30 janvier 2007

Jean Moncelon, Théodore Monod – Ou le désert en vérité, (note de lectura)

Conférence prononcée à Toulouse, le 15 février 2001, décédé le 22 novembre 2000.
Paru dans Cahiers d’Orient et d’Occident, 2006.

Théodore Monod a dit: « Pour moi, la mort représente un départ sans peur, un appareillage comme disent les marins et le dernier de la vie n’est peut-être qu’une arrivée, une jubilation. »
Théodore Monod est né à Rouen, le 9 avril 1902, dans une famille de tradition protestante. A 18 ans il témoignait d’être pour la simplicité austère.
A Paris, la famille Monod habitait rue Cardinal-Lemoine.
Après le baccalauréat, Théodore Monod prépare une licence de Sciences naturelles.
Une mission, de décembre 1922 à novembre 1923, le conduit en Mauritanie, à Saint-Etienne. Ayant choisi de rentrer en France par Sénégal, il fait l’expérience du désert.
En 1925 découvre l’Afrique noire à Dakar.
Confronté à la colonisation, il écrit: « Je crois que la civilisation est le gros obstacle au christianisme, et en particulier que le machinisme et le développement industriel en sont la négation. »
Il nomme André Gide HQNCPAP, « l’homme qui ne croyait plus au péché ».
En 1926, Théodore se consacre à sa thése à propos de minuscules crustacés qu’on rencontre dans la vase des estuaires: les Gnathiides.
Au mois de mars 1928 il célèbre ses fiançailles avec Olga Pickova, une jeune juive d’origine tchèque.
Le service militaire, comme saharien de 2e classe dans la compagnie saharienne du Tidikelt-Hoggar. Il devient un véritable méhariste.
De retour en France, démobilisé, il marie Olga. Elle sera sa compagnie pour presque cinquante ans. Ils auront trois enfants, Béatrice, en 1931, Cyrille, en 1933, et Ambroise, en 1938.

Chinguetti
A l’origine de ce qui deviendra la quête spirituelle de Théodore Monod se trouve le rapport d’un officier français, signalant une énorme météorite dans l’Adrar mauritanien. Les recherches ont commencé en 1924. Dix ans plus tard, Monod lance une nouvelle expédition. En 1987 il organisera une nou autre expédition, toujours sans résultat.

Tanezrouft
Tanezrouft est une région désertique, totalement inhabitée, du Sud Algérien, vers la frontière du Mali. Monod se lance à son assaut.

Le dernier des naturalistes
On a dit de Massignon qu’il était le dernier des orientalistes. De la même manière, on a dit de Théodore Monod qu’il était le dernier des naturalistes.
En 1999, au forum méhariste de Saint Poncy, il a dit: « Ma devise, c’est un continent par existence. J’ai passé cette vie en Afrique où je me suis laissé tenté par beaucoup de choses. Au départ, j’étais zoologiste, mais en suivant les dunes, j’ai fini par récolter de tout: des fossiles, des plantes. Cela m’a conduit à devenir un peu botaniste, géologue, ethnologue, archéologue. »
Publiée en 1995, sa bibliographie scientifique contient 104 pages.

Le voyageur
L’image d’un Théodore Monod, marcheur dans le désert, est très répandue. Il est l’homme de quelques exploits en matière de « navigation hauturière »: l’exploration de Majâbat al-Koubrâ, vaste zone désertique entre Chinguetti et Tombouctou; un périple de 900 kilomètres sans point d’eau de Ouadane dans l’Adrar (Mauritanie) à Araouan (Mali) et retour – 1800 kilomètres en sept semaines.

L’IFAN (1938-1965)
Lorsque Théodore Monod arrive à Dakar, le 14 juillet 1938, l’Institut Français de l’Afrique Noire n’existe que sur le papier. Il l’organisera.
Dans le contexte de la France vaincue dans la guerre, il refuse de prêter serment au régime de Vichy. De octobre ’40 à octobre ’41 il anime des émissions qui témoigne de la liberté d’expression à Radio Dakar.
IFAN compte trois départements: Sciences naturelles, Sciences de l’homme et Géographie. S’ajoutent des centaines de publications scientifiques, un Bulletin, deux musées à Gorée (Sénégal).
Après l’indépendence des Etats africains, IFAN sera intégré à l’Université de Dakar et portera le nom d’Institut Fondamental d’Afrique Noire.
En 1963, Théodore Monod est élu à l’Académie des Sciences. Sa place à la tête de l’IFAN sera prise par Vincent Monteil, directeur du Département de l’Islam depuis 1959.
Il a dit: « L’Occident, c’est l’individualisme. L’Afrique, c’est le groupe. Ces deux systèmes ne sont pas compatibles. L’un est hélas en train de détruire l’autre. »

Profondeurs marines
Théodore Monod a participé à la première plongée du bathyscaphe du professeur Auguste Picard, le FNRS-2.

Une amitié: Louis Massignon
Il a dit à propos de Massignon: « Je me découvrais dans une convergence sans cesse croissante, non certes avec le savant (je ne suis moi-même qu’un modeste zoologiste) mais avec l’infatigable défenseur de la justice et de la miséricorde. »
Un premier échange de correspondance en 1938 inaugurera une amitié de quelque 25 ans.
Monod a eu une réelle admiration pour Massignon: « [Il] aura été l’héroïque champion des causes justes et impopulaires – vous excuserez le pléonasme -, l’ami de toutes les victimes de la violence, de tous les meurtris, de tous les spoliés. »

Amadou Hampâté Bâ
Il lui a dit: « Tu as bien assez étudié le français, il est temps pour toi de devenir un vrai Peul. »
Au moment de leur connaissance, en 1938, Amadou Hampâté Bâ était un fonctionnaire exilé à Ouagadougou. Monod fit sa connaissance par le truchement d’un manuscrit qu’il voulait lui soumettre.
Théodore Monod est ainsi entré dans l’intimité de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara: « C’est une grande joie pour le chercheur sincère et sans doute un des rares motifs qui lui reste de ne pas désespérer entièrement de l’être humain, que de retrouver sans cesse, dans tous les temps, dans tous les pays, chez tous les races, dans toutes les religions, la preuve de cette affirmation de l’Ecriture: « L’Esprit souffle où il veut. »
Ce qui a boulversé Théodore Monod est ce Tierno Bokar, qui avait vécu dans une province reculée du Mali tenait des propos identiques à ceux des auteurs chrétiens d’Europe.
La personnalité d’Amadou Hampâté Bâ le rapproche de celles de Louis Massignon et de Théodore Monod. Il disait de lui-même: « Je suis à la fois religieux, poète peul, traditionaliste, initié aux sciences secrètes peule et bambara, historien, linguiste, ethnologue, sociologue, théologie, mystique musulman, arithmologue et arithmosophe. »

Albert Schweitzer
Théodore Monod mentionne dans ses dialogues un nombre de personnalités du XXe siècle qui ont marqué ses années d’apprentissage, dont Gandhi et Teilhard de Chardin, mais surtout Albert Schweitzer.

A propos de celui-ci, Monod dit: « Reconnaissons-lui le mérite d’avoir inventé le concept genial d’hôpital dans lequel le malade vit entouré de sa famille. » C’est vrai que Schweitzer a parlé de « reverence devant la vie ».

Un certain 30 avril 1960
Ce jour-là a eu lieu une protestation contre les champs d’internement des suspects nord-africains. L’initiative a appartenu à Lanza del Vasto, l’auteur du Pèlerinage aux sources, le fondateur de la Communauté des Arches. Parmi les manifestants il y avaient des prêtres, des religieux, des messieurs qui portaient la legion d’honneur, des dames d’un certain âge. Monod et Louis Massignon ont été arrêtés.
Théodore Monod était non-violent, pacifiste et anti-militariste.

Le manifeste des 121
Le 6 septembre 1960, des écrivains, des universitaires et des artistes rendent publique une Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, plus connue sous le nom de « Manifeste des 121 ». Monod est parmi les signataires. I a souffert quelques mesures disciplinaires.

Jeûner
Théodore Monod était végétarien et ne buvait jamais d’alcool. Il jeûnait chaque vendredi, le jeûne total, sans nourriture et sans eau. Il nommait le jeûne « une petite victoire, un petit signe que l’esprit est encore le patron à l’intérieur de l’organisme ».

Taverny
Chaque année, en plein été, une poignée de manifestants auquel s’ajoutait Monod se rassemblait devant l’unité militaire où se trouve le commandement des forces stratégiques françaises. Pour lui c’était une occasion de faire un jeûne de 4 jours en mémoire du 6 août 1945, anniversaire de l’explosion de la bombe atomique de Hiroshima. Par rapport à ce geste, il a dit: « Je prétends toujours que le peu qu’on peut faire, il faut le faire, pour l’honneur, mais sans illusion. »

Son blason
Il avait conçu lui-même son blason: « au centre, le signe des non-violents, surmonté d’une croix, signe du christianisme, aux quatre coins des symboles religieux, en haut à gauche, le bouclier de David avec en son centre le Nom divin, en haut à droite, inséré dans son cercle le nom divin: ‘Allâh, en bas à droite, une fleur de lotus qui symbolise les religions de l’Inde, et enfin en bas à gauche, les signes du Yin et du Yang, pour les religions de la Chine. Ces signes sont encadrés de citations latines: « Le soleil luit pour tout le monde », « De nombreuses fleurs, une seule racine », ainsi qu’un extrait de l’Apocalypse de Jean, en latin aussi: « Il y avait un arbre de vie, dont les feuilles servaient à la guérison des nations ».

La communauté des Veilleurs
Monod avait l’habitude de réciter chaque jour les Béatitudes, vers le milieu de la journée.
La communauté des Veilleurs, qui existe toujours, a été la création de Wilfred Monod, le père de Théodore, est est fondamentalement une association chrétienne qui se propose de mettre en accord la conduite des membres avec les Béatitudes. Elle est donc centrée sur l’obéissance volontaire à l’enseignement du Sermon sur la montagne.

La lumière des animaux
En 1948 paraissait à Dakar un mystérieux opuscule édité par la Société Protrectrice des Animaux. Il laisse à penser que l’auteur est un musulman (la formule d’introduction est bismillah) mais le texte contient des citations de Saint Paul et d’Isaïe.
Beaucoup pensent que l’auteur est en fait Théodore Monod.
Le message est celui de la compassion à l’égard des animaux.

Le désert
« Le désert en tant que tel est très émouvant. On ne peut rester insensible à la beauté du désert. Le désert est beau parce qu’il est propre et ne ment jamais. Sa netteté est extraordinaire. On est jamais sale dans le désert. »


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26 janvier 2007

Edward W. Said, L’Orientalisme, (note de lectura)

Sous-titre: L’Orient créé par l’Occident.
Traduit de l’américain par Catherine Malamoud.
Préface de Tzvetan Todorov.
Postface de l’auteur traduite par Claude Wauthier.
Titre original: Orientalism, Vintage Books, New York, 1978.
Traduction française, Editions du Seuil, 1980.

« Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes; ils doivent être représentés. » (Karl Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte)

« L’Orient est une carrière. » (Benjamin Disraeli, Tancred)

Introduction
I

Thèse: « L’Orient a presque été une invention de l’Europe, depuis l’Antiquité lieu de fantaisie, plein d’être exotiques, de souvenirs et de paysages obsédants, d’expériences extraordinaires. Cet Orient est maintenant en voie de disparition: il a été, son temps est révolu. » (p. 13)

Pour les Américains, l’Orient est surtout l’Extrême Orient (essentiellement Chine et Japon).

« L’Orient n’est pas seulement le voisin immédiat de l’Europe, il est aussi la région où l’Europe a créé les plus vastes, les plus riches et les plus anciennes de ses colonies, la source de ses civilisations et de ses langues, il est son rival culturel et il lui fournit l’une des images de l’Autre qui s’impriment le plus profondément en lui. » (p. 13-14)

« L’Orient est partie intégrante de la civilisation et de la culture matérielles de l’Europe. L’orientalisme exprime et représente cette partie, culturellement et même idéologiquement, sous forme d’un mode de discours, avec, pour l’étayer, des institutions, un vocabulaire, un enseignement, une imagerie, des doctrines et même des bureaucraties coloniales et des styles coloniaux. » (p. 14)

Ce que Edward Said comprend par « orientalisme »:

I. L’acception la plus générale est celle universitaire: cette étiquette est attachée à bon nombre d’institutions d’enseignement supérieur. Récemment, on emploie la dénomination d’études orientales (area studies).

II. On appelle aussi « orientalisme » une conception plus large, un style de pensée fondé sur la distinction ontologique et épistémologique entre « l’Orient » et « l’Occident ».

III. L’Orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient.

Thèse: « Je soutiens que, si l’on n’étudie pas l’orientalisme en tant que discours, on est incapable de comprendre la discipline extrêmement systématique qui a permis à la culture éuropéenne de gérer – et même de produire – l’Orient du point de vue politique, sociologique, militaire, idéologique, scientifique et imaginaire pendant la période qui a suivi le siècle des Lumières. » (p. 15)

« Bref, à cause de l’orientalisme, l’Orient n’a jamais été, et n’est pas un sujet de réflexion ou d’action libre. » (p. 15)

Thèse: « Je m’efforce aussi de montrer que la culture européenne s’est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée. » (p. 16)

Plus largement: « […] parler de l’orientalisme, c’est parler essentiellement, mais non exclusivement, d’une entreprise de civilisation, anglaise et française, d’un projet qui comporte des domaines aussi disparates que l’imagination elle-même, la totalité de l’Inde et du Levant, les textes et les pays de la Bible, le commerce des épices, les armées coloniales et une longue tradition d’administrateurs coloniaux, un impressionnant corpus de textes savants, d’innombrables « experts » en matière d’orientalisme, un corps professoral orientaliste, un déploiement complexe d’idées « orientales » (despotisme oriental, splendeur orientale, cruauté orientale, sensualité orientale), de nombreuses sectes, philosophies, sagesses orientales domestiquées pour l’usage interne des Européens – on peut prolonger cette liste presque à l’infini. Bref, l’orientalisme provient d’une affinité particulière de l’Angleterre et de la France pour l’Orient (jusqu’aux premières années du dix-neuvième siècle, ce terme n’a désigné en fait que l’Inde et les pays bibliques). Du début du dix-neuvième siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France et l’Angleterre ont dominé l’Orient et l’orientalisme: depuis la guerre, l’Amérique a dominé l’Orient et l’aborde comme l’ont fait auparavant la France et l’Angleterre. C’est cette affinité, d’une grande fécondité, même si elle montre toujours la force supérieure de l’Occident (anglais, français ou américain), qui est à l’origine du vaste corpus de textes que j’appelle orientalistes. » (p. 16)


II.

Hypothèse: l’Orient, en dépit de la vision de l’orientalisme, n’est pas un fait de nature inerte.

« […] tout autant que l’Occident lui-même, l’Orient est une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont donné réalité et présence en Occident et pour l’Occident. Les deux entités géographiques se soutiennent ainsi et, dans une certaine mesure, se reflètent l’une l’autre. » (p. 17)

Quelques réserves:

I. On aurait tort de conclure que l’Orient est essentiellement une idée, ou une construction de l’esprit qui ne corresponde à aucune réalité.

II. On ne peut comprendre ou étudier des idées, des cultures, des histories sans étudier en même temps leur force, ou, plus précisément, leur configuration dynamique. Croire que l’Orient a été créé – ou, « orientalisé » - et croire que ce type d’événement arrive simplement comme une nécessité de l’imagination, c’est faire preuve de mauvaise foi.

III. Il ne faut pas croire que la structure de l’orientalisme n’est rien d’autre qu’une structure de mensonges ou de mythes qui seront tout bonnement balayés quand la vérité se fera jour.

« […] l’orientalisme n’est pas une création en l’air de l’Europe, mais un corps de doctrines et de pratiques dans lesquelles s’est fait un investissement considérable pendant de nombreuses générations. » (p. 19)

« L’orientalisme n’est jamais bien loin de ce que Denis Hay a appelé l’idée de l’Europe, notion collective qui nous définit, « nous » Européens, en face de tous « ceux-là » qui sont non européens; on peut bien soutenir que le trait essentiel de la culture européenne est précisément ce qui l’a rendue hégémonique en Europe et hors d’Europe: l’idée d’une identité européenne supérieure à tous les peuples et à toutes les cultures qui ne sont pas européens. De plus, il y a l’hégémonie des idées européennes sur l’Orient, qui répètent elles-mêmes la supériorité européenne par rapport à l’arriération orientale, l’emportant en général sur la possibilité pour un penseur plus indépendant, ou plus sceptique, d’avoir une autre opinion. » (p. 19)

« L’homme de science, l’érudit, le missionnaire, le commerçant, le soldat étaient en Orient ou réfléchissaient sur l’Orient parce qu’ils pouvaient y être, y réfléchir, sans guère rencontrer de résistance de la part de l’Orient. » (p. 20)

« Et pourtant, on ne doit pas cesser de se demander ce qui compte le plus dans l’orientalisme: est-ce le groupe d’idées générales l’emportant sur la masse des matériaux – idées qui, on ne peut le nier, sont traversées de doctrines sur la supériorité européenne, de différentes sortes de racisme, d’impérialisme et d’autres, de vues dogmatiques sur l’Oriental comme une espèce d’abstraction idéale et immuable -, ou les œuvres si diverses produites par un nombre presque inimaginable d’auteurs qu’on pourrait prendre pour des cas particuliers, individuels, de l’écrivain traitant de l’Orient? » (p. 20-21)


III.

Il y a trois aspects de la réalité actuelle à prendre en compte:

1. La distinction entre savoir pur et savoir politique.

Thèse: « La majeure partie du savoir produit actuellement en Occident (je parle surtout des Etats-Unis) est soumis à une limitation déterminante, à savoir qu’il soit scientifique, universitaire, impartial, au-dessus des opinions doctrinales partisanes ou étroites. Il n’y a peut-être rien à reprocher, en théorie, à cette ambition, mais, en pratique, la réalité fait bien plus problème. Personne n’a jamais trouvé comment détacher l’homme de science des choses de la vie, de son implication (consciente ou inconsciente) dans une classe, dans un ensemble de croyances, dans une position sociale ou du simple fait d’être membre d’une société. Tout cela continue à peser sur son activité professionnelle, même si ses recherches et leurs fruits s’efforcent tout naturellement d’atteindre une relative liberté par rapport aux inhibitions et aux restrictions imposées par la réalité quotidienne brute. En effet, il existe bien quelque chose comme le savoir, qui est plutôt moins partial que l’individu qui le produit, tout empêtré et distrait par les circonstances de sa vie. Cependant, ce savoir n’est pas pour autant non politique. » (p. 22)

« Ce qui m’intéresse maintenant, c’est de faire sentir comment le consensus libéral selon lequel le « vrai » savoir est fondamentalement non politique (et, à l’inverse, qu’un savoir ouvertement politique n’est pas un « vrai » savoir) voile les conditions politiques organisées fortement, encore qu’obscurément, qui prévalent dans la production du savoir. C’est difficile à comprendre aujourd’hui, alors que l’étiquette de « politique » est utilisée pour discréditer tout travail qui ose violer le protocole d’une objectivité prétendument suprapolitique. » (p. 23)

Il ne faut pas ignorer le fait qu’un clivage entre la société politique et la société civile est illusoire. En fait, la société politique pénètre des zones de la société civile et les sature de significations qui la concernent directement.

Noam Chomsky, par exemple, a étudié la connexion instrumentale entre la guerre de Vietnam et le concept d’érudition objective tel qu’il a été utilisé pour couvrir des recherches militaires subventionnées par l’Etat.

« L’orientalisme n’est donc pas un simple thèse ou domaine politique reflété passivement par la culture, l’érudition ou les institutions; il n’est pas non plus une collection vaste et diffuse de textes sur l’Orient; il ne représente pas, il n’exprime pas quelque infâme complot impérialiste « occidental » destiné à opprimer le monde « oriental ». C’est plutôt la distribution d’une certaine conception géo-économique dans des textes d’esthétique, d’érudition, d’économie, de sociologie, d’histoire et de philologie; c’est l’élaboration non seulement d’une distinction géographique (le monde est composé de deux moitiés inégales: l’Orient et l’Occident), mais aussi de toute une série d’« intérêts » que non seulement il crée, mais encore entretient par des moyens tels que les découvertes érudites, la réconstruction philologique, l’analyse physchologique, la description de paysages et la description sociologique; il est (plutôt qu’il n’exprime) une certaine volonté ou intention de comprendre, parfois de maîtriser, de manipuler, d’incorporer même, ce qui est un monde manifestement différent (ou autre et nouveau); surtout, il est un discours qui n’est pas du tout en relation de correspondance directe avec le pouvoir politique brut, mais qui, plutôt, est produit et existe au cours d’un échange inégal avec différentes sortes de pouvoirs, qui est formé jusqu’à un certain point par l’échange avec le pouvoir politique (comme dans l’establishment colonial ou impérial), avec le pouvoir intellectuel (comme dans les sciences régnantes telles que la linguistique, l’anatomie comparées, ou l’une quelconque des sciences politiques modernes), avec le pouvoir culturel (comme dans les orthodoxies et les canons qui régissent le goût, les valeurs, les textes), la puissance morale (comme dans les idées de ce que « nous » faisons et de ce qu’« ils » ne peuvent faire ou comprendre comme nous). En fait, ma thèse est que l’orientalisme est - et non seulement représente – une dimension considérable de la culture politique et intellectuelle moderne et que, comme tel, il a moins de rapports avec l’Orient qu’avec « notre » monde. » (p. 25)

Sur la curieuse manie d’isoler un texte de l’époque dans laquelle il a été créé: « De même – comme Harry Bracken s’est acharné à le montrer -, des philosophes vont discuter de Locke, de Hume et de l’empirisme sans jamais tenir compte du fait qu’il y a une relation explicite, chez ces écrivains classiques, entre leurs doctrines « philosophiques » et la théorie raciale, la justification de l’esclavage et des arguments en faveur de l’exploitation coloniale. Ce sont des procédés très courants qui permettent à l’érudition contemporaine de conserver sa pureté. » (p. 26)

Encore: « […] je suis allé jusqu’à dire que l’establishment littéraire et culturel dans son ensemble à déclaré hors jeu l’étude sérieuse de l’impérialisme et de la culture. » (p. 26)

Et encore: « […] l’orientalisme nous confronte directement à cette question – à savoir, reconnaître que l’impérialisme politique gouverne un domaine entier des études, de l’imagination et des institutions savantes – de telle sorte que c’est une impossibilité intellectuelle et historique de l’éviter. Cependant, il restera toujours l’échappatoire éternelle: dire qu’un spécialiste des études littéraire et un philosophe, par exemple, ont été formés respectivement pour la littérature et la philosophie, et non pour la politique et l’analyse idéologique. Autrement dit, l’argument du spécialiste peut bloquer avec une grande efficacité la perspective qui est plus vaste et, à mon avis, plus sérieuse du point de vue intellectuel. » (p. 26-27)

On ne dit pas que les héros de la culture libérale (John Stuart Mill, Matthew Arnold, Carlyle, Newman, Macaulay, Ruskin, George Elliot et Dickens) avaient des opinions bien définies sur la race et l’impérialisme, qu’on peut facilement retrouver dans leurs écrits.

Mill a écrit dans On Liberty et Representative Government que ses idées ne peuvent pas s’appliquer à l’Inde, parce que les Indiens sont inférieurs par leur civilisation, sinon par race. Le même type de jugement est produit par Marx.

