05 mars 2005

René Guénon, Initiation et réalisation spirituelle (note de lectura)

Editions Traditionnelles, 1990.
Avant-propos, de Jean Reyor
Avant de mourir, René Guénon a voulu écrire une suite, un deuxième volume -„Aperçus sur l’Initiation”. Celui qui a accompli son vœu est l’éditeur, Jean Reyor, en rassamblant des articles capables de suivre le thème de l’initiation. Le présent ouvrage précise, éclaire et complète le précédent.
Le présent ouvrage peut être partagé en quatre parties:
- dans la première partie l’auteur traite des obstacles mentaux et psychologiques qui peuvent s’opposer à la compréhension du point de vue initiatique et à la recherche d’une initiation – ces obstacles sont:
a) la croyance à la possibilité de vulgariser toute connaissance;
b) la confusion entre la métaphysique et la dialectique;
c) la peur;
d) le souci de l’opinion publique.
- la seconde partie précise et développe certains points concernant la nature de l’initiation et certaines des conditions de sa recherche;
 la troisième partie traite de la méthode et des différentes voies de réalisation initiatique, ainsi que de la question du Maître spirituel;
 la dernière partie envisage certains degrès de cette réalisation spirituelle dont tout ce qui précède a pour but de faciliter la compréhension.

Chapitre I. Contre la vulgarisation
„La sottise d’un grand nombre et même de la majorité des hommes, à notre époque surtout, et de plus en plus à mesure que se généralise et s’accentue la déchéance intellectuelle caractéristique de l’ultime période cyclique, est peut-être la chose la plus difficile à supporter qu’il y ait en ce monde.” (p. 13)
Typique pour notre époque est l’ignorance qui n’est aucunément consciente d’elle-même, qui affirme d’autant plus qu’elle connaît moins. La sottise et l’ignorance peuvent être réunies sous le nom commun d’incompréhension. La sottise n’est pas exempte de mauvaise foi, même de méchanceté.
„En parlant de concessions faites à l’incompréhension, nous pensons notamment à la vulgarisation sous toutes ses formes: vouloir mettre à la portée de tout le monde des vérités quelconques, ou ce que l’on considère tout au moins comme des vérités, quand ce tout le monde comprend nécessairement une grande majorité de sots et d’ignorants, peut-il en effet être autre chose que cela en réalité?” (p. 14)
La vulgarisation est une propagande qui suppose déjà chez celui à qui elle s’adresse une certain degré d’incompréhension.
„[…] le vulgarisateur déforme toujours les choses par simplification, et aussi en affirmant péremptoirement ce que les savants eux-mêmes ne regardent que comme de simples hypothèses, mais, en prenant une telle attitude, il ne fait en somme que continuer les procédés en usage dans l’enseignement rudimentaire qui est imposé à tous dans le monde moderne, et qui, au fond, n’est aussi rien d’autre que de la vulgarisation, et peut-être la pire de toutes en un sens, car il donne à la mentalité de ceux qui le reçoivent une empreinte „scientiste” dont bien peu sont capables de se défaire par la suite, et que le travail des vulgarisateurs proprement dits ne fait guère qu’entretenir et renforcer encore, ce qui atténue leur responsabilité dans une certaine mesure.” (p. 15)
Il existe de nos jours une vulgarisation très dangereuse des doctrines traditionnelles et orientales. Ce que les théosophistes et les spiritistes avaient commençé plus tôt a été repris maintenant par des vulgarisateurs. Il s’agit d’abord de propagandistes dont la sincerité n’est pas douteuse, mais dont l’attitude même prouve que leur compréhension doctrinale ne saurait aller bien loin. D’autres ont fait de l’intérêt pour ces choses une entreprise commerciale.
„Ce qu’il y a de plus fâcheux dans tout cela, à part les idées fausses ou „simplistes” qui sont répandues par là sur les doctrines traditionnelles, c’est que bien des gens ne savent même pas faire la distinction entre l’œuvre des vulgarisateurs de toute espèce et un exposé fait au contraire en dehors de tout souci de plaire au public ou de se mettre à sa portée […].” (p. 17)
Parmi les propagandistes et les vulgarisateurs, les uns sont poussés par le sentimentalisme, les autres par le désir d’obtenir des profits matériaux.

Chapitre II. Métaphysique et dialectique
Une réplique à Massimo Scaligero, Esoterismo moderno: L’opera e il pensiero di René Guénon, premier no de la revue italienne Imperium (mai 1950).
La connaissance théorique présentée par Guénon a un caractère essentiellement préparatoire. Elle est aussi rigoureusement indispensable à tous ceux qui voudront ensuite aller plus loin.
„[…] il n’y a absoluement aucune différence entre la connaissance intellectuelle pure et transcendante (qui comme telle n’a, au contraire de la connaissance rationnelle, rien de „mintal” ni d’humain) ou la connaissance métaphysique effective (et non pas simplement théorique) et la réalisation initiatique non plus d’ailleurs qu’entre l’intellectualité pure et la véritable spiritualité.” (p. 21)
L’œuvre de Guénon est un exposé de données traditionnelles où l’expression seule lui appartient.
La dialectique n’est que la mise en œuvre ou l’application pratique de la logique. „La logique domine réellement tout ce qui n’est que du ressort de la raison, et, comme son nom même l’indique, c’est là son domaine propre; mais, par contre, tout ce qui est d’ordre supra-individuel, donc supra-rationnel, échappe évidemment par là même à ce domaine, et le supérieur ne saurait être soumis à l’inférieur; à l’égard des vérités de cet ordre, la logique ne peut donc intervenir que d’une façon tout accidentelle, et en tant que leur expression en mode discursif, ou „dialectique” si l’on veut, constitue une sorte de „descente” au niveau individuel, faute de laquelle ces vérités demeureraient totalement incommunicables.” (p. 24)
„Si l’être qui est un individu humain dans un certain état de manifestation n’était véritablement que cela, il n’y aurait pour lui aucun moyen de sortir des conditions de cet état, et, tant qu’il n’en est pas sorti effectivement, c’est-à-dire tant qu’il n’en et encore qu’un individu selon les apparences (et il ne faut pas oublier que, pour sa conscience actuelle, ces apparences se confondent alors avec la réalité même, puisqu’elles sont tout ce qu’il peut en atteindre), tout ce qui est nécessaire pour lui permettre de les dépasser ne peut se présenter à lui que comme „extérieur”; il n’est pas encore arrivé au stade où une distinction comme celle de l’intérieur et de l’extérieur cesse d’être valable.” (pp. 25-26)
L’initiation prend l’être tel qu’il est dans son état actuel pour lui donner les moyens de le dépasser – c’est pourquoi ces moyens apparaissent tout d’abord comme „extérieurs”.
L’homme moderne, par sa constitution, est incapable à recevoir une initiation.

Chapitre III. La maladie de l’angoisse
Il est de mode de nos jours de parler d’inquiétude métaphysique, ou d’angoisse métaphysique – expressions on ne peut plus absurdes, qui trahissent le désordre mintal de notre époque. Ceux qui parlent comme ça ne connaissent rien quant à la nature de ma métaphysique.
L’angoisse est un sentiment qui est particulièrement caractéristique à l’époque actuelle. Elle n’est que trop justifiée par l’état de déséquilibre et d’instabilité de toutes choses, qui va sans cesse en s’aggravant. L’intrusion des sentiments dans l’ordre intellectuel contemporain montre que le mal est plus profond en réalité dans la déviation moderne.
L’inquiétude perpetuelle des modernes est une forme d’agitation.
„[…] le goût de la recherche pour elle-même, c’est-à-dire d’une recherche qui, au lieu de trouver son terme dans la connaissance comme elle le devrait normalement, se poursuit indéfiniment et ne conduit véritablement à rien, et qui est d’ailleurs entreprise sans aucune intention de parvenir à une vérité à laquelle tant de nos contemporains ne croient même pas.” (p. 31)
Une certaine inquiétude est normale avant de démarer toute recherche, sinon l’homme était satisfait de l’état de son ignorance. Aristote appelait cette inquiétude - „curiosité”.
On peut voir dans l’inquiétude sans terme la marque de l’agnosticisme.
„[…] la «pseudo-métaphysique» des philosophes modernes, qui est effectivement incapable de dissiper la moindre inquiétude, par là même qu’elle n’est pas une véritable connaissance, et qui ne peut, tout au contraire, qu’accroître le désordre intellectuel et la confusion des idées chez ceux qui la prennent au sérieux, et rendre leur ignorance d’autant plus incurable […]” (p. 32)
„[…] la fausse connaissance est bien pire que la pure et simple ignorance naturelle.” (p. 33)
L’inquiétude et l’angoisse ont leur racine dans l’ignorance. L’angoisse n’est qu’une forme extrême de la peur. Si l’ignorance peut être dissipée, la peur s’évanouira aussitôt par elle-même.
Par pure erreur, la peur a été attribuée à l’isolement. La doctrine védantique enseigne expressément que la peur est due au sentiment d’une dualité.
„[…] toute connaissance implique essentiellement une identification; on peut donc dire que plus un être connaît, moins il y a pour lui d’«autre» et d’«extérieur», et que, dans la même mesure, la possibilité de la peur, possibilité d’ailleurs toute négative, est abolie pour lui […].” (p. 35)
L’état de solitude absolue (kaivalya) est un état de pure impassibilité, au delà de toute contingence.
„[…] s’efforcer de traiter les choses extérieures comme indifférentes, autant qu’on le peut dans la condition individuelle, peut constituer une sorte d’exercice préparatoire en vue de la «délivrance», mais rien de plus, car, pour l’être qui est véritablement «délivré», il n’y a pas de choses extérieures; un tel exercice pourrait en somme être regardé comme un équivalent de ce qui, dans les «épreuves» initiatiques, exprime sous une forme ou sous une autre la nécessité de surmonter tout d’abord la peur pour parvenir à la connaissance, qui par la suite rendra cette peur impossible, puisqu’il n’y aura plus rien alors par quoi l’être puisse être affecté; et il est évident qu’il faut bien se garder de confondre les préliminaires de l’initiation avec son résultat final.” (p. 35-36)
Les „terreurs paniques” qui se produisent sans aucune cause apparente, sont dues à la présence de certaines influences n’appartenant pas à l’ordre sensible. Elles peuvent être collectives, ce qui va à l’encontre de l’explication de la peur par isolement.
„Pour en revenir au point essentiel, nous pouvons dire maintenant que ceux qui parlent d’«angoisse métaphysique» montrent par là, tout d’abord, leur ignorance totale de la métaphysique; en outre, leur attitude même rend cette ignorance invincible, d’autant plus que l’angoisse n’est pas un simple sentiment passager de peur, mais une peur devenue en quelque sorte permanente, installée dans le „psychisme” même de l’être, et c’est pourquoi on peut la considérer comme une véritable maladie; tant qu’elle ne peut être surmontée, elle constitue proprement, tout comme d’autres défauts graves d’ordre psychique, une „disqualification” à l’égard de la connaissance métaphysique.” (p. 37)
„S’il s’agit de la connaissance par excellence, cet effet se répercutera nécessairement dans tous les domaines inférieurs, et ainsi ces mêmes sentiments disparaîtront aussi à l’égard des choses les plus contingentes; comment, en effet, pourraient-ils affecter celui qui, voyant toutes choses dans le principe, sait que, quelles que soient les apparences, elles ne sont en définitive que des éléments de l’ordre total? Il en est de cela comme de tous les maux dont souffre le monde moderne: le véritable remède ne peut venir que d’en haut, c’est-à-dire d’une restauration de la pure intellectualité: tant qu’on cherchera à y remédier par en bas, c’est-à-dire en se contentant d’opposer des contingences à d’autres contingences, tout ce qu’on prétendra faire sera vain et inefficace; mais qui pourra le comprendre pendant qu’il en est encore temps?” (p. 37-38)

