univers se trouve aussi d’une certaine façon dans l’homme. Vishwasâra Tantra: « Ce qui est ici est là, ce qui n’est pas ici n’est nulle part. » (Yad ihâsti tad anyatra, yan nêhâsti na tot kwachit).

Il existe dans l’être humain des « centres » correspondant à chacun des groupes de tattwas énumérés. Ces centres, bien qu’appartenant essentiellement à la forme subtile (sûkshma-shrîra), puissent en un certain sens être « localisés » dans la forme corporelle ou grossière (sthûla-sharîra).

Les six centres dont il s’agit sont rapportés aux divisions de la colonne vertébrale, appelée Mêru-danda parce qu’elle constitue l’axe du corps humain, de même que, au point de vue « macrocosmique », le Mêru est l’« axe du monde »: les cinq premiers, dans le sens ascendant, correspondent respectivement aux régions coccygienne, sacrée, lombaire, dorsale et cervicale, et le sixième à la partie encéphalique du système nerveux central. « […] mais il doit être bien compris qu’il ne soit point des centres nerveux, au sens physiologique de ce mot, et qu’on ne doit nullement les assimiler à divers plexus comme certains l’ont prétendu (ce qui est d’ailleurs en contradiction formelle avec leur « localisation » à l’intérieur de la colonne vertébrale elle-même), car ce n’est point d’une identité qu’il s’agit, mais seulement d’une relation entre deux ordres distincts de manifestation, relation qui est d’ailleurs suffisamment justifiée par le fait que c’est précisément par le moyen du système nerveux que s’établit une des liaisons les plus directes de l’état corporel avec l’état subtil. » (p. 32)

Les « canaux » subtils ne sont pas plus des nerfs qu’ils ne sont des vaisseaux sanguins. Il s’agit des « lignes de direction que suivent les forces vitales ». Les trois canaux principaux sont: sushumnâ, qui ocuppe la position centrale, et idâ et pingalâ, les deux nâdîs de gauche et de droite. Idâ est féminine et négative, pingalâ est masculine et positive.

Note: « Dans le symbole du caducée, la baguette centrale correspond à sushumnâ, les deux serpents à idâ et pingalâ; celles-ci sont aussi représentées parfois, sur le bâton brahmanique, par le tracé de deux lignes hélicoïdales s’enroulant en sens inverse l’une de l’autre, de façon à se croiser au niveau de chacun des nœuds qui figurent les différents centres. Dans les correspondances cosmiques, idâ est rapportée à la Lune, pingalâ au Soleil, et sushumnâ au principe igné; il est intéressant de noter la relation que ceci présente avec les trois « Grandes Lumières » du symbolisme maçonnique. » (p. 33)

Les centres sont appelés « roues » (chakras), et sont décrits aussi comme des « lotus » (padmas), dont chacun a un nombre déterminé de pétales. Les six chakras sont:
- mûlâdhâra, à la base de la colone vertébrale;
- swâdhishthâna, correspondant à la région abdominale;
- manipûra, à la région ombilicale;
- anâhata, à la région du cœur;
- vishuddha, à la région de la gorge;
- âjnâ, à la région située entre les deux yeux, c’est-à-dire au « troisième œil »;
- au sommet de la tête, autour du Brahma-randhra, est un septième « lotus »: sahasrâra ou le « lotus à mille pétales », qui n’est pas compté au nombre des chakras parce qu’il se rapporte à un état qui st au-delà des limites de l’individualité.

Note: « Les sept nœuds du bâton brahmanique symbolisent les sept « lotus »; dans le caducée, par contre, il semble que la boule terminale doive être rapportée seulement à âjnâ, les deux ailes qui l’accompagnent s’identifiant alors aux deux pétales de ce « lotus ». » (p. 34)

Suivant les descriptions données pour la méditation (dhyâna), chaque lotus porte dans son péricarpe le yantra ou symbole géométrique du bhûta correspondant, dans lequel est le bîja-mantra de celui-ci, supporté par son « véhicule » symbolique (vâhana); là réside aussi une « déité » (dêvatâ), accompagnée d’une shakti particulière. Les « déités » qui président aux six chakras, et qui ne sont autre chose que les « formes de conscience » par lesquelles passe l’être aux stades correspondants, sont respectivement, dans l’ordre ascendant: Brahmâ, Vishnu, Rudra, Isha, Sadâshîva et Shambhu. Du point de vue « macrocosmique », ils demeurent aussi dans six « mondes » (lokas) hiérarchiquement superposés: Bhûrloka, Bhuvarloka, Swarloka, Janaloka, Tapoloka et Maharloka. A sahasrâra préside Paramashiva, dont la demeure est le Satyaloka.

Les nombres des pétales sont:
- 4 pour mûlâdhâra;
- 6 pour swâdhishthâna;
- 10 pour manipûra;
- 12 pour anâhata;
- 16 pour vishuddha;
- 2 pour âjnâ; - au total 50, ce qui est aussi le nombre des lettres de l’alphabet sanscrit; toutes les lettres se retrouvent dans sahasrâra, chacune d’elle y étant répétée 20 fois (50 x 20 = 1000).

Kundalini est un aspect de la Shakti considérée comme force cosmique. Cette force même réside dans l’être humain, où elle agit comme force vitale. Elle est représentée comme enroulée sur elle-même à la façon d’un serpent. Ses manifestations s’effectuent sous la forme d’un mouvement en spirale se développant à partir d’un point central qui en est le « pôle ».

Toutes les forces vitales qui existent dans l’individualité humaine ne sont que des aspects secondaires de cette même Shakti. Lorsqu’elle est « éveillé », elle se déroule et se meut suivant une direction ascendante, résorbant en elle-même les diverses Shaktis secondaires à mesure qu’elle traverse les différents centres, jusqu’à ce qu’elle s’unisse finalement à Paramashiva dans le « lotus à mille pétales » (sahasrâra).

La nature de Kundalinî est à la fois lumineuse (jyotirmayî) et sonore (shabdamayî ou mantramayî).

Tant qu’elle demeure dans son état de repos, Kundalinî réside dans le mûlâdhâra chakra, qui est la racine (mûla) de sushumnâ et de toutes les nâdîs. Là se trouve le triangle (trikona) avec la base en haut et le sommet en bas, appelé Traipura qui est le siège de Shakti.

Kundalinî est enroulée trois fois et demie autour du linga symbolique de Shiva. Il existe une analogie entre ces trois tours et demi de l’enroulement de Kundalinî et les trois jours et demi pendant lesquels, suivant diverses traditions, l’esprit demeure encore lié au corps après la mort, et qui représentent le temps nécessaire au « dénouement » de la force vitale, demeurée à l’état « non-éveillé » dans le cas de l’homme ordinaire.

Lorsque Kundalinî est « éveillée », elle pénètre à l’intérieur de sushumnâ et, au cours de son ascension, « perce » les différents « lotus » qui s’épanouissent à son passage.

Le yogî n’aspire à la possession d’aucun état conditionné, fût-ce un état supérieur ou « céleste », si élevé même qu’il puisse être, mais uniquement à la « Délivrance ». Il ne peut pas s’attacher à des « pouvoirs » dont l’exercice relève du domaine de la manifestation la plus extérieure.