« […] toute ma thèse consiste à dire que nous comprendrons mieux la persistance et la longévité de systèmes hégémoniques saturants tels que la culture si nous reconnaissons que leurs contraintes internes sur les écrivains et les penseurs sont productives et non unilatéralement inhibitrices. » (p. 27)

Quelques questions inévitables soulevées par l’orientalisme:

- Quels sont les autres types d’énergies intellectuelle, esthétique, savante et culturelle qui ont participé à l’élaboration d’une tradition impérialiste comme la tradition orientaliste?

- Comment la philologie, la lexicographie, l’histoire, la biologie, les théories politiques et économiques, la composition de romans et de poésie lyrique ont-elles servi à la conception du monde carrément impérialiste de l’orientalisme?

- Quels sont les changements, les modulations, les raffinements, les révolutions même qui se sont produits dans l’orientalisme?

- Quelle est la signification de l’originalité, de la continuité, ou de l’individualité, dans ce contexte?

- Comment pouvons-nous traiter le phénomène culturel et historique de l’orientalisme dans une sorte d’œuvre humaine voulue, dans toute sa complexité historique, tous ses détails, et toute sa valeur, sans perdre de vue en même temps l’alliance entre le travail culturel, les tendances politiques, l’Etat et les réalités spécifiques de la domination?


2. La question méthodologique

Il n’existe rien qui ressemble à un point de départ purement et simplement donné ou facile à se procurer: dans tout projet de recherche, il faut débuter de manière à rendre possible ce qui doit découler de ce début.

Ainsi, tout commence par une problématique, chose qui implique nécessairement un acte de délimitation par lequel on prélève quelque chose dans une grande masse de matière, par lequel on le sépare de cette masse, par lequel on fait qu’il représente, qu’il soit, un point de départ.

« Mais je crois aussi que les démarches capitales dans l’érudition orientaliste ont d’abord été faites soit en Angleterre, soit en France, puis ont été perfectionnées par des Allemands. Silvestre de Sacy, par exemple, n’a pas seulement été le premier orientaliste européen moderne et professionnel, qui a travaillé sur l’islam, la littérature arabe, la religion druse et la Perse sassanide; il a aussi été le maître de Champollion et de Franz Bopp, fondateur de la linguistique comparée allemande. On peut faire valoir les mêmes droits d’antériorité puis de prédominance pour William Jones et Edward William Lane. » (p. 31)

« Ce n’est pas sans raison que les deux œuvres allemandes les plus célèbres sur l’Orient, le Westöstlicher Diwan (Divan occidental-oriental) de Goethe et Über die Sprache und Weistheit der Indier (Essai sur la langue et la philosophie des Indiens) de Friedrich Schlegel ont pour origine respectivement une croisière sur le Rhin et des heures passées dans les bibliothèques parisiennes. L’œuvre de l’érudition allemande a été de raffiner et de perfectionner des techniques s’appliquant à des textes, à des mythes, à des idées et à des langues recueillis presque littéralement en Orient par l’Angleterre et la France impériales. » (p. 32)

Une espèce d’autorité sur l’Orient à l’intérieur de la culture occidentale : « L’autorité n’a rien de mystérieux, ni de naturel. Elle est formée, irradiée, disséminée; elle est instrumentale, elle est persuasive; elle a un statut, elle établit les canons du goût, les valeurs; elle est pratiquement indiscernable de certaines idées auxquelles elle donne la dignité du vrai et de traditions, de perceptions qu’elle forme, transmet, reproduit. Par-dessus tout, l’autorité peut, en fait doit, être analysée. Tous ces attributs de l’autorité s’appliquent à l’orientalisme, et une bonne partie de ce que je fais dans cette étude est de décrire et l’autorité historique de l’orientalisme et les personnes qui font autorité dans l’orientalisme. » (p. 33)

« J’espère avoir fait comprendre clairement que mon souci de l’autorité n’entraîne pas l’analyse de ce qui est enfoui dans le texte orientaliste, mais plutôt l’analyse de sa surface, de son extériorité par rapport à ce qu’il décrit. Je pense qu’on n’insiste jamais trop sur cette idée. L’orientalisme repose sur l’extériorité, c’est-à-dire sur ce que l’orientaliste, poète ou érudit, fait parler l’Orient, le décrit, éclaire ses mystères pour l’Occident. L’Orient ne le concerne jamais que comme cause première de ce qu’il dit. Ce qu’il dit et ce qu’il écrit, du fait que c’est dit ou écrit, a pour objet d’indiquer que l’orientaliste est en dehors de l’Orient, à la fois comme fait existentiel et comme fait moral. » (p. 34)

L’extériorité de la représentation est toujours gouvernée par une version ou une autre du truisme: si l’Orient pouvait se représenter lui-même, il le ferait; puisqu’il ne le peut pas, la représentation fait le travail, pour l’Occident, et, faute de mieux, pour le pauvre Orient.

Point de vue méthodologique: « […] je crois qu’il faut dire clairement, à propos du discours culturel et des échanges à l’intérieur d’une culture, que ce qui est couramment mis en circulation par ceux-ci n’est pas la « vérité », mais des représentations. » (p. 35)

Encore: « Dans tout exemple de langue écrite, pour le moins, il n’y a rien qui soit une présence donnée, mais tout y est re-présence, ou représentation. » (p. 35)

« […] l’assertion écrite est une présence pour le lecteur du fait qu’elle a exclu, déplacé, rendu superflu « l’Orient » comme chose réelle. » (p. 35)

« C’est ainsi qu’il y eut (et qu’il y a) un Orient linguistique, un Orient freudien, un Orient spenglérien, un Orient darwinien, un Orient raciste, etc. Cependant, il n’y a jamais eu d’Orient pur, ou non conditionné; de même qu’il n’y a jamais eu de forme non matérielle de l’orientalisme, moins encore quelque chose d’innocent qui soit une « idée » de l’Orient. » (p. 36)

Said s’est placé dans une perspective hybride qui est en gros historique et « anthropologique ».

« […] l’orientalisme est après tout un système de citations d’ouvrages et d’auteurs. » (p. 37)

Said a redigé ce travail en pensant à plusieurs catégories de lecteurs: à ceux qui s’intéressent à la littérature et à la critique littéraire, à ceux qui étudient aujourd’hui l’Orient, à ceux de ce qu’on appelle le tiers monde.


3. La dimension personnelle

Les circonstances historiques: « Tous ceux qui ont vécu en Occident, en particulier aux Etats-Unis depuis les années cinquante, seront passés par une ère d’extraordinaire turbulence dans les relations Est-Ouest. Il n’a pu leur échapper que « l’Est » a toujours signifié danger et menace pendant cette période, qu’il désigne l’Orient traditionnel ou la Russie. » (p. 40)

« L’un des aspects du monde de l’électronique « postmoderne » est le renforcement des stéréotypes qui décrivent l’Orient. La télévision, les films, toutes les ressources des media ont fait entrer de force l’information dans des moules de plus en plus standardisés. » (p. 40)

« Trois facteurs ont contribué à faire de la perception, même la plus simple, des Arabes et de l’islam quelque chose de fortement politisé, presque de la démagogie: a) l’histoire des préjigés populaires antiarabes et anti-islamiques en Occident, qui se reflète immédiatement dans l’histoire de l’orientalisme; b) la lutte entre les Arabes et le sionisme israélien, ses effets sur les juifs américains ainsi que, plus généralement, sur la culture libérale et la masse de la population; c) l’absence presque totale de la moindre attitude culturelle qui permette soit de s’identifier aux Arabes et à l’islam, soit d’en discuter sans passion. » (p. 40)

Enfin, raisons personnels pour aborder l’ouvrage: « L’une des raisons qui m’ont poussé à écrire ce livre est mon expérience personnelle de ce sujet. La vie d’un Palestinien arabe en Occident, en particulier en Amérique, est décourageante. Il y rencontre un consensus presque unanime sur le fait que, politiquement, il n’existe pas; quand on veut bien accepter son existence, il est soit un gêneur, soit un Oriental. Le filet de racisme, de stéréotypes culturels, d’impérialisme politique, d’idéologie déshumanisante qui entoure l’Arabe ou le musulman est réellement très solide, et tout Palestinien en vient à le ressentir comme un châtiment que lui réserve spécialement le sort. C’est encore pire lorsqu’il remarque qu’aucun de ceux qui, aux Etats-Unis, sont impliqués du fait de leurs fonctions dans le Proche-Orient – c’est-à-dire aucun orientaliste – ne s’est jamais sincèrement identifié avec les Arabes, que ce soit d’un point de vue culturel ou politique; il y a bien eu des identifications à certains niveaux, mais elles n’ont jamais pris la forme « acceptable » de l’identification des libéraux américains avec le sionisme, et elles ont trop souvent présenté la tare fondamentale d’être associées soit à des intérêts politiques et économiques discrédités (arabisants des compagnies pétrolières et du Département d’Etat, par exemple), soit à la religion. » (p. 41)

Point de vue épistémologique: « On suppose trop souvent que la littérature et la culture sont politiquement et même historiquement innocentes; cela m’a toujours semblé faux, et l’étude que j’ai faite de l’orientalisme m’a convaincu (et convaincra, je l’espère, mes collègues en littérature) que société et culture littéraire ne peuvent être comprises et étudiées qu’ensemble. » (p. 41)


1. Le domaine de l’orientalisme

« […] le génie inquiet et ambitieux des Européens […] impatients d’employer les nouveaux instruments de leur puissance […] » (Jean-Baptiste-Joseph Fourier, Préface historique (1809) à la Description de l’Egypte)

I. Connaître l’Oriental

Le 13 juin 1910, Arthur James Balfour fit un discours à la Chambre des communes sur l’Egypt. Lorsqu’il justifie la nécessité de l’occupation de l’Egypte par les Anglais, la suprématie est associée au savoir de ceux-ci sur l’Egypte. Pour Balfour, prendre une vue d’ensemble sur une civilisation signifie avoir aussi les moyens de prendre cette vue. Ainsi, connaître l’objet c’est le dominer, avoir de l’autorité sur lui. Ainsi, l’autorité signifie que « nous » refusons l’autonomie à un pays oriental, puisque nous le connaissons. Balfour ne met jamais en doute la supériorité anglaise et l’infériorité égyptienne, ce sont pour lui des faits acquis lorsqu’il décrit les conséquences du savoir.

« Balfour ne présente aucun témoignage montrant que les Egyptiens et les « races auxquelles nous avons affaire » apprécient ou même comprennent le bien que leur fait l’occupation coloniale. Il ne lui vient pourtant pas à l’esprit de laisser l’Egyptien parler pour lui-même, puisqu’il est à prévoir que tout Egyptien susceptible de parler sera plutôt « l’agitateur qui cherche à créer des difficultés » que le bon indigène qui ferme les yeux sur les « difficultés » de la domination étrangère. » (p. 48)

La logique de Balfour: « L’Angleterre connaît l’Egypte, l’Egypte est ce que connaît l’Angleterre; l’Angleterre sait que l’Egypte ne peut avoir de self-government; l’Angleterre le confirme en occupant l’Egypte; pour les Egyptiens, l’Egypte est ce que l’Angleterre a occupé et gouverne maintenant; l’occupation étrangère devient donc « le fondement réel » de la civilisation égyptienne contemporaine; l’Egypte a besoin, exige en fait, l’occupation anglaise. » (p. 48-49)

« Le raisonnement, réduit à sa forme la plus simple, est clair, précis, facile à suivre. Il y a les Occidentaux et il y a les Orientaux. Les uns dominent, les autres doivent être dominés, c’est-à-dire que leur pays doit être occupé, leurs affaires intérieures rigoureusement prises en main, leur sang et leurs finances mis à la disposition de l’une ou l’autre des puissances occidentales. » (p. 50-51)

Croner, gouverneur britanique de l’Egypte, a écrit dans Modern Egypt que les Arabes sont crédules, « dénoués d’énergie et d’initiative », adonnés à la « flatterie servile », à l’intrigue, à la ruse et à la méchanceté envers les animaux. Toujours selon lui, les Orientaux seraient des menteurs invétérés, ils seraient « léthargiques et soupçonneux », et s’opposent en tout à la clarté, à la droiture et à la noblesse de la race anglo-saxonne.

« […] l’Oriental est coupable. Son crime: l’Oriental est un Oriental; et cette tautologie est très communément acceptable, comme l’indique le fait qu’elle peut être écrite sans même faire appel à la logique ou à la symétrie d’esprit des Européens. » (p. 54)

« Mais en outre, depuis le milieu du dix-huitième siècle, les relations entre l’Est et l’Ouest ont comporté deux éléments principaux. L’un est que l’Europe possède un savoir systématique croissant sur l’Orient, savoir renforcé aussi bien par le fait colonial que par un intérêt général pour ce qui est autre et inhabituel. » (p. 54-55)

Un trait marquant des relations entre l’Europe et le reste du monde est la position de force, pour ne pas dire de domination, de la première.

Selon les termes de Balfour et de Cromer, l’Oriental est déraisonnable, dépravé (déchu), puéril, « différent », l’European est raisonnable, vertueux, mûr, « normal ».

« Le savoir sur l’Orient, parce qu’il est né de la force, crée en un sens l’Orient, l’Oriental et son monde. Dans le langage de Cromer et de Balfour, l’Oriental est dépeint comme quelque chose que l’on juge (comme dans un tribunal), quelque chose que l’on étudie et décrit (comme dans un curriculum), quelque chose que l’on surveille (comme dans une école ou une prison), quelque chose que l’on illustre (comme dans un manuel de zoologie). Dans chaque cas, l’Oriental est contenu et représenté par des structures dominantes. » (p. 55)

« L’orientalisme est donc une science de l’Orient qui place les choses de l’Orient dans une classe, un tribunal, une prison, un manuel, pour les analyser, les étudier, les juger, les surveiller ou les gouverner. » (p. 56)

« Pourtant, l’orientalisme renforçait et était renforcé par la certitude que l’Europe, ou l’Occident, dominait la plus grande partie de la surface du globe. La période pendant laquelle les institutions et le contenu de l’orietalisme se sont tellement développés a coïncidé exactement avec celle de la plus grande expansion européenne: de 1815 à 1914, l’empire colonial direct de l’Europe est passé de 35% de la surface de la terre à 85%. Tous les continents ont été touchés, mais surtout l’Afrique et l’Asie. » (p. 56)

L’orientalisme est une espèce de pouvoir intellectuel.

Selon l’expression d’Edgar Quinet, à la fin du dix-huitième siècle et du début du dix-neuvième, s’est produit une Renaissance orientale. En fait, il s’agit du début de l’orientalisme moderne.

En 1798, Bonaparte envahit l’Egypte. « […] l’occupation de l’Egypte a mis en train entre l’Est et l’Ouest des processus qui dominent encore aujourd’hui nos perspectives culturelles et politiques. » (p. 58)

Thèse: « Ce que je veux montrer, c’est que la réalité orientaliste est à la fois inhumaine et persistante. Sa délimitation, aussi bien que ses institutions et son influence universelle, s’est maintenue jusqu’à présent. » (p. 59)

L’orientalisme est à la fois:
- phénomène historique;
- mode de pensée;
- problème contemporain;
- réalité matérielle.

La principale question intellectuelle soulevée par l’orientalisme est si vraiment on peut diviser la réalité humaine en cultures, histoires, traditions, sociétés, races mêmes?

« Bref, depuis le début de l’histoire moderne jusqu'à l’heure actuelle, l’orientalisme, en tant que forme de pensée traitant de l’étranger, à présenté de façon caractéristique la tendance regrettable de toute science fondée sur des distinctions tranchées, qui est de canaliser la pensée dans un compartiment, « Ouest » ou « Est ». Parce que cette tendance occupe le centre même de la théorie, de la pratique et des valeurs orientalistes telles qu’on les trouve en Occident, le sens du pouvoir occidental sur l’Orient est accepté sans discussion comme vérité scientifique. » (p. 61)

Henry Kissinger, dans Domestic Structure and Foreign Policy justifie les tendances hégémoniques des Etats-Unis par un argument de type: nous avons eu notre révolution newtonnienne, ils ne l’ont pas eu.

L’orientalisme traditionnel, comme Kissinger, conçoit les différences entre les cultures, premièrement, comme une séparation, deuxièmement, comme invitant l’Occident à contrôlerm, maîtriser, sinon gouverner l’Autre.

Harold W. Glidden, ancien membre du Bureau of Intelligence and Research du Département d’Etat, a publié dans un numéro de février 1972 de l’Américan Journal of Psychiatry l’article The Arab World. L’article est empreigné de racisme. Question: « De quelle vue collective et cependant détaillée sur l’Orient sont issues ces assertions? Quelles compétences particulières, quelles pressions de l’imagination, quelles institutions et quelles traditions, quelles forces cultureslles produisent une ressemblance si nette entre les descriptions de l’Orient que l’on trouve chez Cromer, Balfour et chez les hommes d’Etat nos contemporains? » (p. 65)


II. La géographie imaginaire et ses représentations: orientaliser l’Oriental

On peut considérer que l’existence formelle de l’orientalisme commence dans l’Occident chrétien avec la décision prise par le concile de Vienne, en 1312, de créer une série de chaires de langues arabe, grecque, hébraîque et syriaque à Paris, Oxford, Bologne, Avignon et Salamanque.

Observation méthodologique: « Les domaines sont, bien entendu, fabriqués. Ils acquièrent cohérence et solidité avec le temps, parce que les savants se consacrent d’une manière ou d’une autre à ce qui semble une discipline généralement acceptée. Mais il va sans dire qu’un domaine de recherches est rarement défini aussi simplement que le prétendent ses partisans les plus convaincus, qui sont d’ordinaire des érudits, des professeurs, des spécialistes, etc. » (p. 66)

Personne ne peut imaginer un domaine symétrique: « l’occidentalisme ».

« Mais l’orientalisme est un domaine qui a une ambition géographique consiérable. Et puisque les orientalistes se sont traditionnellement occupés des choses de l’Orient (un spécialiste du droit islamique, tout autant qu’un spécialiste des dialectes chinois ou des religions de l’Inde, est considéré comme un orientaliste par des personnes qui se disent elles-mêmes orientalistes), nous devons nous habituer à l’idée que l’une des caractéristiques majeures de l’orientalisme est sa taille énorme indéterminée, qui s’accompagne d’une capacité presque infinie de subdivision: amalgame déroutant de flou impérial et de détail précis. » (67)

Les orientalistes ont été, jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, des érudits bibliques, des savants qui étudiaient les langues sémitiques, des spécialistes de l’islam, des sinologues.

Raymond Schwab, dans La Renaissance orientale, estime que le mot « oriental » désigne une passion d’amateur et de professionnel pour tout ce qui est asiatique. Ce mot est un synonyme pour tout ce qui est exotique, mystérieus, profond, séminal. Ce n’est qu’une transposition plus récente vers l’est d’un enthousiasme du même ordre ressenti par l’Europe pour l’Antiquité grecque et latine au début de la Renaissance.
Effet courant de l’« orientalisme » universitaire: « Lorsqu’un savant orientaliste voyageait dans le pays de sa spécialité, c’était toujours bardé d’inébranlables maximes abstraites concernant la « civilisation » qu’il avait étudiée; rares ont été les orientalistes qui se sont intéressés à d’autre chose qu’à prouver la validité de ces « vérités » moisies en les appliquant, sans grand succès, à des indigènes incompréhensifs, donc dégénérés. » (p. 69)

Il existe un orientalisme comme genre littéraire, illustré par Hugo, Nerval, Goethe, Flaubert, Fitzgerald et d’autres.

« En Europe, dès l’origine ou presque, l’Orient est une idée qui dépasse ce que l’on en connaît empiriquement. Jusqu’au dix-huitième siècle au moins, comme R. W. Southern l’a montré avec tant d’élégance, l’Europe avait une intelligence fondée sur l’ignorance (complexe) d’une des formes de la culture orientale, la culture islamique. Car la notion d’Orient semble toujours avoir attiré des associations d’idées qui n’étaient déterminées ni par l’ignorance pure ni par la seule information. En effet, certaines associations avec l’Est – ni tout à fait ignorantes ni tout à fait informées – semblent toujours s’être rassemblées autour de la notion d’Orient. » (p. 72)

Eschyle, la pièce Les Perses.

Euripide, la pièce Les Bacchantes.

« Les deux aspects de l’Orient qui l’opposent à l’Occident dans l’une et l’autre de ces deux pièces vont rester par la suite les motifs essentiels de l’imaginaire géographique européen. Une ligne de partage est tracée entre les deux continents. L’Europe est puissante et capable de s’exprimer, l’Asie est vaincue et éloignée. […] Deuxièmement, il y a le motif de l’Orient comme danger insinuant. La rationalité est minée par le caractère « excessif » de l’Orient, qui oppose son mystérieux attrait aux valeurs qui semblent être la norme. » (p. 73)

« Considérons comment l’Orient, en particulier le Proche-Orient, en est venu à être connu par l’Occident comme son grand contraire complémentaire, dès l’Antiquité. Il y a eu la Bible et le développement du christianisme; il y a eu des voyageurs comme Marco Polo qui ont tracé les routes du commerce et construit un système régulier d’échanges commerciaux et, après lui, Lodovico di Varthema et Pietro della Valle; il y a eu des fabulistes comme Mandeville; il y a eu, naturellement, les redoutables mouvements de conquête de l’Orient, principalement de l’islam; il y a eu les pèlerins militants, surtout les croisés. Dans l’ensemble, une archive structurée s’est édifiée à partir de la littérature qui appartient à ces expériences; il en résulte un nombre restreint de compartiments typiques: le voyage, l’histoire, la fable, le stéréotype, la confrontation polémique, qui sont les lentilles à travers lesquelles l’Orient est vu et qui modèlent le langage, la perception, la forme de la rencontre entre l’Est et l’Ouest. » (p. 75)

Longtemps l’islam a été jugé comme une version nouvelle et frauduleuse d’une expérience plus ancienne: le christianisme.

Après la mort de Mahomet, en 632, l’hégémonie militaire, puis culturelle et religieuse, de l’islam, s’est énormément étendue: la Perse, la Syrie, l’Egypte, la Turquie, puis l’Afrique du Nord. Viennent après: l’Espagne, la Sicile, une partie de la France (VIII-IXe siècle). Au treizième et au quatorzième siècle l’islam régnait à l’est jusqu’à l’Inde, l’Indonésie et la Chine.

« Je veux dire par là que les idées qui restaient en circulation à propos de l’islam étaient nécessairement une version dévaluée des forces importantes et dangereuses qu’il symbolisait pour l’Europe. Comme pour les Sarrasins de Walter Scott, la représentation que l’Europe se faisait du musulman, de l’Ottoman ou de l’Arabe, était toujours une façon de maîtriser le redoutable Orient, et il en est de même, jusqu’à un certain point, des méthodes des savants orientalistes contemporains, dont le sujet n’est pas tant l’Orient lui-même que l’Orient rendu familier, partant moins redoutable, pour le public des lecteurs occidentaux. » (p.76-77)

L’orientalisme est une forme de domestication de l’exotisme.

Mensonge: la Chanson de Roland montre les musulmans adorant Mahomet et Apollon.
En 1460, un épisode spectaculaire s’est produit: quatre hommes de science, Jean de Segovie, Nicolas de Cusa, Jean Germain et Aeneas Silvius (Pie II) ont tenté de traiter avec l’siam une conférence. L’idée venait de Jean de Ségovie: ce devait être une conférence mise en scène avec l’islam, les chrétiens tentant la conversion « en gros » des musulmans.