Chapitre IV. La coutume contre la tradition
Les modernes commettent une étrange confusion entre la coutume et la tradition. Le nom de „tradition” est attribué à la légère, pour toute sortes d’inventions, par esprit de contrefaçon: „là où il n’y a plus de tradition, on cherche, consciemment ou inconsciemment, à lui substituer une sorte de parodie, afin de combler pour ainsi dire, au point de vue des apparences extérieures, le vide laissé par cette absence de la tradition” (p. 39)
La coutume n’est pas uniquement nettement différente de l’esprit traditionnel, la vérité est qu’elle lui est nettement contraire, et qu’elle sert de plus d’une façon à la diffusion et au maintien de l’esprit antitraditionnel.
„[…] tout ce qui est d’ordre traditionnel implique essentiellement un élément «supra-humain»; la coutume, au contraire, est quelque chose de purement humain, soit par dégénérescence, soit dès son origine même.” (p. 40)
Il faut distinguer deux cas:
 les choses qui ont eu un sens profond, parfois même un caractère rituel, mais qui l’ont entièrement perdu par le fait qu’elles ont cessé d’être intégrées à un ensemble traditionnel, de sorte qu’elles ne sont plus que lettre morte et superstition;
 le second cas est de la contrefaçon: des coutumes entièrement inventées qui sont acceptées surtout parce que les hommes sont habitués à faire des choses dépourvues de sens.
„Quand un peuple a été détourné de l’accomplissement des rites traditionnels, il est encore possible qu’il sente ce qui lui manque et qu’il éprouve le besoin d’y revenir; pour l’en empêcher, on lui donnera des «pseudo-rites», et on les lui imposera même s’il y a lieu; et cette simulation des rites est quelquefois poussée si loin qu’on n’a pas de peine à y reconnaître l’intention formelle et à peine déguisée d’établir une sorte de «contre-tradition».” (p. 41)
Les coutumes de la vie de chaque individu étouffent aussi toute activité rituelle ou traditionnelle.
Sur certains Orientaux occidentalisés: „lorsque quelqu’un agit d’une façon qu’il ne peut justifier autrement qu’en déclarant que «c’est la coutume», on peut être sûr qu’on a affaire à un individu détaché de sa tradition et devenu incapable de la comprendre; non seulement il n’en accomplit plus les rites essentiels, mais, s’il en a gardé quelques «observances» secondaires, c’est uniquement «par coutume» et pour des raisons purement humaines, parmi lesquelles le souci de l’«opinion» tient le plus souvent une place prépondérante; et, surtout, il ne manque jamais d’observer scrupuleusement une foule de ces coutumes inventées dont nous parlions en dernier lieu, coutumes qui ne se distinguent en rien des niaiseries constituant le vulgaire «savoir-vivre» des Occidentaux modernes, et qui même n’en sont parfois qu’une imitation pure et simple.” (p. 42)
Sur les coutumes inventées: „[…] il semble qu’elles ne visent à rien d’autre qu’à retenir toute l’attention, non seulement sur des choses entièrement extérieures et vidées de toute signification, mais encore sur le détail même de ces choses, dans ce qu’il a de plus banal et de plus étroit […]” (p. 43) La conséquence de ces coutumes est une véritable atrophie intellectuelle, dont la mentalité „mondaine” est l’exemple le plus achevé.
Pour ceux acaparés par la vie moderne: „Pour eux, le monde, pourrait-on dire, a perdu toute „transparence”, car ils n’y voient plus rien qui soit un signe ou une expression de vérités supérieures, et, même si on leur parlait de ce sens intérieur des choses on seulement ils ne comprendraient pas, mais ils commenceraient aussitôt par se demander ce que leurs pareils pourraient bien penser ou dire d’eux si par impossible il leur arrivait d’admettre un tel point de vue, et plus encore d’y conformer leur existence!” (p. 43)
Les coutumes commencent par s’établir dans un cercle très restreint, comme simple mode.
„On pourrait dire que le respect de la coutume comme telle n’est au fond rien d’autre que le respect de la sottise humaine, car c’est celle-ci qui, en pareil cas, s’exprime naturellement dans l’opinion; d’ailleurs, «faire comme tout le monde», suivant l’expression couramment employée à ce sujet, et qui pour certains semble tenir lieu de raison suffisante pour toutes leurs actions, c’est nécessairement s’assimiler au vulgaire et s’appliquer à ne s’en distinguer en aucune façon […]” (p. 44)
„Dans les pays de tradition arabe, on dit que, dans les temps les plus anciens, les hommes n’étaient distingués entre eux que par la connaissance; ensuite, on prit en considération la naissance et la parenté; plus tard encore, la richesse en vint à être considérée comme une parque de la supériorité; enfin, dans les derniers temps, on ne juge plus les hommes que d’après les seules apparences extérieures.” (p. 45) Il est facile à se rencre compte qu’il s’agit de la description des quatre castes et des divisions naturelles auxquelles celles-ci correspondent.

Chapitre V. A propos du rattachement initiatique
„[…] l’initiation consiste essentiellement dans la transmission d’une certaine influence spirituelle, et […] cette transmission ne peut être opérée que par le moyen d’un rite, qui est précisément celui par lequel s’effectue le rattachement à une organisation ayant avant tout pour fonction de conserver et de communiquer l’influence dont il s’agit […]” (p. 46)
Transmission et rattachement ne sont que deux aspects de la même chose.
Certains ont objecté que, dans le cadre de l’initiation, le néophyte ne ressent aucunement l’influence spirituelle au moment même où il la reçoit. Cette objection est sans importance, parce que cette influence est réellement présente et confère à ceux qui l’ont reçue certaines aptitudes qu’ils ne pourraient avoir sans elle. Les effets de cette influence sont ressentis ultérieurement, ce qui constitue précisément le passage à l’initiation effective. Dans la plupart des cas, malheureusement, l’initiation reste virtuelle.
„On pourrait d’ailleurs dire, d’une façon générale, que, dans les conditions d’une époque comme la nôtre, c’est presque toujours le cas véritablement normal au point de vue traditionnel qui n’apparaît plus que comme un cas d’exception.” (p. 49)
„[…] cette transmission […] n’a et ne peut avoir absolument rien de «magique», pour la raison même que c’est d’une influence spirituelle qu’il s’agit essentiellement, tandis que tout ce qui est d’ordre magique concerne exclusivement le maniement des seules influences psychiques.” (pp. 49-50)
„[…] rien ne peut être séparé du Principe, car ce qui le serait n’aurait véritablement aucune existence ni aucune réalité, fût-elle du degré le plus inférieur; comment peut-on donc parler d’un rattachement qui, quels que soient les intermédiaires par lesquels il s’effectue, ne peut être conçu finalement que comme un rattachement au Principe même, ce qui, à prendre le mot dans sa signification littérale, semble impliquer le rétablissement d’un lien qui aurait été rompu?” (p. 51)
Du point de vue métaphysique, le Soi est immuable. Du point de vue initiatique, il est nécessaire de prendre en considération l’état des faits actuels, qui nous empêche d’accéder à l’essence.
„[…] dans le Principe, il est évident que rien ne saurait jamais être sujet au changement; ce n’est donc point le «Soi» qui doit être délivré, puisqu’il n’est jamais conditionné, ni soumis à aucune limitation, mais c’est le «moi» et celui-ci ne peut l’être qu’en dissipant l’illusion qui le fait paraître séparé du «Soi»; de même, ce n’est pas le lien avec le Principe qu’il s’agit en réalité de rétablir, puisqu’il existe toujours et ne peut pas cesser d’exister, mais c’est, pour l’être manifesté, la conscience effective de ce lien qui doit être réalisée; et, dans les conditions présentes de notre humanité, il n’y a pour cela aucun autre moyen possible que celui qui est fourni par l’initiation.” (p. 52)
„[…] pour les hommes des temps primordiaux, l’initiation aurait été inutile et même inconcevable, puisque le développment spirituel, à tous ses degrés, s’accomplisait chez eux d’une façon toute naturelle et spontanée, en raison de la proximité où ils étaient à l’égard du Principe; mais, par suite de la «descente» qui s’est effectuée depuis lors, conformément au processus inévitable de toute manifestation cosmique, les conditions de la période cyclique où nous nous trouvons actuellement sont tout autres que celles-là, et c’est pourquoi la restauration des possibilités de l’état primordial est le premier des buts que se propose l’initiation.” (pp. 52-53)
Sur la nécessité du rattachement: „dans l’état présent de notre monde, la terre ne peut pas produire une plante d’elle-même et spontanément, et sans qu’on y ait déposé une graine qui doit nécessairement provenir d’une autre plante préexistante” (p. 53)
„Néophyte” signifie littéralement „nouvelle plante”.
„[…] l’initium et que ce mot signifie proprement „entrée” et „commencement”: c’est l’entrée dans une voie qu’il reste à parcourir par la suite, ou encore le commencement d’une nouvelle existence au cours de laquelle seront développées des possibilités d’un autre ordre que celles auxquelles est étroitement bornée la vie de l’homme ordinaire; et l’initiation, ainsi entendue dans son sens le plus strict et le plus précis, n’est en réalité rien d’autre que la transmission initiale de l’influence spirituelle à l’état de germe, c’est-à-dire, en d’autres termes, le rattachement initiatique lui-même.” (p. 55)
Il est possible, dans certains cas tout à fait exceptionnels, de parler d’une initiation sans chaîne et rattachement. „[…] il n’est peut-être pas entièrement sans danger de parler de cette possibilité, parce que trop de gens peuvent avoir tendance à s’illusionner à cet égard; il suffira qu’il survienne dans leur existence un événement quelque peu extraordinaire, ou paraissant tel à leurs propres yeux, mais d’ailleurs d’un genre quelconque, pour qu’ils interprêtent comme un signe qu’ils ont reçu cette initiation exceptionnelle […]” (p. 56)
Même dans les cas exceptionnels, il s’agit d’une influence spirituelle transmise dans en dehors des conditions ordinaires de temps et de lieu. Le cas de Jacob Bœhme est significatif.
„Nous rappellerons encore que, dès lors qu’il s’agit de questions d’ordre initiatique, on ne saurait trop se défier de l’imagination: tout ce qui n’est qu’illusions «psychologiques» ou «subjectives» est absolument sans aucune valeur à cet égard et ne doit y intervenir en aucune façon ni à aucun degré.” (p. 57)
Question: „[…] certaines livres dont le contenu est d’ordre initiatique ne peuvent-ils, pour des individualité particulièrement qualifiées et les étudiant avec les dispositions voulues, servir par eux-mêmes de véhicule à la transmission d’une influence spirituelle, de telle sorte que, en pareil cas, leur lecture suffirait, sans qu’il y ait besoin d’aucun contact direct avec une «chaîne» traditionnelle, pour conférer une initiation […]?” (p. 58) La réponse est négative. On ne peut pas s’initier par les livres.
„[…] une transmission orale est partiut et toujours considérée comme une condition nécessaire du véritable enseignement traditionnel, si bien que la mise par écrit de cet enseignement ne peut jamais en dispenser, et cela parce que sa transmission, pour être réellement valable, implique la communication d’un élément en quelque sorte «vital» auquel les livres ne sauraient servir de véhicule.” (p. 59)
„[…] si l’on suppose par exemple qu’il s’agit des Ecritures sacrées d’une tradition, le profane au sens le plus complet de ce mot, tel que le „critique” moderne”, n’y verra que „littérature”, et tout ce qu’il pourra en retirer ne sera que cette sorte de connaissance toute verbale qui constitue l’érudition pure et simple, sans qu’il s’y ajoute la moindre compréhension réelle, fût-ce du sens le plus extérieur, puisqu’il ne sait pas et ne se demande même pas si ce qu’il lit est l’expression d’une vérité; et c’est là le genre de savoir qu’on peut qualifier de „livresque” dans l’acception la plus rigoureuse de ce mot.” (p. 59-60)
Celui rattaché à la tradition considérée voit déjà plus que le profane, même s’il est limité au niveau littéral. Le cas de celui qui vise à s’assimiler le plus complètement possible le niveau exotérique, le théologicien, est plus supérieur encore. Celui qui possède quelques connaissances théoriques de l’ésotérisme peut, à l’aide de quelques commentaires, percevoir la pluralité des sens contenus dans les textes sacrés, à discerner l’esprit sous la lettre. Sa compréhension est bien plus profonde et plus élevée que celle à laquelle peut prétendre le plus savant et le plus profond des exotéristes. „L’étude de ces textes pourra alors constituer une partie importante de la préparation doctrinale qui doit normalement précéder toute réalisation; mais cependant, si celui qui s’y livre ne reçoit par ailleurs aucune initiation, il en restera toujours, quelques dispositions qu’il y apporte, à une connaissance exclusivement théorique, qu’une telle étude, par elle-même, ne permet de dépasser en aucune façon.” (p. 61)
Les écrits de Shankarâchârya et de Mohyiddin ibn Arabi ont un caractère profondèment initiatique.
Toute initiation effective présuppose forcément l’initiation virtuelle.