Normalement, les « pouvoirs » peuvent servir de signes indiquant que l’être a atteint effectivement tel ou tel stade. Mais ce qui compte vraiment c’est un certain « état de conscience » représenté par une « déité » (dêvatâ). Ces « êtats » eux-mêmes ne valent que comme préparation à l’« union » suprême « qui n’a avec eux aucune commune mesure, car il ne saurait y en avoir entre le conditionné et l’inconditionné. » (p. 38)

Anâhatam rapporté à la région du cœur, doit être distingué du « lotus du cœur », à huit pétales, qui est la résidence du Purusha. Ce dernier est situé dans le cœur même, considéré comme « centre vital » de l’individualité.

Il existe une concordance des chakras hindous avec les Sephiroth de la Kabbale. Il est vrai que les Sephiroth sont en nombre de dix, pendant que les chakras sont en nombre de sept, mais il faut observer que, dans la disposition de l’« arbre séphirothique » il y a trois couples placés symétriquement sur les colonnes de droite et de gauche, de sorte que l’ensemble des Sephiroth se répartit à sept niveaux différents seulement: en envisageant leurs projections sur l’axe central ou « colonne de milieu », qui correspond à sushumnâ (les deux colonnes latérales étant en relation avec idâ et pingalâ), on se trouve donc bien ramené au septénaire.

Il n’y a aucune difficulté en ce qui concerne l’assimilation de sahasrâra, « localisé » à la couronne de la tête, à la Sephirah suprême (Kether, qui signifie exactement « Couronne »).

Hokmah et Binah correspondent à âjnâ (lotus à deux pétales). Leur résultante est Daath (Connaissance), en relation avec l’« œil de la Connaissance ». Le couple Hokmah-Binah peut être mis en relation avec les deux yeux.

Hesed et Geburah concernent les attributs de « Miséricorde » et de « Justice », et sont en rapport avec les deux bras de l’homme. Se plassant au niveau des épaules, ces deux Sephiroth correspondent à vishuddha.

Thiphereth, par sa position centrale, se réfère au cœur, ce qui entraîne sa correspondance avec anâhata.

Le couple de Netsah et Hod se place aux hanches. Ils se trouvent au niveau de la région ombilicale, donc de manipûra.

Iesod correspond à mùlâdhâra, par son nom (« fondement »).

Malkuth peut être assimilé à swâdhishthâna, et la signification des noms autorise ce rapprochement, étant donné que Malkuth signifie « Royaume », tandis que swadhishthâna signifie littéralement la « propre demeure » de Shakti.

La théorie hindoue des cinq éléments

Dans la doctrine hindoue, le point de vue « cosmologique » est représenté par le Vaishêshika (approche analytique) et Sânkhya (approche synthétique).

Le nom de Vaishêshika est dérivé de vishêsha (« caractère distinctif », « chose individuelle »). Il désigne « la branche de la doctrine qui s’applique à la connaissance des choses en mode distinctif et individuel » (p. 45). Ce point de vue correspond à ce que les Grecs appelaient « philosophie physique » (mais il est vrai que les résultats entraînés par la pensée des Indiens sont différents). « Nous préférons cependant employer le terme de « cosmologie » pour éviter toute équivoque, et pour mieux marquer la différence profonde qui existe entre ce dont il s’agit et la physique des modernes; et, d’ailleurs, c’est bien ainsi que la « cosmologie » était entendue au moyen âge occidental. » (p. 45)

Vaishêshika s’est occupé de la théorie des éléments (principes constitutifs des corps), appelés en sanscrit bhûtas (mot dérivé de la racine verbale bhû, qui signifie « être », au sens de « subsister », donc l’être manifesté envisagé sous son aspect substantiel, et non pas essentiel). « Les éléments sont donc regardés comme des déterminations substantielles, ou, en d’autres termes, comme des modifications de Prakriti, modifications qui n’ont d’ailleurs qu’un caractère purement accidentel par rapport à celle-ci, comme l’existence corporelle elle-même, en tant que modalité définie par un certain ensemble de conditions déterminées, n’est rien de plus qu’un simple accident par rapport à l’Existence universelle envisagée dans son intégralité. » (p. 46)

L’« essence » et la « substance » sont deux aspects complémentaires l’un de l’autre, les deux pôles de la manifestation universelle. Les déterminations substantielles correspondent à cinq déterminations essentielles (archétypes). Ainsi, Sânkhya considère qu’il y a cinq essences élémentaires, qui ont reçu le nom de tanmâtras (« mesure » délimitant le domaine d’une certaine qualité ou « quiddité » dans l’Existence universelle). « Il va de soi que ces tanmâtras, par là même qu’ils sont de l’ordre subtil, ne sont aucunement perceptibles par les sens comme les éléments corporels et leurs combinaisons; ils sont seulement « conceptibles » idéalement, et ils ne peuvent recevoir de désignations particulières que par analogie avec les différents ordres de qualités sensibles qui leur correspondent, puisque c’est la qualité qui est ici l’expression contingente de l’essence. » (p. 47)

Les tanmâtras sont au nombre de cinq:
a) qualité sonore ou auditive (shabda);
b) qualité tangible (sparsha);
c) qualité visible (rûpa, avec le double sens de forme et de couleur);
d) sapide (rasa);
e) olfactive (gandha).

Les cinq éléments reconnus par la doctrine hindoue sont les suivants:
a) âkâsha, l’éther;
b) vâyu, l’air;
c) têjas, le feu;
d) ap, l’eau;
e) prithvî, la terre.

L’ordre est celui de leur développement ou de leur différenciation, à partir de l’éther qui est l’élément primordial. Leur genèse est décrite dans les passages de Chhândogya-Upanishad et de la Taittirîyaka-Upanishad.

A chaque élément correspond une qualité sensible qui est regardée comme sa qualité propre, celle qui en manifeste sa qualité propre:
a) à l’éther correspond l’ouïe (shrotra);
b) à l’air le toucher (twach);
c) au feu la vue (chakshus);
d) à l’eau le goût (rasana);
e) à la terre l’odorat (ghrâna).

Les théories des « philosophes physiciens » grecs n’ont admis que quatre éléments, ne reconnaissant pas l’éther comme un élément distinct. Ils s’accordent sur ce point avec les Jaïnas et les Bouddhistes, en opposition avec la doctrine hindoue orthodoxe.

Empédocle admet l’existence des cinq éléments, mais dans l’ordre suivant: l’éther, le feu, la terre, l’eau et l’air. C’est exactement l’inverse de l’ordre qu’on trouve chez Platon.

Il semble que les Orphiques et les Pythagoriciens reconnaissaient les cinq éléments, chose normale étant donné le caractère traditionnel de leurs doctrines. Aristote les admet également.

Malgré certains textes du Phédon et Timée, sans doute d’inspiration Pythagoricienne, Platon n’envisage généralement que quatre éléments.

« […] il semble assez difficile de trouver chez les Grecs une correspondance rigoureusement établie entre les éléments et les qualités sensibles; et l’on comprend sans peine qu’il en soit ainsi, car, en ne considérant que quatre éléments, on devrait s’apercevoir immédiatement d’une lacune dans cette correspondance, le nombre de cinq étant, par ailleurs, admis partout uniformément en ce qui concerne les sens. » (p. 50)

Chez Aristote, on trouve des considérations basées sur les combinaisons du chaud (principe s’expansion) et du froid (principe de condensation) avec le sec et l’humide. Le feu est chaud et sec, l’air est chaud et humide, l’eau - froide et humide, la terre – froide et sèche. Le groupement de ces quatre qualités ne concernent que les quatre éléments ordinaires, à l’exclusion de l’éther. La situation est tout à fait normale, étant donné que celui, comme élément primordial, doit contenir en lui-même les ensembles de qualités opposées ou complémentaires, coexistant en état d’équilibre.