Dans les écrits des chrétiens: « […] puisque Mahomet était considéré comme le propagateur d’une fausse Révélation, il était devenu un condensé de lubricité, de débauche, de sodomie et de toute une collection de traîtrises, toutes issues « logiquement » de ses impostures doctrinales » (p. 79)

« L’imagination de l’Europe s’est copieusement nourrie de ce répertoire: du Moyen Age au dix-huitième siècle, de grands écrivains comme l’Arioste, Milton, Marlowe, le Tasse, Shakespeare, Cervantes, les auteurs de la Chanson de Roland et du Romancero du Cid ont puisé pour leurs productions dans les richesses de l’Orient, ce qui a accentué les contours des images, des idées et des figures qui les peuplent. En outre, une grande partie de ce qui était considéré comme de l’érudition orientaliste en Europe a mis en service des mythes idéologiques, même quand la science paraissait authentiquement progresser. » (p. 80)

En 1697 a paru la Bibliothèque orientale de Barthélemy d’Herbelot, en fait un dictionnaire rangé alphabétiquement. Dans celle-ci, « mahometan » est la désignation considérée appropriée pour les musulmans. L’islam est nommée « l’hérésie que nous appelons Mahometane » et considéré comme l’imitation d’une imitation chrétienne de la vraie religion. « Ce que véhicule ainsi la Bibliothèque, c’est une idée de la puissance et de l’efficacité de l’orientalisme qui rappellent partout au lecteur que, dorénavant, pour atteindre l’Orient, il devra passer par les grilles et les codes fournis par l’orientalisme. L’Orient est non seulement accommodé au goût des exigences morales du christianisme occidental; il est aussi circonscrit par toute une série d’attitudes et de jugements qui renvoient l’esprit occidental, non pas en premier aux sources orientales en vue de correction et de vérification, mais plutôt à d’autres ouvrages orientalistes. La scène orientaliste, comme je l’ai appelée, devient un système de rigueur morale et épistémologique. » (p. 84)

L’orientalisme s’exerce comme une force en trois directions:

a) sur l’Orient;

b) sur l’orientaliste;

c) sur le « consommateur » occidental d’orientalisme.

« En effet, l’Orient (« là-bas » vers l’est) est corrigé, pénalisé même, du fait qu’il se trouve hors des limites de la société européenne, « notre » monde; l’Orient est ainsi orientalisé, processus qui non seulement marque l’Orient comme la province de l’orientaliste, mais encore force le lecteur occidental non initié à accepter les codifications orientalistes […] comme étant le véritable Orient. Bref, la vérité devient fonction du jugement savant, non du matériau lui-même qui, avec le temps, semble être redevable de son existence même à l’orientaliste. » (p. 84)

Pour l’Occidental, l’Autre n’est qu’une version de soi-même. Pour les romantiques allemands, par exemple, la religion indienne était une version orientale du panthéisme germano-chrétien.

Lorsqu’on parcours l’orientalisme du dix-neuvième et du vingtième siècle l’impression dominante est celle d’une froide schématisation de l’Orient entier par l’orientalisme.

Dans La Divine Comédie de Dante, Mahomet apparaît dans la catégorie des semiantor di scandalo e di scisma. « Le châtiment de Mahomet, qui est aussi son sort pour l’éternité, est particulièrement répugnant: sans fin, il est fendu en deux du menton à l’anus comme, dit Dante, un tonneau dont les douves sont écartées. Le poème de Dante n’épargne ici aucun des détails scatologiques que comporte ce violent châtiment: les entrailles et les excréments de Mahomet sont décrits avec une exactitude parfaite. » (p. 86)

Sur l’attitude orientaliste en général: « Elle partage avec la magie et la mythologie son caractère de système fermé qui se contient et se renforce lui-même, et dans lequel les objets sont ce qu’ils sont parce qu’ils sont ce qu’ils sont une fois pour toutes, pour des raisons ontologiques qu’aucune donnée empirique ne peut ni déloger ni modifier. » (p. 88)

Constat: « Dans le poème de Dante, dans les œuvres de Pierre le Vénérable et des autres orientalistes clunisiens, dans les écrits des polémistes chrétiens contre l’islam, de Guibert de Nogent et de Bede à Roger Bacon, Guillaume de Tripoli, Burchard du Mont Syon et Luther, dans le Romancero du Cid, dans la Chanson de Roland et dans l’Othello de Shakespeare (ce « trompeur du monde »), l’Orient et l’islam sont toujours représentés comme des êtres du dehors qui ont un rôle particulier à jouer à l’intérieur de l’Europe. » (p. 88)

Sur les tropes du discours orientaliste: « Ce que ce discours considère comme un fait – par exemple que Mahomet est un imposteur – est une composante du discours, une assertion que le discours oblige à prononcer chaque fois que le nom de Mahomet apparaît. Sous-tendant les différentes unités du discours orientaliste […] il y a un ensemble de figures représentatives, ou tropes. Ces figures sont à l’Orient réel – ou à l’islam, dont je m’occupe principalement ici – ce que des costumes de style sont aux personnages d’une pièce: comme, par exemple, je crois que porte M. Tout le Monde ou le costume bigarré d’Arlequin dans une pièce de la commedia dell’arte. » (p. 88-89)

« Plutôt que de dresser la liste de toutes les figures du discours associées à l’Orient – son étrangeté, sa différence, sa sensualité exotique, etc. -, nous pouvons en tirer des idées générales en voyant comment elles se sont transmises à travers la Renaissance. Elles sont toutes péremptoires, elles vont de soi; le temps qu’elles emploient est l’éternel intemporel; elles donnent une impression de répétition et de force; elles sont toujours symétriques et cependant radicalement inférieures à leur équivalent européen, qui parfois est spécifié, parfois non. » (p. 89)

La biographie de Mahomet écrite au dix-septième siècle par Humphrey Prideaux a pour sous-titre The True Nature of Imposture.

« D’un point de vue philosophique, donc, le type de langage, de pensée et de vision que j’ai appelé de manière très générale orientalisme est une forme extrême de réalisme. Il consiste en une manière habituelle de traiter de questions, d’objets, de qualités et de régions supposés orientaux; ceux qui l’emploient vont désigner, nommer, indiquer, fixer ce dont ils parlent d’un terme ou d’une expression. On considère alors que ce terme ou cette expression a acquis une certaine réalité, ou, tout simplement, est la réalité. D’un point de vue rhétorique, l’orientalisme est absolument anatomique et énumératif: utiliser son vocabulaire, c’est s’engager dans la particularisation et la division des choses de l’Orient en parties traitables. D’un point de vue psychologique, l’orientalisme est une forme de paranoia, un savoir qui n’est pas du même ordre que le savoir historique ordinaire, par exemple. » (p. 90)


III. Projets

L’islam excepté, l’Orient a été jusqu’au dix-neuvième siècle, pour l’Europe, un domaine ayant une histoire continue de domination occidentale incontestée.

« Il ne fait pas de doute qu’à bien des égards l’islam était une provocation réelle. Il mettait à contribution des traditions judéo-helléniques, il était proche de façon génante de la chrétienté, géographiquement et culturellement, il faisait des emprunts créatifs au christianisme, il pouvait se vanter de succès militaires et politiques hors pair. Et ce n’était pas tout. Les pays islamiques sont situés juste à côté des pays bibliques, ils les dominent même; plus encore, le cœur du domaine islamique a toujours été la région la plus voisine de l’Europe, ce qu’on a appelé le Proche-Orient. L’arabe et l’hébreu sont des langues sémitiques; ensemble, elles utilisent et réutilisent un matériau d’une importance brûlante pour le christianisme. Depuis la fin du septième siècle jusqu’à la bataille de Lépante, en 1571, l’islam, que ce soit sous sa forme arabe, ottomane ou nord-africaine et espagnole, a dominé ou menacé effectivement la chrétienté européenne. L’islam a surpassé, éclipsé Rome; aucun Européen, hier ou aujourd’hui, ne peut éviter d’y penser. » (p. 92)

« […] l’Inde elle-même n’a jamais présenté de menace indigène pour l’Europe. C’est plutôt parce que l’autorité locale se désagrégeait et laissait le pays ouvert à la rivalité entre Européens, ainsi qu’à un contrôle européen carrément politique, que l’Orient indien a pu être traité par l’Europe avec cette arrogance de propriétaire – et jamais avec le sentiment du danger réservé à l’islam. » (p. 93)

Le sanscrit, la religion et l’histoire de l’Inde ne sont devenus objets de connaissance scientifique qu’après les efforts de sir William Jones à la fin du XVIIIe siècle. Jones s’est intéressé à l’Inde par l’intermédiare de son intérêt préalable pour l’islam.

Le premier volume de History of Saracens de Simon Ockley a paru en 1708. Ce livre a présenté la supériorité islamique par rapport à l’Europe. Ockley a pris soin de se dissocier de l’influence de l’islam, qu’il avait considéré une hérésie éhontée. Un autre orientaliste, moins prudent, William Whiston, s’est fait expulsé de Cambridge en raison de son engouement pour l’islam.

Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731-1805) a fait en 1759 la premiere translation de l’Avesta et en 1786 celle des Upanishads.

Un fonctionnaire de la Compagnie, Charles Wilkins, appris bien le sanscrit, puis commença à traduire les Lois de Manu; dans cette œuvre, il fut bientôt aidé par Jones (Wilkins a été d’ailleurs le premier traducteur de la Bhagavad-Gita).

« La connaissance appropriée de l’Orient passait d’abord par l’étude des textes classiques, et après seulement par l’application de ces textes à l’Orient moderne. Confronté à la décrépitude évidente de l’Oriental moderne et à son impuissance politique, l’orientaliste européen estimait de son devoir de sauver une partie d’une grandeur passée, classique de l’Orient, qui était perdue, pour ainsi « rendre plus facile des améliorations » dans l’Orient présent. Ce que l’Européen prenait dans le passé de l’Orient classique, c’était une vision (et des milliers de faits et d’objets) que lui seul pouvait utiliser au mieux; à l’Oriental moderne, il facilitait les choses et le faisait bénéficier de son opinion sur ce qui valait le mieux pour l’Orient moderne. » (p. 97-98)

Sur l’implication du savant orientaliste dans l’impérialisme européen: « […] à partir de Napoléon, quand vient pour l’orientaliste le moment crucial où il doit choisir si sa loyauté et ses sympathies vont du côté de l’Orient ou du côté de l’Occident conquérant, il choisit toujours ce dernier. Quant à Bonaparte lui-même, il ne voyait l’Orient que tel qu’il avait été codé, d’abord par des textes classiques, puis par des experts orientalistes dont la vision, fondée sur ces textes classiques, paraissait un substitut commode à tout contact véritable avec l’Orient réel. » (p. 99)

Bonaparte a utilisé l’hostilité des Egyptiens envers les Mamelouks, ainsi que des appels à l’idée révolutionnaire de chances égales pour tous, pour mener une guerre d’une douceur et d’une circonspection jamais observée contre l’islam.

Quand il devint évident pour Bonaparte que sa force était insuffisante pour s’imposer d’elle-même aux Egyptiens, il essaya de faire interpréter le Coran en faveur de la Grande Armée par les imams, cadis, muftis et ulémas locaux. Dans ce but, les soixante ulémas qui enseignaient à l’Ahzar furent invités à son quartier général, tous les honneurs militaires leur furent rendus, puis il leur fut permis d’être flattés par l’admiration de Bonaparte pour l’islam et Mahomet, par son évidente vénération pour le Coran, qu’il paraissait connaître familièrement. Cela réussit, et il semble que toute la population du Caire ne tarda pas à perdre sa méfiance à l’égard des occupants. Par la suite, Bonaparte donna à Kléber, son représentant, des instructions strictes pour qu’il administrât l’Egypte par l’intermédiaire des orientalistes et des chefs religieux islamiques qu’il pourrait gagner à sa cause; toute autre politique serait trop coûteuse et déraisonnable.

« […] en s’emparant de l’Egypte, une puissance moderne démontrerait naturellement sa force et justifiérait l’histoire; le destin propre de l’Egypte était qu’elle soit annexée, à l’Europe de préférence. En outre, cette puissance entrerait aussi dans une histoire dont l’élément commun était défini par des personnages de la taille d’Homère, Alexandre, César, Platon, Solon et Pythagore qui avaient autrefois honoré l’Orient de leur présence. Pour résumer, l’Orient existait comme un ensemble de valeurs attachées, non à ses réalités actuelles, mais à l’ensemble de contacts qu’il avait eus avec un lointain passé européen. » (p. 103)

Les buts de l’orientalisme selon Fourier:

a) restaurer une région de sa barbarie actuelle dans son ancienne grandeur classique;

b) enseigner à l’Orient (pour son bien) les méthodes de l’Occident moderne;

c) subordonner ou modérer la puissance militaire pour donner plus d’ampleur au projet d’acquérir un glorieux savoir au cours du processus de domination politique de l’Orient;

d) formuler l’Orient, lui donner forme, identité, définition, en reconnaissant pleinement sa place dans la mémoire, son importance pour la stratégie impériale et son rôle « naturel » d’annexe de l’Europe;

e) ennoblir tout le savoir ramassé pendant l’occupation coloniale en l’intitulant « contribution à la science moderne » alors que les indigènes n’ont pas été consultés, n’ont été traités que comme prétextes pour un texte qui, pour eux, n’a pas d’utilité;

f) avoir le sentiment, en tant qu’Européen, de disposer à volonté de l’histoire, du temps et de la géographie de l’Orient;

g) établir des disciplines nouvelles;

h) diviser, déployer, schématiser, mettre en tableaux, en index et enregistrer tout ce qui est visible (et invisible);

i) tirer de tout détail observable une généralisation et de toute généralisation une loi immuable concernant la nature, le tempérament, la mentalité, les usages ou le type des Orientaux;

j) et, surtout, transmuer la réalité vivante en substance des textes, posséder (ou penser que l’on possède) la réalité, essentiellement parce que rien, dans l’Orient, ne semble résister à votre pouvoir.

« Préserver un événement de l’oubli est équivalent, dans l’esprit de l’orientaliste, à transformer l’Orient en un théâtre pour ses représentations de l’Orient: voilà presque exactement ce que dit Fourier. » (p. 105)

« Après Napoléon, donc, le langage même de l’orientalisme a subi un changement radical. Il s’est élevé au-dessus du réalisme descriptif pour devenir, non plus simplement un style de représentation, mais un langage, un moyen de création. En même temps que les langues mères, nom donné par Antoine Fabre d’Olivet aux sources dormantes, oubliées, des langues populaires de l’Europe moderne, l’Orient était reconstruit, réassemblé, fabriqué, bref, mis au jour par les efforts des orientalistes. » (p. 106)

De l’expédition de Bonaparte est issue toute une série de créations littéraires:

- L’Itinéraire de Chateaubriand;

- Le Voyage en Orient de Lamartine;

- Salammbô de Flaubert;

- Manners and Customs of the Modern Egyptians de Lane;

- Personal Narrative of a Pilgrimage to al-Madinah and Meccah de Richard Burton.

« Si, paradoxalement, ces créations se sont trouvées être des simulacres extrêmement stylisés, des imitations élaborées de ce qu’on croyait être l’Orient vivant, cela ne diminue en rien ni la force de leur conception imaginatrice ni celle de la maîtrise de l’Europe sur l’Orient; et ses prototypes ont été respectivement Cagliostro, le grand personnificateur européen de l’Orient, et Napoléon, son premier conquérant moderne. » (p. 106)

Renan a achevé en 1848 le Système comparé et Histoire des langues sémitiques. Avec cet ouvrage il a obtenu le prix Volney.

Renan croyait vraiment qu’il avait recréé dans son œuvre l’Orient tel qu’il était en réalité.

« Dans l’idée du canal de Suez, nous voyons la conclusion logique de la pensée orientaliste et, ce qui est plus intéressant, de l’effort orientaliste. Pour l’Occident, l’Asie autrefois représentait la distance muette et l’étrangeté; l’islam était l’hostilité militante envers la chrétienté européenne. Pour surmonter ces constantes redoutables, l’Orient demandait d’abord à être connu, puis envahi et conquis, puis recréé par des savants, des soldats, des juges qui avaient déterré des histoires, des races et des cultures oubliées pour les avancers – au-delà de ce que l’Oriental moderne connaissait de lui-même – en tant que véritable Orient classique qui pût être utilisé pour juger et gouverner l’Orient moderne. Un Orient de serre chaude apparaissait; le mot Orient était un vocable d’érudit, qui désignait ce que l’Europe moderne venait de faire d’un Est encore original. Ferdinand de Lesseps et son canal détruisirent finalement la distance de l’Orient, son intimité cloîtrée à l’écart de l’Occident, son exotisme constant. Tout comme une barrière de terre avait pu être transmuée en une artère liquide, ainsi l’Orient changeait de substance, d’une résistance hostile à une association obligeante et soumise. Après Ferdinand de Lesseps, personne ne pourrait parler de l’Orient comme appartenant à un monde autre, à strictement parler. Il y avait « notre » monde, « un » monde sans solution de continuité parce que le canal de Suez avait donné tort à ces derniers provinciaux qui croyaient encore à la différence entre les mondes.

Désormais, la notion d’« Oriental » est une notion administrative, et elle est subordonnée à des facteurs démographiques, économiques et sociologiques. Pour des impérialistes comme Balfour, ou pour des anti-impérialistes comme J. A. Hobson, l’Oriental, comme l’Africain, est un membre d’une race sujette, il n’est pas exclusivement l’habitant d’une certaine zone géographique. Ferdinand de Lesseps avait fait fondre l’identité géographique de l’Orient en entraînant (presque littéralement) l’Orient dans l’Occident, et finalement en dissipant la menace de l’islam. De nouvelles catégories, de nouvelles expériences vont émerger et, avec le temps, l’orientalisme s’y adaptera, mais non sans quelques difficultés. » (p. 110-111)


IV. Crise

Même si cela semble bizarre, il existe dans l’orientalisme une autorité textuelle beaucoup plus importante que l’autorité du réel. « C’est, semble-t-il, un défaut fort courant que de préférer l’autorité schématique d’un texte aux contacts humains directs, qui risquent d’être déconcertants. » (p. 112)

Sur cette attitude textuelle: « Deux situations favorisent l’attitude textuelle. L’une est celle qui se présente lorsqu’un être humain est mis au contact de quelque chose de relativement inconnu, de menaçant et qui, jusque-là, était loin de lui. […] Beaucoup de voyageurs disent qu’ils n’ont pas rencontré dans un pays nouveau pour eux ce qu’ils en attendaient: ils veulent dire par là que ce n’était pas ce qu’un livre avait dit que ce serait. […] La seconde circonstance qui favorise l’attitude textuelle est son succès apparent. Il n’est pas facile d’écarter un texte qui prétend contenir des connaissances sur quelque chose de réel. On lui attribue valeur d’expertise. L’autorité des savants, d’institutions et de gouvernements peut s’y ajouter, l’auréolant d’un prestige plus grand encore que ca garantie de succès pratique. Ce qui est plus grave, ce genre de textes peut créer, non seulement du savoir, mais aussi la réalité même qu’il paraît décrire. » (p. 112-113)

Le textes de ce genre sont constitués de ces unités d’information préexistantes déposées par Flaubert dans le catalogue des idées reçues.

Constat: « Une fois que nous commençons à penser à l’orientalisme comme àune espèce de projection de l’Occident sur l’Orient et de volonté de le gouverner, nous rencontrons peu de surprises. » (p. 114)

« Ce que je tente de montrer ici, c’est que la transition entre une appréhension, une formulation ou une définition purement et simplement textuelles et leur mise en pratique en Orient s’est produite, et que l’orientalisme a joué un grand rôle dans cette transition qui aboutit, à strictement parler, au monde à l’envers. Dans la mesure où il était question de travail strictement érudit de l’orientalisme (j’ai de la peine à comprendre l’idée de travail strictement érudit, désintéressé et abstrait: nous pouvons cependant l’admettre intellectuellement), celui-ci a beaucoup à son actif. » (p. 115)

« Cependant – il nous faut ici parler très clairement -, l’orientalisme a dominé l’Orient. En tant que système de pensée sur l’Orient, il s’est toujours élevé du détail spécifiquement humain au détail général « transhumain »; une observation sur un poète arabe du dixième siècle se multipliait d’elle-même pour devenir une politique envers (et à propos de) la mentalité orientale en Egypte, en Iraq, ou en Arabie. De même, un vers du Coran pouvait être considéré comme la meilleure preuve d’une sensualité musulmane indéracinable. L’orientalisme supposait un Orient immuable, absolument différent de l’Occident (les raisons pour cela changent d’époque en époque). Et l’orientalisme, sous la forme qu’il a prise après le dix-huitième siècle, n’a jamais pu se revoir et se corriger lui-même. » (p. 115)

« […] disons, plus prudemment, qu’il est très vraisemblable que les idées sur l’Orient fournies par l’orientalisme aient un usage politique; voilà une vérité grave, quoique extrêmement délicate. Elle soulève des questions à propos de la prédisposition à l’innocence ou à la culpabilité, à l’indifférence ou à la complicité des groupes de pression dans des domaines tels que les recherches sur les Noirs ou sur les femmes. Elle provoque nécessairement une conscience inquiète à propos des généralisations culturelles, raciales ou historiques, de leurs utilisations, leur valeur, leur degré d’objectivité et leur but profond. Plus que toute autre chose, les circonstances politiques et culturelles dans lesquelles a fleuri l’orientalisme occidental attirent l’attention sur la position abaissée de l’Orient et de l’Oriental en tant qu’objet d’étude. L’Orient orientalisé qu’a parfaitement défini Anouar Abdel Malek a-t-il pu être créé par une autre relation que la relation politique de maître à esclave? » (p. 115-116)

Presque sans exception, les orientalistes ont commencé leur carrière comme philologues.

Dès le départ, l’orientalisme a manifesté deux traits:

a) une conscience scientifique d’invention récente fondée sur l’importance linguistique de l’Orient pour l’Europe;

b) une propension, à diviser, subdiviser et rediviser ses thèmes sans jamais changer d’avis sur l’Orient, objet toujours pareil, invariable, uniforme et radicalement spécifique.

Friedrich Schlegel a appris son sanscrit à Paris.

« Pour une bonne part, le racisme contenu dans les critiques de Schlegel sur les Sémites et les autres Orientaux inférieurs était très courant dans la culture européenne. Mais nulle par ailleurs, sauf peut-être plus tard dans le cours du dix-neuvième siècle chez les anthropologues darwiniens et les phrénologues, il n’a été le fondement d’une matière scientifique comme cela a été le cas en linguistique comparée ou en philologie. La langue et la race semblaient inextricablement liées, et le « bon » Orient était invariablement une période classique placée quelque part dans une Inde depuis longtemps passée, tandis que le « mauvais » Orient traînait dans l’Asie d’aujourd’hui, dans des portions de l’Afrique du Nord, et l’islam partout. Les « Aryens » étaient confinés en Europe et dans l’Orient ancien; comme l’a montré Léon Poliakov (sans remarquer, cependant, que les « Sémites » n’étaient pas seulement les juifs, mais aussi bien les musulmans), le mythe aryen a dominé l’anthropologie historique et culturelle aux dépens des peuples « inférieurs ». » (p. 118)

La généalogie intellectuelle officielle de l’orientalisme comprend: Gobineau, Renan, Humboldf, Seinthal, Burnouf, Remusat, Palmer, Weil, Dozy, Muir. Des ouvrages de fiction et des récits de voyage reprennent les mêmes idées.

Le discours orientaliste a été repris par: Goethe, Hugo, Lamartine, Chateaubriand, Kinglake, Nerval, Flaubert, Lane, Burton, Walter Scott, Byron, Vigny, Disraeli, George Eliot, Gautier, Doughty, Barrès, Loti, T. E. Lawrence, Forster.
L’occupation par les Européens de la totalité du Proche-Orient a donné un support au discours orientaliste.