Chapitre VI. Influence spirituelles et „egregores”
Egregore est un mot fantaisiste employé par les théosophistes. Le premier qui l’a employé a été Eliphas Lévi.
Le terme se trouve aussi dans le Livre de Hénoch, où il désigne des entités du monde intermédiare, qui ne peuvent jouer aucun rôle dans l’initiation.
Le collectif n’est qu’un extension du domaine individuel, et il n’a aucune valeur transcendante par rapport à celui-ci, contrairement aux influences spirituelles, qui sont d’un tout autre ordre.
„[…] ce serait une erreur de considérer comme un état supra-individuel celui qui résulterait de l’identification avec une entité psychique collective quelle qu’elle soit, aussi bien d’ailleurs qu’avec toute autre entité psychique; la participation à une telle entité collective, à un degré quelconque, peut bien être regardée, si l’on veut, comme constituant une sorte d’«élargissement» de l’individualité, mais rien de plus.” (p. 66)
„C’est pourquoi la prière, consciemment où non, s’adresse de la façon la plus immédiate à l’entité collective, et c’est seulement par l’intermédiaire de celle-ci qu’elle s’adresse aussi à l’influence spirituelle qui agit à travers elle; les conditions mises à son efficacité par l’organisation religieuse ne sauraient d’ailleurs s’expliquer autrement.” (p. 67)
Les organisations initiatiques sont dépositaires de quelque chose qui leur est supra-individuel et transcendant, une influence spirituelle dont elles assurent la conservation et la transmission.
„[…] quand une organisation initiatique se trouve dans un état de dégénérescence plus ou moins accentué, bien que l’influence spirituelle y soit toujours présente, son action est nécessairement amoindrie, et alors, par contre, les influences psychiques peuvent agir d’une façon plus apparente et parfois presque indépendante. Le cas extrême à cet égard est celui où, une forme initiatique ayant cessé d’exister comme telle et l’influence spirituelle s’étant entièrement retirée par là même, les influences psychiques subsistent seules à l’état de «résidus» nocifs et même particulièrement dangereux […].” (p. 69-70)

Chapitre VII. Nécessité de l’exotérisme traditionnel
Beaucoup semblent douter de la nécessité de se rattacher d’abord à une forme traditionnelle d’ordre exotérique et d’en observer toutes les prescriptions.
„[…] il est admissible qu’un exotériste ignore l’ésotérisme, bien qu’assurément cette ignorance n’en justifie pas la négation; mais, par contre, il ne l’est pas que quiconque a des prétentions à l’ésotérisme veuille ignorer l’exotérisme, ne fût-ce que pratiquement, car le «plus» doit forcément comprendre le «moins».” (p. 71)
L’ignorance du domaine exotérique témoigne d’une méconnaissance profonde de la doctrine traditionnelle. Cette ignorance est due à l’affaiblissement de l’esprit traditionnel. Il s’agit aussi de la méconnaissance des pouvoirs des rites.
„Nous dirons d’abord pour exprimer les choses de la façon la plus simple, qu’on en bâtit pas sur le vide; or l’existence uniquement profane, dont tout élément traditionnel est exclu, n’est bien réellement à cet égard que vide et néant.” (pp. 73-74)
„De même, l’adhésion à un exotérisme est une condition préalable pour parvenir à l’ésotérisme, et, en outre, il ne faudrait pas croire que cet exotérisme puisse être rejeté dès lors que l’initiation a été obtenue, pas plus que les fondations ne peuvent être supprimées lorsque l’édifice est construit.” (p. 74)
Celui qui n’est rattaché à aucun exotérisme fait comme la plupart des Occidentaux qui font de la religion une chose entièrement à part, n’ayant avec tout le reste de leur vie aucun contact réel.
„[…] il n’y a pas en réalité de domaine profane auquel certaines choses appartiendraient par leur nature même; il y a seulement un point de vue profane, qui n’est que le produit d’une dégénérescence spirituelle de l’humanité, et qui, par conséquent, est entièrement illégitime.” (p. 75)

Chapitre VIII. Salut et délivrance
Dans les conditions présentes de l’humanité terrestre, la très grande majorité des hommes ne sont en aucune façon capables de dépasser les limites de la condition individuelle.
Illusion répandue: le seul fait de la mort peut suffire à donner à un homme des qualités intellectuelles ou spirituelles qu’il ne possédait aucunement de son vivant.
L’exotérisme propose le salut. L’ésotérisme – la Délivrance. „Nous préciserons incidemment que, si nous avons pris l’habitude d’écrire «salut» avec une minuscule et «Délivrance» avec une majuscule, c’est, tout comme lorsque nous écrivons «moi» et «Soi», pour marquer nettement que l’un est d’ordre individuel et l’autre d’ordre transcendant […]” (p. 78)
L’homme qui parvient au salut conserve son état humain.
Les mystiques ne se sont jamais préoccupés de rien d’autre que du salut.

Chapitre IX. Point de vue rituel et point de vue moral
„Comme nous l’avons fait remarquer en diverses occasions des phénomènes semblables peuvent procéder de causes entièrement différentes; c’est pourquoi les phénomènes en eux-mêmes, qui ne sont que de simples apparences extérieures, ne peuvent jamais être considérés comme constituant réellement la preuve de la vérité d’une doctrine ou d’une théorie quelconque, contrairement aux illusions que se fait à cet égard l’«expérimentalisme» moderne. Il en est de même en ce qui concerne les actions humaines, qui d’ailleurs sont ausi des phénomènes d’un certain genre: les mêmes actions, ou, pour parler plus exactement, des actions indiscernables extérieurement les unes des autres, peuvent répondre à des intentions très diverses chez ceux qui les accomplissent; et même, plus généralement, deux individus peuvent agir d’une façon similaire dans presque toutes les circonstances de leur vie, tout en se plaçant, pour régler leur conduite, à des points de vue qui en réalité n’ont à peu près rien de commun.” (p. 83)
Un exemple frappant de préjugé des faits et celui des historiens qui prétendent expliquer toute l’histoire en faisant appel exclusivement à des considérations d’ordre «économique».
Les psychologues pensent aussi que les hommes sont toujours et partout les mêmes – source d’erreurs de jugements très graves.
Une autre erreur largement répandue en Occident est d’attribuer un point de vue moral à tous les hommes indistinctement.
„L’action rituelle […] est, suivant le sens originel du mot lui-même, celle qui est accomplie «conformément à l’ordre», et qui par conséquent implique, au moins à quelque degré, la conscience effective de cette conformité […].” (p. 85)
Pour accomplir les actions selon un caractère rituel il faut connaître la solidarité qui existe entre l’ordre cosmique lui-même et l’ordre humain. Cette connaissance existe dans toutes les traditions, tandis qu’elle est devenue complètement étrangère à la mentalité moderne. „Pour quiconque n’est pas aveuglé par certains préjugés, il est facile de voir quelle distance sépare la conscience de la conformité à l’ordre universel, et de la participation de l’individu à cet ordre en vertu de cette conformité même, de la simple «conscience morale», qui ne recquiert aucune compréhension intellectuelle et n’est plus guidée que par des aspirations et des tendances purement sentimentales, et quelle profonde dégénérescence implique, dans la mentalité humaine en général, le passage de l’un à l’autre.” (p. 86)
L’apparition du point de vue moral dans une civilisation témoigne de l’état plus ou moins profane de celle-ci. Toutes les morales „indépendantes”, qu’elles soient „philosophiques” ou „scientifiques”, sont des dégénérescences de la morale religieuse.
„C’est ainsi que, par exemple, entre celui qui accomplit certaines actions pour des raisons morales et celui qui les accomplit en vue d’un développement spirituel effectif auquel elles peuvent servir de préparation, la différence est assurément aussi grande que possible; leur façon d’agir est pourtant la même, mais leurs intentions sont tout autres et ne correspondent aucunement à un même degré de compréhension. Mais c’est seulement quand la morale a perdu tout caractère traditionnel qu’on peut vraiment parler de déviation; vidée de toute signification réelle, et n’ayant plus en elle rien qui puisse légitimer son existence, cette morale profane n’est à proprement parler qu’un «résidu» sans valeur et une pure et simple superstition.” (pp. 88-89)

Chapitre X. Sur la „glorification du travail”
„Il est de mode, à notre époque, d’exalter le travail, quel qu’il soit et de quelque façon qu’il soit accompli, comme s’il avait une valeur éminente par lui-même et indépendamment de toute considération d’un autre ordre; c’est là le sujet d’innombrables déclamations aussi vides que pompeuses, et cela non seulement dans le monde profane, mais même, ce qui est plus grave, dans les organisations initiatiques qui subsistent en Occident.” (p. 90)
Cette façon d’envisager les choses se rattache au besoin exagéré d’action des Occidentaux modernes. Il s’y ajoute parfois une intention de déprecier la contemplation, assimilée à l’oisiveté.
„Contrairement à ce que pensent les modernes, n’importe quel travail, accompli indistinctement par n’importe qui, et uniquement pour le plaisir d’agir ou par nécessité de «gagner sa vie», ne mérite aucunement d’être exalté, et il ne peut même être regardé que comme une chose anormale, opposée à l’ordre qui devrait régir les institutions humaines, à tel point que, dans les conditions de notre époque, il en arrive trop souvent à prendre un caractère qu’on pourrait, sans nulle exagération, qualifier d’«infra-humain».” (p. 91)
„Ce que nos contemporains paraissent ignorer complètement, c’est qu’un travail n’est réellement valable que s’il est conforme à la nature même de l’être qui l’accomplit, s’il en résulte d’une façon en quelque sorte spontanée et nécessaire, si bien qu’il n’est pour cette nature que le moyen de se réaliser aussi parfaitement qu’il est possible.” (p. 91-92) C’est le véritable sens de la notion du swadharma, le véritable fondement de l’institution des castes.
„En d’autres termes, pour qu’un travail, de quelque genre qu’il puisse être d’ailleurs, soit ce qu’il doit être, il faut avant tout qu’il corresponde chez l’homme à une «vocation», au sens le plus propre de ce mot; et, quand il en est ainsi, le profit matériel qui peut légitimement en être retiré n’apparaît que comme une fin tout à fait secondaire et contingente, pour ne pas dire même négligeable vizavi d’une autre fin supérieure, qui est le développement et comme l’achèvement «en acte» de la nature même de l’être humain.” (p. 92)
Toutes les traditions insistent sur l’analogie qui existe entre les artisans humains et l’Artisan divin, les uns comme l’autre opérant «par un verbe conçu dans l’intellect».
„[…] la «glorification du travail» répond bien à une vérité, et même à une vérité d’ordre profond; mais la façon dont les modernes l’entendent d’ordinaire n’est qu’une déformation caricaturale de la notion traditionnelle, allant jusqu’à l’invertir en quelque sorte. En effet, on ne „glorifie” pas le travail par de vains discours, ce qui n’a même aucun sens plausible; mais le travail lui-même est „glorifié”, c’est-à-dire „transformé”, quand, au lieu de n’être qu’une simple activité profane, il constitue une collaboration consciente et effective à la réalisation du plan du «Grand Architecte de l’Univers».” (p. 95)

Chapitre XI. Le sacre et le profane
„[…] dans une civilisation intégralement traditionnelle, toute activité humaine, quelle qu’elle soit, possède un caractère qu’on peut dire sacré, parce que, par définition même, la tradition n’y laisse rien en dehors d’elle […]” (p. 96)
„Dès que certaines choses échappent au point de vue traditionnel ou, ce qui revient au même, sont regardées comme profanes, c’est là le signe manifeste qu’il s’est déjà produit une dégénérescence entraînant un affaiblissement et comme un amoindrissement de la tradition; et une telle dégénérescence est naturellement liée, dans l’histoire de l’humanité, à la marche descendente du déroulement cyclique.” (p. 96)
Aucune tradition ne peut reconnaître le point de vue profane comme légitime.
„Il n’y a d’ailleurs que la seule civilisation occidentale moderne qui, parce que son esprit est essentiellement antitraditionnel, prétende affirmer la légitimité du profane comme tel et considère même comme un „progrès” d’y inclure une part de plus en plus grande de l’activité humaine, si bien qu’à la limite, pour l’esprit intégralement moderne, il n’y a plus que du profane, et que tous ses efforts tendent en définitive à la négation ou à l’exclusion du sacré.” (p. 97)
„[…] dans la civilisation moderne, […] c’est le sacre qui n’est plus que toléré, parce qu’il n’est pas possible de le faire disparaître entièrement d’un seul coup, et auquel, en attendant la réalisation complète de cet «idéal», on fait une part de plus en plus réduite, en ayant le plus grand soins de l’isoler de tout le reste par une barrière infranchissable.” (p. 97)
Le passage de la civilisation traditionnelle à la civilisation moderne se fait par la persuasion qu’il existe des choses profanes par elle-même, et non par l’effet d’une certaine mentalité.
„Cette affirmation d’un domaine profane, qui transforme indûment un simple état de fait en un état de droit, est donc, si l’on peut dire, un des postulats fondamentaux de l’esprit antitraditionnel, puisque ce n’est qu’en inculquant tout d’abord cette fausse conception à la généralité des hommes qu’il peut espérer en arriver graduellement à ses fins, c’est-à-dire à la disparition du sacré, ou, en d’autres termes, à l’élimination de la tradition jusque dans ses derniers vestiges.” (p. 98)
Même la plupart des hommes religieux occidentaux d’aujourd’hui considèrent la séparation entre la sacre et le profane comme étant parfaitement légitime, et regardent la période d’auparavant comme une confusion entre deux domaines différents, qui a été „dépassée” grâce au „progrès”. Malheureusement, même des ecclésiastiques pensent de cette manière.
„[…] quand les représentants authentiques d’une tradition en sont arrivés à ce point que leur façon de penser ne diffère plus sensiblement de celle de ses adversaires, on peut se demander quel degré de vitalité a encore cette tradition dans son état actuel; et, puisque la tradition dont il s’agit est celle du monde occidental, quelles chances de redressement peut-il bien, dans ces conditions, y avoir encore pour celui-ci, du moins tant qu’on s’en tient au domaine exotérique et qu’on n’envisage aucun autre ordre de possibilités?” (p. 100)