Sur l’éther et certaines confusions trop souvent faites dans la doctrine scolastique médiévale: « L’éther doit donc être représenté comme situé au point où les oppositions n’existent pas encore, mais à partir duquel elles se produisent, c’est-à-dire au centre de la figure cruciale dont les branches correspondent aux quatre autres éléments; et cette représentation est effectivement celle qu’ont adoptée les hermétistes du moyen âge, qui reconnaissent expressément l’éther sous le nom de « quintessence » (quinta essentia), ce qui implique d’ailleurs une énumération des éléments dans un ordre ascendant ou « régressif », c’est-à-dire inverse de celui de leur production, car autrement l’éther serait le premier élément et non le cinquième; on peut remarquer aussi qu’il s’agit en réalité d’une « substance » et non d’une « essence », et, à cet égard, l’expression employée montre une confusion fréquente dans la terminologie latine médiévale, où cette distinction entre « essence » et « substance », dans le sens que nous avons indiqué, paraît n’avoir jamais été faite très nettement, ainsi qu’on ne peut que trop facilement s’en rendre compte dans la philosophie scolastique. » (p. 51)

Il ne faut pas assimiler les cinq éléments de la doctrine hindoue avec les cinq autres de la doctrine chinoise (eau, bois, feu, terre, métal – dans l’ordre de leur production). La source de la confusion est le fait que, de cinq éléments trois ont le même nom dans les deux champs. La source de l’erreur est le fait que le terme chinois « hing » a été traduit par « élément », au lieu d’« agent », beaucoup plus proche de sa signification réelle.

La notion métaphysique d’« élément » n’a rien en commun avec celle envisagée par les chimistes sous le nom de « corps simple »: « […] d’une part, la multiplicité des corps dits simples s’oppose manifestement à cette assimilation, et, d’autre part, il n’est nullement prouvé qu’il y ait des corps vraiment simples, ce nom étant seulement donné, en fait, à ceux que les chimistes ne savent pas décomposer. » (p. 52)

Définition des éléments: « En tout cas, les éléments ne sont pas des corps, même simples, mais bien les principes substantiels à partir desquels les corps sont formés; on ne doit pas se laisser tromper par le fait qu’ils sont désignés analogiquement par des noms qui peuvent être en même temps ceux de certains corps, auxquels ils ne sont aucunement identiques pour cela; et tout corps, quel qu’il soit, procède en réalité de l’ensemble des cinq éléments, bien qu’il puisse y avoir dans sa nature une certaine prédominance de l’un ou de l’autre. » (p. 52-53)

On a essayé récemment d’assimiles les éléments aux différents états physiques de la matière, telle qu’elle a été entendue par les physiciens modernes: la terre à l’état solide, l’eau à l’état liquide, l’air à l’état gazeux, le feu à l’état radiant. Cet essai est un exemple de la « vaine préoccupation, si commune de nos jours, d’accorder les idées traditionnelles avec les conceptions scientifiques profanes. » (p. 53)

Il est vrai que chacun de ces états physiques a certains rapports particuliers avec un élément déterminé, mais il ne s’agit que d’une correspondance, et non une assimilation.

Précaution méthodologique: « Il faut d’ailleurs toujours avoir le plus grand soin d’éviter de s’en tenir exclusivement à un point de vue trop systématique, c’est-à-dire trop étroitement limité et particulairsé […]. » (p. 54)

Si l’on tient à rechercher un point de comparaison avec les théories physiques, il serait plus juste de considérer les éléments comme représentant différentes modalités vibratoires de la matière, modalités sous lesquelles elle se rend perceptible successivement à chacun de nos sens. La succesion n’est que purement logique. La seule réserve est que chez les Hindous (mais aussi chez les Grecs), on ne trouve pas la notion de matière au sens des physiciens modernes. De toute façon, la conception des états vibratoires de la matière n’est pas une définition, mais une façon de parler, une analogie.

« […] les qualités sensibles expriment, par rapport à notre individualité humaine, les conditions qui caractérisent et déterminent l’existence corporelle, en tant que mode particulier de l’Existence universelle, puisque c’est par ces qualités que nous connaissons les corps, à l’exclusion de toute autre chose; nous pouvons donc voir dans les éléments l’expression de ces mêmes conditions de l’existence corporelle, non plus au point de vue humain, mais au point de vue cosmique. » (p. 55)

La conception des éléments se rattache aux conditions mêmes de toute manifestation (pas seulement l’existence corporelle).

Dans la doctrine hindoue, les trois gunas sont des qualités ou attributions constitutives et primordiales des êtres envisagés dans leurs différents états de manifestation. Au point de vue universel, elles sont inhérentes à Prakriti, en laquelle elles sont en parfait équilibre dans l’« indistinction » de la pure potentialité indifférenciée. Toute manifestation représente une rupture de cet équilibre.

Sattwa est représenté comme une tendance ascendante, tamas comme une tendance descendante et rajas, qui est intermédiaire entre les deux, comme une expansion dans le sens horizontal.

Les trois gunas se trouvent en chacun des éléments comme en tout ce qui appartient au domaine de la manifestation universelle. Mais ils s’y trouvent en des proportions différentes, établissant entre ces éléments une sorte de hiérarchie, qu’on peut regarder comme analogue à la hiérarchie qui s’établit de même entre les multiples états de l’Existence universelle.

Dans l’eau et la terre, c’est tamas qui prédomine. Physiquement, à cette force descendante et compressive correspond la gravitation ou la pesanteur.

Rajas prédomine dans l’air. Cet élément est regardé comme doué essentiellement d’un mouvement transversal.

Dans le feu, c’est sattwa qui prédomine, car le feu est l’élément lumineux. La force ascendante est symbolisée par la tendance de la flamme à s’élever, et elle se traduit physiquement par le pouvoir dilatant de la chaleur.

« Pour donner de ceci une interprétation plus précise, nous pouvons figurer la distinction des éléments comme s’effectuant à l’intérieur d’une sphère: dans celle-ci, les deux tendances ascendante et descendante dont nous avons parlé s’exerceront suivant les deux directions opposées prises sur le même axe vertical, en sens contraire l’une de l’autre, et allant respectivement vers les deux pôles; quant à l’expansion dans le sens horizontal, qui marque un équilibre entre ces deux tendances, elle s’accomplira naturellement dans le plan perpendiculaire au milieu de cet axe vertical, c’est-à-dire le plan de l’équateur. Si nous considérons maintenant les éléments comme se répartissant dans cette sphère suivant les tendances qui prédominent en eux, la terre, en vertu de la tendance descendante de la gravitation, doit occuper le point le plus bas, qui est regardé comme la région de l’obscurité, et qui est en même temps le fond des eaux, tandis que l’équateur marque leur surface, suivant un symbolisme qui est d’ailleurs commun à toutes les doctrines cosmogoniques, à quelque forme traditionnelle qu’elles appartiennent. L’eau occupe donc l’hémisphère inférieur, et, si la tendance descendante s’affirme encore dans la tendance de cet élément, on ne peut pas dire que son action s’y exerce d’une façon exclusive (ou presque exclusive, la coexistence nécessaire des trois gunas en toutes choses empêchant l’extrême limite d’être jamais atteinte effectivement dans quelque mode de la manifestation que ce soit), car, si nous considérons un point quelconque de l’hémisphère inférieur autre que le pôle, le rayon qui correspond à ce point a une direction oblique, intermédiare entre la verticale descendante et l’horizontale. On peut donc regarder la tendance qui est marquée par une telle diction comme se décomposant en deux autres dont elle est la résultante, et qui seront respectivement l’action de tamas et celle de rajas; si nous rapportons ces deux actions aux qualités de l’eau, la composante verticale, en fonction de tamas, correspondra à la densité, et la composante horizontale, en fonction de rajas, à la fluidité. L’équateur marque la région intermédiaire, qui est celle de l’air, l’élément neutre qui garde l’équilibre entre les deux tendances opposées, comme rajas entre tamas et sattwa, au point où ces deux tendances se neutralisent l’une l’autre, et qui, s’étendant transversalement sur la surface des eaux, sépare et délimite les zones respectives de l’eau et du feu. En effet, l’hémisphère supérieur est occupé par le feu, dans lequel l’action de sattwa prédomine, mais où celle de rajas s’exerce encore, car la tendance en chaque point de cet hémisphère, indiquée comme précédemment pour l’hémisphère inférieur, est intermédiaire cette fois entre l’horizontale et la verticale ascendante: la composante horizontale, en fonction de rajas, correspondra ici à la chaleur, et la composante verticale, en fonction de sattwa, à la lumière, en tant que chaleur et lumière sont envisagées comme deux termes complémentaires qui s’unissent dans la nature de l’élément igné. » (p. 57-59)