« [...] la catégorie générale fixe par avance pour un exemple spécifique le terrain limité sur lequel on opère: même si l’exception spécifique va très loin, même si un Oriental individuel peut dans une large mesure s’échapper hors des barrières placées autour de lui, il est premièrement un Oriental, deuxièmement un être humain et enfin à nouveau un Oriental. » (p. 121)

Image préconçue: « Un Oriental vit en Orient, il vit une vie de paresse orientale, dans un état de despotisme et de sensualité orientaux, imbu de fatalisme oriental. » (p. 122)

Pour les Européens, l’Orient devient un tableau vivant du bizarre.

« L’islam, par exemple, est typiquement orietnal pour les orientalistes de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième. Carl Becker démontre que, bien que l’« islam » (remarquez la grande généralité) ait hérité de la tradition hellénique, il n’a pu ni saisir ni utiliser la tradition humaniste grecque; bien plus, pour comprendre l’islam, il est surtout nécessaire de le considérer, non comme une religion « originale », mais comme une tentative orientale manquée pour employer la philosophie grecque, sans l’inspiration créatrice que nous trouvons dans l’Europe de la Renaissance. » (p. 123)

Pour l’orientaliste Louis Massignon, l’islam est le rejet systématique du christianisme. Son héros le plus grand n’est nis Muhammad ni Averroès, mais al-Hallaj, saint musulman crucifié pour avoir osé se donner pour l’incarnation même de l’islam.

« Pour juger de l’Orient, l’orientaliste moderne n’a pas une position à l’écart de lui, objective, comme il le croit et même le dit. Son détachement humain, dont la marque est une absence de sympathie recouverte de connaissance professionnelle, est lourdement grevé de toutes les attitudes, perspectives, humeurs orthodoxes de l’orientalisme que je décris. Son Orient n’est pas l’Orient tel qu’il est, mais l’Orient tel qu’il a été orientalisé. Un arc ininterrompu de savoir et de pouvoir connecte l’homme d’Etat européen ou occidental avec les orientalistes occidentaux; il forme la rampe de la scène qui contient l’Orient. A la fin de la Première Guerre mondiale, et l’Afrique et l’Orient formaient pour l’Occident moins un spectacle intellectuel qu’un terrain privilégié. Le domaine de l’orientalisme coïncidait exactement avec celui de l’empire, et c’est cete unaimité absolue entre les deux qui a provoqué la seule crise de l’histoire de la pensée et du comportement occidentaux concernant l’Orient. Et cette crise dure toujours. » (p. 124)

La carrière de H. A. R. Gibb illustre les deux approches possibles par lesquelles l’orientalisme a réagi à l’Orient moderne. Sa thèse: si l’islam est taré dès le départ du fait de ses infirmités permanentes, l’orientaliste s’opposera à toute tentative islamique de réformer l’islam parce que, d’après lui, la réforme est une trahison de l’islam.

« [...] appliquer la psychologie et le mécanisme des institutions politiques occidentales à des situations asiatiques, c’est du pur Walt Disney. En pratique, lorsque des Orientaux combattent l’occupation coloniale, vous devez dire (pour ne pas risquer un « disneyisme ») qu’ils n’ont jamais compris comme nous ce que signifie le self-government. Quand certains Orientaux s’opposent à la discrimination raciale tandis que d’autres la pratiquent, vous dites: « au fond, ce sont tous des Orientaux », et l’intérêt de classe, la situation politique, les facteurs économiques sont tout à fait hors de sujet. Ou alors, avec Bernard Lewis, vous dites que, si les Palestiniens arabes s’opposent à l’installation et à l’occupation de leurs terres par les Israéliens, ce n’est rien d’autre que « le retour de l’islam », ou, comme le décrit un orientaliste contemporain de renom, l’opposition islamique aux populations non islamiques, un principe de l’islam enraciné dans le septième siècle. L’histoire, la politique, l’économie ne comptent pas. L’islam est l’islam, l’Orient est l’Orient: remportez donc à Disneyland toutes vos idées sur la gauche et la droite, les révolutions et le changement. » (p. 127)

« Ainsi, alors que la tourmente révolutionnaire empoigne l’Orient islamique, des sociologues nous rappellent que les Arabes d’adonnent aux fonctions orales, tandis que des économistes – orientalistes recyclés – font remarquer que ni le capitalisme ni le socialisme n’est une étiquette adaptée à l’islam moderne. Alors que l’anticolonialisme balaie et même unifie le monde oriental tout entier, l’orientalisme condamne tout cela non seulement comme nocif, mais comme insultant pour les démocraties occidentales. Alors que le monde se pose des problèmes graves et d’une importance très générale, parmi lesquels le péril nucléaire, la rareté catastrophique des ressources, une exigence sans précédent pour l’égalité, la justice et l’équité économique entre les hommes, des caricatures populaires de l’Orient sont exploitées par des politiciens, qui ont pour source idéologique non seulement le technocrate à moitié instruit, mais encore l’orientaliste super-instruit. Les arabisants légendaires du Département d’Etat mettent en garde contre les plans que font les Arabes pour s’emparer du monde. Les Chinois perfides, les Indiens demi-nus et les musulmans passifs sont décrits comme des vautours qui se nourrissent de « nos » largesses et sont condamnés, quand « nous les perdons », au communisme, ou à leur instincts orientaux persistants: la différence n’est pas très significative.

Ces attitudes des orientalistes d’aujourd’hui inondent la presse et l’esprit public. On imagine les Arabes, par exemple, comme montés sur des chameaux, terroristes, comme des débauchés au nez crochu et vénaux dont la richesse imméritée est un affront pour la vraie civilisation. On suppose toujours, quoique de manière cachée, que, bien que les consommateurs occidentaux appartiennent à une minorité numérique, ils ont le droit soit de posséder soit de dépenser (ou l’un et l’autre) la plus grande partie des ressources mondiales. Pourquoi? Parce que, à la différence des Orientaux, ils sont de véritables êtres humains. Il n’existe pas de meilleur exemple, aujourd’hui, de ce que Anouar Abdel Malek appelle l’« hégémonisme des minorités possédantes » et de l’anthropocentrisme allié à l’européocentrisme: un Occidental qui appartient à la bourgeoisie croit que c’est sa prérogative humaine non seulement de gérer le monde non blanc, mais aussi de le posséder, justement parce que, par définition, « il » n’est pas tout à fait aussi humain que « nous ». On ne peut trouver d’exemple plus net de pensée déshumanisée.

D’une certaine manière, les limites de l’orientalisme sont, comme je l’ai déjà dit, celles qui apparaissent lorsqu’on reconnaît, réduit à l’essentiel, dénude l’humanité d’une autre culture, d’un autre peuple ou d’une autre région géographique. Mais l’orientalisme a fait un pas de plus: il considère l’Orient comme quelque chose dont l’existence non seulement se déploie pour l’Occident, mais aussi se fixe pour lui dans le temps et dans l’espace. Les succès descriptifs et textuels de l’orientalisme ont été si impressionnants que des périodes entières de l’histoire culturelle, politique et sociale de l’Orient ne sont considérées que comme des réactions à l’Occident. L’Occident est l’agent, l’Orient est le pacient. L’Occident est le spectateur, le juge et le jury de toutes les facettes du comportement oriental. » (p. 128-129)

« Quand les dogmes sur l’islam ne sont d’aucun service, pas même pour les docteurs Pangloss de l’orientalisme, on fait appel à un jargon de sciences humaines orientalisé, à des abstractions qui se vendent bien: élites, stabilité politique, modernisation, développement institutionnel, toutes marquées du sceau de la sagesse orientaliste. Pendant ce temps, un fossé qui va s’élargissant, et qui est de plus en plus dangereux, sépare l’Orient de l’Occident.

La crise actuelle met en scène, de manière dramatique, la disparité entre les textes et la réalité. Pourtant, dans cette étude sur l’orientalisme, je ne veux pas seulement mettre au jour les sources des conceptions de l’orientalisme, mais encore réfléchir sur son importance, car l’intellectuel, aujourd’hui, estime à juste titre que c’est fuir la réalité que d’ignorer une partie du monde dont il est évident qu’elle le touche de près. Les spécialistes des sciences humaines ont trop souvent confiné leur attention à des thèmes de recherche cloisonnés. Ils n’ont ni observé ni appris de disciplines telles que l’orientalisme, dont l’ambition constante est de maîtriser la totalité d’un monde, et non une partie de celui-ci, facile à délimiter: un auteur, une collection de textes. Cependant, en même temps que dans des compartiments académiques sécurisants du genre de l’« histoire », la « littérature » ou les « sciences humaines », et malgré ses aspirations débordantes, l’orientalisme est impliqué dans des circonstances mondiales et historiques qu’il a essayé de dissimuler derrière un scientisme souvent pompeux et des appels au rationalisme. L’intellectuel d’aujourd’hui peut apprendre de l’orientalisme comment, d’une part, soit limiter, soit élargir de maniere réaliste l’étendue des prétentions de sa discipline, et, de l’autre, voir le terrain humain (ce que Yeats appelait the foul rag-and-bone hip of the heart, « la chiffonnerie infecte de mon cœur ») dans lequel les textes, les points de vue, les méthodes et les disciplines prennent naissance, grandissent, se développent et dégénèrent. Etudier l’orientalisme, c’est aussi proposer des moyens intellectuels pour traiter les problèmes méthodologiques que l’histoire a fait sortir, pour ainsi dire, dans son sujet, l’Orient. » (p. 130-131)


2. L’orientalisme structuré et restructuré

I. Redessiner les frontières, redéfinir les problèmes, séculariser la religion


Gustave Flaubert est mort en 1880 avant d’avoir achever Bouvard et Pécuchet, encyclopédie comique en forme de roman sur la dégénérescence du savoir et l’inanité des efforts humains. Les personnages omonymes du roman parcourent toute la désillusion du dix-neuvième siècle par laquelle « les bourgeois conquérants » se retrouvent les victimes de leur propre incompétence et de leur propre médiocrité niveleuse.

Le premier thème du roman flaubertien est l’avenir de l’humanité. Pécuchet voit « l’avenir de l’Humanité en noir », tandis que Bouvard le voit « en beau ».

Le deuxième thème: « copier comme autrefois ». Effectivement, les deux commencent à transcrire sans critiquer d’un texte à un autre. Flaubert ressent comme l’idée de prédilection du dix-neuvième siècle: rebâtir le monde selon un projet imaginaire, accompagné quelquefois d’une technique scientifique spécialisée.

« Flaubert s’y moque de la joyeuse indifférence de la science envers la réalité, une science qui dissèque et fond des entités humaines comme si elles n’étaient que de la matière inerte. Mais la science dont il se moque n’est pas n’importe quelle science, c’est la science européenne pleine d’enthousiasme, messianique même, dont les victoires comportent des révolutions manquées, des guerres, l’oppression et un appétit incorrigible pour mettre à l’œuvre immédiatement, de manière donquichottesque, de grandes idées livresques. Ce que cette science ou ce savoir ne fait jamais entrer en compte, c’est sa mauvaise innocence crasse et désinvolte, et la résistance que lui oppose la réalité. » (p. 138)

L’orientalisme est, après tout, une discipline parmi les croyances séculières (et quasi religieuses) de la pensée européenne du dix-neuvième siècle. Au cours du dix-neuvième siècle se sont ajoutés et entrecroisés un certain nombre d’éléments nouveaux, qui laissent entrevoir la phase évangélique à venir.

Premier élément: l’Orient est en train de s’ouvrir bien au-delà des pays islamiques. Ce changement quantitatif était dû, dans une large mesure, au fait que les Européens exploraient sans cesse et toujours plus avant le reste du monde.

Deuxième élément: une attitude mieux informée vis-à-vis de l’autre et de l’exotique, encouragée non seulement par des voyageurs et des explorateurs, mais encore par des historiens pour lesquels l’expérience de l’Europe pouvait se comparer avec profit à celle de civilisations différentes, et plus anciennes.

Il y avait, chez certains penseurs, une tendance à dépasser l’étude comparée et ses vues d’ensemble judicieuses sur l’humanité, par une identification sympathique. Tel est le troisième élément qui, au dix-huitième siècle, prépare la voie de l’orientalisme moderne.

« Sensualité, promesse, terreur, sublime, plaisir idyllique, énergie intense: l’Orient, dans l’imaginaire orientaliste préromantique, prétechnique de l’Europe de la fin du dix-neuvième siècle, était en fait la qualité caméléonesque que désigne l’adjectif « oriental ». Mais cet Orient indéterminé allait être sérieusement amoindri par l’avènement de l’orientalisme universitaire. » (p. 141)

Quatrième élément qui prépare la voie aux structures orientalistes modernes: tout le mouvement de classification en types de la nature et de l’homme (Linné, Buffon).

« Les quatre éléments que je viens de décrire: l’expansion de l’Europe, la confrontation historique, la sympathie, la classification, sont les courants de la pensée du dix-huitième siècle dont la présence conditionne les structures spécifiques de l’orientalisme, intellectuelles et institutionnelles. Sans eux, comme nous allons le voir maintenant, il n’y aurait eu d’orientalisme. En outre, ces éléments ont eu pour effet de délivrer l’Orient en général, et l’islam en particulier, de l’exament étroitement religieux par lequel il avait jusque-là été étudié (et jugé) par l’Occident chrétien. Autrement dit, l’orientalisme moderne découle d’éléments sécularisants de la culture européenne du dix-huitième siècle. » (p. 142-143)

« L’orientaliste moderne est, à ses propres yeux, un héros qui sauve l’Orient de l’obscurité, de l’aliénation et de l’étrangeté qu’il a lui-même convénablement perçues. » (p. 144)

« Bref, ayant transporté l’Orient dans la modernité, l’orientaliste peut célébrer sa méthode et sa position comme celles d’un créateur séculier, d’un homme qui fait des mondes nouveaux comme Dieu autrefois a fait l’ancien. Pour ce qui est de perpétuer ces méthodes et ces positions au-delà de la durée de vie d’un orientaliste individuel, il y aura une tradition séculière de continuité, un ordre laïc de méthodologistes disciplinés dont la fraternité sera fondée, non sur un lignage par le sang, mais sur un discours commun, une praxis, une bibliothèque, un ensemble d’idées reçues, bref une doxologie commune à tous ceux qui entrent dans leurs rangs. » (p. 144-145)

Thèse de l’ouvrage: « Ma thèse est qu’on peut comprendre les aspects essentiels de la théorie et de la praxis orientalistes modernes (dont découle l’orientalisme d’aujourd’hui), non comme un accès soudain de savoir objectif sur l’Orient, mais comme un ensemble de structures héritées du passé, sécularisées, réaménagées et reformées par des disciplines telles que la philologie qui, à leur tour, ont été des susbstituts (ou des versions) du surnaturalisme chrétien. » (p. 145)


II. I. Silvestre de Sacy, Ernest Renan, Karl Marx: l’anthropologie rationnelle, le laboratoire de philologie et leurs répercussions
Antoine Isaac Silvestre de Sacy a reçu des leçons particulières d’arabe, de syriaque et de chaldéen, puis d’hébreu. Il fut, en 1796, le premier professeur d’arabe à l’Ecole des langues orientales vivantes.

« Il était un inaugurateur, il était conscient de l’être, et, ce qui touche de plus près notre thèse générale, il se comportait, dans ses écrits, comme un ecclésiastique sécularisé pour qui son Orient et ses étudiants étaient respectivement la doctrine et les paroissines. » (p. 148)

« Ces deux caractères: la présentation didactique pour les étudiants et l’intention avouée de répéter, par la révision et l’extrait, sont primordiaux. Les écrits de Silvestre de Sacy ont toujours le ton du discours parlé; sa prose est parsemée de pronoms à la première personne, avec des réserves personnelles, avec une présence rhétorique. Même dans ses écrits les plus abstrus – comme une note érudite sur la numismatique sassanide du trosième siècle -, on sent, plutôt qu’une plume qui écrit, une voix qui énonce. » (p. 148)

« Discours direct, utilité, effort, rationalité immédiate et bénéfique. Car Silvestre de Sacy croyait qu’on pouvait rendre toute chose claire et raisonnable, quelles que fussent la difficulté de la tâche et l’obscurité du sujet. Voici la sévérité de Bossuet, et l’humanisme abstrait de Leibniz, ainsi que le ton de Rousseau, tous réunis dans le même style. » (p. 149)

« Silvestre de Sacy a réussi à produire un domaine tout entier. En tant qu’Européen, il a pillé les archives orientales, et il a pu le faire sans quitter la France. Les textes qu’il a isoles, il les a alors rapportés; il les a « améliorés »; ensuite, il les a annotés, codifiés, arrangés et accompagnés de commentaires. Avec le temps, l’Orient par lui-même est devenu moins important que ce qu’en faisait l’orientaliste; ainsi, attirés par Silvestre de Sacy dans le lieu discursif clos d’un tableau pédagogique, l’Orient de l’orientaliste répugnait, par la suite, à émerger dans la réalité. » (p. 151)

« Ainsi, s’il est vrai que l’orientaliste est nécessaire parce qu’il pêche quelques joyaux utilisables dans les profondeurs du lointain Orient, et parce qu’on ne peut connaître l’Orient sans sa médiation, il est vrai aussi qu’il ne faut pas prendre dans leut entier les écrits orientaux. Telle est l’introduction de Silvestre de Sacy à sa théorie des fragments, un souci familier aux romantiques. » (p. 152)

Il est demandé à l’orientaliste de présenter l’Orient par une série de fragments représentatifs, fragments republiés, expliqués, annotés et entourés d’encore plus de fragments. Pour ce type de présentation, on a besoin d’un genre particulier: la chrestomathie.

Les anthologies de Silvestre de Sacy ont été très largement utilisées en Europe par plusieurs générations d’étudiants. Bien que leur contenu prétende être caractéristique, elles submergent et recouvrent la censure de l’Orient exercée par les orientalistes.

Avec le temps, le lecteur oublie les efforts faits par l’orientaliste, et prend la restructuration de l’Orient que signifie une chrestomathie pour l’Orient tout court. La structure objective (la désignation de l’Orient) et la restructure subjective (la représentation de l’Orient par l’orientaliste) deviennent interchangeables.

« La différence entre Silvestre de Sacy et Renan est celle qui existe entre l’inauguration et la continuité. Silvestre de Sacy est le créateur, dont l’œuvre représente l’émergence du domaine et son statut comme discipline scientifique du dix-neuvième siècle enracinée dans le romantisme révolutionnaire. Renan est issu de la deuxième génération de l’orientalisme: sa tâche a été de solidifier le discours officiel de l’orientalisme, de systématiser ses intuitions et d’établir ses institutions intellectuelles et administratives. Pour Silvestre de Sacy, ce sont ses efforts personnels qui ont lancé et vivifié le domaine et ses structures; pour Renan, c’est le fait d’avoir adapté l’orientalisme à la philologie, et l’un et l’autre à la culture savante de son époque, qui a perpétué les structures de l’orientalisme sur le plan intellectuel et qui les a rendues plus visibles. » (p. 154)

Venu à l’orientalisme à partir de la philologie, Renan est une figure que l’on doit saisir comme un type de praxis culturelle et intellectuelle, comme un style dans lequel s’expriment des affirmations orientalistes à l’intérieur de ce que Michel Foucault appellerait l’archive de son temps.

Dans l’Avenir de la science (écrit en 1848, mais publié en 1890 seulement), Renan écrit en soulignant: « Les fondateurs de l’esprit moderne sont les philologues ». « L’esprit moderne, dit-il dans la phrase précédente, c’est-à-dire le rationalisme, la critique, le libéralisme, a été fondé le même jour que la philologie. » Discipline comparative, « la philologie constitue aussi une des supériorités que les modernes peuvent à bon droit revendiquer sur les anciens ». « Les plus importantes révolutions de la pensée ont été amenées directement ou indirectement par des hommes qu’on doit appeler littérateurs ou philologues. » « Le rôle de la philologie dans la culture moderne », que Renan appelle une culture philologique, « est, de concert avec les sciences physiques, [...] de substituer aux imaginations fantastiques du rêve primitif les vues claires de l’âge scientifique ». Ainsi, « tout supernaturalisme recevra de la philologie le coup de grâce ».

Il y a un seul et grand problème: la philologie, de toutes les branches de la connaissance, celle dont il est le plus difficile de saisir le but et l’unité.

« Il faudrait donc caractériser Renan, non comme quelqu’un qui parle à propos de philologie, mais plutôt comme quelqu’un qui parle philologiquement avec toute la force d’un initié qui se sert du langage codé d’une science neuve et prestigieuse dont aucune des affirmations concernant le langage lui-même ne peut se construire directement ni naïvement. » (p. 158)

« L’héritage de ces philologues de la première génération a eu pour Renan la plus grande importance, plus grande même que l’œuvre de Silvestre de Sacy. Chaque fois qu’il a parlé de langue et de philologie, que ce soit au début, au milieu ou à la fin de sa longue carrière, il a répété les leçons de la philologie nouvelle, dont le pilier majeur est constitué par les dogmes antidynastiques et anticonus d’une pratique de la linguistique technique (par opposition à divine). Pour le linguiste, le langage ne peut être dépeint comme résultant d’une force qui émane unilatéralement de Dieu. Comme l’a écrit Coleridge, « le langage est l’arsenal de l’esprit humain; il contient en même temps les trophées de son passé et les armes de ses conquêtes futures ». L’idée d’une langue édénique première cède la place à la notion heuristique du protolangue (l’indo-européen, le sémitique), dont l’existence ne prête jamais à discussion, puisqu’on reconnaît qu’une langue de ce genre ne peut pas être retrouvée, mais seulement reconstituée par un processus philologique. S’il est une langue qui serve, encore une fois heuristiquement, de pierre de touche pour toutes les autres, c’est le sanscrit en tant que forme la plus ancienne de l’indo-européenne. La terminologie elle aussi s’est déplacée: il y a maintenant des familles de langues (analogie marquée avec les classifications des espèces et les classifications anatomiques), il y a une forme linguistique parfaite qui n’a besoin de correspondre à aucune langue « réelle », et il n’y a des langues originelles qu’en fonction du discours philologique, non de la nature. » (p. 161)

Ce que la génération de Renan – qui a fait ses classes entre 1835 et 1848 – a retenu de tout cet enthousiasme pour l’Orient, c’est que, pour le savant occidental s’occupant de langues, de cultures et de religions, l’Orient est une nécessité intellectuelle.

« La formule de Quinet était que l’Orient propose et que l’Occident dispose: « L’Asie a ses prophètes, l’Europe a ses docteurs » (le jeu de mots est voulu). De cette rencontre est né un nouveau dogme, ou un nouveau dieu, mais ce que veut dire Quinet, c’est que l’Est et l’Ouest remplissent tous deux leurs destinées et confirment leurs identités dans cette rencontre. L’attitude érudite, celle du savant occidental passant en revue, comme d’un point particulièrement bien choisi, l’Orient passif, embryonnaire, féminin et même muet et prostré, puis l’articulant pour lui faire livrer ses secrets par son autorité savante de philologue capable de décoder des langues secrètes et ésotériques – cette attitude persistera chez Renan. » (p. 162)

« [...] pour Renan, être un philologue signifiait se priver de toute relation quelle qu’elle soit avec le vieux dieu des chrétiens, en sorte qu’une doctrine nouvelle – probablement la science – se déploie librement dans un nouvel espace, pourrait-on dire. Renan va consacrer toute sa carrière à donner corps à ce progrès. » (p. 163)

« Quel affront subtil pour l’histoire « sainte » que de substituer un laboratoire philologique à l’intervention divine dans l’histoire, et de déclarer que l’intérêt de l’Orient pour nous, aujourd’hui, est simplement de servir de matériau à la recherche européenne. » (p. 163)

Le sémitique est l’étude scientifique vers laquelle Renan s’est tourné dès qu’il a perdu sa foi chrétienne.