Chapitre XII. A propos de „conversions”
Le mot „conversion” a deux sens. Le premier, le sens originel, est celui de metanoia, un changement de nous, ou, comme a dit A. K. Coomaraswamy, une „métamorphose intellectuelle”. Cela implique une concentration des puissances de l’être, et un „retournement” par lequel l’être passe „de la pensée humaine à la compréhension divine”.
Le sens vulgaire du mot „conversion”, de nos jours, désigne uniquement le passage extérieur d’une forme traditionnelle à l’autre.
„Au fond, on peut dire que les «convertis» sont peu intéressants, du moins pour ceux qui envisagent les choses en dehors de tout parti pris d’exclusivisme exotérique, et qui, par ailleurs, n’ont aucun goût pour l’étude de certaines «curiosités» psychologiques; et, pour, notre part, nous aimons certainement mieux ne pas les voir de trop près.” (p. 103)
Il existe un troisième cas, où quelqu’un qui se place au point de vue ésotérique, change de tradition parce que la sienne ne lui offrait plus la possibilité d’initiation, ou parce que la nouvelle tradition est plus appropriée à sa nature, et lui confère une meilleure voie de réalisation spirituelle. Dans ce dernier cas il ne s’agit pas rigoureusement de conversion. Cela est possible et nécessaire uniquement dans les conditions de l’époque actuelle, où certaines traditions sont incomplètes par en haut.
Il existe un cas tout à fait spécial, celui des hommes qui, parvenus à un haut degré de développement spirituel, peuvent adopter extérieurement telle ou telle forme traditionnelle suivant les circonstances et pour des raisons dont ils sont seuls juges, d’autant plus que ces raisons sont généralement de celles qui échappent forcement à la compréhension des hommes ordinaires.
„D’une façon tout à fait générale, nous pouvons dire que quiconque a conscience de l’unité des traditions, que ce soit par une compréhension simplement théorique ou à plus forte raison par une réalisation effective, est nécessairement, par là même, «inconvertissable» à quoi que ce soit; il est d’ailleurs le seul qui le soit véritablement, les autres pouvant toujours, à cet égard, être plus ou moins à la merci des circonstances contingentes.” (p. 106)

Chapitre XIII. Cérémonialisme et esthétisme
Il existe une étrange confusion entre rites et cérémonies. C’est une tendance de l’«humanisme», qui veut tout réduire au niveau humain. Il ne faut pas contester le caractère utilitaire, mais limité, des cérémonies, quand celles-ci sont ajoutées aux rites. Malheureusement, le développement des cérémnies est trop grand pour ne pas étouffer pratiquement les rites, avec des conséquences tout opposées.
„[…] moins une civilisation est traditionnelle dans son ensemble, plus s’y accentue la séparation entre la tradition, dans la mesure amoindrie où elle y subsiste encore, et tout le reste, qui est alors considéré comme purement profane et constitue ce qu’on est convenu d’appeler la „vie ordinaire”, et sur lequel les éléments traditionnels n’exerçent plus aucune influence effective.” (p. 109)
„Il est à remarquer aussi, dans le même ordre d’idées, que les Occidentaux, quand ils parlent de choses spirituelles ou qu’ils considèrent comme telles à tort ou à raison, se croient toujours obligés de prendre un ton solennel et ennuyeux, comme pour mieux marquer que ces choses n’ont rien de commun avec celles qui font le sujet habituel de leurs entretiens; quoi qu’ils puissent en penser, cette affectation «cérémonieuse» n’a assurément aucun rapport avec le sérieux et la dignité qu’il convient d’observer dans tout ce qui est d’ordre traditionnel, et qui n’excluent nullement le plus parfait naturel et la plus grande simplicité d’attitudes, comme on peut le voir encore aujourd’hui en Orient.” (p. 110)
Il existe chez les Occidentaux une connexion entre le cérémonialisme et le point de vue esthétique, qui finit par affecter d’une teinte particulière la façon qu’ont les hommes d’envisager les choses.
La conception esthétique prétend tout réduire à une simple question de sensibilité – c’est la conception moderne et profane de l’art. Elle élimine toute intellectualité, trait caractéristique de l’art traditionnel. Le beau, bien loin d’être désormais la „splendeur du vrai”, s’y réduit à n’être plus que ce qui produit un certain sentiment de plaisir, quelque chose de purement „psychologique” et „subjectif”.
„[…] les cérémonies n’ont que des effets de cet ordre „esthétique” et ne sauraient en avoir d’autres; elles sont, tout comme l’art moderne, quelque chose qu’il n’y a pas lieu de chercher à comprendre et où il n’y a aucun sens plus ou moins profond à pénétrer, mais par quoi il suffit de se laisser «impressionner» d’une façon toute sentimentale.” (p. 111)
Certaines formes de l’art moderne peuvent produire des effets de déséquilibre et même de «désagrégation» dont les répercussions sont susceptibles de s’étendre beaucoup plus loin. Il s’agit d’une véritable œuvre de subversion.
„[…] ce domaine sentimental est bien, sous tous les rapports, le type le plus complet et le plus extrême de ce qu’on pourrait appeler la «subjectivité» à l’état pur.” (p. 111)
Parmi les multiples façons de l’esthétisme moderne il est aussi l’exotisme, qui n’est qu’une mascarade, une reconstitution à l’occidentale. L’intérêt de certains pour les doctrines orientales est fort impregné par cet exotisme, qui en empêche la compréhension. „En tout cas, et même dans les conditions les plus favorables, il faut que ceux-là soient bien persuadés que, tant qu’ils trouveront le moindre caractère «exotique» à la forme traditionnelle qu’ils auront adoptée, ce sera la preuve la plus incontestable qu’ils ne se sont pas vraiment assimilé cette forme et que, quelles que puissent être les apparences, elle demeure encore pour eux quelque chose d’extérieur à leur être réel et qui ne le modifie que superficiellement; c’est là en quelque sorte un des premiers obstacles qu’ils rencontrent sur leur voie, et l’expérience oblige à reconnaître que, pour beaucoup, ce n’est peut-être pas le moins difficile à surmonter.” (p. 115)

Chapitre XIV. Nouvelles confusions
Il existe une étrange attitude qui pousse certains à identifier le mysticisme à l’ésotérisme oriental, allant jusqu’à la substitution complète. Cette erreur est faite par des orientalistes, mais elle est commune aussi dans les milieux religieux catholiques.
Depuis peu de temps les ecclésiastiques catholiques ont commencé à reconnaître l’existence de l’ésotérisme oriental, mais ils essayent de le minimiser comme importance, en le présentant comme un mélange inextricable avec des déformations contemporaines, occultistes, théosophistes et autres, en tirant de l’un et des autres des notions et des références que l’on présente de façon à les mettre sur le même plan.
„Ces remarques amènent à se demander si, en définitive, il ne s’agirait pas tout simplement de préparer la constitution d’un nouveau pseudo-ésotérisme d’un genre quelque peu particulier, destiné à donner une apparence de satisfaction à ceux qui ne se contentent plus de l’exotérisme, tout en les détournant de l’ésotérisme véritable auquel on prétendait l’opposer.” (p. 122)

Chapitre XV. Sur le prétendu „orgueil intellectuel”
Certains reprochent aux ésotéristes l’«orgueil intellectuel».
„L’expression d’«orgueil intellectuel» est manifestement contradictoire en elle-même, car, si les mots ont encore une signification définie (mais nous sommes parfois tentés de douter qu’ils en aient une pour la majorité de nos contemporains), l’orgueil ne peut être que d’ordre purement sentimental.” (p. 125)
Sur le vrai orgueil: „[…] ce serait vraiment un singulier orgueil que celui qui aboutit à dénier à l’individualité toute valeur propre, en la faisant apparaître comme rigoureusement nulle au regard du Principe.” (p. 127)
„Nous ajouterons encore, à propos de l’être qui parvient à la Délivrance, qu’une réalisation d’ordre universel comme celle-là a des conséquences bien autrement étendues et effectives que le vulgaire «altruisme», qui n’est que le souci des intérêts d’une simple collectivité, et qui par conséquent ne sort en aucune façon de l’ordre individuel; dans l’ordre supra-individuel où il n’y a plus de «moi», il n’y a pas davantage d’«autrui», parce qu’il s’agit là d’un domaine où tous les êtres sont un, «fondus sans être confondus», suivant l’expression d’Eckhart, et réalisant véritablement ainsi la parole du Christ: «Qu’ils soient un comme le Père et moi nous sommes un.»” (p. 127)
A propos de l’orgueil comme sentimentalisme: „Ce qui est vrai de l’orgueil l’est également de l’humilité qui, étant son contraire, se situe exactement au même niveau, et dont le caractère n’est pas moins exclusivement sentimental et individuel; […].” (p. 128)
Plus indiquée que l’humilité est la „pauvreté spirituelle”, dont le sens est la reconnaissance de la dépendance totale de l’être vizavi du Principe.
„[…] pour employer les termes de la tradition extrême-orientale, qui sont ici ceux qui permettent d’exprimer le plus facilement ce que nous voulons dire, l’homme pleinement «normal» doit être yin par rapport au Principe, mais au Principe seul, et, en raison de sa situation «centrale», il doit être yang par rapport à toute la manifestation; au contraire, l’homme déchu prend une attitude par laquelle il tend de plus en plus à se faire yang par rapport au Principe (ou plutôt à s’en donner l’illusion, car il va de soi que c’est là une impossibilité) et yin par rapport à la manifestation; et c’est de là que sont nés tout à la fois l’orgueil et l’humilité.” (p. 128)

Chapitre XVI. Contemplation directe et contemplation par reflèt
Il existe une contemplation métaphysique et initiatique et une contemplation mystique.
„Nous dirons nettement qu’il y a bien réellement deux sortes de contemplation, qu’on pourrait appeler une contemplation directe et une contemplation par reflet; de même en effet qu’on peut regarder directement le soleil ou regarder seulement son reflet dans l’eau, de même aussi on peut contempler, soit les réalités spirituelles telles qu’elles sont en elles-mêmes, soit leur reflet dans le domaine individuel.” (p. 132)
Sur la contemplation directe: „[…] la contemplation directe des réalités spirituelles implique nécessairement qu’on se transporte soi-même en quelque sorte dans leur propre domaine, ce qui suppose un certain degré de réalisation des états supra-individuels, réalisation qui ne peut jamais être qu’essentiellement active; par contre, la contemplation par reflet implique seulement qu’on «s’ouvre» à ce qui se présentera comme spontanément (et qui pourra aussi ne pas se présenter, puisque c’est là quelque chose qui ne dépend aucunement de la volonté ou de l’initiative du contemplatif), et, c’est pourquoi il n’y a rien qui soit incompatible avec la passivité mystique.” (p. 132)
La contemplation mystique n’est qu’indirecte et n’implique aucune identification, mais laisse subsister la dualité entre le sujet et l’objet.
„Dans la mysticisme, insistons-y encore, il n’est jamais question d’identification avec le Principe, ni même avec tel ou tel de ses aspects «non-suprêmes» (ce qui en tout cas dépasserait encore manifestement les possibilités d’ordre individuel); et, de plus, l’union qui est considérée comme le terme même de la vie mystique est toujours rapportée à une manifestation principielle envisagée uniquement dans le domaine humain ou par rapport à celui-ci.” (p. 134)