L’éther, le plus élevé et le plus subtil de tous les éléments, doit être placé au point le plus haut, le pôle supérieur, qui est la région de la lumière pure, par opposition au pôle inférieur, qui est la région de l’obscurité.

« Ainsi, l’éther domine la sphère des autres éléments; mais, en même temps, il faut aussi le regarder comme enveloppant et pénétrant tous ces éléments, dont il est le principe, et cela en raison de l’état d’indifférenciation qui le caractérise, et qui lui permet de réalise une véritable « omniprésence » dans le monde corporel; […]. » (p. 59-60)

Paradoxalement, l’éther occupe à la fois le point où l’action de sattwa et la totalité du domaine élémentaire.

Si nous prenons les éléments dans l’ordre où nous les avons répartis dans leur sphère, en allant de haut en bas, du plus subtil au plus dense, nous retrouvons l’ordre indiqué par Platon. Cette ordre hiérarchique ne se confond pas avec l’ordre de production des éléments: l’air y occupe un rang intermédiare entre le feu et l’eau, mais il n’en est pas moins produit avant le feu (l’air est un élément neutre en quelque sorte, et par là même correspond à un état de moindre différenciationque le feu et l’eau, parce que les deux tendances ascendante et descendante s’y équilibrent encore parfaitement l’une par l’autre).

Si l’on se place au point de vue de la production des éléments, il faut regarder leur différenciation comme s’effectuant à partir du centre de la sphère, point primordial où nous placerons alors l’éther en tant qu’il est leur principe.

« Quoi qu’il en soit, l’opinion des Bouddhistes [la théorie du « vide universel » (sarva-shûnya)] se réfute aisément en faisant remarquer qu’il ne peut pas y avoir d’espace vide, une telle conception étant contradictoire: dans tout le domaine de la manifestation universelle, dont l’espace fait partie, il ne peut pas y avoir de vide, parce que le vide, qui ne peut être conçu que négativement, n’est pas une possibilité de manifestation; en outre, cette conception d’un espace vide serait celle d’un contenant sans contenu, ce qui est évidemment dépourvu de sens. » (p. 62)

L’éther occupe tout l’espace, mais n’est pas l’espace. L’espace est un contenant, une condition de l’existence et non pas une entité indépendante. L’espace est le contenant, l’éther est le contenu.

L’éther est le principe des choses corporelles, il possède la quantité, qui est un attribut fondamental commun à tous les corps. Il est essentiellement simple, toujours en raison de son homogénéité, et comme impénétrable, parce que c’est lui qui pénètre tout.

« […] chacun de nos sens nous fait connaître, comme son objet propre, une qualité distincte de celles qui sont connues par les autres sens; or une qualité ne peut exister que dans quelque chose à quoi elle soit rapportée comme un attribut l’est à son sujet, et, comme chaque qualité sensible est ainsi attribuée à un élément dont elle est la propriété caractéristique, il faut nécessairement qu’aux cinq sens correspondent cinq éléments. » (p. 63)

La qualité sensible rapportée à l’éther est le son. Kanâda déclare: « le son est propagé par ondulations, vague après vague, ou onde après onde, rayonnant dans toutes les directions, à partir d’un centre déterminé. » Le son se propage autour de son point de départ par ds ondes concentriques, uniformément réparties suivant toutes les directions de l’espace – le mouvement le moins différencié de tous.

L’attribution de la qualité sonore à l’éther a encore une autre raison profonde, qui se rattache à la doctrine de la primordialité et de la perpétuité du son.

Le second élément, celui qui se différencie à partir de l’éther, est vâyu ou l’air. Le mot vâyu, dérivé de la racine verbale vâ, qui signifie « aller » ou « se mouvoir », désigne proprement le soufle ou le vent. La mobilité est considérée comme le caractère essentiel de cet élément.

Le mouvement de l’air donne naissance aux formes, et la qualité tangible de la forme est le toucher.

Le troisième élément est têjas ou le feu, qui se manifeste sous deux aspects principaux, comme lumière et comme chaleur. La qualité qui lui appartient en propre est la visibilité. La couleur est une propriété caractéristique de la lumière.

« Notons que les Pythagoriciens, au rapport de Plutarque, affirmaient également que « les couleurs ne sont autre chose qu’une réflexion de la lumière, modifiée de différentes manières »; on aurait donc grand tort de voir là encore une découverte de la science moderne. » (p. 66)

Sous aspect calorique, le feu est sensible au toucher. Le froid est regardé comme une propriété caractéristique de l’eau. A l’égard de la température, le feu et l’eau s’opposent l’un à l’autre.

Le troisième élément, ap ou l’eau, a pour propriétés caractéristiques, outre le froid, la densité ou la gravité, qui lui est commune avec la terre, et la fluidité ou la viscosité, qui est sa qualité essentielle.

La qualité sensible qui correspond à l’eau est la saveur.

Le cinquième élément est prithvî ou la terre, qui correspond à la modalité corporelle la plus condensée de toutes. La qualité sensible qui est propre à la terre est l’odeur.

Puisque chaque qualité sensible procède d’un élément dans lequel elle réside essentiellement, il faut que l’organe par lequel cette qualité est perçue lui soit conforme, c’est-à-dire qu’il soit lui-même de la nature de l’élément correspondant.
Le véritable organe de l’ouïe n’est pas le pavillon de l’oreille, mais la portion de l’éther qui est contenue dans l’oreille interne, et qui entre en vibration sous l’influence d’une ondulation sonore.

Le véritable organe de la vue n’est pas le globe de l’œil, ni la pupille, ni même la rétine, mais un principe lumineux qui réside dans l’œil, et qui entre en communication avec la lumière émanée des objets extérieurs ou réfléchie par eux. La luminosité de l’œil n’est pas ordinairement visible, mais elle peut le devenir dans certaines circonstances, particulièrement chez les animaux qui voient dans l’obscurité de la nuit.

Dharma

Le mot dharma est un des termes sanscrits qui embarrassent le plus les traducteurs.
M. Gualtherus H. Mees, dans Dharma and Society (N. V. Service, The Hague; Luzac and Co., London), remarque que, s’il y a dans ce terme une certaine indétermination, celle-ci n’est nullement synonyme de vague, car elle ne prouve point que les conceptions des anciens aient manqué de clarté, ni qu’ils n’aient pas su distinguer les différents aspects de ce dont il s’agit. « […] ce prétendu vague, dont on pourrait trouver bien des exemples, indique plutôt que la pensée des anciens était beaucoup moins étroitement limitée que celle des modernes, et que, au lieu d’être analytique comme celle-ci elle était essentiellement synthétique. » (p. 69)
Une traduction qui garde un peu de cette indétermination est le terme de « loi ». Une autre est le terme « ordre ».