« Chaque fois que Renan voulait dire quelque chose à propos des juifs ou des musulmans, par exemple, c’était en gardant toujours à l’esprit des critiques remarquablement dures sur les Sémites (critiques sans fondement, sauf dans la science telle qu’il la pratiquait). En outre, le sémitique de Renan avait pour objet de contribuer à la fois au développement de la linguistique indo-européenne et à la différenciation des orientalismes. Pour le premier, le sémitique était une forme dégradée, dégradée au sens moral et au sens biologique, tandis que pour la seconde, le sémitique était une – sinon la – forme stable de la décadence culturelle. Enfin, le sémitique était la première création de Renan, une fiction qu’il avait inventée dans le laboratoire de philologie pour satisfaire le sens qu’il avait de sa place et de sa mission publiques. Nous ne devons pas perdre de vue un instant que le sémitique était, pour le moi de Renan, le symbole de la domination de l’Europe (par conséquent la sienne) sur l’Orient et sur sa propre époque. » (p. 165-166)

« [...] par contraste avec les langues normales, le sémitique était compris comme un phénomène excentrique et quasi monstrueux en partie parce que des bibliothèques, des laboratoires et des musées pouvaient servir à l’exposer et à l’analyser. » (p. 166)

« Les linguistes et les anatomistes prétendent, les uns et les autres, qu’ils parlent de sujets qui ne sont pas directement accessibles ni observables dans la nature; un squelette et un dessin au trait détaillé d’un muscle, et les paradigmes constitués par les linguistes à partir d’un proto-sémitique ou d’un proto-indo-européen purement hypothéthiques, sont pareillement des produits du laboratoire et de la bibliothèque. Le texte d’un ouvrage de linguistique ou d’anatomie présente la même relation générale à la nature (ou à la réalité) qu’une vitrine de musée montrant un spécimen de mammifère ou d’organe. Ce qui est donné dans la page et dans la vitrine du musée est une exagération tronquée, comme beaucoup des morceaux choisis orientaux de Silvestre de Sacy, dont le but est d’exposer une relation entre la science (ou l’homme de science) et l’objet, non une relation entre l’objet et la nature. Lisez presque au hasard une page de Renan sur l’arabe, l’hébreu, l’araméen ou le proto-sémitique: vous lisez un acte de pouvoir par lequel l’autorité du philologue orientaliste fait sortir à volonté de la bibliothèque des exemples de discours humain, et les y remet entourés d’une suave prose européenne qui fait ressortir des défauts, des qualités, des barbarismes, des imperfections dans la langue, le peuple et la civilisation. Le ton et le temps de cette exposition sont presque uniformément donnés au présent actuel, de sorte que cela produit l’impression d’une démonstration pédagogique au cours de laquelle l’érudit-homme de science se tient devant nous sur l’estrade d’une salle de démonstration, pour y créer, y enfermer et y juger le matériau qu’il étudie. » (p. 167)

Pour Renan, le sémitique représente un phénomène de développement interrompu si on le compare avec les langues et les cultures indo-européennes qui sont parvenues à maturité, et même avec les autres langues orientales. Cependant, Renan soutient un paradoxe: même il nous encourage à voir les langues comme correspondant en quelque sorte aux « êtres vivants de la nature », il prouve partout ailleurs que ses langues orientales, les langues sémitiques, sont inorganiques, arrêtées, complètement ossifiées, incapables de se régénérer d’elle-mêmes. En d’autres termes, il prouve que le sémitique n’est pas une langue vivante, et que les Sémites ne sont pas des êtres vivants. En outre, la langue et la culture indo-éuropéennes sont vivantes à cause du laboratoire, et non malgré lui.

« En vérité, on peut bien dire que le laboratoire de philologie de Renan est le véritable lieu de son ethnocentrisme européen; mais ce qu’il faut souligner ici, c’est que le laboratoire de philologie n’a pas d’existence en dehors du discours, des écrits par lesquels il est constamment produit et ressenti. Ainsi, même la culture qu’il appelle organique et vivante, celle de l’Europe, est aussi une culture en cours de création dans le laboratoire et par la philologie. » (p. 170-171)

« Le style de Renan, sa carrière d’orientaliste et d’homme de lettres, le contexte du sens qu’il communique, son rapport particulièrement intime avec la culture générale et érudite de l’Europe de son époque (libérale, exclusiviste, impérieuse, antihumaine dans un sens très particulier), je les qualifierais de célibataires et de scientifiques. » (p. 171)

Les opinions de Renan sur les Sémites orientaux sont, naturellement, moins du domaine des préjugés populaires et de l’antisémitisme courant que de celui de la philologie orientale scientifique. En lisant Renan et Silvestre de Sacy, nous pouvons facilement observer comment les généralités culturelles se sont mises à prendre une armature d’énoncés scientifiques et une atmosphère d’étude rectificatrice. Comme beaucoup de spécialités universitaires à leurs débuts, l’orientalisme moderne tenait son sujet comme dans un étau qu’il faisait tout son possible pour perpétuer.

« [...] le comparatisme, dans l’étude de l’Orient et des Orientaux, est devenu synonyme de l’inégalité ontologique apparente entre l’Occident et l’Orient. » (p. 175)

« [...] Abraham était préfiguré par Brahma. Mais, presque sans exception, une surestimation de ce genre était suivie d’une réaction en sens inverse: l’Orient apparaissait tout à coup comme bien peu humain, hélas, antidémocratique, arriéré, barbare, etc. Une oscillation du pendule dans une direction causait une oscillation égale et opposée: l’Orient était sous-évalué. L’orientalisme, comme profession, a grandi sur ces oppositions, sur ces compensations et corrections fondées sur l’inégalité, idées qui étaient à la fois résultat et cause d’idées du même type dans la culture prise dans son ensemble. A vrai dire, on peut faire directement remonter le projet même de restriction et de restructuration associé à l’orientalisme à l’inégalité par laquelle la pauvreté (ou la richesse) relative de l’Orient sollicitait un traitement érudit, scientifique du genre de celui que l’on trouve dans des disciplines telles que la philologie, la biologie, l’histoire, l’anthropologie, la philosophie ou l’économie. » (p. 175)

Les livres de Muir: Life of Mahomet (1858-1861) et The Caliphate, Its Rise, Decline and Fall (1891), sont encore considérés comme des monuments d’érudition sérieuse, mais il a exposé son attitude vis-à-vis de son sujet avec franchise lorsqu’il a dit: « L’épée de Mahomet, et le Coran sont les ennemis les plus obstinés de la Civilisation, de la Liberté et de la Vérité que le monde ait jamais connus. » On peut trouver beaucoup d’idées semblables dans les œuvres d’Alfred Lyall.

L’Essai sur l’histoire des Arabes avant l’Islamisme, pendant l’époque de Mahomet (trois volumes, 1847-1848) de Caussin de Perceval est une étude toute à fait spécialisée tirant ses sources de documents fournis à l’intérieur du domaine par d’autres orientalistes ou de documents – comme les textes d’ibn Khaldun, auquel Caussin fait grande confiance – déposés dans des bibliothèques orientalistes en Europe. La thèse de Caussin est que Muhammad a fait des Arabes un peuple, l’islam étant essentiellement un instrument politique, pas du tout un instrument spirituel. Caussin s’efforce de mettre de la clarté dans une énorme masse de détails embrouillés. Ainsi, ce qui ressort de son étude de l’islam, c’est un portrait très détaillé, photographique, de Muhammad. Ni démon, ni prototype de Cagliostro, le Muhammad de Caussin est un homme adapté à une histoire de l’islam comme mouvement exclusivement politique, cristallisé par les innombrables citations qui le poussent vers le haut et, en quelque sorte, hors du texte.

Un Muhammad analogue à celui de Caussin est dépeint par Carlyle, un Muhammad obligé à servir une thèse qui néglige totalement les circonstances historiques et culturelles de l’époque et du pays du Prophète.

« [...] Caussin et Carlyle nous montrent l’un et l’autre que nous n’avons pas besoin d’avoir peur de l’Orient, tant les réalisations orientales sont loin de celles de l’Europe. Les perspectives des orientalistes et celles des non-orientalistes coïncident ici. » (p. 178)

« En tant que matériau d’étude et de réflexion, l’Orient prend toutes les marques d’une faiblesse intrinsèque. Il devient le sujet des caprices de diverses théories, qui l’utilisent comme illustration. » (p. 178)

« L’Orient est pris comme sujet de conversation commode dans les différents salons parisiens. La liste des références, les emprunts et des transformations qui touchent à l’idée de l’Orient est immense, mais, au fond, ce qu’accomplissent les premiers orientalistes et ce que les non-orientalistes d’Occident exploitent, c’est un modèle réduit de l’Orient, adapté à la culture régnante, dominante, et à ses exigences théoriques (et ses exigences pratiques qui viennent immédiatement après). » (p. 178)

« Le style de Marx nous oblige à affronter cette difficulté: concilier la répugnance que nous inspirent les souffrances subies par nos frères orientaux tandis que leur société est transformée par la violence, avec la nécessité historique de ces transformations. » (p. 178)

« [...] la sources des idées de Marx sur l’Orient. Elles sont romantiques et même messianiques: l’Orient est moins important comme matériau humain que comme élément d’un projet romantique de rédemption. Les analyses économiques de Marx rentrent parfaitement dans une entreprise orientaliste type, même si ses sentiments d’humanité, sa sympathie pour la misère du peuple sont clairement engagés. » (p. 179)

« Nous sommes immédiatement ramenés à comprendre que les orientalistes, comme beaucoup d’autres penseurs du début du dix-neuvième siècle, conçoivent l’humanité soit en termes de vastes collectivités, soit en généralités abstraites. Les orientalistes ne s’intéressent pas aux individus, ils ne sont pas capables d’en parler; au contraire prédominent les entités artificielles, qui ont peut-être leurs racines dans le populisme de Herder. Il y a des Orientaux, des Asiatiques, des Sémites, des musulmans, des Arabes, des juifs, des races, des mentalités et autres choses du même genre, certaines produites par des opérations savantes du type de celles qu’on trouve dans l’œuvre de Renan. De même, l’antique distinction entre « l’Europe » et « l’Asie », ou entre « l’Occident » et « l’Orient », rassemble derrière des étiquettes très larges toutes les variétés possibles de la pluralité humaine, la réduisant au cours de ce processus en une ou deux abstractions collectives finales. Marx ne fait pas exception. Il est plus facile pour lui d’utiliser l’Orient collectif pour illustrer une théorie que des identités humaines existentielles. Car, entre l’Orient et l’Occident, comme par enchantement, seule importe, ou existe, la vaste collectivité anonyme. Aucun autre type de relation n’était disponible, même pour un rôle secondaire. » (p. 180)

« Dans la première partie de ce livre, j’ai essayé de montrer comment cette mainmise a eu une histoire culturelle générale en Europe depuis l’Antiquité; dans cette partie, je veux montrer comment se sont créées au dix-neuvième siècle une terminologie et une pratique modernes et spécialisées, dont l’existence a dominé le discours sur l’Orient, qu’il ait été tenu par des orientalistes ou des non-orientalistes. Silvestre de Sacy et Renan nous donnent des exemples de la manière dont l’orientalisme fabriquait, pour l’un un corpus de textes, et pour l’autre un processus enraciné dans la philosophie, par lesquels l’Orient a pris une identité discursive qui l’a rendu inégal à l’Occident. En prenant avec Marx le cas d’un non-orientaliste dont les engagements humains ont d’abord été dissous, puis usurpés par des généralisations orientalistes, nous voyons qu’il nous faut prendre en compte le processus de consolidation lexicographique et institutionnelle particulier à l’orientalisme. » (p. 181)

Silvestre de Sacy et Rena représentent un orientalisme totalement livresque, puisque ni l’un ni l’autre ne prétendent à aucune compétence particulière en ce qui concerne l’Orient in situ.


III. Pèlerins et pèlerinages, anglais et français

« Le fait d’être un Européen en Orient implique toujours que l’on ait conscience d’être distinct de son entourage, et d’être avec lui dans un rapport d’inégalité. » (p. 184)

L’ouvrage classique de Lane, An Account of the Manners and Customs of the Modern Egyptians (1836), est le résultat conscient d’une série de travaux et de deux séjours de l’auteur en Egypte (1825-1828 et 1833-1835). Lane a essayé de donner l’impression que son étude était une description immédiate et directe, sans ornement et neutre, alors qu’en réalité elle est le produit d’une considérable travail de rédaction (l’ouvrage qu’il a écrit n’est pas celui qu’il a finalement publié) et aussi de toute une série d’efforts très particuliers.

« L’orientaliste peut imiter l’Orient sans que la réciproque soit vraie. Ce qu’il dit de l’Orient doit donc se comprendre comme une description dans un échange à sens unique: tandis qu’ils parlent et agissent, lui observe et prend note. Son pouvoir consiste à avoir existé au milieu d’eux comme un locuteur indigène, pourrait-on dire, et aussi comme un écrivain secret. Et ce qu’il écrit est destiné à être un savoir utile non pour eux, mais pour l’Europe et ses différentes institutions de diffusion. Car il y a une chose que la prose de Lane ne nous laisse jamais oublier: que le moi, le pronom de la première personne qui se déplace en Egypte à travers les coutumes, les rituels, les fêtes, l’enfance, l’âge adulte et les rites funéraires, est, en réalité, à la fois un déguisement oriental et un procédé orientaliste destiné à capter et transmettre des informations de valeur, qui ne seraient pas accessibles autrement. Comme narrateur, Lane est à la fois objet montré et montreur, il gagne de deux côtés du même coup, faisant preuve de deux sortes d’appétit: un appétit oriental qui le pousse à nouer des camaraderies (du moins à ce qu’il semble), et un appétit occidental pour acquérir des connaissances utiles et qui fassent autorité. » (p. 187)

« Lane gagne donc en crédibilité et en légitimité érudites de deux manières pressantes. Premièrement, en interférant dans le cours narratif de la vie humaine: c’est pour cela qu’il entre dans ce détail colossal, dans lequel l’intelligence observatrice d’un étranger peut introduire, puis monter, une masse d’informations. Lane ouvre le ventre aux Egyptiens pour montrer leurs entrailles, pour ainsi dire, puis les recoud en les admonestant. Deuxièmement, par son refus de participer à la création de la vie égypto-orientale: c’est pour cela qu’il domine ses appétits animaux, dans l’intérêt de la diffusion de l’information, non pas en Egypte et pour l’Egypte, mais dans la science européenne au sens large et pour elle. La grande renommée de lane dans les annales de l’orientalisme vient de ce qu’il a réussi à la fois à imposer une volonté érudite désordonnée et à se déplacer délibérément de sa résidence à la scène de sa réputation de savant. Un savoir utile comme le sien ne pouvait avoir été acquis, formulé et diffusé que par des refus de cet ordre. » (p. 190-191)

« D’une part, l’orientalisme a acquis l’Orient aussi littéralement et largement que possible; de l’autre, il a domestiqué ce savoir pour l’Occident en le filtrant au travers de ses codes régulateurs, ses classifications, ses cas d’espèce, ses revues périodiques, ses dictionnaires, ses grammaires, ses commentaires, ses éditions, ses traditions, qui, tous ensemble, forment un simulacre de l’Orient et le reproduisent matériellement en Occident, pour l’Occident. Bref, l’Orient allait être converti du témoignage personnel, quelquefois mensonger, de voyageurs et de résidents intrépides en des définitions impersonnelles par toute une armée de travailleurs scientifiques. Il allait être converti de l’expérience consécutive à une recherche individuelle en une sorte de musée imaginaire sans murs, où tout ce qui avait été recueilli des vastes espaces et des différences immenses de la culture orientale allait devenir oriental de manière définitive. Il sera reconverti, restructuré en partant du ballot de fragments rapportés pièce à pièce par des explorateurs, des expéditions, des commissions, des armées, des marchands dans un sens orientaliste lexicographique, bibliographique, mis en départements et textualisé. Vers le milieu du dix-neuvième siècle, l’Orient était devenu une carrière, selon l’expression de Disraeli, dans laquelle on pouvait refaire et restituer non seulement l’Orient, mais aussi soi-même. » (p. 192-193)

« Chaque pèlerin voit les choses à sa manière, mais il y a des limites à l’utilité d’un pèlerinage, à la forme qu’il peut prendre, aux vérités qu’il révèle. Tous les pèlerinages en Orient passaient ou avaient à passer par les pays bibliques; la plupart d’entre eux étaient, en fait, des tentatives soit pour revivre, soit pour libérer du vaste Orient incroyablement fécond une portion de la réalité judéo-chrétienne / gréco-romaine. Pour ces pèlerins, l’Orient des savants orientalistes était un gant à relever, exactement comme la Bible, les croisades, l’islam, Napoléon et Alexandre étaient des prédécesseurs redoutables avec lesquels il fallait compter. Non seulement un Orient appris inhibe les rêveries et les fantasmes personnels du pèlerin; son antécédence même met des barrières entre les voyageurs d’aujourd’hui et ce qu’il écrit, à moins que, comme pour Nerval et Flaubert dans leur manière d’utiliser lane, le travail orientaliste ne soit détaché de la bibliothèque et pris dans le projet esthétique. » (p. 195)

Le voyageur de langue française diffère du voyageur de langue française. Pour le premier, l’Orient, c’était l’Inde, qui était une possession britannique. Traverser le Proche-Orient, c’était donc faire une étape sur le chemin d’une des principales colonies de l’Empire.

Le pèlerin français, au contraire, était rempli d’un sentiment aigu de perte. Il arrivait sur des lieux où la France, à la différence de l’Angleterre, n’était pas une présence souveraine. La Méditérranée se faisait l’écho des défaites françaises, des croisades à Napoléon. Ce qui allait être connu comme « la mission civilisatrice » de la France commençait, au dix-neuvième siècle, par n’être qu’une présence politique de deuxième rang, après la Grande-Bretagne.

Volney et Bonaparte étaient à la recherche d’une réalité scientifique; les pèlerins français du dix-neuvième siècle, eux, étaient à la recherche d’une réalité exotique, certes, mais spécialement séduisante.

Pour un être aussi précieux que Chateaubriand, l’Orient était une toile abîmée attendant ses efforts de restauration. On retrouve très souvent dans les écrits européens le thème de l’Europe qui enseigne à l’Orient ce qu’est la liberté.

« Dès 1810, nous avons un Européen qui parle comme le fera Cromer en 1910, soutenant que les Orientaux ont besoin de conquête, sans trouver paradoxal qu’une conquête occidentale de l’Orient ne soit pas une conquête, après tout, mais la liberté. Chateaubriand exprime cette idée dans les termes romantiques d’une mission chrétienne destinée à faire revivre un monde défunt, à raviver en lui le sentiment de ses propres potentialités, que seul un Européen est capable de discerner sous une surface sans vie et dégénérée. Pour le voyageur, cela veut dire qu’il doit utiliser l’Ancien Testament et les Evangiles comme guides en Palestine, ce n’est qu’ainsi qu’il pourra aller au-delà de la dégénérescence apparente de l’Orient d’aujourd’hui. » (p. 199-200)

« Même si tous les voyageurs en Orient qui ont suivi Chateaubriand et Lane ont tenu compte des œuvres de ceux-ci (dans certains cas, au point même de les copier mot pour mot), leur héritage incarne le sort de l’orientalisme et les options auxquelles il est limité. Ou bien ce que l’on écrit est de la science comme pour Lane, ou bien c’est une expression personnelle comme pour Chateaubriand. Ce qui fait problème pour le premier, c’est qu’il croit, avec une confiance impersonnelle d’Occidental, que des descriptions de phénomènes collectifs généraux sont possibles, et qu’il a tendance à fabriquer des réalités plutôt à partir de ses propres observations qu’à partir de l’Orient. Quant à l’expression personnelle c’est qu’elle se retire inévitablement sur une position qui met l’Orient sur le même plan qu’une fantaisie privée, même si cette fantaisie est, du point de vue esthétique, d’un niveau vraiment très élevé. Dans les deux cas, évidemment, l’orientalisme exerce une forte influence sur la manière dont l’Orient est décrit et caractérisé. Mais cette influence a toujours empêché, de nos jours encore, que l’on ait un certain sentiment de l’Orient qui ne soit ni d’une généralité impossible ni imperturbablement privé. Il est vain de chercher dans l’orientalisme un sens vivant de la réalité humaine ou même sociale d’un Oriental: un habitant contemporain du monde moderne.
Cette omission est due en grande partie à l’influence des deux options que j’ai décrites, celle de Lane et celle de Chateaubriand, l’anglaise et la française. Le développement du savoir, en particulier du savoir spécialisé, est un processus très lent. Loin d’être seulement additif ou spéculatif, c’est un processus d’accumulation, de déplacement, de destruction, de réarrangement et d’insistance sélectifs à l’intérieur de ce qu’on a appelé un consensus de recherche. La légitimité d’un savoir tel que l’orientalisme a été contenue pendant le dix-neuvième siècle, non par l’autorité religieuse, comme cela avait été le cas avant les Lumières, mais par ce que nous pouvons appeler la citation restauratrice de l’autorité antécédente. A commencer par Silvestre de Sacy, l’attitude du savant orientaliste est celle d’un homme de science qui parcourt une série de fragments que, par la suite, il édite et arrange à la manière d’un restaurateur de dessins anciens qui peut en réunir une série pour donner l’image cumulative qu’ils représentent leurs confrères orientalistes en les citant de cette manière. Burton, par exemple, va s’occuper indirectement des Mille et Une Nuits ou de l’Egypte, à travers l’œuvre de Lane, en citant son prédécesseur, en le mettant au défi même s’il lui accorde une grande autorité. Le propre voyage de Nerval en Orient suit les traces de celui de Lamartine et ce dernier, celui de Chateaubriand.
Bref, comme forme de savoir en cours de développement, l’orientalisme a principalement recours, pour se nourrir, à des citations d’érudits précédents. Même quand il rencontre de nouveaux matériaux, l’orientaliste les juge en empruntant à ses prédécesseurs (comme le font si souvent les érudits) leurs perspectives, leurs idéologies et leurs thèses directrices. D’une manière assez stricte, donc, les orientalistes qui ont suivi Silvestre de Sacy et Lane ont récrit Silvestre de Sacy et Lane; après Chateaubriand, des pèlerins l’ont récrit. De ces réécritures complexes, les réalités de l’Orient moderne sont systématiquement exclues, tout spécialement lorsque des pèlerins de talent comme Nerval et Flaubert préfèrent les descriptions de Lane à ce que leurs yeux et leur intelligence leur font voir immédiatement. » (p. 203-204)

Lamartine est un paquet d’idées préconçues, de sympathies, de préventions: il hait les Romains et Carthage, et aime les Juifs, les Egyptiens et les hindous, dont il prétend devenir le Dante.