Chapitre XVII. Doctrine et methode
Si le but de toute initiation est essentiellement un, les voies qui permettent de l’atteindre sont multiples, afin de s’adapter à la diversité des conditions individuelles. Si le point d’arrivée est le même, les points de départ diffèrent. La multiplicité n’affecte pas l’unité du but, ni l’unité fondamentale de la doctrine.
Un proverbe arabe dit que chaque sheikh a sa tarîqah (donc, il y a plusieurs façons de faire la même chose et d’obtenir le même résultat). Il existe aussi une multiplicité de voies dans le Yoga.
Certains Occidentaux ont compris que s’il y a une multiplicité de voies la doctrine n’est pas unique et invariable. Ils confondent la doctrine avec les méthodes.
„Il est bien clair que la doctrine, pour être vraiment tout ce qu’elle doit être, doit comporter, dans son unité même, des aspects ou des points de vue (darshanas) divers, et que, sous chacun de ces points de vue, elle doit être susceptible d’applications indéfiniment variées […].” (p. 137)
La négation de l’unité de la doctrine traditionnelle hindoue correspond dans la mentalité occidentale à la négation de l’existence de cette doctrine purement et simplement. Cette négation témoigne de l’incapacité occidentale d’aller plus loin que les apparences extérieures et de percevoir l’unité sous leur multiplicité. „[…] sous ce rapport, elle est du même genre que la négation de l’unité foncière et principielle de toute tradition, à cause de l’existence de formes traditionnelles différentes, qui ne sont pourtant en réalité qu’autant d’expressions dont la tradition unique se revêt pour s’adapter à des conditions diverses de temps et de lieu, tout comme les différentes méthodes de réalisation, dans chaque forme traditionnelle, ne sont qu’autant de moyens qu’elle emploie pour se rendre accessible à la diversité des cas individuels.” (pp. 138-139)
Les Occidentaux perçoivent l’idée de doctrine uniquement sous la forme de:
 système philosophique;
 dogme religieux.
La vérité traditionnelle ne peut s’exprimer sous une forme systématique, et l’unité doctrinaire traditionnelle n’est pas faite selon les limitations étroites imposées aux autres „doctrines”.
Toute philosophie n’est qu’une construction arbitraire, individuelle, dépourvue de toute autorité. Dans ce cas il ne s’agit pas de doctrine, mais de pseudo-doctrine.
„En outre, comme ils [les Occidentaux – n.n.] confondent l’intellectuel avec le rationnel, ils confondent aussi une doctrine avec une simple «spéculation», et, comme une doctrine traditionnelle est tout autre chose que cela, ils ne peuvent comprendre ce qu’elle est; ce n’est certes pas la philosophie qui leur apprendra que la connaissance théorique, étant indirecte et imparfaite, n’a en elle-même qu’une valeur «préparatoire», en ce sens qu’elle fournit une direction qui empêche d’errer dans la réalisation, par laquelle seule peut être obtenue la connaissance effective, dont l’existence et la possibilité même sont quelque chose qu’ils ne soupçonnent même pas; alors, quand nous disons, comme nous le faisions plus haut, que le but à atteindre est la pure Connaissance, comment pourraient-ils savoir ce que nous entendons par là?” (pp. 140-141)
Les Occidentaux conçoivent la traditions uniquement sous la forme de la dogme. L’esprit antitraditionnel occidental est un esprit antidogmatique. „[…] l’Occident n’en serait jamais arrivé à son état actuel de déchéance et de confusion s’il était demeuré fidèle à son dogme, puisque, pour s’adapter à ses conditions mentales particulières, la tradition devait nécessairement y prendre cet aspect spécial, du moins quant à sa partie exotérique.” (p. 141)
La dogme est nécessaire pour des gens qui, pour ne pas divaguer, ont besoin d’être strictement tenus en tutelle, tandis qu’il en est d’autres qui n’en ont nullement besoin. De même, l’interdiction des images n’est nécessaire que pour les peuples qui, par leurs tendances naturelles, sont portés à un certain anthropomorphisme.
En guise de conclusion: „[…] la doctrine traditionnelle, quand est est complète, a, par son essence même, des possibilités réellement illimitées; elle est donc assez vaste pour comprendre dans son orthodoxie tous les aspects de la vérité, mais elle ne saurait pourtant admettre rien d’autre que ceux-ci, et c’est là précisément ce que signifie ce mot d’orthodoxie, qui n’exclut que l’erreur, mais qui l’exclut d’une façon absolue.” (p. 142)
Les Orientaux ont toujours ignoré ce que les Occidentaux appellent „tolérance”, qui n’est qu’une indifférence à la vérité. „[…] que les Occidentaux vantent cette «tolérance», comme une vertu, n’est-ce pas là un indice tout à fait frappant du degré d’abaissement où les a amenés le reniement de la tradition?” (p. 143)

Chapitre XVIII. Les trois voies et les formes initiatiques
La tradition hindoue distingue trois voies (mârgas) de réalisation spirituelle:
 Karma – en relation avec la nature „rajasique”;
 Bhakti – en relation avec la nature „rajasique”;
 Jnânâ – en relation avec la nature „sattwique”.
Chacune correspond à une guna. Les êtres tamasiques n’ont aucune chance d’élévation spirituelle.
Il existe un rapport entre les caractères respectifs des trois mârgas et les éléments constitutifs de l’être répartis suivant le ternaire «esprit, âme, corps». La Connaissance pure est d’ordre supra-individuel, comme l’intellect psychique de Bhakti est évident, tandis que Karma comporte forcément une activité d’ordre corporel.
„[…] la voie jnânique, dans ces conditions ne peut évidemment convenir qu’aux êtres en lesquels prédomine la tendance ascendante de sattwa, et qui, par là même, sont prédisposés à viser directement à la réalisation des états supérieurs plutôt qu’à s’attarder à un développement détaillé des possibilités individuelles; les deux autres voies, par contre, font tout d’abord appel à des éléments proprement individuels, fût-ce pour les transformer finalement en quelque chose qui appartient à un ordre supérieur, et ceci est bien conforme à la nature de rajas, qui est la tendance produisant l’expansion de l’être au niveau même de l’individualité, laquelle il ne faut pas l’oublier, est constituée par l’ensemble des éléments psychiques et corporel.” (p. 146)
La voie jnânique se réfère aux grands mystères. Les voies bhaktique et karmique – aux petits mystères. En raison de la connexion des deux voies bhaktique et karmique avec l’ordre des possibilités individuelles, la distinction entre elles est beaucoup moins nettement tranchée qu’avec la voie jnânique.
„[…] la distinction des castes n’est pas autre chose en principe qu’une classification des êtres humains suivant leurs natures individuelles, et que c’est précisément par convenance avec la diversité de ces natures qu’il existe une pluralité des voies.” (p. 147)
Les Brahmanes, de nature sattwique, sont qualifiés pour Jnâna-mârga (leur fonction dans les sociétés traditionnelles étant celle de la connaissance). Les Kshatriyas, voués à l’activité extérieure psychique, sont qualifiés pour le Bhakti-mârga, pendant que les Vaishyas le sont pour le Karma-mârga.
A l’heure actuelle, il existe en Occident des difficultés particulières, à cause du mélange des castes, de déterminer exactement la véritable nature de chaque homme.
En Occident, étant donné que les aptitudes à la connaissance ont été constamment beaucoup plus rares et moins développées que la tendance à l’action, l’initiation jnânique est disparue depuis longtemps. Pendant le moyen âge ils subsistaient encore l’initiation bhaktique (pour les chevaliers) et l’initiation karmique (pour les artisans). Plus tard, les formes bhaktiques ont disparus elles-aussi. Le fait que la pratique de métier ne soit pas requise comme une condition nécessaire dans l’initiation de métier occidentale peut être regardé aussi comme une dégénérescence. En Orient ces trois formes d’initiation existent encore.
„[…] le terme de Karma, quand il s’applique à une voie ou à une forme initiatique, doit être entendu avant tout dans son sens technique d’«action rituelle»; à cet égard, il est facile de voir qu’il y a dans toute initiation un certain côté «karmique», puisqu’elle implique toujours essentiellement l’accomplissement de rites particuliers; cela correspond d’ailleurs, encore à ce que nous avons dit de l’impossibilité qu’il y a à ce que l’une ou l’autre des trois voies existe à l’état pur.” (p. 152-153)

Chapitre XIX. Ascèse et ascétisme
Un certain rapprochement est fait entre le mot „ascèse” et „mystique”. „[…] pour dissiper toute confusion à cet égard, il suffit de se rendre compte que le mot «ascèse» désigne proprement un effort méthodique pour atteindre un certain but, et plus particulièrement un but d’ordre spirituel, tandis que le mysticisme, en raison de son caractère passif, implique plutôt, comme nous l’avons déjà dit souvent, l’absence de toute méthode définie.” (p. 156)
Les mots „ascèse” et „mystique” ont obtenu des acceptations surtout religieuses, ce qui est loin d’être le cas. Le mot „ascétisme” a été détourné de son sens initial, au point où il signifie maintenant „austérité”.
„D’un autre côté, et c’est sans doute là ce qui permet de comprendre que l’ascétisme ait pris communément une telle signification, il est naturel que toute ascèse, ou toute règle de vie visant à un but spirituel, revête aux yeux des «mondains» une apparence d’austérité, même si elle n’implique aucunément l’idée de souffrance, et tout simplement parce qu’elle écarte ou néglige forcément les choses qu’eux-mêmes regardent comme les plus importantes sinon même comme tout à fait essentielles à la vie humaine, et dont la recherche remplit toute leur existence.” (p. 158)
L’ascétisme est un simple moyen ayant une qualité préparatoire, et non une fin. „[…] nous ne croyons rien exagérer en disant que, pour beaucoup d’esprits religieux, l’ascétisme ne tend point à la réalisation effective d’états spirituels, mais a pour unique mobile l’espoir d’un «salut» qui ne sera atteint que dans l’«autre vie».” (p. 158)
L’ascèse est un ensemble méthodique d’efforts tendant à un développement spirituel.
Le sens du terme «ascèse» existe dans le terme sanscrit tapas. Son sens premier est celui de «chaleur», celle du feu intérieur qui doit brûler ce que les Kabbalistes appelleraient les «écorces», tout ce qui fait obstacle à une réalisation spirituelle. Tout méthode préparatoire à la réalisation spirituelle tend à obtenir une „purification” nécessaire.
„Si tamas prend souvent le sens d’effort pénible ou douloureux, ce n’est pas qu’il soit attribué une valeur ou une importance spéciale à la souffrance comme telle, ni que celle-ci soit regardée ici comme quelque chose de plus qu’un «accident»; mais c’est que, par la nature même des choses, le détachement des contingences est forcément toujours pénible pour l’individu, dont l’existence même appartient aussi à l’ordre contingent.” )p. 160) Il n’y a rien qui se ressemble à une expiation ou à une pénitence, choses qui jouent un grand rôle dans l’ascèse religieuse.
„Au fond, on pourrait dire que toute ascèse véritable est essentiellement un «sacrifice», et nous avons eu l’occasion de voir ailleurs que, dans toutes les traditions, le sacrifice, sous quelque forme qu’il se présente, constitue proprement l’acte rituel par excellence, celui dans lequel se résument en quelque sorte tous les autres.” (p. 161)
L’ascèse n’est que la sacrifice du „moi” accompli pour réaliser la conscience du „Soi”.

Chapitre XX. Guru et upaguru
Upaguru, dans la tradition hindue, est tout être dont la rencontre est pour quelqu’un l’occasion ou le point de départ d’un certain développement spirituel. Même une chose, ou une circonstance particulière, peut jouer le rôle d’upaguru, „cause occasionnelle”. Il va de soi que les causes occasionnelles ne sont finalement que dans l’homme qui leur est soumis.
Les upagurus peuvent être multiples au cours d’un développement spirituel, leur rôle n’étant que transitoire.
Le Guru „doit utiliser toutes les circonstances favorables au développement de ses disciples, conformément aux possibilités et aux aptitudes particulières de chacun d’eux, et même, s’il est réellement un Maître spirituel au sens complet de ce mot, il peut parfois en provoquer lui-même la manifestation au moment voulu.” (p. 163)
„Lorsque l’initiation proprement dite est conférée par quelqu’un qui ne possède pas les qualités requises pour remplir la fonction d’un Maître spirituel, et qui, par conséquent, agit uniquement comme «transmetteur» de l’influence attachée au rite qu’il accomplit, un tel initiateur peut aussi être assimilé proprement à un upaguru, qui a d’ailleurs comme tel une importance toute particulière et en quelque sorte unique en son genre, puisque c’est son intervention qui détermine réellement la «seconde naissance», et même si l’initiation doit demeurer simplement virtuelle.” (p. 164)
Faute d’un Guru, l’initiation reçue d’un upaguru risque de ne jamais devenir effective.
Le Guru humain n’est que la représentation extérieure du Guru intérieur. Le premier est nécessaire parce que, avant d’être parvenu à un certain développement spirituel, l’initié ne peut pas entrer en communication avec le dernier.
Les upagurus sont des manifestations du Soi qui communique avec l;individualité qui ne peut encore se mettre en rapport direct avec lui. „Cela permet de comprendre, par exemple, comment il est dit que le vieillard, le malade, le cadavre et le moine rencontrés successivement par le futur Bouddha étaient des formes prises par les Dêvas qui voulaient le diriger vers l’illumination, ces Dêvas eux-mêmes n’étant ici que des aspects du Guru intérieur […]” (p. 165)