Le terme dharma est dérivé de la racine dhri, qui signifie porter, supporter, soutenir, maintenir. Comme toutes les applications du dharme se rapportent toujours au monde manifesté, il s’agit d’un principe de conservation des êtres.

Il ne faut pas faire la confusion entre dharma et Atmâ: Atmâ est non-manifesté, donc immuable; et dharma en est une expression en ce sens qu’il reflète l’immutabilité principielle dans l’ordre de la manifestation.

Dharma n’est pas pur changement, il maintient une certaine stabilité dans le devenir. La racine dhri est presque identique, comme forme et comme sens, à la racine dhru, de laquelle dérive le mot dhruva qui désigne le « pôle ».

Dharma est « […] ce qui demeure invariable au centre des révolutions de toutes choses, et qui règle le cours du changement par là même qu’il n’y participe pas. » (p. 70)

La conception du dharma se rattache assez directement à la représentation symbolique de l’« axe » par la figure de l’« Arbre du Monde ».

Il existe une parenté de la notion de dharma avec celle de rita, qui a étymologiquement le sens de « rectitude ». En même temps, rita est identique au mot « rite », et ce terme désigne tout ce qui est accompli conformément à l’ordre.

Dans toute conception traditionnelle, il y a toujours une stricte correspondance entre l’ordre humain et l’ordre cosmique, et c’est précisément le rite qui maintient leurs relations d’une façon consciente, impliquant en quelque sorte une collaboration de l’homme, dans la sphère où s’exerce son activité, à l’ordre cosmique lui-même.

La notion du dharma n’est pas limitée à l’homme, mais s’étend à tous les êtres et à tous leurs états de manifestation.

On peut parler du dharma propre de chaque être (swadharma) ou de chaque groupe d’êtres, tel qu’une collectivité humaine par exemple.

L’idée de « justice » convient parfois pour rendre le sens de dharma, mais en tant qu’elle est une expression humaine de l’équilibre ou de l’harmonie, un des aspects du maintien de la stabilité cosmique.

Les Ecritures traditionnelles hindoues assignent à la vie humaine quatre buts, dans un ordre hiérarchiquement ascendant: artha, kâma, dharma, moksha. Le dernier, la « Délivrance », est le seul but suprême, et il est d’ordre entièrement différent des trois autres et sans commune mesure avec le relatif.

Artha comprend l’ensemble des biens de l’ordre corporel.

Kâma est le désir, dont la satisfaction constitue le bien de l’ordre psychique.
Dharma est supérieur et à artha et à kâma, c’est un but d’ordre spirituel.

Varna

Gualtherus H. Mees, dans Dharma and Society, garde le terme sanscrit varna sans le traduire, sauf parfois par une expression comme celle de « classes naturelles ». Il ne s’agit de rien comparable aux classes sociales de l’Occident. Ainsi, il vaut mieux employer le mot « caste ».

Mees veut faire une différence entre varna et « caste », en considérant qu’il existe aujourd’hui en Inde des castes multiples, et le système des varnas primitifs était moins complexe. Ces données ne reposent sur rien de traditionnel.

Le mot jâti est employé comme un synonyme de varna. Il signifie littéralement « naissance ». Il désigne « la nature individuelle de l’être, en tant qu’elle est nécessairement déterminée dès sa naissance même, comme ensemble des possibilités qu’il développera au cours de son existence; cette nature résulte avant tout de ce qu’est l’être en lui-même, et secondairement seulement des influences du milieu, dont fait partie l’hérédité proprement dite » (p. 76) Tout de même, entre l’être est le milieu existe une certaine loi d’« affinité ».

Un changement de caste chez un individu quelconque suppose chez lui un changement de nature qui serait l’équivalent dun changement subtil d’espèce dans la vie d’un animal ou d’un végétal. On peut dire que jâti signifie « espèce ».

Un apparent changement de caste ne pourrait être que la réparation d’une erreur. Le fait qu’une telle erreur peut parfois se produire (par suite de l’obscuration du Kali-Yuga) n’empêche nullement la possibilité de déterminer la caste véritable dès la naissance. Les moyens de cette détermination peuvent être fournis par certaines sciences traditionnelles.


Le mot varna signifie proprement « couleur », et par extension « qualité ». Il peut être pris pour désigner la nature individuelle.

Mees écarte l’interprétation bizarre proposée par certains, qui veulent voir dans le sens de « couleur » la preuve que la distinction des varnas aurait été, à l’origine, basée sur des différences de race.

Vishnu-Purâna: « Quand Brahmâ, conformément à son dessein, voulut produire le monde, des êtres en lesquels sattwa prévalait provinrent de sa bouche; d’autres en lesquels rajas était prédominant provinrent de sa poitrine; d’autres en lesquels rajas et tamas étaient forts l’un et l’autre provinrent de ses cuises; enfin, d’autres provinrent de ses pieds, ayant pour caractéristique principale tamas. Des ces êtres furent composés les quatre varnas, les Brâhmanas, les Kshatriyas, les Vaishyas et les Shûdras, qui étaient provenus respectivement de sa bouche, de sa poitrine, de ses cuisses et de ses pieds. »

Sattwa est représenté par la couleur blanche, attribuée aux Brâhmanes.
Le rouge est la couleur représentative de rajas, couleur aussi des Kshatriyas.
Les Vaishyas, caractérisés par un mélange des deux gunas inférieurs, ont pour couleur symbolique le jaune.

Le noir, couleur de tamas, est celle qui convient aux Shûdras.

L’hiérarchisation des varnas se superpose exactement à celle des éléments. Il faut remarquer que la place de l’éther doit être occupée par Hamsa, la caste primordiale unique qui existait dans le Krita-Yuga, qui contenait les quatre varnas ultérieurs en principe et à l’état indiférencié.

On peut établir une correspondance entre les quatre varnas et les quatre âshramas ou stages réguliers de l’existence: dharma correspond bien effectivement à sattwa, kâma à rajas, artha à un mélange de rajas et de tamas.

La fonction du Vaishya se rapporte bien à l’acquisition d’artha ou des biens de l’ordre corporel. Kâma ou le désir est le mobile de l’activité qui convient proprement au Kshatriya. Le Brâhmana est le représentant et le gardien naturel du dharma.

« Quant à moksha, ce but suprême est, comme nous l’avons déjà dit, d’un ordre entièrement différent des trois autres et sans aucune commune mesure avec eux; il se situe donc au-delà de tout ce qui correspond aux fonctions particulières des varnas, et il ne saurait être contenu, comme le sont les buts transitoires et contingents, dans la sphère qui représente le domaine de l’existence conditionnée, puisqu’il est précisément la libération de cette existence même; il est aussi, bien entendu, au-delà des trois gunas, qui ne concernent que les états de la manifestation universelle. » (p. 80-81)

Tantrisme et magie

On a coutume, en Occident, d’attribuer au Tantrisme un caractère « magique ». « […] il y a là une erreur d’interprétation en ce qui concerne le Tantrisme, et peut-être aussi en ce qui concerne la magie, au sujet de laquelle nos contemporains n’ont en général que des idées extrêmement vagues et confuses […]. » (p. 83)

« […] nous rappellerons que la magie, d’ordre si inférieur qu’elle soit en elle-même, est cependant une science traditionnelle authentique; comme telle, elle peut légitimement avoir une place parmi les applications d’une doctrine orthodoxe, pourvu que ce ne soit que la place subordonnée et très secondaire qui convient à son caractère essentiellement contingent. » (p. 83)

Le développement des sciences traditionnelles particulières a pris un énorme essor dans la période où l’humanité est la plus éloignée de l’intellectualité pure, dans le Kali-Yuga. Ainsi, elles y prennent une importance qu’elles n’avaient jamais pu avoir dans les périodes antérieures. Le développement des sciences traditionnelles n’est qu’un cas particulier de cette « matérialisation » nécessaire des « supports » pour la connaissance supérieure. Le risque est toujours la déviation.