« Dans toutes les visions de l’Orient fabriquées par l’orientalisme, il n’y a littéralement aucune assimilation aussi totale que celle-ci. Pour Lamartine, un pèlerinage en Orient a mis en cause, non seulement la pénétration de l’Orient par une conscience impérieuse, mais aussi l’élimination virtuelle de cette conscience comme résultat de son accession à une sorte de contrôle impersonnel et continental sur l’Orient. La véritable identité de l’Orient se décompose en une série de fragments consécutifs, les observations pleines de réminiscences de Lamartine, qui vont être par la suite recueillies et rassemblées de façon à donner naissance à un rêve napoléonien réaffirmé d’hégémonie mondiale. Alors que l’identité humaine de Lane disparaissait dans la grille scientifique de ses classifications de l’Egypte, la conscience de Lamartine transgresse complètement ses limites normales. Ce faisant, il ne répète le voyage de Chateaubriand et ses visions que pour se déplacer au-delà, dans la sphère de l’abstraction de Shelley et de Napoléon par laquelle mondes et populations sont brassés comme autant de cartes sur une table. Ce qui reste de l’Orient dans la prose de Lamartine n’est pas bien substantiel. La réalité géopolitique a été recouverte par les plans qu’il a faits pour elle; les sites qu’il a visités, les gens qu’il a rencontrés, les expériences qu’il a eues sont réduits à quelques rares échos dans ses pompeuses généralisations. Les dernières traces de particularités ont été éliminées du « résumé politique » par lequel se conclut le Voyage en Orient. » (p. 207)

« L’importance exceptionnelle de Nerval et de Flaubert, pour une étude de l’esprit orientaliste du dix-neuvième siècle comme la nôtre, vient de ce qu’ils ont produit une œuvre qui est fonction de la forme d’orientalisme dont nous avons parlé jusqu’ici, sans en faire partie. » (p. 208)

Nerval utilise paresseusement de larges échantillons de Lane, qu’il incorpore sans mot dire, comme si c’était sa propre description de l’Orient.

Les notes de voyage et les lettres de Flaubert révèlent un homme qui rapporte scrupuleusement les événements, les personnes, les paysages, qui fait ses délices de leurs « bizarreries » sanas jamais essayer de réduire les incongruités qu’il voit devant lui.

« [...] la perspective orientale de Flaubert a sa racine dans la recherche, en direction de l’es et du sud, d’une “alternative visionnaire” qui “voulair dire des couleurs splendides, contrastant avec la grisaille du paysage des provinces françaises. Elle voulait dire un spectacle passionnant au lieu d’une routine monotone, l’éternel mystérieux à la place du trop familier”. Mais, quand il a effectivement parcouru l’Orient, celui-ci lui a donné une impression de décrépitude, de sénescence. L’orientalisme de Flaubert, tout comme les autres orientalismes, est donc imprégné de l’esprit de résurrection: il doit ramener l’Orient à la vie, il doit le restituer à lui-même et à ses lecteurs, et c’est son expérience de l’Orient dans ses livres et sur les lieux, et sa langue pour la dire, qui feront l’affaire. » (p. 213)

Dans le tissu de toutes les expériences orientales de Flaubert, qu’elles l’aient ému ou déçu, se trouvent presque constamment associés l’Orient et le sexe. Flaubert, en faisant cette association, ne donnait pas le premier exemple, ni le plus exagéré, d’un motif remarquablement persistant dans les attitudes de l’Occident à l’égard de l’Orient. Et, par lui-même, ce motif est singulièrement invariable, même si le génie de Flaubert a fait plus que tout autre pour lui conférer la dignité de l’art. Pourquoi l’Orient semble-t-il suggérer, non seulement la fécondité, mais la promesse (et la menace) du sexe, une sensualité infatigable, un désir illimité, de profondes énergies génératrices?

« Mieux que la majeure partie des romanciers, Flaubert sait ce qu’est le savoir organisé, ses produits et ses résultats; ces produits sont évidents dans les ésaventures de Bouvard et Pécuchet, mais ils auraient été apparents avec autant de comique dans des domaines tels que l’orientalisme, dont les attitudes textuelles appartiennent au monde des “idées reçues”. On peut donc soit contruire le monde avec verve et avec style, soit le copier inlassablement en suivant des règles académiques impersonnelles. Dans un cas comme dans l’autre, en ce qui concerne l’Orient, on reconnaît avec franchise que c’est un monde situé ailleurs, en dehors des attachements, des sentiments et des valeurs ordinaires de notre monde, en Occident. » (p. 218)

Sur Eothen (1844), de Kinglake: « L’ouvrage de Kinglake, qui ne mérite ni sa célébrité ni son succès populaire, est un catalogue pathétique d’ethnocentrismes pompeux et de récits lassants et sans queue ni tête sur l’Orient des Anglais. Le dessein apparent de ce livre est de prouver que voyager en Orient a de l’importance pour “modeler votre caractère - c’est-à-dire votre identité même », mais, en réalité, cela ne tend guère qu’à solidifier “votre” antisémitisme, “votre” xénophobie et “vos” préjugés racistes “à tout faire”. » (p. 222) De même que Lamartine avant lui, Kinglake confond confortablement la conscience de sa supériorité et celle de son pays, avec cette différence que, dans le cas des Anglais, son gouvernement est plus près de s’installer dans le reste de l’Orient que ne l’était la France.

« Malgré toute son individualité fanfaronne, Kinglake exprime une volonté publique et nationale sur l’Orient; son moi est l’instrument de l’expression de cette volonté, il ne la maîtrise pas du tout. Rien ne montre dans ce qu’il écrit qu’il ait fait des efforts pour créer une opinion neuve sur l’Orient; il n’était pas fait pour cela, ni par son savoir, ni par sa personnalité, et c’est sur ce point qu’il diffère de Richard Burton. En tant que voyageur, Burton était un véritable aventurier, en tant que savant, il pouvait traiter en égal avec n’importe lequel des orientalistes universitaires d’Europe; son caractère le faisait prendre conscience de la nécessité de se battre avec les enseignants en uniforme qui dirigaient la science européenne avec une telle précision anonyme et une telle fermeté scientifique. Tout ce qu’a écrit Burton témoigne de cette combativité; il montre rarement un dédain plus candide pour ses adversaires que dans la préface à la traduction des Mille et Une Nuits. On dirait qu’il a pris un plaisir enfantin à démontrer qu’il en savait plus que pour tous les érudits professionnels, qu’il a recueilli bien plus de détails qu’eux, qu’il peut traiter les matériaux avec plus d’esprit, de tact et de fraîcheur. » (p. 223)

Burton, Personal Narrative of a Pilgrimage to Al-Madinah and Meccah, (1855-1856)
Assad fait remarquer très justement que Burton est un impérialiste, malgré toute la sympathie avec laquelle il s’associe aux Arabesl mais ce qui nous concerne plus, c’est que Burton se considère lui-même à la fois comme un rebelle contre l’autorité (d’où son identification avec l’Est, lieu où l’on est dégagé de l’autorité morale victorienne) et comme un agent potentiel des autorités en Orient. L’intérêt principal réside ici dans la manière dont coexistent pour lui ces deux rôles antagonistes.

« En tant que voyageur en quête d’aventures, Burton s’est conçu comme partageant la vie des gens dans le pays desquels il vivait. Il a été capable, beaucoup mieux que T. E. Lawrence, de devenir un Oriental; non seulement il parlait parfaitement la langue, mais il a pu pénétrer jusqu’au cœur de l’islam et, déguisé en médecin musulman indien, faire le pèlerinage de La Mecque. Mais la caractéristique la plus extraordinaire de Burton est, je crois, qu’il avait une compréhension vraiment exceptionnelle du degré auquel la vie des hommes en société est régie par des règles et des codes. Toute sa vaste connaissance sur l’Orient, qui est présente ici et là dans chacune des pages qu’il a écrites, révèles qu’il sait que l’Orient en général l’Islam en particulier sont des systèmes d’informations, de comportement, de croyance, que d’être un Oriental ou un musulman consiste à savoir certaines choses d’une certaine manière et que ces choses sont évidemment soumises à l’histoire, à la géographie et au développement de la société dans des conditions spécifiques. C’est ainsi que les récits qu’il fait de ses voyages en Orient le montrent conscient de ces choses, et capable de diriger la route de sa narration à travers elles: seul quelqu’un connaissant aussi bien l’arabe et l’islam que Burton pouvait aller aussi lui que lui en devenant effectivement un pèlerin à La Mecque et à Médine. Ce que nous lisons dans sa prose est donc l’histoire d’une conscience qui se fait son chemin au travers d’une culture étrangère, parce qu’il a réussi à absorber ses systèmes d’information et de comportement. La liberté de Burton tient à ce qu’il s’est suffisamment débarrassé de ses origines européennes pour être capable de vivre comme un Oriental. Chacune européenne pour être capable de vivre comme un Oriental. Chacune des scènes du Pèlerinage le montre surmontant les obstacles qui se présentent à lui, un étranger, dans un pays inconnu. Il a pu le faire parce qu’il avait une connaissance suffisante d’une société autre.

Plus que tout autre écrivain, Burton émet des généralisations sur l’Oriental – par exemple, là où il parle de la notion de Kayf pour les Arabes, et là où il expose comment l’éducation est adaptée à l’esprit oriental (des pages qui sont clairement écrites pour réfuter l’assertion simpliste de Macaulay) – qui résultent de la connaissance de l’Orient qu’il a acquise en y vivant, en le voyant de ses propres yeux, en essayant honnêtement de considérer la vie orientale du point de vue d’une personne qui s’y trouve plongée. Il y a, cependant, un autre sentiment qui émane de la prose de Burton, celui de l’affirmation de soi et de la domination sur toutes les complexités de la vie orientale. Il a rédigé chacune de ses notes infrapaginales, que ce soit dans le Pèlerinage ou dans sa traduction des Mille et Une Nuits (c’est vrai aussi de l’Essai final de cette traduction), pour témoigner de sa victoire sur le système quelque peu scandaleux de la science orientale, un système dont il a réussi par lui-même à se rendre maître. » (p. 224-225)

Les deux voix de Burton qui se confondent en une seule présagent l’œuvre des orientalistes-et-agents de l’Empire comme T. E. Lawrence, Edward Henry Palmer, D. G. Hogarth, Gertrude Bell, Ronald Storrs, Saint John Philby et William Gifford Palgrave, pour ne nommer que quelques écrivains anglais. Burton travaille dans la double intention d’utiliser son séjour en Orient pour faire des observations scientifiques et, non sans peine, de sacrifier son individualité à cette fin. La seconde de ces deux intentions le conduit inévitablement à se soumettre à la première parce que, comme cela deviendra de plus en plus évident, il est un Européen qui se rend compte que le type de connaissance de la société orientale qu’il possède n’est possible que pour un Européen qui conçoit la société comme une collection de règles et de pratiques. Autrement dit, pour être un Européen en Orient, et pour l’être intelligemment, on doit voir et connaître l’Orient comme un domaine dominé par l’Europe. L’orientalisme, qui est le système de la science européenne ou occidentale de l’Orient, devient ainsi synonyme de la domination européenne sur l’Orient, et celle-ci est effectivement plus forte même que les originalités du style de Burton.

« Les premiers orientalistes comme Renan, Silvestre de Sacy et Lane avaient pour rôle de fournir à leur œuvre et à l’Orient tout ensemble une “mise en scène”; les orientalistes suivrnts, par l’étude savante ou l’imagination, se sont emparés fermement de la scène. Plus tard encore, comme cette scène avait besoin de direction, il est devenu clair que les institutions et les gouvernements étaient à ce jeu meilleurs que les personnes. Tel est le legs de l’orientalisme du dix-neuvième siècle, dans le vingtième a été l’héritier. » (p. 227)

En Xxème siècle: « […] l’orientalisme a été totalement formalisé en une copie de lui-même produite de façon répétitive. » (p. 227)


3. L’orientalisme aujourd’hui

I. Orientalisme latent et orientalisme manifeste


Les hypothèses de travail de Saïd sont:

a) les domaines scientifiques, tout autant que les œuvres de l’artiste, même le plus original, subissent des contraintes et des pressions de la part de la société, des traditions culturelles, des circonstances extérieures et des influences stabilisatrices: écoles, bibliothèques, gouvernements;

b) les écrits, qu’ils soient érudits ou de fiction, ne sont jamais libres, mais sont limités dans leur jeu d’images, leurs présupposés et leurs intentions;

c) les progrès faits par une « science » comme l’orientalisme sous sa forme universitaire sont moins objectivement vrais que nous n’aimons souvent à le croire.

« Bref, j’ai tenté jusqu’ici, dans mon travail, de décrire l’économie qui fait de l’orientalisme une discipline cohérente, même en admettant que, comme idée, comme concept ou comme image, le mot Orient a une grande résonance culturelle en Occident. » (p. 232)

« Nous supposons de manière générale que la science et l’érudition avance; qu’elles se perfectionnent, avec le temps qui passe et les informations qui s’accumulent, les méthodes qui deviennent plus raffinées et les générations de savants qui s’améliorent l’une après l’autre. En outre, nous cultivons une mythologie de la création: nous croyons que le génie artistique, un talent original ou un intellect puissant peut franchir d’un bond les limites de sa propre époque pour proposer au monde une œuvre nouvelle. Il y a une part de vérité dans les idées comme celles-ci, on ne peut le nier. Néanmoins, les possibilités de travail qui se présentent dans la culture à un esprit original ne sont jamais illimités; il est vrai aussi qu’un grand talent a un respect très sain pour ce que les autres ont fait avant lui et ce que son domaine renferme déjà. L’œuvre de ceux qui l’ont précédé, la vie institutionnelle d’un domaine scientifique, la nature collective de toute entreprise savante: tout cela, sans parler de la situation économique et sociale, a tendance à limiter la portée de la production personnelle du savant. Un domaine comme l’orientalisme a une identité cumulative et collective, une identité qui est particulièrement forte étant donné qu’il est associé avec la science traditionnelle (les classiques, la Bible, la philologie), les institutions publiques (gouvernements, compagnies commerciales, sociétés géographiques, universités) et des écrits déterminés par leur genre (récits de voyages, d’exploration, fictions, descriptions exotiques). Cela a donné une sorte de consensus: certaines choses, certains types d’affirmations, certains types d’ouvrages ont paru corrects pour l’orientaliste. Il a bâti son travail et sa recherche sur eux, et ils ont, à leur tour, exercé une forte pression sur de nouveaux écrivains et de nouveaux savants. On peut ainsi considérer l’orientalisme comme une espèce d’écriture, de vision et d’études réglées (ou orientalisées), dominées par des impératifs, des perspectives et des partis pris idéologiques ostensiblement adaptés à l’Orient. On enseigne l’Orient, on fait des recherches sur lui, on l’administre et on se prononce à son sujet de certaines manières bien définies. » (p. 232-233)

« L’Orient tel qu’il apparaît dans l’orientalisme est donc un système de représentations encadré par toute une série de forces qui l’ont amené dans la science de l’Occident, dans la conscience de l’Occident et, plus tard, dans l’empire de l’Occident. Si cette définition de l’orientalisme semble plutôt politique, c’est simplement parce que, selon moi, l’orientalisme lui-même était le produit de cetaines forces et de certaines activités politiques. L’orientalisme est une école d’interprétation dont le matériau se trouve être l’Orient, sa civilisation, ses peuples et ses lieux. » (p. 233)

« Ce que je prétends, c’est que l’orientalisme est fondamentalement une doctrine politique imposée à l’Orient parce que celui-ci était plus faible que l’Occident, qui supprime la différence en la fondant dans sa faiblesse. » (p. 234)

« La seule présence d’un “domaine” comme l’orientalisme, sans équivalent en Orient, suggère quelle est la force relative de l’Orient et de l’Occident. » (p. 234)

« La distinction que je suis en train de faire se place vraiment entre une positivité presque inconsciente (et certainement intouchable), que j’appellerai l’orientalisme latent, et les différentes affirmations sur la société, les langues, les littératures, l’histoire, la sociologie, etc., de l’Orient, que j’appelerai l’orientalisme manifeste. » (p. 236)

Les orientalistes ont pris soin de conserver « le caractère distinct de l’Orient, son originalité, son retard, son indifférence muette, sa pénétrabilité féminine, sa malléabilité indolente » (p. 236)

Des thèses sur le retard, la dégénérescence de l’Orient et son inégalité avec l’Occident s’associaient extrêmement facilement, au début du dix-neuvième siècle, avec les idées sur les fondements biologiques de l’inégalité des races.

« […] arriérés, dégénérés, non civilisés, retardés, les Orientaux étaient vus dans un cadre construit à partir de déterminisme biologique et de remontrance moralo-politique. L’Oriental était ainsi relié aux éléments de la société occidentale (les délinquants, les fous, les femmes, les pauvres) qui avaient en commun une identité qu’on peut décrire comme lamentablement autre. Les Orientaux étaient rarement vus ou regardés; ils étaient percés à jour, analysés non comme des citoyens, ou même comme des personnes, mais comme des problèmes à résoudre, ou enfermés, ou encore – alors que les puissances coloniales convoitaient ouvertement leur territoire – conquis. Ce qui compte, c’est que le fait même de désigner quelque chose comme oriental impliquait un jugement de valeur déjà prononcé et, dans le cas des habitants de l’Empire ottoman en décadence, un programme d’action implicite. Puisque l’Oriental était membre d’une race sujette, il devait être un sujet: c’est aussi simple que cela. » (p. 238-239)

« […] lorsqu’on discute de l’Orient, celui-ci est tout absence, alors qu’on ressent l’orientaliste et ce qu’il dit comme une présence; mais il ne faut pas oublier que c’est justement l’absence de l’Orient qui rend possible la présence de l’orientaliste. » (p. 239)

Comment expliquer le type de production érudite majeure que nous associons à Julius Wellhausen et à Théodor Nöldeke, et, renversant tout cela, ces affirmations toutes nues, absolues, qui dénigrent presque entièrement le sujet d’études qu’ils ont choisi? Comme Carl Becker, Nöldeke était un philhellène, qui, curieusement, montrait son amour pour la Grèce en étalant un dédain déclaré pour l’Orient, qui, après tout, était ce qu’il étudiait en tant qu’érudit.

D’autres exemples de dénigration de l’Orient de la part des orientalistes: « Cependant, si Ignaz Goldziher a “admiré la tolérance religieuse possible au-dedans de l’islam”, cette appréciation est minée par le jugement sévère qu’il porte sur “l’anthropomorphisme de Muhammad et l’extériorité de la théologie islamique”; Duncan Black Macdonald s’intéresse à la piété et à l’orthodoxie islamique, mais d’une manière qui est viciée par ce qu’il considère comme le christianisme hérétique de l’islam; Carl Becker comprend la civilisation islamique, mais comme une civilisation tristement sous-développée; C. Snouck Hurgronje étudie avec un grand raffinement le mysticisme islamique (qu’il considère comme la part essentielle de l’islam), ce qui l’amène à en juger durement les insuffisances contraignantes; et l’extraordinaire identification de Louis Massignon avec la théologie, la passion mystique et l’art poétique des musulmans l’empêche curieusement de pardonner à l’islam ce qu’il considère comme sa révolte immuable contre l’idée d’incarnation. Les différences manifestes dans leurs méthodes se marquent avec moins de poids que leur consensus d’orientalistes sur l’islam, à savoir son infériorité latente. » (p. 240)

« L fait de désigner, depuis des siècles, l’espace géographique situé à l’est de l’Europe par le terme d’« oriental » relevait pour une part de la politique, pour une part de la doctrine et pour une part de l’imagination; il n’impliquait pas de lien nécessaire entre l’expérience authentique de l’Orient et la connaissance de ce qui est oriental. » (p. 241-242)

Curzon remarquait, avec un vague regret que, s’il avait su la langue vernaculaire, cela l’aurait aidé au cours de ses « tournées de famine » en Inde; en dehors de cela, il soutenait que les études orientales faisaient partie de la responsabilité britannique envers l’Orient.

Dans une très grande mesure, les idées de Curzon sur les études orientales sont logiquement issues d’un bon siècle d’administration et de philosophie utilitariste britannique en ce qui concerne les colonies orientales.

« La géographie était, pour l’essentiel, le matériau de soutènement de la connaissance sur l’Orient. Toutes les caractéristiques latentes et constantes de l’Orient reposaient sur sa géographie, y étaient enracinées. Ainsi, d’une part, l’Orient géographique nourrissait ses habitants, garantissait leurs caractères propres et définissait leur spécificité; de l’autre, l’Orient géographique sollicitait l’attention de l’Occident, alors que, par un de ces paradoxes que révèle si fréquemment le savoir organisé, l’Est était l’Est et l’Ouest était l’Ouest. La géographie était cosmopolite, d’où, dans l’esprit de Curzon, son importance universelle pour l’ensemble de l’Occident, dont la relation au reste du monde était une relation de franche convoitise. » (p. 247)

L’espace de régions plus faibles ou sous-développées comme l’Orient est considéré ici comme quelque chose qui invite l’intérêt, la pénétration, l’insémination de la France – bref, la colonisation.

« Dans l’unique partie de l’Orient où les intérêts français et anglais se chevauchaient littéralement, le territoire de l’Empire ottoman, qui maintenant était agonisant, les deux antagonistes manœuvraient dans leur conflit avec une cohérence caractéristique et presque parfaite. L’Angleterre était en Egypte et en Mésopotamie; grâce à une série de traité quasi imaginaires avec des chefs locaux (et dénués de pouvoir), elle avait la mainmise sur la mer Rouge, le golfe Persique et le canal de Suez, ainsi que sur la plus grande partie du territoire s’étendant entre la Méditerranée et l’Inde. Le destin de la France, d’autre part, semblait être de planer au-dessus de l’Orient, en descendant de temps à autre pour exécuter des projets qui répétaient la réussite de ceux de Ferdinand de Lesseps pour le canal; pour la plupart, c’étaient des projets de chemins de fer, comme celui qui était prévu sur un territoire plus ou moins britannique, la ligne Syrie-Mésopotamie. En outre, la France se considérait comme la protectrice des minorités chrétiennes: maronites, chaldéens, nestoriens. » (p. 252)

Des commissions telles que le comité Bunsen allaient sortir les équipes franco-anglaises, dont la plus fameuse est celle dirigée par Mark Sykes et Georges Picot. Ces plans avaient pour règle une division équitable de l’espace géographique: ils s’efforçaient aussi, délibérément, de calmer la rivalité franco-britannique. En effet, malgré leurs différends, les Anglais et les Français voyaient l’Orient comme une entité géographique – et culturelle, politique, démographique, sociologique et historique – sur le destin de laquelle ils croyaient avoir eux-mêmes des titres traditionnels.

L’orientalisme a livré l’Orient à l’Occident en se servant de deux méthodes. La première fait l’usage des possibilités de se propager que possède la science moderne: son appareil de diffusion auprès des savants, des universités, des sociétés de spécialistes, des organismes se consacrant à l’exploration et à la géographie, des maisons d’édition. C’est l’orientalisme latent, celui qui donnait une capacité d’énonciation à celui qui souhaitait faire une déclaration de quelque poids sur l’Orient. « L’orientalisme mettait en jeu son existence, non sur son ouverture, sa réceptivité à l’Orient, mais plutôt sur sa cohérence interne, répétitive en ce qui concernait sa volonté de puissance constitutive sur l’Orient. » (p. 254)

« La seconde méthode par laquelle l’orientalisme livrait l’Orient à l’Occident est le résultat d’une convergence remarquable. Pendant des dizaines d’années, les orientalistes avaient parlé de l’Orient, ils avaient traduit des textes, ils avaient expliqué des civilisations, des religions, des dynasties, des cultures, des mentalités, comme des sujets universitaires, dérobés à la vue de l’Europe par leur étrangeté inimitable. L’Orientaliste était un spécialiste, comme Renan ou lane, dont la tâche dans la société, était d’interpréter l’Orient pour ses compatriotes. La relation entre orientaliste et Orient était pour l’essentiel herméneutique: devant une civilisation ou un monument culturel distant, à peine intelligible, le savant orientaliste réduisait l’obscurité en traduisant, en décrivant avec sympathie, en comprenant de l’intérieur l’objet difficile à atteindre. L’orientaliste restait, cependant, en dehors de l’Orient, et celui-ci, si intelligible qu’on le rendît, restait au-delà de l’Occident. Cette distance culturelle, temporelle et géographique s’exprimait par des métaphores de profondeur, de secret et de promesse sexuelle: des phrases comme “les voiles d’une fiancée orientale” ou “l’Orient impénétrable” passaient dans la langue courante. » (p. 254)

Quand même, il s’est développé une tension entre les dogmes de l’orientalisme latent, avec son support, l’étude de l’Orient « classique », et les descriptions d’un Orient présent, moderne, manifeste, articulées par des voyageurs, des pèlerins, des hommes d’Etat, etc.