Chapitre XXI. Vrais et faux instructeurs spirituels
L’initiation proprement dite est le rattachement pur et simple à une organisation initiatique, impliquant la transmission d’une influence spirituelle.
L’initié a besoin de l’instruction spirituelle d’un Guru, formée de données d’ordre doctrinal mais aussi de tout ce qui est susceptible de guider l’initié dans le travail qu’il accomplit pour parvenir à sa réalisation spirituelle.
Il n’est pas trop difficile d’obtenir un rattachement à une organisation initiatique, mais il est presque impossible de trouver en Occident un instructeur vraiment qualifié.
„Ce qui aggrave encore la difficulté, c’est que ceux qui ont la prétention d’être des guides spirituels, sans être aucunement qualifiés pour jouer ce rôle, n’ont probablement jamais été aussi nombreux que de nos jours; et le danger qui en résulte est d’autant plus grand que, en fait, ces gens ont généralement des facultés psychiques très puissantes et plus ou moins anormales, ce qui évidemment ne prouve rien au point de vue du développement spirituel et est même susceptible de faire illusion et d’en imposer à tous ceux qui sont insuffisamment avertis et qui, par suite, ne savent pas faire les distinctions essentielles.” (pp. 168-169)
La confusion du psychisme et du spirituel, si répandue chez les contemporains, contribue à rendre possibles les pires méprises à cet égard.
Comment reconnaître les faux maîtres spirituels: „Quiconque se présente comme un instructeur pirituel sans se rattacher à une forme traditionnelle déterminée ou sans se conformer aux règles établies par celle-ci ne peut pas avoir véritablement la qualité qu’il s’attribue; ce peut-être, suivant les cas, un vulgaire imposteur ou un «illusionné» ignorant des conditions réelles de l’initiation; et dans ce dernier cas plus encore que dans l’autre, il est fort à craindre qu’il ne soit trop souvent, en définitive, rien de plus qu’un instrument au service de quelque chose qu’il ne soupçonne peut-être pas lui-même.” (p. 170)

Chapitre XXII. Sagesse innée et sagesse acquise
Confucius enseignait qu’il y a deux types de sages: de naissance et devenus après des efforts. Le sage (cheng) constitue le plus élévé degré de l’hiérarchie confucianiste, mais aussi le plus bas degré de l’hiérarchie taoïste.
„Dans ces conditions, on peut se demander si, en parlant du sage de naissance, Confucius a seulement voulu désigner par là l’homme qui possède par nature toutes les qualifications requises pour accéder effectivement et sans autre préparation à l’hiérarchie initiatique, et qui, par conséquent, n’a nul besoin de s’efforcer tout d’abord de gravir peu à peu, par des études plus ou moins longues et pénibles, les degrés de la hiérarchie extérieure.” (p. 173)
Sur la réincarnation: „Par suite, si un être qui est parvenu à un certain degré de réalisation dans un état d’existence passe à un autre état, il devra nécessairement y apporter avec lui ce qu’il a ainsi acquis, et qui apparaîtra donc comme «inné» dans ce nouvel état; il est d’ailleurs bien entendu qu’il ne peut s’agir en cela que d’une réalisation demeurée incomplète, sans quoi le passage à un autre état n’aurait plus aucun sens concevable, et que, dans le cas de l’être qui passe à l’état humain, cas qui est celui qui nous intéresse plus particulièrement ici, cette réalisaiton n’est pas encore allée jusqu’à l’affranchissement des conditions de l’existence individuelle; mais elle peut s’étendre depuis les degrés les plus élémentaires jusqu’au point le plus voisin de celui qui, dans l’état humain, correspondra à la perfection de cet état.” (p. 174)
L’initiation est nécessaire même dans le cas du sage de naissance. „Cet être pourra alors passer en apparence par les mêmes degrés que l’initié qui est simplement parti de l’état de l’homme ordinaire, mais la réalité sera pourtant bien différente; en effet, non seulement l’initiation, au lieu de n’être tout d’abord que virtuelle comme elle l’est habituellement sera pour lui immédiatement effective, mais encore il «reconnaîtra» ces degrés, si l’on peut s’exprimer ainsi, comme les ayant déjà en lui, d’une façon qui peut être comparée à la «réminiscence» platonicienne, et qui est même sans doute au fond une des significations de celle-ci.” (p. 177)
Des cas similaires existent quand l’homme possède les connaissances doctrinaires en soi, de sorte que, une fois les avoir entendu formulées extérieurement, il les comprend tout de suite, sans faire aucun effort pour l’assimilation.

Chapitre XXIII. Travail initiatique collectif et „présence” spirituelle
Il existe des formes initiatiques dans lesquelles le travail collectif tient une place en quelque sorte prépondérante. C’est le cas surtout des initiations de métiers, telles qu’elles subsistent en Occident.
Dans la franc-maçonnerie la communication de l’influence spirituelle ne peut pas être effectuée sans le concours de trois personnes, parce qu’aucune d’elles ne possède à elle seule le pouvoir nécessaire à cet effet.
„Dans le cas où la transmission initiatique est effectuée par une seule personne, celle-ci assure par là même la fonction de Guru, vizavi de l’initié; peu importe ici que ses qualifications à cet égard soient plus ou moins complètes et que, comme il arrive souvent en fait, elle ne soit capable de conduire son disciple que jusqu’à tel ou tel stade déterminé; le principe n’en est pas moins toujours le même: le Guru est là dès le point de départ, et il ne saurait y avoir aucun doute sur son identité.” (p. 181)
Là où il est besoin de plusieurs personnes pour l’initiation, la situation est plus compliquée, et on peut se poser même la question: où est le Guru?
„Dans la Kabbale hébraïque, il est dit que, lorsque les sages s’entretiennent des mystères divins, la Shekinah se tient entre eux; ainsi, même dans une forme initiatique où le travail collectif ne paraît pas être, d’une façon générale, un élément essentiel, une «présence» spirituelle n’en est pas moins affirmée nettement dans le cas où un tel travail a lieu […]” (p. 184)
Christ: „Lorsque deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai au milieu d’eux.” Il existe un rapport indubitable entre Messie et Shekinah.

Chapitre XXIV. Sur le rôle du Guru
Guru = „Maître spirituel au sens le plus large, quelle que soit la forme traditionnelle dont il relève” (p. 187).
Le Guru humain, extérieur, est nécessaire surtout quand il s’agit des premières étapes de la réalisation spirituelle.
Il existe des êtres pour lesquels une transmission initiatique pure et simple suffit, sans qu’un Guru ait à intervenir en quoi que ce soit, pour «réveiller» immédiatement des acquisitions spirituelles obtenues dans d’autres états d’existence.
„[…] dans l’initiation islamique, certaines turuq, surtout dans les conditions actuelles, ne sont plus dirigées par un véritable Sheikh capable de jouer effectivement le rôle d’un Maître spirituel, mais seulement par des Kholafâ qui ne peuvent guère faire plus que de transmettre valablement l’influence initiatique; il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’il en est ainsi, la barakah du Sheikh fondateur de la tariqah peut fort bien, tout au moins pour des individualités particulièrement bien douées, et en vertu de ce simple rattachement à la silsilah, suppléer à l’absence d’un Sheikh présentement vivant, et ce cas devient alors tout à fait comparable à celui que nous venons de rappeler.” (p. 189)
L’ambition d’un vrai Guru devrait être celle de mettre son disciple dans un état de se passe de lui le plus tôt possible.
Une autre conception erronée est celle qui dit que le Guru devrait être parvenu au terme de la réalisation spirituelle, c’est-à-dire à la Délivrance.
Il existe des gens qui s’imaginent rattachés à telle forme traditionnelle par le seul fait que c’est celle à laquelle appartient leur Guru, ou du moins celui qu’ils croient autorisés à regarder comme tel, et sans qu’ils aient pour cela à rien faire d’autre ni à accomplir quelque rite que ce soit.
„[…] tout véritable Maître spirituel doit nécessairement exercer sa fonction en conformité avec une tradition déterminee; quand il n’en est pas ainsi, c’est là une des marques qui permettent le plus facilement de reconnaître qu’on n’a affaire qu’à un faux Maître spirituel, qui d’ailleurs, dans certains cas, peut très bien n’être pas de mauvaise foi, mais s’illusionner lui-même par ignorance des conditions réelles de l’initiation […].” (pp. 192-193)

Chapitre XXV. Sur les degrés initiatiques
Entre l’état d’initié, qui n’est qu’«entré dans la voie», et l’«état primordial» il existe une multitude de degrés intermédiaires, car le chemin des petits mystères et très long à parcourir.
En réalité, les degrés intermédiaires de l’initiation sont multipoles, et les classifications qui existent dans une organisation initiatique sont plus ou moins „schématisées”, ce qui explique d’ailleurs la diversité de ces classifications.
„Nous pouvons encore présenter les choses d’une autre façon, qui les rend peut-être encore plus «tangibles»: nous avons expliqué que l’initiation aux «petits mystères», qui prend naturellement l’homme tel qu’il est dans son état actuel, lui fait en quelque sorte remonter le cycle parcouru dans le sens descendant par l’humanité au cours de son histoire, afin de le ramener finalement jusqu’à l’«état primordial» lui-même. Or, il est évident qu’entre celui-ci et l’état présent de l’humanité, il y a eu bien des stades intermédiaires, comme le prouve la distinction traditionnelle des quatre âges, à l’intérieur de chacun desquels il y aurait d’ailleurs lieu d’établir encore des subdivisions; la dégénérescence spirituelle ne s’est pas produite d’un seul coup, mais par étapes successives, et, logiquement, la régénération ne peut s’opérer qu’en parcourant les mêmes étapes en sens inverse, et en se rapprochant ainsi graduellement de l’«état primordial» qu’il s’agit de reconquérir.” (p. 196)
Il existe aussi une multitude d’états supraindividuels, mais qui sont pour l’homme ordinaire indiscernables: „[…] dès qu’un être a dépassé l’«état primordial» pour atteindre un état supraindividuel quel qu’il soit, quiconque est encore dans l’état individuel humain le perd de vue en quelque sorte, comme un observateur dont la vue serait limitée à uin plan horizontal ne pourrait connaître d’une verticale que son seul point de rencontre avec ce plan, tous les autres lui échappant nécessairement.” (p. 196-197)

Chapitre XXVI. Contre le «quiétisme»
Un erreur assez répandue qualifi de „quiétisme” certaines doctrines orientales. Ce terme a été créé spécialement pour désigner une forme de mysticisme, qui est d’ailleurs de celles qu’on peut appeler «aberrantes», et dont le caractère principal est de pousser à l’extrême la passivité.
L’imputation de „quiétisme”, tout comme celle de „panthéisme”, est bien souvent un prétexte pour écarter ou déprécier une doctrine sans se donner la peine de l’étudier plus profondément et de chercher vraiment à la comprendre.
Le quiétisme, au sens propre de ce mot, jouit d’une mauvaise réputation en Occident, et tout d’abord dans les milieux religieux. „[…] il n’y a donc pas lieu de s’étonner si ceux à qui les injures tiennent lieu d’arguments, et qui ne sont malheureusement que trop nombreux, se servent du quiétisme, aussi bien que du panthéisme, comme d’une sorte d’«épouvantail», si l’on peut s’exprimer ainsi, pour détourner ceux qui s’en laissent impressionner de tout ce devant quoi eux-mêmes éprouvent une crainte qui, en fait, n’est due qu’à leur incapacité de le comprendre.” (p. 200)
La mentalité laïque retourne l’accusation de quiétisme contre la religion même, indistinctement, et il y en a qui identifie purement et simplement mysticisme et religion. C’est un trait propre à la mentalité moderne qui, tournée exclusivement vers l’action extérieure, arrive à ignorer tout ce qui se rapporte à la contemplation.
Dans les Eglises chrétiennes d’Orient celui qui se fait moine vise la contemplation, but qui n’est pas taxé d’«inutilité» et d’«oisiveté».
„L’action est toujours entendue comme une activité d’ordre extérieur, ne relevant proprement que du domaine corporel […] l’activité a un sens beaucoup plus général et qui s’applique également dans tous les domaines et à tous les niveaux de l’existence; […].” (p. 201)
L’activité spirituelle est la contemplation. La méditation n’est qu’un moyen mis en œuvre pour parvenir à la contemplation, et qui appartient au domaine de la mentalité individuelle.
„[…] si l’on envisage le complémentarisme de l’«actif» et du «passif», en correspondance avec l’«acte» et la «puissance» pris au sens aristotélicien, on voit sans peine que ce qui est le plus actif est aussi, et par là même, ce qui est le plus proche de l’ordre purement spirituel, tandis que l’ordre corporel est celui où prédomine la passivité; de là dérive cette conséquence, qui n’est paradoxale qu’en apparence, que l’activité est d’autant plus grande et plus réelle qu’elle s’exerce dans un domaine plus éloigné de celui de l’action.” (p. 202)
Beaucoup de modernes qualifient de „passif” Purusha de la tradition hindoue, ou Tien de la tradition extrême-orientale, c’est-à-dire tout ce qui est au contraire le principe actif de la manifestation universelle.
Etant donné que toute doctrine traditionnelle met la contemplation au-dessus de l’action extérieure, les modernes finissent par qualifier de quiétisme tout ce qui n’est pas à leur mesure.
Les cibles préférées de ces accusations sont la doctrine hindoue et le taoïsme. Certains Occidentales croient que wou-wei (le non-agir) est synonyme d’«inactivité» ou de «passivité». Quelques-uns se sont rendus compte que c’est une erreur, mais persistent dans la confusion de l’action avec l’activité, qui les empêche de traduire wou-wei par non-agir. „[…] non seulement ce «non-agir» n’est point l’inactivité, mais, suivant ce que nous avons indiqué précédemment, il est au contraire la suprême activité, et cela parce qu’il est aussi loin que possible du domaine de l’action extérieure, et complètement affranchi de toutes les limitations qui sont imposées à celle-ci par sa propre nature; […]” (p. 204)
„Il va de soi que le «non-agir», ou ce qui lui equivaut dans la partie initiatique des autres traditions, implique, pour celui qui y est parvenu, un parfait détachement à l’égard de l’action extérieure, comme d’ailleurs de toutes les autres choses contingentes, et cela parce qu’un tel être se situe au centre même de la «roue cosmique», tandis que ces choses n’appartiennent qu’à sa circonférence; si le quiétisme professe de son côté une indifférence qui paraît ressembler à quelques égards à ce détachement, c’est assurément pour de tout autres raisons.” (p. 204-205)