Tantra est une forme doctrinale spécialement adaptée au Kali-Yuga. Elle insiste tout spécialement sur la « puissance » comme moyen et même comme base possible de la « réalisation ». C’est pourquoi elle accorde une importance considérable aux sciences traditionnelles susceptibles de contribuer au développement de cette « puissance ». Mais l’essentiel du Tantrisme n’est pas là. « […] cultiver la magie pour elle-même, aussi bien d’ailleurs que prendre pour but l’étude ou la production de « phénomènes » de n’importe quel genre, c’est s’enfermer dans l’illusion au lieu de tendre à s’en libérer; ce n’est là que la déviation, et, par conséquent, ce n’est plus le Tantrisme, aspect d’une tradition orthodoxe et « voie » destinée à conduire l’être à la véritable « réalisation ». » (p. 85)

Il existe une initiation tantrique.

La magie n’a rien d’initiatique en elle-même: « […] si même il arrive qu’un rituel initiatique mette en œuvre certains éléments apparemment « magiques », il faudra nécessairement que, par le but qu’il leur assigne, et par la façon dont il les emploie en conformité avec ce but, il les « transforme » en quelque chose d’un tout autre ordre, où le « psychique » ne sera plus qu’un simple « support » du spirituel; et ainsi ce n’est plus du tout de magie qu’il s’agira là en réalité, pas plus que, par exemple, il ne s’agit de géométrie quand on effectue rituellement le tracé d’un yantra; le « support » pris dans sa « matérialité », si l’on peut s’exprimer ainsi, ne doit jamais être confondu avec le caractère d’ordre supérieur qui lui est essentiellement conféré par sa destination. » (p. 85)

Le Cinquième Véda

L’erreur « historiciste » c’est une conséquence de la mentalité « évolutionniste »: « […] il consiste, en effet, à supposer que toutes choses ont dû débuter de la façon la plus rudimentaire et la plus progressive, si bien que telle ou telle conception serait apparue à un moment déterminé, et d’autant plus tardivement qu’elle est jugée d’ordre plus élevé, ceci impliquant qu’elle ne peut être que « le produit d’une civilisation déjà avancée », suivant une expression devenue si courante qu’elle est parfois répétée comme machinalement par ceux-là mêmes qui essaient de réagir contre une telle mentalité, mais qui n’ont que des intentions « traditionnalistes » sans aucune véritable connaissance traditionnelle. » (p. 87)

Au contraire, c’est à l’origine que tout ce qui appartient au domaine spirituel et intellectuel se trouve dans un état de perfection. Ainsi, tous les résultats de la prétendue « critique historique » sont réduits à néant.

Il n’existe rien de tel que ce qui est appelé « Védisme », « Brâhmanisme » et « Hinsouisme », des soi-disant doctrines qui auraient vu le jour à des époques successives. En réalité, il s’agit d’une seule et même tradition, contenue intégralement dans le Vêda. « […] l’unité et l’invariabilité essentielles de la doctrine sont ainsi assurées, quels que soient d’ailleurs les développements et les adaptations auxquelles elle pourra donner lieu pour répondre plus particulièrement aux besoins et aux aptitudes des hommes de telle ou telle époque. » (p. 89)

Sur les développements de la doctrine: « Il doit être bien entendu, en effet, que l’immutabilité de la doctrine en elle-même, ne fait obstacle à aucun développement ni à aucune adaptation, à la seule condition qu’ils soient toujours en stricte conformité avec les principes, mais aussi, en même temps, que rien de tout cela ne constitue jamais des « nouveautés », puisqu’il ne saurait en tout cas s’agir d’autre chose que d’une « explication » de ce que la doctrine impliquait déjà de tout temps, ou encore d’une formulation des mêmes vérités en termes différents pour les rendre plus aisément accessibles à la mentalité d’une époque plus « obscurcie ». Ce qui pouvait tout d’abord être saisi immédiatement et sans difficulté dans le principe même, les hommes des époques postérieures ne surent plus l’y voir, à part des cas exceptionnels, et il fallut alors suppléer à ce défaut général de compréhension par un détail d’explication et de commentaires qui jusque-là n’étaient nullement nécessaires; de plus, les aptitudes à parvenir directement à la pure connaissance devenant toujours plus rares, il fallut ouvrir d’autres « voies » mettant en œuvre des moyens de plus en plus contingents, suivant en quelque sorte, pour y remédier dans la mesure du possible, la « descente » qui s’effectuait d’âge en âge dans le parcours du cycle de l’humanité terrestre. Ainsi, pourrait-on dire, celle-ci reçut, pour atteindre ses fin transcendantes, des facilités d’autant plus grandes que son niveau spirituel et intellectuel s’abaissait davantage, afin de sauver tout ce qui pouvait l’être encore, en tenant compte des conditions déterminées inévitablement par la loi du cycle. » (p. 89)

Il ne faut pas voir dans le Tantrisme ni une doctrine à part, ni un « système » quelconque, mais plutôt d’un « esprit ». Les enseignements qui constituent la base du Tantrisme sont exprimés dans les traités qui portent le nom générique de Tantras, nom qui a un rapport direct avec le symbolisme du tissage. Au sens propre, tantra est la « chaîne » d’un tissu.

Les Tantras sont souvent regardés comme formant un « cinquième Vêda », spécialement destiné aux hommes du Kali-Yuga.

« La doctrine des Tantras n’est donc et ne peut être en somme qu’un développement normal, suivant certains points de vue, de ce qui est déjà contenu dans le Vêda, puisque c’est en cela, et en cela seulement, qu’elle peut être, comme elle l’est en fait, partie intégrante de la tradition hindoue; et, pour ce qui est des moyens de « réalisation » (sâdhana) prescrits par les Tantras, on peut bien dire que, par là même, ils sont aussi dérivés légitimement du Vêda, puisqu’ils ne sont au fond rien d’autre que l’application et la mise en œuvre effective de cette même doctrine. » (p. 91)

Le fait que les rites strictement « védiques » ne soient plus actuellement praticables, résulte trop clairement du seul fait que le some, qui y joue un rôle capital, est perdu depuis un temps qu’il est impossible d’évaluer « historiquement ». « […] et il est bien entedu que, quand nous parlons ici du soma, celui-ci doit être considéré comme représentant tout un ensemble de choses dont la connaissance, d’aborde manifeste et accessible à tous, est devenue cachée au cours du cycle, tout au moins pour l’humanité ordinaire. » (p. 92)

Les « supports » grâce auxquels une « réalisation » demeura possible devinrent de plus en plus « matérialisés » d’une époque à l’autre, conformément à la marche descendante du développement cyclique.