« Et ce n’est pas par hasard non plus si des hommes et des femmes comme Gertrude Bell, T. E. Lawrence et Saint John Philby, qui étaient tous des “experts” sur les questions orientales, avaient des postes en Orient comme agents de l’Empire, amis de l’Orient et chargés de formuler des politiques de rechange, parce que ces experts avaient une connaissance intime et spécialisée de l’Orient et des Orientaux. Ils formaient une “bande” – comme l’a un jour appelée Lawrence -, ils liaient des notions contradictoires et des ressemblances personnelles: forte individualité, forte sympathie et indetification intuitive avec l’Orient, sens jalousement préservé de leur mission personnelle en Orient, originalité soigneusement cultivée et, en fin de compte, condamnation de l’Orient. Pour les uns et les autres, l’Orient était l’expérience directe, particulière qu’ils en avaient. C’est chez eux que l’orientalisme et l’art de manipuler l’Orient avec efficacité ont reçu leur forme européenne ultime, avant que l’Empire ne disparaisse et ne transmette son héritage à d’autres candidats au rôle de puissance dominante. » (p. 256)

« En fin de compte, peut-être que la différence que l’on sent toujours entre l’orientalisme moderne anglais et l’orientalisme moderne français est d’ordre stylistique; la portée des généralisations sur l’Orient et les Orientaux, le sentiment de la distinction à préserver entre l’Orient et l’Occident, le souhait d’une domination occidentale sur l’Orient sont les mêmes dans les deux traditions. En effet, parmi les nombreux traits caractéristiques de l’expert, l’un des plus évidents est le style, qui résulte des circonstances extérieures spécifiques, prises dans le moule de la tradition des institutions, de la volonté et de l’intelligence, de façon à recevoir une forme articulée. C’est vers cette détermination, ce raffinement de modernisation que l’on perçoit dans l’orientalisme du début du vingtième siècle en Angleterre et en France, que nous allons maintenant nous tourner. » (p. 258)


II. Le style, la compétence, la vision de l’expert: l’orientalisme dans-le-monde

L’homme blanc de Kipling figure dans trop de formules et de slogans pour n’être qu’un personnage de fiction ironique lorsqu’il apparaît dans de nombreux poèmes et dans des romans comme Kim; il semble avoir été utile à bien des Anglais au cours de leurs séjours à l’étranger.

« La primitivité est donc inhérente à l’Orient, est l’Orient, une idée à laquelle tous ceux qui traitent de l’Orient doivent revenir comme à une pierre de touche plus durable que le temps ou l’expérience. » (p. 263)

William Robertson Smith est capable de parler sans la moindre hésitation de « la tournure aride, pratique [...] et irreligieuse par constitution de l’esprit arabe », de l’islam comme système d’« hypocrisie organisée », de l’impossibilité d’« éprouver du respect pour la dévotion musulmane, où le formalisme et la répétition sont réduits à l’état de système ». Ses attaques contre l’islam n’ont pas un caractère relativiste, car il est clair pour lui que la supériorité de l’Europe et du christianisme est réelle, et non pas imaginaire.

Les experts orientalistes (Wilfrid Scawen Blunt, Doughty, Lawrence, Gertrude Bell, Hogarth, Philby, Sykes, Storrs), par une ironie remarquable, acquièrent l’identité d’Orientaux blancs dans la culture de leur pays – même si, comme dans le cas de Doughty, Lawrence, Hogarth et Gertrude Bell, leur implication professionnelle vis-à-vis de l’Orient (comme celle de Smith) ne les empêchait pas de mépriser totalement celui-ci. Ils s’agissait principalement, pour eux, de préserver le contrôle du Blanc sur l’Orient et l’islam.

« La connaissance de l’Orient est directement traduite en activité, dont les résultats sont de nouveaux courants de pensée et d’action en Orient. Mais, à leur tour, ceux-ci vont exiger du Blanc qu’il affirme à nouveau sa mainmise, cette fois-ci non en tant qu’auteur d’un ouvrage savant sur l’Orient, mais en tant que créateur de l’histoire contemporaine, de l’Orient comme actualité brûlante (puisque c’est lui qui l’a commencée, seul l’expert peut la comprendre convenablement). » (p. 267)

« L’orientaliste regarde l’Orient de haut, avec l’intention de saisir dans sa totalité le panorama qui s’étale sous ses yeux: culture, religion, esprit, histoire, société. Pour cela, il doit voir chaque détail à travers le dispositif d’un ensemble de catégories réductrices (les Sémites, l’esprit musulman, l’Orient, etc.). Puisque ces catégories sont avant tout schématiques et visent l’efficacité, et puisque aucun Oriental ne peut se connaître lui-même comme le connaît un orientaliste, toute vision de l’Orient en vient à reposer, en fin de compte, pour sa cohérence et sa force, sur la personne, l’institution ou le discours dont elle est la propriété. Toute vision globale est fondamentalement conservatrice, et nous avons noté de quelle manière, dans l’histoire des idées de l’Occident sur le Proche-Orient, ces idées se sont maintenue sans tenir compte des témoignages qui le contradisaient. (En réalité, nous pouvons dire que ces idées produisent des témoignages qui prouvent leur validité). » (p. 268)

Quand la Première Guerre mondiale fit entrer l’Orient dans l’histoire, c’est l’orientaliste-comme-agent qui exécuta le travail. Hannah Arendt a remarqué avec justesse que l’équivalent de la bureaucratie est l’agent impérial; ce qui veut dire, dans notre cas, que si l’entreprise académique collective appelée orientalisme était une institution bureaucratique fondée sur une certaine vision conservatrice de l’Orient, ceux qui servaient cette vision en Orient étaient des agents de l’empire, comme T. E. Lawrence.

« En tout cas, ce qui importe à Lawrence, c’est qu’en tant qu’expert blanc, en tant qu’héritier d’années de sagesse académique et populaire à propos de l’Orient, il soit capable de subordonner son style d’existence à celui des Orientaux, puis de jouer le rôle de prophète oriental qui donne forme à un mouvement dans la “nouvelle Asie”. Et quand, pour certaines raisons, le mouvement échoue (il est repris par d’autres, ses objectifs sont trahis, son rêve d’indépendance invalidé), c’est la désillusion de Lawrence qui compte. Loin d’être simplement un homme perdu dans la course confuse des événements, Lawrence s’identifie complètement à la lutte de la nouvelle Asie en train de naître. » (p. 272-273)

« En vérité, ce que Lawrence présente au lecteur est un pouvoir d’expert non médiatisé – le pouvoir d’être, pour une courte période, l’Orient. Tous les événements attribués à la révolte arabe historique sont finalement réduits aux expériences de Lawrence en ce qui la concerne. » (p. 273)

« Renan avait tracé la carte du champ de possibilités ouvert aux Sémites dans la culture, la pensée et la langue; Lawrence, lui, met en graphique l’espace (et, en vérité, s’approprie cet espace) et le temps de l’Asie moderne. Son style a pour effet d’amener l’Asie à portée de main de l’Occident, pour le tenter, mais seulement pour un court instant. A la fin, il nous reste le sentiment de la distance pathétique qui « nous » sépare encore d’un Orient destiné à porter son caractère étranger comme une marque de son altérité permanente vis-à-vis de l’Occident. » (p. 273)

« Les Anglais font probablement moins de différence entre les élites et les masses que les Français, dont les perceptions et la politique ont toujours été fondées sur des minorités et sur les pressions insidieuses exercées par la communauté spirituelle entre la France et ses enfants coloniaux. » (p. 275)

« La doctrine des experts anglais sur les questions orientales s’est formée autour du consensus de l’orthodoxie et de l’autorité du souverain; les Français se sont occupés entre les deux guerres d’hétérodoxie, de liens spirituels, d’originaux. Ce n’est donc pas un hasard si les deux plus importantes carrières universitaires de cette époque, l’une anglaise, l’autre française, sont celles de H. A. R. Gibb et de Louis Massignon: l’intérêt du premier étant défini par la notion de Sunna (ou orthodoxie dans l’islam), celui du second ayant pour centre le personnage soufi théosophique, presque christique, de Mansur al-Hallaj). » (p. 275-276)

« En dehors des caractères pittoresques proposés aux lecteurs européens par les romans exotiques d’écrivains mineurs (Pierre Loti, Marmaduke Pickthall, etc.), le non-Européen que connaît l’Européen est exactement ce qu’en dit Orwell. Il est soit un personnage comique, soit un atome dans une vaste collectivité désignée dans le discours courant ou dans le discours cultivé comme un type indifférencié appelé Oriental. L’orientalisme a contribué à créer ce type d’abstraction par son pouvoir de généralisation, qui convertit des exemplaires d’une civilisation en porteurs de valeurs, de ses idées et de ses positions, que les orientalistes, pour leur part, avaient trouvées dans “l’Orient” et transformées en monnaie courante culturelle. » (p. 282)

L’orientalisme avait eu pour fonction, dans la culture du dix-neuvième siècle, de restituer à l’Europe une portion de l’humanité, mais, au vingtième siècle, il est devenu à la fois un instrument de la politique et, ce qui est plus important, un code permettant à l’Europe d’interpréter à son profit et elle même et l’Orient.

« Je veux dire ceci: ce qui était une spécialité, relativement innocente, de la philologie est devenu une discipline capable de diriger des mouvements politiques, d’administrer des colonies, de faire des déclarations presque apocalyptiques présentant la difficile mission civilisatrice du Blanc; cette métamorphose est à l’œuvre à l’intérieur d’une culture se prétendant libérale, soucieuse de ses critères si vantés de catholicité, de pluralité et d’ouverture d’esprit. En réalité, il s’est produit quelque chose qui est l’inverse même de libéral: le durcissement de la doctrine et de la signification, communiquées par la “science”, en “vérité”. Car si cette vérité se réserve le droit de juger que l’Orient est inaltérablement oriental, comme je l’ai indiqué, le libéralisme n’est alors rien de plus qu’une forme d’oppression et de préjugé. » (p. 284)


III. L’orientalisme franco-anglais moderne en plein épanouissement

« Snouck Hurgronje concède bien que quelque chose d’aussi abstrait que le “droit islamique” subit parfois l’influence de l’histoire et de la société, mais cela l’intéresse beaucoup plus de conserver l’abstraction pour l’utilisation intellectuelle, parce que, dans ses grandes lignes, le “droit islamique” confirme la disparité entre Est et Ouest. La distinction entre Orient et Occident n’est pour lui ni purement académique, ni un cliché populaire, bien au contraire: elle concerne la relation de pouvoir historique, essentielle, existant entre les deux. La connaissance de l’Orient, ou bien met en lumière la différence sur la base de laquelle la suzeraineté européenne (cette expression a des ancêtres vénérables au dix-neuvième siècle) s’étend effectivement sur l’Asie, ou bien le fait ressortir et l’accentue. Connaître l’Orient comme un tout est donc le connaître parce qu’il vous est confié, si vous êtes un Occidental. » (p. 287)

« Pour Gibb, l’Occident a besoin de l’Orient comme de quelque chose à étudier parce qu’il débarrasse l’esprit d’une spécialisation stérile, qu’il calme l’affliction causée par un ethnocentrisme de clocher excessif, qu’il aide à saisir les questions vraiment centrales dans l’étude de la culture. Si l’Orient prend plus figure de partenaire dans cette dialectique naissante de la conscience de soi culturelle, c’est, d’abord, parce qu’il est plus un défi qu’autrefois et, ensuite, parce que l’Occident entre dans une phase relativement nouvelle de crise culturelle, dont l’une des causes est l’affaiblissement de sa suzeraineté sur le reste du monde. » (p. 289)

« Non moins importante pour la formation méthodologique: l’utilisation par les sciences humaines de “types”, à la fois comme procédé analytique et comme une manière de voir les objets familiers sous un jour nouveau. [...] La notion de type – oriental, islamique, arabe, que sais-je encore – persiste et se nourrit d’abstractions ou de paradigmes ou de types tels qu’ils apparaissent dans les sciences humaines modernes. » (p. 291)

« Dans les autres disciplines des sciences humaines, les idées d’Auerbach sur le dépaysement s’appliquent, mais les orientalistes islamisants n’ont jamais, pour leur part, considéré leur dépaysement à l’égard de l’islam comme quelque chose de salutaire ou comme une attitutde entraînant une meilleure compréhension de leur propre culture. Au contraire, cette distance a simplement renforcé leur sentiment de la supériorité de la culture européenne; leur antipathie s’étendait à tout l’Orient, dont l’islam était considére comme un représentant dégradé (et d’ordinaire très dangereux). » (p. 291)

« Je suis en train de décrire quelque chose qui caractérise l’orientalisme islamisant jusqu’aujourd’hui: sa position réactionnaire quand on le compare aux autres sciences de l’homme (et même à d’autres branches de l’orientalisme), son retard général du point de vue méthodologique et idéologique, et sa relative insularité vis-à-vis des développements qui se produisent à la fois dans les autres sciences humaines et dans le monde réel des conditions historiques, économiques, sociales et politiques. » (p. 292)

« Cependant, on n’a pas encore assez insisté, dans les histoires de l’antisémitisme moderne, sur la légitimation donnée par l’orientalisme à ces désignations qui font mention de l’atavisme et – ce qui compte plus pour ma thèse – sur la manière dont cette légitimation universitaire et intellectuelle a persisté à notre époque lorsqu’on parle de l’islam, des Arabes ou du Proche-Orient. En effet, alors qu’il n’est plus possible d’écrire des dissertations savantes (ou même de vulgarisation) soit sur l’« esprit des nègres » soit sur la « personnalité juive », il est parfaitement possible d’entreprendre des recherches sur des sujets tels que l’« esprit de l’islam » ou le « caractère arabe » - mais je reviendrai plus loin sur ce sujet. » (p. 293-294)

« Aucun savant, aucun chercheur n’est évidemment le représentant parfait de quelque type idéal ou de quelque école auxquels il appartient par son origine nationale ou à cause des accidents de l’histoire. Pourtant, dans une tradition qui est relativement très isolée et très spécialisée comme l’orientalisme, je crois que chaque savant se rend compte, en partie consciemment, en partie inconsciemment, de sa tradition nationale, sinon de son idéologie nationale. C’est particulièrement vrai de l’orientalisme, parce que les nations européennes sont politiquement engagées dans les affaires de l’un ou de l’autre des pays d’Orient: nous pensons immédiatement au cas de Snouck Hurgronje, pour citer un exemple qui n’est ni anglais ni français, et où le sentiment d’identité nationale du savant est simple et clair. Même après avoir fait toutes les réserves convenables sur la différence entre un individu et un type (ou entre un individu et une tradition), il est néanmoins frappant de voir jusqu’à quel point Gibb et Massignon ont été des types représentatifs. Peut-être vaudrait-il mieux dire que Gibb et Massignon ont répondu à toutes les attentes créées pour eux par leurs traditions nationales, par la politique de leur pays et par l’histoire interne de leur “école” nationale d’orientalisme. » (p. 294-295)

« Gibb est né en Egypte, Massignon en France. Ils devaient l’un et l’autre devenir des hommes profondément religieux dont l’étude allait porter, plutôt que sur la société, sur la vie religieuse en société. Ils étaient l’un et l’autre engagés dans le monde; une de leurs grandes réussites a été de rendre l’érudition traditionnelle utile pour le monde politique moderne. Pourtant, leurs œuvres ont une portée – presque une texture – fort différente, même si l’on tient compte de disparaités évidentes dans leur formation et leur éducation religieuse. » (p. 295-296)

Massignon a consacré toute sa vie à étudier l’œuvre d’al-Hallaj.

« Telle a bien été la contribution la plus importante de Massignon, et il est vrai que, dans l’islamologie française contemporaine (comme on l’appelle parfois), s’est développée une tradition d’identification aux “forces vitales” qui inspirent “la culture orientale”; il suffit de citer les travaux remarcables de savants tels que Jacques Berque, Maxime Rodinson, Yves Lacoste, Roger Arnaldez – très différents les uns des autres, et par leur manière d’aborder le sujet et par leurs intentions – pour être frappé par l’effet fécondant de l’exemple de Massignon, qui a laissé une indéniable empreinte intellectuelle sur chacun d’eux. » (p. 297)

« Ses essais, sans parler de sa monumentale étude sur al-Hallaj, puisent sans effort dans le corpus entier de la littérature islamique; son érudition époustouflante et sa personnalité presque familière font qu’il ressemble parfois à un érudit inventé par Jorge Luis Borges. Il a été très sensible aux thèmes “orientaux” dans les littératures européennes, qui ont aussi intéressé Gibb, mais celui-ci était attiré par les écrivains européens qui “comprennent” l’Orient, par les textes européens qui sont par avance des corroborations artistiques de ce que des savants révéleront par la suite (ainsi W. Scott comme source pour étudier Saladin), ce qui n’était pas le cas de Massignon. Son “Orient” est en totale harmonie avec le monde des Sept Dormants ou des prières abrahamiques (les deux thèmes relevés par Gibb comme signes distinctifs des opinions non orthodoxes de Massignon sur l’islam): hors du commun, un peu bizarre, répondant totalement aux éclatants dons d’interprétation de Massignon (qui, d’une certaine manière, fabriquent leur sujet). Si Gibb aime le Saladin de Walter Scott, la prédilection de Massignon va à Nerval, suicidé, poète maudit et curiosité psychologique. Cela ne veut pas dire que Massignon s’est surtout consacré à l’étude du passé; au contraire, il a été une présence de taille dans les relations franco-islamiques, aussi bien dans la politique que dans la culture. Cet homme passionné a cru évidemment que l’on ne pouvait pas pénétrer dans le monde de l’islam par la seule érudition, mais qu’il fallait y consacrer toutes ses activités; ainsi – ce n’est pas la moindre – Massignon a chaudement encouragé la sodalité Badaliyya, l’un des sous-groupes de la chrétienté orientale subsumée à l’intérieur de l’islam. » (p. 298)

« Les grands dons littéraires de Massignon donnent parfois à son travail d’érudition l’apparence d’une spéculation capricieuse, cosmopolite à l’excès et souvent réservée à des initiés, mais cette apparence est trompeuse. Il a délibérément voulu éviter ce qu’il appelait “l’exégèse analytique et statique de l’orientalisme”, une sorte d’entassement sans vie, sur des textes ou des problèmes supposés islamiques, de sources, d’origines, de preuves, de démonstrations, etc.; il a partout essayé d’introduire autant que possible le contexte d’un texte ou d’un problème, de l’animer, de surprendre presque son lecteur par les vues pénétrantes que peuvent avoir ceux qui, comme lui, aiment à pousser les barrières des disciplines ou de la tradition pour pénétrer le cœur humain d’un texte. Aucun orientaliste moderne - certainement pas Gibb, qui a été presque son égal par le talent et le rayonnement – ne pouvait se référer aussi facilement (et aussi précisément) dans le même travail à une foule de mystiques islamiques et à Jung, à Heisenberg, à Mallarmé et à Kierkegaard; aucun n’avait cette largeur de vue combinée à l’expérience politique concrète dont il parle, en 1952, dans “L’Occident devant l’Orient: primauté d’une solution culturelle”. Son univers culturel était cependant bien défini, il avait une structure ferme qui est restée intacte du début à la fin de sa carrière, et il était corseté, malgré la richesse presque inégalée de son domaine et de ses références, dans un ensemble d’idées foncièrement immuables. » (p. 298-299)

« La figure exemplaire, pour Massignon, est celle d’al-Hallaj, qui cherchait sa libération à l’extérieur de la communauté en demandant, et finalement en obtenant, la crucifixion que refusait l’islam comme un tout; Muhammad, selon Massignon, avait délibérément rejeté l’occasion qui lui était offerte de combler l’écart qui le séparati de Dieu. Al-Hallaj est parvenu à réaliser une union mystique avec Dieu à contre-fil de l’islam. » (p. 300)

« En lisant Massignon, on est frappé par son insistance répétée sur la nécessité d’une lecture complexe: il est impossible de douter de la sincérité de ces conseils. Il écrit, en 1951, que son genre d’orientalisme n’est “ni une manie d’exotisme ni un reniement de l’Europe, mais une mise au niveau entre nos méthodes de recherches et les traditions vécues d’antiques civilisations”. Lorsqu’il est mis en pratique pour lire un texte arabe ou islamique, ce type d’orientalisme a produit des interprétations d’une intelligence presque écrasante; on aurait bien tort de ne pas respecter le véritable génie, la grande nouveauté de l’esprit de Massignon. » (p. 301)

« Aucun savant, pas même un Massignon, ne peut résister aux pressions qu’exerce sur lui son pays ou la tradition érudite dans laquelle il travaille. Dans une bonne partie de ce qu’il dit de l’Orient et de ses relations avec l’Occident, Massignon semble reprendre en les élaborant les idées des autres orientalistes français. Nous devons cependant admettre que la subtilité, le style personnel, le génie individuel peuvent, en fin de compte, supplanter les contraintes politiques qui agissent de manière impersonnelle par l’intermédiaire de la tradition et de l’ambiance nationales. Même ainsi, il nous faut aussi reconnaître, dans le cas de Massignon, que, suivant une certaine direction, ses idées sur l’Orient sont restées de bout en bout traditionnelles et orientalistes, malgré leur caractère personnel et leur remarquable originalité. Selon lui, l’Orient islamique est spirituel, sémitique, tribal, radicalement monothéiste, non aryen: ces adjectifs ont l’air d’un catalogue de description ethnologiques de la fin du dix-neuvième siècle. » (p. 303)

« Son al-Hallaj représente parfaitement cette double volonté. Massignon lui accorde une importance disproportionnée, d’abord parce que le savant a décidé de mettre un personnage en valeur au-dessus de la culture qui le nourrit, et ensuite parce que al-Hallaj représente un défi constant, irritant même, pour le chrétien occidental pour lequel la foi n’est pas (ne peut pas être) un sacrifice de soi poussé à l’extrême comme pour le soufi. Dans un cas comme dans l’autre, Massignon donne littéralement pour objet à al-Hallaj d’incarner des valeurs mises essentiellement hors la loi par le système de doctrine central de l’islam, système que Massignon lui-même décrit surtout pour le circonvenir avec al-Hallaj. » (p. 304)

« En d’autres termes, les représentations ont des fins, elles fonctionnent la plupart du temps, elles accomplissent une tâche, ou de nombreuses tâches. Les représentations sont des formations, ou comme l’a dit Roland Barthes de toutes les opérations du langage, elles sont des déformations. L’Orient, en tant que représentation en Europe, est formé – ou déformé – à partir d’une sensibilité de plus en plus spécifique envers une région géographique appelée “l’Orient”. » (p. 305)

L’orientalisme fournit à sa propre société des représentations de l’Orient:

a) qui portent son empreinte distinctive;

b) qui illustrent sa conception de ce que l’Orient peut ou devrait être;

c) qui discutent consciemment les opinions de quelqu’un d’autre sur l’Orient;

d) qui donnent au discours orientaliste ce dont il semble avoir le plus besoin à ce moment, et

e) qui répondent à certaines demandes culturelles, professionnelles, nationales, politiques et économiques de l’époque. « Il est bien évident que, quoique jamais absent, le rôle du savoir positif est loin d’être absolu. Au contraire, le “savoir” – qui n’est jamais brut, immédiat ou simplement objectif – est ce que distribuent et redistribuent les cinq attributs de la représentation orientlaiste que je viens d’énumérer. » (p. 306)