Chapitre XXVII. Folie apparente et sagesse cachée
„Nous devons préciser tout d’abord que le détachement vizavi de l’action, dont nous parlions à propos du «non-agir», est avant tout une parfaite indifférence en ce qui concerne les résultats qu’on peut en obtenir, puisque ces résultats, quels qu’ils soient, n’affectent plus réellement l’être qui est parvenu au centre de la «roue cosmique».” (p. 206)
Si un être qui pratique wou-wei doit agir, ce n’est pas par besoin d’action. Encore, il ne choisira comme façon rien d’extérieur à ce que les hommes font généralement, sauf si les circonstances l’imposent.
Les quiétistes de la fin du XVIIe siècle (parmi lesquels se trouvait Fénelon) avaient formé entre eux une association dite de la „Sainte Enfance”, dans laquelle ils imitaient toutes les manières d’agir et de parler des enfants.
L’hagiographie orientale connaît des formes de sanctification étranges et insolites, comme celle des «fous en Christ», commenttant des actes extravagants pour cacher leurs dons spirituels aux yeux de l’entourage sous l’apparence hideuse de la folie.
„On conçoit que cette apparence de folie soit effectivement un moyen, bien que ce ne soit peut-être pas le seul, d’échapper à toute curiosité indiscrète, aussi bien qu’à toute obligation sociale difficilement compatible avec le développement spirituel; mais il importe de remarquer qu’il s’agit alors d’une attitude prise vizavi du monde extérieur et constituant une sorte de «défense» contre celui-ci, et non point, comme dans le cas des quiétistes dont nous parlions tout à l’heure, d’un moyen devant conduire par lui-même à l’acquisition de certains états intérieurs.” (pp. 208-209)
Il existe le cas de ceux qui, dans l’Islam, on appelle les majâdhîb, qui se présentent en effet sous un aspect extravagant qui rappelle beaucoup celui des «fous en Christ».
„Le majdhûb appartient normalement à une tariqah, et, par conséquent, il a suivi une voie initiatique, au moins dans ses premiers stades ce qui, comme nous l’avons dit souvent, est incompatible avec le mysticisme; mais, à un certain moment, il s’est exercé sur lui, du côté spirituel, une «attraction» (jadhb, d’où le nom de majdhûb), qui, faute d’une préparation adéquate et d’une attitude suffisamment «active», a provoqué un déséquilibre et comme une «scission», pourrait-on dire, entre les différents éléments de son être. La partie supérieure, au lieu d’entraîner avec elle la partie inférieure et de la faire participer dans la mesure du possible à son propre développement, s’en détache au contraire et la laisse pour ainsi dire en arrière; et il ne peut résulter de là qu’une réalisation fragmentaire et plus ou moins désordonnée.” (pp. 209-210)
Dans le langage courant, le mot majdhûb est parfois employé comme une sorte d’euphémisme pour majnûn (fou).
En ce qui concerne la voie initiatique, le majdhûb est une déviation incontestable. Il se ressemble au producteurs de „phénomènes”, du sorte de ceux que l’on peut trouver surtout dans les Indes.
Il y a aussi des faux majâdhib, ceux qui simulent cet état. Dans cette catégorie se trouvent les „contrefacteurs”, ceux qui trouvent avantage à se faire passer pour majâdhîb pour mener une existence parasitaire, mais aussi des hommes qui veulent passer inaperçus, ayant atteint un haut degré de développement spirituel.
„[…] la folie est en définitive un des masques les plus impénétrables dont la sagesse puisse se couvrir par là même qu’elle en est l’extrême opposé; c’est pourquoi, dans le Taoïsme, les „Immortels” eux-mêmes sont toujours décrits, quand il se manifestent dans notre monde, sous un aspect plus ou moins extravagant et même ridicule, et qui, par surcroît, n’est pas exempt d’une certaine «vulgarité» […].” (p. 213)

Chapitre XXVIII. Le masque «populaire»
Les „Immortels” du Taoïsme, le majdhûb et le „jongleur”, qui apparaissent comme des „fous”, présentent aussi un certain caractère „populaire”.
„[…] les initiés, et spécialement ceux des ordres les plus élevés, se dissimulent volontiers parmi le peuple, faisant en sorte de ne s’en distinguer en rien extérieurement.” (p. 214)
Dans les pays de tradition islamique, on dit que lorsqu’un Qutb doit se manifester parmi les hommes, il revêt souvent l’apparence d’un mendiant ou d’un marchand ambulant.
Sur la source du folklore: „C’est d’ailleurs à ce même peuple (et le rapprochement n’est certes pas fortuit) qu’est toujours confiée la conservation des vérités d’ordre ésotérique qui autrement risquerait de se perdre, vérités qu’il est incapable de comprendre, assurément, mais qu’il n’en transmet cependant que plus fidèlement, même si elles doivent pour cela être recouvertes, elles aussi, d’un masque plus ou moins grossierl et c’est là en somme l’origine réelle et la vraie raison d’être de tout «folklore», et notamment des prétendus «contes populaires».” (p. 215)
Le peuple, tant qu’il n’a pas subi une déviation dont il n’est nullement responsable, se tient du côté substantiel, plastique, donc il est porteur de possibilité qui n’appartiennent pas à la classe moyenne.
„Contrairement à ce qu’on se plaît à affirmer de nos jours, le peuple n’agit pas spontanément et ne produit rient par lui-même; mais il est comme un «réservoir» d’où tout peut être tiré, le meilleur comme le pire, suivant la nature des influences qui s’exerceront sur lui.” (p. 216)
„Quant à la «classe moyenne», il n’est que trop facile de se rendre compte de ce qu’on peut en attendre si l’on réfléchit qu’elle se caractérise essentiellement par ce soi-disant «bon sens» étroitement borné qui trouve son expression la plus achevée dans la conception de la «vie ordinaire», et que les productions les plus typiques de sa mentalité propre sont le rationnalisme et le matérialisme de l’époque moderne; c’est là ce qui donne la mesure la plus exacte de ses possibilités, puisque c’est ce qui en résulte lorsqu’il lui est permis de les développer librement.” (p. 216)
„[…] ce n’est que lorsque le mouvement descendant a atteint son terme, donc le point le plus bas, que toutes choses peuvent être ramenées immédiatement au point le plus haut pour commencer un nouveau cycle; et c’est en cela qu’il est exact de dire que «les extrêmes se touchent» ou plutôt se rejoignent.” (p. 217)
L’élite trouve facilement son correspondant dans le bas peuple, tel que tout point supérieur se reflète aisément dans le point le plus inférieur. L’identification de l’élite avec le peuple correspond, dans l’ésotérisme islamique, au principe ds Malâmatiyah, qui se font une règle de prendre un extérieur d’autant plus ordinaire et commun, voire même grossier, que leur état intérieur est plus parfait et d’une spiritualité plus élevée, et de ne jamais rien laisser paraître de cette spiritualité dans leurs relations avec les autres hommes.

Chapitre XXIX. La jonction des extrêmes
La mot „vulgaire”, pris dans son acception originelle, est synonyme de „populaire”. Il existe aussi une tout autre sorte de vulgarité, qui correspond plus réellement au sens péjoratif que lui donne le plus souvent le langage ordinaire, et la vérité est que cette dernière appartient plutôt à la „classe moyenne”. La différence entre ces deux „vulgarités” est celle d’entre l’art populaire et l’art bourgeois, entre les productions des artisans d’autrefois et celles de l’industrie moderne.
Malâmatiyah dérive de malâmah (blâme). Ce n’est pas que leurs actions soient blâmables, ou contraires à la chariah, mais par leur façon d’agir ils ne se distinguent pas de celles du peuple, ce qui paraît blâmable aux yeux d’une certaine „opinion”, celle des gens „cultivés”.
„[…] la conception de la «culture» profane, […] est en effet très caractéristique de la mentalité de cette «classe moyenne», à qui elle donne, par son «brillant» tout superficiel et illusoire, le moyen de dissimuler sa véritable nullité intellectuelle.” (p. 223)
Tout changement d’état s’accomplit uniquement dans l’obscurité, la couleur noire état le symbole du non-manifesté (dans sa signification supérieure) et aussi celui de l’indistinction et de la pure potentialité ou de la materia prima (dans sa signification inférieure).
„Toute «transformation» apparaît comme une «destruction» quand on la considère au point de vue de la manifestation; et ce qui est en réalité un retour à l’état principiel semble, s’il est vu extérieurement et du côté «substantiel», n’être qu’un «retour au chaos», de même que l’origine, bien que procédant immédiatement du Principe, prend sous le même rapport l’apparence d’une «sortie du chaos».” (pp. 225-226)
„[…] si les initiés occupant les rangs les plus élevés dans la hiérarchie spirituelle ne prennent aucune part visible aux événements qui se déroulent en ce monde, c’est avant tout parce qu’une telle action «périphérique» serait incompatible avec la position «centrale» qui est la leur; s’ils se tiennent entièrement à l’écart de toute distinction «mondaine», c’est évidemment parce qu’ils en connaissent l’inanité; mais, en outre, on peut dire que, s’ils consentaient à sortir ainsi de l’obscurité, leur extérieur, par là même, ne correspondrait plus véritablement à leur intérieur, si bien qu’il en résulterait, si cela était possible, une sorte de disharmonie dans leur être même; mais le degré spirituel qu’ils ont atteint, excluant forcement une telle supposition, exclut dès lors aussi la possibilité qu’ils y consentent effectivement.” (p. 227)
„De même que le «non-agir» est véritablement la plénitude de l’activité, ou que le «silence» contient en lui-même tous les sons dans leur modalité parâ ou non-manifestée, ces «ténèbres supérieures» sont en réalité la Lumière qui surpasse toute lumière, c’est-à-dire, au-delà de toute manifestation et de toute contingence, l’aspect principiel de la lumière elle-même; et c’est là, et là seulement, que s’opère en définitive la véritable jonction des extrêmes.” (p. 228)