Le Tantrisme semble être une « voie » plus « active » que « contemplative », du côté de la « puissance » plus que du côté de la connaissance. Le Tantrisme donne une grande importance à la « voie du héros » (vîra-mârga). Le vîra (le héros) se distingue du pashu – l’être assujetti aux liens de l’existence commune.
« […] qu’on se souvienne, à ce propos, que le rôle propre du « héros » est partout et toujours représenté comme une « queste », qui, si elle peut être couronnée de succès, risque aussi d’aboutir à un échec; et la « queste » même suppose qu’il y a, lorsque le « héros » paraît, quelque chose qui a été perdu antérieurement et qu’il s’agit pour lui de retrouver; cette tâche, au terme de laquelle le vîra deviendra divya, pourra être définie, si l’on veut, comme la recherche du soma ou du « breuvage d’immortalité » (amritâ), ce qui est d’ailleurs, au point de vue symbolique, l’exact équivalent de ce que fut en Occident la « queste du Graal »; et, par le soma retrouvé, la fin du cycle rejoint son commencement dans l’« intemporel ». » (p. 94)

Nâma-Rûpa

Dans la tradition hindoue, l’individualité est considérée comme constituée par l’union de deux éléments: nâma (nom) et rûpa (forme). La réunion nâma-rûpa comprend l’individualité tout entière.

Nâma correspund au côté « essentiel » de l’individualité – rûpa à son côté « substantiel ». C’est un peu l’équivalent de ce que les scolastiques ont appelé « forme » et « matière », mais c’est surtout rûpa qui devrait être l’équivalent de « forme », tandis que nâma correspond surtout à l’« essence » (le terme de « matière » présent beaucoup d’inconvénients).

Nâma correspond à la partie subtile de l’individualité, pendant que râpa à sa partie corporelle ou sensible.

« Dans tous les cas, quand l’être est affranchis de la condition individuelle, on peut dire qu’il est par là même « au-delà du nom et de la forme », puisque ces deux termes complémentaires sont proprement constitutifs de l’individualité comme telle: il est bien entendu qu’il s’agit en cela de l’être qui est passé à un état supra-individuel, car, dans un autre état individuel, donc encore « formel », il retrouverait forcément l’équivalent de nâma et de rûpa, bien que la « forme » ne soit plus alors corporelle comme elle l’est dans l’état humain. » (p. 96)
Nâma est susceptible d’une certaine transposition dans laquelle il n’est plus le corrélatif de rûpa, notamment lorsqu’il est dit que ce qui subsiste quand un homme meurt est nâma.

Pourtant, ce n’est plus la même chose quand l’être qui subsiste comme nâma est passé dans le monde des dêvas, un état angélique, ou supra-individuel. Un tel état étant « informel », on ne peut plus parler de rûpa. Dans ce cas, l’être est « au-delà de la forme », mais il n’est pas aussi « au-delà du nom ».

Nâma équivaut à l’« idée » platonicienne, au sens transcendant de l’« archétype », c’est-à-dire réalité du « monde intelligible » dont le « monde sensible » n’offre qu’un reflet ou une ombre.

Le terme nâma a deux sens: d’abord celui de principe informel ou « spirituel » de l’être, qu’on peut appeler aussi sa pure « essence », et, d’autre part, celui de partie subtile de l’individualité, qui n’est « essence » qu’en un sens tout relatif et par rapport à sa partie corporelle.

« […] il doit y avoir nécessairement une certaine correspondance entre la constitution de l’être manifesté dans cet état et celle de l’individu humain, par là même que c’est toujours d’un état « formel » qu’il est question. » (p. 99)

Le nom est une expression de l’essence. Le nom, au sens littéral, est un son, donc appartient à l’ordre auditif, tandis que la forme appartient à l’ordre visuel. Ainsi, l’œil est pris comme symbole de l’expérience sensible, tandis que l’oreille est prise comme symbole de l’intellect intuitif. « Il va de soi que, en elles-mêmes, l’ouïe et la vue relèvent également du domaine sensible; mais, pour leur transposition symbolique, lorsqu’elles y sont ainsi mises en rapport l’une avec l’autre, il y a à envisager entre elles une certaine hiérarchie, qui résulte de l’ordre de développement des éléments, et par conséquent des qualités sensibles qui s’y rapportent respectivement: la qualité auditive, se rapportant à l’éther qui est le premier des éléments, est plus « primordiale » que la qualité visuelle, qui se rapporte au feu; et l’on voit que, par là, la signification du terme nâma se relie d’une façon directe à des idées traditionnelles qui ont dans la doctrine hindoue un caractère vraiment fondamental, nous voulons dire celle de la « primordialité du son » et celle de la « perpétuité du Vêda ». » (p. 100)

Mâya

A. K. Coomaraswamy a fait remarquer récemment qu’il est préférable de traduire Mâyâ par « art » plutôt que par « illusion »: « Celui qui produit la manifestation par le moyen de son « art » est l’Architecte divin, et le monde est son « œuvre d’art »; comme tel, le monde n’est ni plus ni moins irréel que ne le sont nos propres œuvres d’art, qui, à cause de leur impermanence relative, sont aussi irréelles si on les compare à l’art qui « réside » dans l’artiste. » (p. 101)

Le danger du terme « illusion » c’est qu’il risque souvent de passer pour « irréalité » entendue d’une façon absolue. En fait, l’illusion participe à la réalité, mais dans un degré différent.

La traduction du terme « Mâya » par « magie » semble influencée par « le préjugé occidental moderne qui veut que la magie n’ait que des effets purement imaginaires, dépourvus de toute réalité » (p. 101).

Mâya est le « pouvoir » maternel (Shakti) par lequel agit l’Entendement divin. Elle est Kriya-Shakti, c’est-à-dire l’Activité divine. Elle est inhérente à Brahma même ou au Principe suprême. De plus, Mâya, « art » divin qui réside dans le Principe, s’identifie aussi à la « Sagesse », Sophia.

Mâya est la mère de l’Avatâra.

Prakriti est l’aspect inférieur de Mâya.

Le « voile de Mâya » est avant tout le tissu dont est faite la manifestation. Dans certaines représentations sont figurés des êtres divers sur ce voile, ce qui indique la première fonction du voile, de « support » pour la manifestation. Ce n’est que secondairement qu’il apparaît comme cachant ou enveloppant le Principe, et cela parce que la manifestation dissimule celui-ci à nos regards.

« […] ce qui est illusoire, c’est le point de vue qui fait considérer la manifestation comme extérieure au Principe […] » (p. 103) C’est en ce sens que l’« illusion » est aussi « ignorance » (avidyâ).

« L’illusion peut donc, si l’on veut, être entendue en deux sens différents, soit comme une fausse apparence que les choses prennent par rapport à nous, soit comme une moindre réalité de ces choses mêmes par rapport au Principe; mais, dans l’un et l’autre cas, elle implique nécessairement un fondement réel, et, par conséquent, elle ne saurait jamais être en aucune façon assimilée à un pur néant. » (p. 104)

Sanâtana Dharma

La notion de Sanâtana Dharma n’a pas d’équivalent exact en Occident. Ananda K. Coomaraswamy pensait qu’une traduction quasi exacte est celle de Philosophia Perennis, expression prise dans le sens entendu au moyen âge. Quand même, à cause des différences notables, ces deux notions ne peuvent pas être assimilées l’une à l’autre.

Le latin perennis est bien réellement un équivalent de l’adjectif sanâtana. Mais le terme sanscrit a aussi le sens de « primordial ». Par rapport à lui, le terme scolastique européen semble plus limité.