L’opinion de Gibb sur l’orientalisme: « Selon lui, il ne faut pas considérer les études orientales comme des activités savantes, mais plutôt comme des instruments de la politique nationale envers les Etats du monde post-colonial qui viennent d’accéder à l’indépendance, et qui sont peut-être bien intraitables; l’orientaliste, qui a pris une conscience refocalisée de son importance pour la communauté atlantique, doit être un guide pour des hommes qui déterminent la politique, des hommes d’affaires, des savants de la nouvelle génération. » (p. 308)

« Ce n’est donc pas un hasard si l’idée maîtresse de Gibb, dans presque tout ce qu’il a écrit sur l’islam et les Arabes, et la tension entre un “islam”, fait oriental transcendant et contraignant, et les réalités de l’expérience quotidienne. Comme savant et comme chrétien dévot, il place son intérêt dans l’”islam”; mais les complications introduites par le nationalisme, la lutte des classes, les expériences individualisantes de l’amour, de la colère ou du travail sont relativement triviales pour lui. » (p. 310)

« Mais l’argument central de Gibb est que l’islam, peut-être parce qu’il représente finalement le souci exclusif de l’Oriental, non pour la nature, mais pour l’individu, a une présence et une domination ultimes sur la vie tout entière de l’Orient islamique. Pour Gibb, l’islam est l’orthodoxie islamique, il est aussi la communauté des croyants, il est la vie, l’unité, l’intelligibilité, les valeurs. Il est la loi et l’ordre, aussi, malgré les interruptions de mauvais goût des jihadistes et des agitateurs communistes. En lisant page après page la prose de Gibb dans Whither Islam?, nous apprenons que les nouvelles banques commerciales en Egypte et en Syrie sont des faits de l’islam, ou une initiative islamique; que les écoles et le niveau d’alphabétisaion qui s’élève sont des faits de l’islam, tout comme le journalisme, l’occidentalisation et les sociétés intellectuelles. Gibb ne parle à aucun moment du colonialisme européen quand il étudie la montée du nationalisme et ses “toxines”. Il ne vient jamais à l’esprit de Gibb que l’histoire de l’islam moderne pourrait être plus intelligible si l’on tenait compte de sa résistance, politique ou non, au colonialisme, de même qu’il paraît au fond hors du sujet d’indiquer si les gouvernements “islamiques” dont il parle sont républicains, féodaux ou monarchiques. » (p. 311)

« L’orientaliste considère donc que sa tâche est d’exprimer cette dislocation et, par conséquent, de dire la vérité sur l’islam qui, par définition – puisque ses contradiction inhibent son pouvoir d’autodiscernement -, ne peut l’exprimer. La majeure partie des affirmations de Gibb sur l’islam fournit à celui-ci des concepts que la religion ou la culture, par sa définition une fois de plus, est incapable de saisir: “La philosophie orientale n’a jamais apprécié l’idée fondamentale de justice dans la philosophie grecque.” Quant aux sociétés orientales, “à la différence de la plupart des sociétés occidentales, [elles se] sont en général consacrées à construire des organisations sociales stables [plutôt que de] construire des systèmes idéaux de pensée philosophique.” La principale faiblesse interne de l’islam est qu’”il a rompu l’association entre les ordres religieux et les classes supérieures et moyennes des musulmans”. Mais Gibb se rend compte aussi que l’islam n’est jamais resté isolé du reste du monde, et qu’il doit donc être sujet à une série de dislocations extérieures, d’insuffisances et de disjonctions entre lui et le monde. Ainsi, il dit que l’islam moderne est le résultat d’une réligion classique qui entre dans un contact asynchrone avec les idées romantiques de l’Occident. Pour réagir contre cet assaut, l’islam a formé une école de modernistes dont les idées révèlent partout le désespoir, des idées qui ne sont pas adaptées au monde moderne: le mahdisme, le nationalisme, le renouvellement du califat. La réaction conservatrice contre le modernisme n’est pas moins inadaptée à la modernité, car elle a produit une sorte de luddisme buté. Alors qu’est l’islam, en fin de compte, s’il ne peut avoir raison de ses dislocations internes ni s’accommoder de ce qui l’entoure? » (p. 313-314)

« Gibb écrit sobrement. Massignon avait le flair d’un artiste pour qui aucune référence n’est trop extravagante tant qu’elle est dominée par un don d’interprétation original: ces deux savants ont mené l’autorité œcuménique de l’orientalisme européen aussi loin qu’elle pouvait aller. Après eux, la nouvelle réalité – le nouveau style de spécialiste – a été, de manière générale, anglo-américaine et, plus strictement, celle des sciences sociales américaines. Le vieil orientalisme s’est brisé en mille morceaux; chacun d’eux, pourtant, continue à servir les dogmes orientalistes traditionnelles. » (p. 317)


IV. La phase récente

La France et la Grande Bretagne ne sont plus sur le devant de la scène de la politique mondiale: l’empire américain les a délogées. Toutes les parties du monde qui furent colonisées sont maintenant liées aux Etats-Unis par un vaste réseau d’intérêts, tout comme la prolifération de sous-spécialités universitaires sépare (et cependant met en rapport) toutes les anciennes disciplines philologiques créées en Europe, telles que l’orientalisme. Le “spécialiste en aires culturelles” (area specialist, comme on l’appelle aujourd’hui) revendique la compétence d’un expert régional, mise au service du gouvernement ou des affaires, ou de l’un et des autres. » (p. 318)


1. Images populaires et représentations scientifiques

« On rencontre constamment des dessins humoristiques représentant un cheikh arabe debout à côté d’une pompe à essence. Pourtant, ces Arabes sont clairement des “Sémites”: leur nez nettement crochu, leur mauvais sourire moustachu rappellent à l’évidence (à des gens qui, dans l’ensemble, ne sont pas sémites) que les “Sémites” sont à l’origine de toutes “nos” difficultés, qui, dans le cas présent, consistent dans la pénurie de pétrole. L’animosité antisémite populaire est passée en douceur du juif à l’Arabe, puisque l’image est presque la même. » (p. 319)

« [...] l’Arabe, c’est comme à une valeur négative. On le voit comme l’élément perturbateur de l’existence d’Israël et de l’Occident, ou, sous un autre aspect de la même chose, comme un obstacle, qui a pu être surmonté, à la création de l’Etat d’Israël en 1948. » (p. 319)

« En effet, le juif de l’Europe prénazie a bifurqué: ce que nous avons maintenant, c’est un héros juif, construit à partir d’un culte reconstruit de l’orientaliste-aventurier pionnier (Burton, Lane, Renan) et de son ombre rampante, mystérieuseent redoutable, l’Arabe oriental. Isolé de tout sauf du passé qu’a créé pour lui la polémique orientaliste, l’Arabe est enchaîné à une destinée qui le fixe et le condamne à une série de réactions périodiquement châtiées par ce que Barbara Tuchman appelle d’un nom théologique, “l’épée terrible et rapide d’Israël”. » (p. 320)

« Le cinéma et la télévision associent l’Arabe soit à la débauche, soit à une malhonnêteté sanguinaire. Il apparaît sous la forme d’un dégénéré hypersexué, assez intelligent, il est vrai, pour tramer des intrigues tortueuses, mais essentiellement sadique, traître, bas. Marchand d’esclaves, conducteur de chameaux, trafiquant, ruffian haut en couleur, voilà quelques-uns des rôles traditionnels des Arabes au cinéma. On peut voir le chef arabe (chef de maraudeurs, de pirates, d’insurgés “indigènes”) grogner en direction de ses prisonniers, le héros occidental et la blonde jeune fille (l’un et l’autre pétris de santé): “Mes hommes vont vous tuer, mais ils veulent d’abord s’amuser.” En parlant, il fait une grimage suggestive: c’est cette image dégradée du cheikh de Valentino qui est en circulation. Les bandes d’actualité et les photographies de presse montrent toujours les Arabes en grand nombre: rien d’individuel, pas de caractéristique personnelle, la plupart des images représentent la rage et la misère de la masse ou des gestes irrationnels (donc désespérément excentriques). Derrière toutes ces images se cache la menace du jihad. Conséquence: la crainte que les musulmans (ou les Arabes) ne s’emparent du monde. » (p. 320-321)

« Sur ce seul groupe ethnique ou religieux on peut dire ou écrire pratiquement n’importe quoi, sans se heurter à la moindre objection ou à la moindre protestation. » (p. 321)

« L’orientaliste ne débute plus dans sa carrière en essayant de connaître les langues ésotériques de l’Orient; il commence par acquérir une formation en sciences sociales, puis il “applique” sa science à l’Orient, où à un autre lieu. Voilà la contribution spécifique de l’Amérique à l’histoire de l’orientalisme, et on peut la dater, en gros, du début de l’immédiat après-guerre, quand les Etats-Unis se sont trouvés dans la position dominante que venaient d’évacuer la Grande-Bretagne et la France. » (p. 324)

« [...] il n’y avait pas de tradition profondément sentie de l’orientalisme, et, par conséquent, aux Etats-Unis, la connaissance de l’Orient n’est jamais passée, comme elle l’a fait en Europe, par les processus d’affinage, de quadrillage et de reconstruction qui commencent avec l’étude philologique. » (p. 324)

En fait, le nouvel orientaliste, de formation américaine, a reppris à son compte l’hostilité culturelle de l’ancien. Dans sa formation la philologie occupe une place relativement faible. Il essaie ni plus ni moins que de maintenir l’Arabe et le Musulman dans des concepts qui le châtrent, de les réduire à des “attitudes”, à des “tendances”, à des statistiques: bref, de les déshumaniser. « Puisqu’un poète ou un romancier arabe – et ils sont nombreux – parle de ses expériences, de ce qui compte pour lui, de son humanité (aussi étrange que cela paraisse), il perturbe effectivement les divers schémas (image, clichés, abstractions)par lesquels on représente l’Orient. Un texte littéraire parle plus ou moins directement d’une réalité vivante. » (p. 325)

« En effet, dans ce que font aujourd’hui les experts universitaires sur le Proche Orient, il y a peu de chose qui ressemble à l’orientalisme traditionnel, celui qui s’est terminé avec Gibb et Massignon; les principales choses qu’il reproduit sont, comme je l’ai dit, une certaine hostilité culturelle et un sentiment fondé plus sur la compétence de l’expert que sur celle du philologue. » (p. 325)


2. La politique des relations culturelles

Le parallélisme entre les visées impériales de l’Europe et celles de l’Amérique sur l’Orient (Extrême-Orient et Proche-Orient) est évident. Ce qui l’est peut-être moins, c’est:

a) jusqu’à quel point la tradition européenne d’érudition orientaliste a été, sinon reprise, du moins accommodée, normalisée, domestiquée, puis vulgarisée et versée dans l’efflorescence des études sur le Proche-Orient qui s’est produite aux Etats-Unis après la guerre;

b) jusqu’à quel point la tradition européenne a donné naissance, aux Etats-Unis, à une attitude cohérente chez la plupart des savants, des institutions, des styles de discours et des orientations, quoique soient apparus au même moment dans les sciences sociales des raffinements aussi bien que des techniques paraissant (encore une fois) extrêmement élaborées.

« Gustave von Grunebaum a produit une œuvre orientaliste solide, centrée sur l’islam en tant que culture holistique, au sujet de laquelle il a continué à faire, tout au long de sa carrière, les mêmes généralisations négaives et essentiellement réductrices. Son style, où l’on trouve souvent des traces chaotiques de sa polymathie austro-germanique et des préjugés canoniques pseudo-scientifiques de l’orientalisme français, anglais et italien qu’il a absorbé, ainsi que d’un effort presque désespéré pour rester le savant-observateur impartial, est difficile à lire. Ainsi, il fourre ensemble, dans une page caractéristique traitant de l’image que l’islam se fait de lui-même, une demi-douzaine de références à des textes islamiques tirés de périodes aussi nombreuses que possible, et, aussi bien, des références à Husserl et aux présocratiques, des références à Lévi-Strauss et à différents chercheurs en sciences humaines américains. Il n’a pas de peine à supposer que l’islam est un phénomène unitaire, à la différence de toutes les autres religions et civilisations, et, à partir de là, il montre qu’il n’est pas humain, qu’il est incapable de se développer, de se connaître lui-même et d’être objectif, tout autant que non créateur, non scientifique et autoritaire. » (p. 331)

« Von Grunebaum est devenu la proie, à la fois, des dogmes orientalistes dont il a herité, et d’un trait particulier de l’islam qu’il a choisi d’interpréter comme un défaut: qu’on peut trouver dans l’islam “une théorie de la religion et peu de témoignages sur la religion vécue, une théorie de la politique et peu de documents politiques précis, une théorie de l’histoire et peu d’événements datés, une théorie de la structure sociale et peu d’”actes” individualisés, une théorie de l’économie et peu de séries chiffrées, etc.” Cela a pour conséquence une vision historique de l’islam entièrement entravée par la théorie d’une culture incapable de rendre justice à sa réalité existentielle dans l’expérience de ses membres – ou même de l’examiner. L’islam de von Grunebaum, après tout, est l’islam des orientalistes européens qui l’ont précédé – monolithique, méprisant l’expérience humaine ordinaire, grossier, réducteur, immuable. » (p. 334)

Par définition, les orientalistes savent des choses que les Orientaux ne peuvent pas savoir d’eux-mêmes.


3. L’islam, rien que l’islam

« Dans sa résistance aux colonialistes étrangers, le Palestinien arabe est, ou bien un sauvage stupide, ou bien une quantité négligeable, du point de vue moral et même du point de vue existentiel. Selon la loi israelienne, seul un juif possède tous les droits civiques, et il a le privilège d’immigrer sans restriction; bien qu’ils soient des habitants du pays, on n’a accordé aux Arabes que des droits plus limités: ils ne peuvent immigrer, et s’ils paraissent ne pas avoir les mêmes droits, c’est parce qu’ils sont “moins développés”. L’orientalisme gouverne de bout en bout la politique israélienne à l’égard des Arabes. » (p. 337)

« Il y a de bons Arabes (ceux qui font ce qu’on leur dit) et de mauvais Arabes (qui ne le font pas, et sont donc des terroristes). Mais surtout il y a ces Arabes qui, une fois vaincus, se tiendront avec obéissance de l’autre côté d’une ligne fortifiée imprenable, gardée par le plus petit nombre d’hommes possible, selon la théorie que les Arabes ont dû accepter le mythe de la supériorité des Israéliens et n’oseront jamais attaquer. » (p. 337)

« De lui-même, en lui-même, comme ensemble de croyances, comme méthode d’analyse, l’orientalisme ne peut se développer. En fait, il est par sa doctrine l’antithèse du développement, son argument central est le mythe du développement interrompu des Sémites. De cette matrice sortent d’autres mythes, chacun montrant le Sémite comme le contraire de l’Occidental et la victime, irrémédiablement, de ses propres faiblesses. Par tout un enchaînement de circonstances, le mythe sémitique a bifurqué dans le mouvement sioniste; l’un des Sémites a suivi la voie de l’orientalisme, l’autre, l’Arabe, a été forcé de suivre celle de l’Oriental. Chaque fois qu’on invoque la tente et la tribu, on utilise le mythe. Les institutions construites autour de ces instruments augmentent leur emprise sur l’esprit. Chaque orientaliste s’appuie, littéralement, sur un système dont le pouvoir est chancelant, étant donné que les mythes que propage l’orientalisme sont éphémères. Ce système culmine aujourd’hui dans les institutions d’Etat elles-mêmes. Lorsqu’on écrit sur le monde oriental arabe, on le fait donc avec l’autorité d’une nation, on ne le fait pas pour affirmer une idéologie tapageuse, mais avec la certitude indiscutée de posséder la vérité appuyée par la force absolue. » (p. 337-338)

Dans le numéro de février 1974, Commentary offrait un article du Gil Carl Alroy intitulé Do the Arabs Want Peace? Alroy est l’auteur de deux ouvrages, Attitudes towards Jewish Statehood in the Arab World et Images of Middle East Conflict. « Alroy doit prouver que, parce que les Arabes sont, premièrement, unanimes dans leur penchant pour une vengeance par le sang, deuxièmement, inadaptés psychologiquement à la paix, et, troisièmement, liés congénitalement à une conception de la justice qui veut dire le contraire de cela, il ne faut pas leur faire confiance, mais les combattre sans cesse comme on combat les autres maladies mortelles. » (p. 338)

« Les affirmations sur les Arabes que formulent les orientalistes sont très détaillées quand elles critiquent point par point leurs caractéristiques, beaucoup moins quand elles analysent ce qui fait leur force. La famille arabe, la rhétorique arabe, le caractère arabe, malgré les abondantes descriptions qu’en donnent les orientalistes, apparaissent comme privés de nature, sans épaisseur humaine, même lorsque ces descriptions sont capables d’embrasser avec ampleur et profondeur le domaine auquel elles s’appliquent. » (p. 340)

« L’image de l’Oriental Arabe qui ressort de ce texte [Sania Hamady, Temperament and Character of the Arabs] est résolument négative; mais alors, demandons-nous, pourquoi toute cette série d’ouvrages qui lui sont consacrés? Qu’est-ce qui passionne les orientalistes, sinon – ce qui n’est certainement pas le cas – l’amour pour la science arabe, l’esprit arabe, la société arabe, les créations arabes? En d’autres termes, dans le discours mythique qui la concerne, de quelle nature est la présence arabe? » (p. 341)

« Toute l’histoire de l’orientalisme montre qu’il s’est employé à faire, d’insinuations et d’hypothèses, des “vérités” indiscutables. La plus indiscutable et la plus bizarre de ces idées (puisqu’il est difficile de croire qu’on puisse la soutenir pour n’importe quelle autre langue) est peut-être que l’arabe, en tant que langue, est une idéologie dangereuse. » (p. 345)

E. Shouby, The Influence of the Arabic Language on the Psychology of the Arabs. « Shouby est cité souvent comme une autorité: en effet, il parle avec autorité et il hypostasie une espèce d’Arabe muet qui a, en même temps, une grande maîtrise des mots, jouant à des jeux qui n’ont guère de sérieux ni d’intérêt. Le mutisme tient un grand rôle dans ce dont parle Shouby, puisqu’il ne fait pas une seule sitation tirée de la littérature, cette littérature dont les Arabes sont si fiers. Où donc l’influence de la langue arabe se manifeste-t-elle sur l’esprit arabe? Exclusivement à l’intérieur du monde mythologique créé pour l’Arabe par l’orientalisme. L’Arabe est symbole de mutisme combiné à la surabondance de l’expression, de pauvreté combinée à l’excès. Qu’on puisse arriver à un résultat de ce genre par le moyen de la philologie témoigne de la triste fin d’une tradition qui fut complexe, et qui ne se retrouve à présent que chez de très rares personnes. Cette manière qu’a l’orientaliste d’aujourd’hui de se reposer sur la “philologie” est la dernière infirmité d’une discipline savante complètement transformée et passée aux mains des experts en idéologie. » (p. 345)


4. Orientaux Orientaux Orientaux

« Le système de fiction idéologique que j’ai appelées orientalisme a de sérieuses implications, et ce n’est pas seulement parce que, intellectuellement, il est peu honorable. En effet, les Etats-Unis sont aujourd’hui lourdement engagés au Moyen-Orient, plus lourdement que partout ailleurs: les experts qui conseillent les hommes politiques sur les questions du Moyen-Orient sont, presque jusqu’au dernier, imbus d’orientalisme. Pour la plus grande partie, cet engagement est bâti, c’est le cas de le dire, sur le sable, puisque les experts donnent des directives fondées sur des abstractions qui se vendent bien: ce sont, pour la plupart, de vieux stéréotypes orientalistes habillés de jargon politique, et, pour la plupart aussi, elles ont été complètement inadéquates pour décrire ce qui s’est produit ces derniers temps au Liban ou, auparavant, dans la résistance populaire palestinienne à Israël. » (p. 346)

Malgré ses échecs, son jargon déplorable, son racisme à peine caché, son appareil intellectuel sans épaisseur, l’orientalisme fleurit aujourd’hui.

La plupart des cours élémentaires de langues orientales sont faits aujourd’hui, dans les universités américaines, par des « informateurs indigènes ». Le pouvoir, dans le système (les universités, les fondations, etc) est presque exclusivement aux mains des non-Orientaux, bien que le rapport du nombre du personnel oriental en poste au nombre des non-Orientaux ne soit pas d’une manière si écrasante en faveur de ces derniers.

« [...] alors qu’il existe des douzaines d’organisations aux Etats-Unis qui étudient l’Orient arabe et islamique, il n’y en a aucune en Orient qui étudie les Etats-Unis; ceux-ci représentent pourtant la principale influence économique et politique dans la région. Pire encore, il n’y a en Orient pour ainsi dire aucun institut, même modeste, qui soit consacré à l’étude de l’Orient. » (p. 349)

L’Orient moderne participe à sa propre orientalisation.

« L’orientalisme tel que je l’ai caractérisé dans cette étude met en cause, non seulement la possibilité d’une érudition qui ne soit pas politique, mais encore l’opportunité d’un lien trop étroit entre le savant et l’Etat. Il me semble tout aussi évident que les circonstances qui font de l’orientalisme un type de pensée continuellement destinée à persuader vont durer: c’est une image d’ensemble plutôt déprimante. » (p. 351)

« D’ailleurs, des érudits et des critiques qui ont reçu une formation orientaliste traditionnelle sont parfaitement capables de se libérer de l’ancienne camisole de force idéologique. La formation de Jacques Berque, celle de Maxime Rodinson se classent parmi les plus rigoureuses, mais ce qui vivifie leurs recherches, même sur des problèmes traditionnels, est leur prise de conscience méthodologique. Car, si l’orientalisme a été, historiquement, trop satisfait de lui-même, trop isolé, plein d’une confiance positiviste en ses méthodes et en ses prémisses, l’ouverture à ce qu’il étudie en orient ou à propos de lui peut être obtenue en soumettant sa propre méthode à la critique. C’est ce qui caractérise Berque et Rodinson, chacun à sa manière. Leurs œuvres font toujours preuve, d’abord d’une sensibilité directe à la matière qui s’offre à eux, puis d’un examen continuel de leur propre méthodologie et de leur propre pratique, d’une tentative constante pour que leur travail réponde à la matière et non à des doctrines préconçues. Berque et Rodinson, ainsi qu’Abdel Malek et Roger Owen, se rendent certainement compte qu’il vaut mieux faire l’étude de l’homme et de la société – qu’ils soient orientaux ou non – dans tout champ des sciences humaines; ces savants lisent donc d’un œil critique et étudient ce qui se fait dans d’autres domaines que le leur. L’attention que porte Berque aux découvertes récentes de l’anthropologie structurale, celle de Rodinson pour la sociologie et la théorie politique, celle d’Owen pour l’histoire économique: voilà des correctifs instructifs que les sciences humaines actuelles apportent à l’étude des problèmes dits orientaux. » (p. 352)

« Je considère que l’échec de l’orientalisme a été un échec humain tout autant qu’un échec intellectuel; en effet, en ayant à s’opposer irréductiblement à une région du monde qu’il considérait comme “autre” que la sienne, l’orientalisme n’a pas été capable de s’identifier à l’expérience humaine, ni même de la considérer comme une expérience. » (p. 353)

« [...] il n’est que trop facile de fabriquer, d’appliquer, de conserver des systèmes de pensée tels que l’orientalisme, des discours de pouvoir, des fictions idéologiques – menottes forgées par l’esprit. » (p. 354)

« La connaissance de l’orientalisme peut avoir un sens, qui est de rappeler comment, de quelle manière séduisante, peut se dégrader la connaissance, n’importe quelle connaissance, n’importe où, n’importe quand. Et peut-être plus aujourd’hui qu’hier. » (p. 354)


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