Chapitre XXX. L’esprit est-il dans le corps ou le corps dans l’esprit?
La conception ordinaire suivant laquelle l’esprit est logé quelque part dans le corp est fort étrange. Même s’il s’agit d’une „façon de parler”, c’est un renversement des rapports normaux.
L’esprit, nommé dans la doctrine hindoue – Atmâ, est le principe de tous les états de l’être. Comme les choses sont contenues dans leur principe, c’est le corps avec tous les états de l’être qui sont contenus dans l’esprit, et non pas l’inverse. „Le «moins» ne peut pas contenir le «plus», pas plus qu’il ne peut le produire […]” (p. 229)
Mais l’image spatiale du contenant et du contenu ne doit pas être prise littéralement, parce que des deux (corps et esprit) uniquement le corps a une existence spatiale et temporelle – l’esprit se trouve au-delà du temps et de l’epace.
Le „problème” des philosophes, qui cherchaient le „siège de l’âme”, n’a aucun sens. „Il va de soi, en effet, que, pour nous, les philosophes profanes ne se distinguent en rien du vulgaire et que leurs théories n’ont pas plus de valeur que la simple opinion courante: ce ne sont donc assurément pas leurs prétendus «problèmes» qui pourraient nous donner à penser qu’une sorte de «localisation» de l’esprit dans le corps représente autre chose qu’une erreur pure et simple; mais ce sont les doctrines traditionnelles elles-mêmes qui nous montrent qu’il serait insuffisant de s’en tenir là et que ce sujet requiert un examen plus approfondi.” (p. 231)
Dans la doctrine hindoue, jivâtmâ est Atmâ perçu dans son rapport avec l’individualité humaine. Il réside dans le centre de cette individualité, symbolisé par le cœur.
Atmâ ne peut être ni manifesté ni individualisé, ni incorporé. Mais en tant que jivâtmâ il apparaît comme s’il était individualisé et incorporé. C’est à ce niveau illusoire que l’on peut dire que l’esprit se trouve dans le corps.
La conscience de l’homme ordinaire n’est „éveillée” que dans la modalité corporelle, donc ce qui est perçu plus ou moins obscurément des modalités subtiles apparaît comme inclus dans le corps.
„Tant que l’être n’atteignait Atmâ que dans ses rapports avec l’individualité, c’est-à-dire comme jîvâtmâ, celui-ci lui apparaissait comme inclus dans cette individualité, et ne pouvait même pas lui apparaître autrement puisqu’il était incapable de franchir les bornes de la condition individuelle; mais quand il atteint Atmâ directement et tel qu’il est en soi, cette même individualité, et avec elle tous les autres états, individuels ou supra-individuels, lui apparaissent au contraire comme compris dans Atmâ, comme ils le sont en effet au point de vue de la réalité absolue, puisqu’ils ne sont rien d’autre que les possibilités mêmes d’Atma, hors duquel rien ne saurait véritablement être sous quelque mode que ce soit.” (p. 233)
Dans l’ordre spirituel, c’est l’intérieur qui enveloppe l’extérieur, et c’est le centre qui contient toutes choses.
„[…] ce qui est le premier et le plus grand dans l’ordre de la réalité principielle devient d’une certaine façon (sans pourtant en être aucunement altéré ou modifié en soi-même) le dernier et le plus petit dans l’ordre des apparences manifestées.” (pp. 235-236)
Dans la tradition islamique, le Prophète est à la fois «le premier de la création de Dieu» (awwal Khalqi’Llah) quant à sa réalité principielle (en-nûr el mohammedî), et «le sceau (c’est-à-dire le dernier) des envoyés de Dieu» (Khâtam rusuli’Llah) quant à sa manifestation terrestre; il est ainsi «le premier et le dernier» (el-awwal wa el-akher) par rapport à la création, de même qu’Allah est «le Premier et le Dernier» au sens absolu (mutlaqan).
C’est l’esprit (Atma) qui est véritablement le centre universel contenant toutes choses.
L’homme véritable souffre un procéssus de retournement, suite auquel son centre est dans l’universel et l’individualité et à plus forte raison le corps ne sont que des possibilités contenues dans le centre. „[…] et, par le «retournement» qui est ainsi effectué, les rapports véritables de toutes choses se trouvent rétablis, tels qu’ils n’ont jamais cessé d’être pour l’être principiel.” (p. 238)
Ce retournement est nommé dans le symbolisme kabbalistique „déplacement des lumières”. Dans la tradition islamique les awliyâ disent: „Nos corps sont nos esprits, et nos esprits sont nos corps.” (ajsâmnâ arwâhnâ, wa arwâhnâ ajsâmnâ).
„Suivant la tradition islamique également, l’être qui est passé de l’autre côté du barzakh est en quelque sorte à l’opposé des êtres ordinaires (et c’est d’ailleurs là encore une stricte application du sens inverse à l’analogie de l’«Homme Universel» et de l’homme individuel: s’il marche sur le sable, il n’y laisse aucune trace: s’il marche sur le rocher, ses pieds y marquent leur empreinte. S’il se tient au soleil, il ne projette pas d’ombre; dans l’obscurité, une lumière émane de lui.” (p. 238)

Chapitre XXXI. Les deux nuits.
Le symbolisme des ténèbres se présentent, dans l’acception traditionnelle la plus générale, sous deux aspects opposés, l’un supérieur et l’autre inférieur. Dans leur sens supérieur, les ténèbres représentent le non-manifesté – ce sens est assez ignoré, vu que chaque fois quand il s’agit de ténèbres on ne pense communément qu’à leur sens inférieur, et encore on leur ajoute une signification maléfique, qui ne leur est nullement inhérente essentiellement.
Le sens inférieur est le „chaos”, l’état d’indifférenciation ou d’indistinction qui est le point de départ de la manifestation. L’indistinction est celle de Prakriti (dans les doctrines hindoues), de kylè ou de materia prima des anciennes doctrines cosmologiques occidentales.
Le sens inférieur des ténèbres est d’ordre cosmologique, tandis que leur sens supérieur est d’ordre proprement métaphysique.
La manifestation procède des deux pôles complémentaires de l’Etre, de Purusha et de Prakriti. Son développement est un éloignement graduel du Principe, donc une véritable descente.
Le sens inférieur des ténèbres est le reflet du sens inférieur.
Au domaine de la manifestation le passage d’un état à l’autre est une mort pour l’état précédent et une naissance pour l’état suivant. Mais en réalité cette mort et cette naissance coïncident.
„[…] d’un côté, la naissance à la manifestation est comme une mort au Principe, et de l’autre, inversement, la mort à la manifestation est une naissance ou plutôt une «re-naissance» au Principe, de sorte que l’origine et la fin se trouvent inversées suivant qu’on les envisage par rapport au Principe ou par rapport à la manifestation; ceci, bien entendu, toujours dans la relation de l’un à l’autre, car, dans l’immutabilité du Principe même, il n’y a assurément ni naissance ni mort, ni origine ni fin, mais c’est lui-même qui est l’origine première et la fin dernière de toutes choses, sans que d’ailleurs il y ait entre cette origine et cette fin une distinction quelconque dans la réalité absolue.” (pp. 244-245)
La manifestation universelle se développe entre deux „nuits”: les ténèbres supérieures et les ténèbres inférieures.
„[…] tout niveau d’existence peut être pris comme un plan de réflexion, et ce n’est d’ailleurs que parce que le Principe s’y reflète d’une certaine façon qu’il possède quelque réalité, celle dont il est susceptible dans son ordre propre […]” (p. 246)
Du point de vue de l’individualité, les ténèbres inférieures représentent la partie la plus grossière, la plus tamasique, mais dans laquelle l’individualité tout entière se trouve enveloppée comme un germe ou un embryon. Les ténèbres inférieures sont la corporalité elle-même. Le corps correspond au reflet du non-manifesté dans l’être humain.
Toute réalisation spirituelle se sert de corps, le prends comme point de départ et „support”.
„Dans la tradition islamique, les deux «nuits» dont nous avons parlé sont représentées respectivement par laylatul-qadr et laylatul-mirâj, correspondant à un double mouvement «descendant» et «ascendant»: la seconde est l’ascension nocturne du Prophète, c’est-à-dire un retour au Principe à travers les différents «cieux» qui sont les états supérieurs de l’être. Quant à la première, c’est la nuit où s’accomplit la descente du Qorân, et cette „nuit”, suivant le commentaire de Mohyid-din ibn Arabi, s’identifie au corps même du Prophète. Ce qui est particulièrement à remarquer ici, c’est que la «révélation» est reçue, non dans le mental, mais dans le corps de l’être qui est «missionné» pour exprimer le Principe: Et l’erbum caro factum est, dit aussi l’Evangile (caro et non pas meus), et c’est là, très exactement, une autre expression, sous la forme propre à la tradition chrétienne, de ce que représente laylatul-qadr dans la tradition islamique.” (p. 250)

Chapitre XXXII. Réalisation ascendante et descendante
Dans la réalisation totale de l’être, il y a deux aspects: un ascendant et l’autre descendant.
L’ascension, l’identification avec le principe non-manifesté, est le but de l’initiation, celle-ci aboutissant à la „sortie du cosmos”, à la libération des conditions limitatives de tout état particulier d’existence.
Dans Mândûkya Upanishad sont décrites les quatre états de l’Atmâ: la veille, le rêve, le sommeil profond (les trois premiers correspondent à la manifestation corporelle, à la manifestation subtile et au non-manifesté). Le quatrième état est au delà du non-manifesté lui-même, il n’est ni manifesté ni non-manifesté.
Même si l’être atteint son propre „Soi” dans le troisième état, celui du non-manifesté, le terme ultime est le quatrième état, la réalisation de l’Identité suprême, car Brahma est à la fois «être et non-être» (sadasat), «manifesté et non-manifesté» (vyaktâvyakta), «son et silence» (shabdâshabda).
La „redescente” ne doit pas être conçue comme une „régression” ou „retour en arrière”. La „redescente” n’est pas assimilable non plus à la „descente aux Enfers”, celle-ci ayant lieu au début même du processus initiatique proprement dit. Il ne s’agit pas non plus d’une „réalisation à rebours” (qui n’est envisageable que dans le cas des awliyâ es-Shaytân).
Le parcours envisagé comme „ascendant” et ensuite „descendant” peut être décrit comme tel du point de vue des êtres enfermés dans les conditions du monde manifesté. En fait, du point de vue du Principe, le mouvement est continuel.
„Tandis que l’être qui demeure dans le non-manifesté a accompli la réalisation uniquement «pour soi-même», celui qui «redescend» ensuite, au sens que nous avons précisé précédemment, à dès lors, par rapport à la manifestation, un rôle qu’exprime le symbolisme du «rayonnement» solaire par lequel toutes choses sont illuminées.” (p. 258)
Dans le premier cas, de réalisation uniquement ascendante, Atma brille sans rayonner.
La petite voie bouddhiste (hînayâna), a pour conséquence Pratyêka-Buddha (réalisation ascendente), pendant que la grande voie (mahâyâna) a pour conséquence ultime Bodhisattwa (réalisation ascendente et aussi descendente).
Exotériquement, Bodhisattwa est envisagé comme ayant une dernière étape à franchir pour atteindre l’état de Buddha parfait. Il doit être ainsi pour qu’il puisse remplir sa fonction: celle de montrer la voie aux autres êtres. „[…] il faut donc que l’existence même dans laquelle il accomplit sa «mission», pour être véritablement «exemplaire», se présente en quelque sorte comme une récapitulation de la voie.” (p. 260)
Dans la tradition islamique, un être n’est walî que „pour soi”, sans manifester quoi que ce soit à l’extérieur; par contre, un nabî est tel parce qu’il a une fonction a remplir. Le rasûl est aussi nabî, mais sa fonction revêt un caractère d’universalité.
Même si walî est considéré supérieur à nabî, parce que le premier est tourné vers la divinité et le deuxième vers la création, ce ne sont que deux visages de la réalité.
„En effet, la condition de nabî implique tout d’abord en elle-même celle du walî, mais elle est en même temps quelque chose de plus; il y a donc, dans le cas du walî, une sorte de «manque» sous un certain rapport, non pas quant à sa nature intime, mais quant à ce qu’on pourrait appeler son degré d’universalisation, «manque» qui correspond à ce que nous avons dit de l’être qui s’arrête au stade du non-manifesté sans «redescendre» vers la manifestation; et l’universalité atteint sa plénitude effective dans le rasûl, qui ainsi est véritablement et totalement l’«Homme universel».” (p. 262)
L’être qui „redescend” a en quelque sorte une fonction exceptionnelle. Sa mission procède d’un ordre transcendent et principiel. Une telle mission suppose une parfaite réalisation intérieure.
Le côté sacrificiel de la réalisation descendente n’a rien en commun avec les platitudes philosophiques suivantes: altruisme, humanitarisme, philantropie.
L’être ayant réalisé sont identité avec Atmâ et sa „redescente” dans la manifestation est l’Atmâ incorporé dans les mondes. Ce processus est souvent décrit traditionnellement comme un „sacrifice”: dans le symbolisme védique c’est le sacrifice du Mahâ-Purusha (l’Homme Universel) – „[…] et non seulement ce sacrifice primordial doit être entendu au sens strictement rituel, et non dans une acception plus ou moins vaguement «métaphorique», mais il est essentiellement le prototype même de tout rite sacrificiel.” (p. 264)
„[…] la vie de certains êtres, considérée selon les apparences individuelles, présente des faits qui sont en correspondance avec ceux de l’ordre cosmique et sont en quelque sorte, au point de vue extérieur, une image ou une reproduction de ceux-cil mais, au point de vue intérieur, ce rapport doit être inversé, car, ces êtres, étant réellement le Mahâ-Purusha, ce sont les faits cosmiques qui véritablement sont modelés sur leur vie ou, pour parler plus exactement sur ce dont cette vie est une expression directe, tandis que les faits cosmiques en eux-mêmes n’en sont qu’une expression par reflet. Nous ajouterons que c’est là aussi ce qui fonde dans la réalité et rend valables les rites institués par des êtres «missionnés», tandis qu’un être qui n’est rien de plus qu’un individu humain ne pourra jamais, de sa propre initiative, qu’inventer des «pseudo-rites» dépourvus de toute efficacité réelle.” (pp. 264-265)

1 commentaire:

colimasson a dit…

MERCI.