Le terme Philosophia correspond lui-aussi à une limitation scolastique. Ce qui est sûr est que l’usage qu’en font les modernes peut facilement donner lieu à des équivoques. « […] la Philosophia Perennis n’est point « une » philosophie, c’est-à-dire une conception particulière, plus ou moins bornée et systématique, et ayant pour auteur tel ou tel individu, mais le fond commun d’où procèdent toutes les philosophies dans ce qu’elles ont de réellement valable […] » (p. 107).

La Sagesse (Sophia) ne doit pas être confondue avec l’aspiration qui y tend ou la recherche qui peut y conduire (Philosophia). Techniquement parlant, le terme le plus correct serait Sophia Perennis, parce que c’est le résultat qui compte.

Dharma est regardée comme une connaissance qui doit être réalisée effectivement, et qui en plus comporte des applications s’étendant à toutes les modalités de la vie humaine sans aucune exception.

Par sa racine dhri qui a le sens de porter, supporter, soutenir, maintenir, le terme Dharma désigne un principe de conservation des êtres, et par conséquant de stabilité, pour autant que celle-ci est compatible avec les conditions de la manifestation.

Dharma est nécessairement sanâtana, grâce à l’idée de stabilité et de permanence.
Par le fait même qu’il est conçu comme principe de conservation des êtres, le Dharma réside dans la conformité à leur nature essentielle. Il existe en ce sens une dharma pour chaque être, pour chaque période, pour chaque communauté, pour chaque état d’existence. Quand on parle de Sanâtana Dharma, c’est pour toute une humanité, au long d’un Manvantara.

Mânava-Dharma est la « loi » ou la « norme » propre d’un Manvantara, formulée dès son origine par le Manu qui le régit, c’est-à-dire par l’Intelligence cosmique qui y réfléchit la Volonté divine et y exprime l’Ordre universel. Quand même, l’idée de « loi » entraîne une certaine restriction inhérente à l’aspect « législatif » proprement dit, qui assurément est fort loin de constituer toute la tradition, quoiqu’il en soit partie intégrante dans toute civilisation normale.

Sous un certain rapport, le Dharma pourrait être défini comme conformité à l’ordre, ce qui explique la parenté existant entre cette notion et celle de rita, qui étymologiquement à le sens de « rectitude » comme le Te de la tradition extrême-orientale avec lequel le Dharma hindou a bien des rapports.

Sur le rite: « Il doit être bien entendu que le rite, qui correspond alors au « sacré », conserve au contraire toujours le même caractère « dharmique », si l’on peut s’exprimer ainsi, et représente ce qui demeure encore tel qu’il était antérieurement à cette dégénérescence, et que c’est l’activité non rituelle qui n’est réellement qu’une activité déviée ou anormale. En particulier, tout ce qui n’est que « convention » ou « coutume », sans aucune raison profonde, et d’institution purement humaine, n’existait pas originairement et n’est que le produit d’une déviation; et le rite, envisagé traditionnellement comme il doit l’être pour mériter ce nom, n’a, quoi que certains puissent en penser, absolument aucun rapport avec tout cela, qui ne peut jamais en être que contrefaçon ou parodie. De plus, et ceci est encore un point essentiel, quand nous parlons ici de conformité à l’ordre, il ne faut pas entendre seulement par là l’ordre humain, mais aussi, et même avant tout, ordre cosmique; dans toute conception traditionnelle, en effet, il y a toujours une stricte correspondance entre l’un et l’autre, et c’est précisément le rite qui maintient leurs relations d’une façon consciente, impliquant en quelque sorte une collaboration de l’homme dans la sphère où s’exerce son activité, à l’ordre cosmique lui-même. » (p. 110-111)

En tant que tradition intégrale, Sanâtana Dharma comprend toutes les branches de l’activité humaine, participant du caractère « non-humain » inhérent à tout tradition. Il s’agit donc de l’opposé de l’« humanisme », donc du point de vue qui prétend tout réduire au niveau purement humain, au fond, le point de vue profane lui-même.

« Au point de vue traditionnel, toute science et tout art ne sont réellement valables et légitimes qu’en tant qu’ils se rattachent aux principes universels, de telle sorte qu’ils apparaissent en définitive comme une application de la doctrine fondamentale dans un certain ordre contingent, de même que la législation et l’organisation sociale en sont une aussi dans un autre domaine. » (p. 111-112)

La définition de Sanâtana Dharma: « […] ce n’est pas autre chose que la Tradition primordiale, qui seule subsiste continuellement et sans changement à travers tout le Manvantara et possède ainsi la perpétuité cyclique, parce que sa primordialité même la soustrait aux vicissitudes des époques successives, et qui seule aussi peut, en toute rigueur, être regardée comme véritablement et pleinement intégrale. » (p. 112)
La Tradition primordiale, par suite de la marche descendante du cycle, est devenue cachée et inaccessible pour l’humanité ordinaire. Toute tradition orthodoxe en est une adaptation aux conditions spéciales de tel peuple ou de telle époque. Toute tradition orthodoxe est un reflet de la Tradition primordiale.

« Il est intéressant de remarquer que la tradition hindoue et la tradition islamique sont les seules qui affirment explicitement la validité de toutes les autres traditions orthodoxes; et, s’il en est ainsi, c’est parce que, étant la première et la dernière en date au cours du Manvantara, elles doivent intégrer également, quoique sous des modes différents, toutes ces formes diverses qui se sont produites dans l’intervalle, afin de rendre possible le « retour aux origines » par lequel la fin du cycle devra rejoindre son commencement, et qui, au point de départ d’un autre Manvantara, manifestera de nouveau à l’extérieur le véritable Sanâtana Dharma. » (p. 114)

Un conception erronée trop répandue à notre époque est celle qui croit pouvoir retrouver le Sanâtana Dharma en procédant à une sorte de simplification plus ou moins arbitraire de la tradition. « Il est à remarquer que, généralement, ce que ces « réformateurs » s’attachent à éliminer ainsi avant tout est précisément ce qui a la signification la plus profonde, soit parce que celle-ci leur échappe entièrement, soit parce qu’elle va à l’encontre de leurs idées préconçues […]. » (p. 114-115)

Ceux qui imaginent que la Tradition primordiale doit être simple procèdent d’une infirmité ou faiblesse intellectuelle. « […] et pourquoi la vérité serait-elle obligée de s’accomoder à la médiocrité des facultés de compréhension de la moyenne des hommes actuels? » (p. 115)

Une autre conception erronée appartient aux écoles contemporaines « occultistes », qui font appel au « syncrétisme », c’est-à-dire au rapprochement de diverses traditions d’une façon toute extérieure et superficielle, non pas pour essayer d’en dégager ce qu’elles ont de commun, mais pour juxtaposer des éléments empruntés aux unes et aux autres. Le résultat de ces constructions fantaisistes est uune « sagesse antique » ou une « doctrine archaïque » dont seraient issues toutes les traditions. « Il va de soi que tout cela, quelles que’en soient les prétentions, ne saurait avoir la moindre valeur et ne répond qu’à un point de vue purement profane, d’autant plus que ces conceptions s’accompagnent presque invariablement d’une méconnaissance totale de la nécessité, pour quoiconque veut pénétrer à un degré quelconque dans le domaine de la spiritualité, d’adhérer avant tout à une tradition déterminée; et il est bien entendu que nous voulons parler en cela d’une adhésion effective avec toutes les conséquences qu’elle implique, y compris la pratique des rites de cette tradition, et non point d’une vague sympathie « idéale » comme celle qui porte certains Occidentaux à se déclarer hindous ou bouddhistes sans trop savoir ce que c’est, et en tout cas sans même jamais songer à obtenir un rattachement réel et régulier à ces traditions. » (p. 116)


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