Paru chez Actes Sud, 1991, 1992.
La préface est signée de Théodore Monod.
Avant-propos (signé par l’auteur)
Sur l’oralité est les capacité suscitées: “Plusieurs amis lecteurs du manuscrit se sont étonnés que la mémoire d’un homme de plus de quatre-vingt ans puisse restituer tant de choses, et surtout avec une telle minutie dans le détail. C’est que la mémoire des gens de ma génération, et plus généralement des peuples de tradition orale qui ne pouvaient s’appuyer sur l’écrit, est d’une fidélité et d’une précision presque prodigieuse.” (p. 13)
Les Africains qui vivent dans des cultures impregnées d’oralité ne peuvent pas «résumer».
Sur la chronologie: “La chronologie n’étant pas le premier souci des narrateurs africains, qu’ils soient traditionnels ou familiaux, je n’ai pas toujours pu dater exactement, à un ou deux ans près, les événements racontés, sauf lorsque des événements extérieurs connus me permettaient de les situer. Dans les récits africains où le passé est revécu comme une expérience présente, hors du temps en quelque sorte, il y a parfois un certain chaos qui gêne les esprits occidentaux, mais où nous nous retrouvons parfaitement.” (p. 14)
Les constantes de la tradition africaine (qui tiennent de l’intimité): présence du sacré en toute chose, relation entre les mondes visible et invisible, entre les vivants et les morts, sens de la communauté, respect religieux de la mère etc. Les différences entre les parties de la tradition africaine (qui tiennent de la forme): les dieux, les symboles sacrés, les interdits religieux, les coutumes sociales.
Les traditions de ce récit sont celles de la savane africaine s’étendant d’est en ouest au sud du Sahara (la région de Bafour).
Sur les rêves: “Une autre chose qui gêne parfois les Occidentaux dans les récits africains est l’intervention fréquente des rêves prémonitoires, de prédictions et autres phénomènes de ce genre. Mais la vie africaine est tissée de ce genre d’événements qui, pour nous, font partie de la vie courante et ne nous étonnent nullement.” (p. 15)
Racines
Le double héritage
Sur l’importance de la famille: “En Afrique traditionnelle, l’individu est inséparable de sa lignée, qui continue de vivre à travers lui et dont il n’est que le prolongement. C’est pourquoi, lorsqu’on veut honorer quelqu’un on le salue en lançant plusieurs fois non pas son nom personnel (ce que l’on appellerait en Europe le prénom) mais le nom de son clan: «Bâ! Bâ» ou «Diallo! Diallo!» ou «Cissé! Cissé!» car ce n’est pas un individu isolé que l’on salue, mais, à travers lui, toute la lignée de ses ancêtres.” (p. 19)
Naissance du conteur dans la ville de Bandiagara, au Mali, au commencement du XXème siècle. L’histoire de la famille liée à Macine, une région du Mali située dans la “Boucle de Niger”.
Les Peules sont un peuple pasteur nomade, à origine mystérieuse (probablement arabe, ou yéménite, ou palestinienne, ou hébraïque, ou indienne). Leur teint est relativement clair, leur nez est long et leurs lèvres sont assez fines. Ils ont su préserver leur langue, leur fonds culturel très riche, leur traditions religieuses et initiatiques propres. Les Bambaras disent: “Le Peul se connaît lui-même”.
Sado Diarra, chef du village de Yérémadio, près de Bamako: “Les Peuls sont un surprenant mélange. Fleuve blanc aux pays des eaux noires, fleuve noir aux pays des eaux blanches, c’est un peuple énigmatique que de capricieux tourbillons ont amené du soleil levant et répandu de l’est à l’ouest presque partout.” (p. 21)
Les Peuls: “Partout présents, mais domiciliés nulle part.” (p. 22)
Après l’islamisation les Peuls fondent l’Empire du Sokoto (région du Nigéria) au XVIIIe siècle et l’Empire peul du Macina (région de Mali) du XIXe siècle. Le premier a été initié par Ousmane dan Fodio, le deuxième par Cheikou Amadou.
Entre Djenné et Mopti, dans un pays surnommé Fakala (pour tous), les Peuls cohabitaient avec Bambaras, Markas, Bozos, Somonos, Dogons, etc.
1818, Cheikou Amadou fonde la dîna, Etat islamique, que les historiens ont nommé l’Empire peul théocratique du Macina. Il a organisé l’Etat selon les règles de la première communauté musulmane de Médina et a sédentarise en bonne mesure les Peuls. Après sa mort, en 1845, son fils Amadou-Cheikou lui a succédé jusqu’en 1853. La situation de l’Etat s’est dégradée sous le règne d’Amadou-Amadou, lequel mourut en 1862, au moment où les toucouleurs d’El Hadj Omar prennent la capitale Hamdallaye.
Adage: “Un Peul sans troupeau est un prince sans couronne”.
Touculeur vient du mot arabe ou berbère tekrour, qui désignait le pays de Fouta Toro sénégalais. Les Wolofs ont déformé ce mot en tokoror ou tokolor, et les Français en toucouleur.
Les Toucouleurs ne sont pas une ethnie, mais un ensemble d’ethnies soudées par l’usage de la même langue. Ils se désignent avec le nome de halpoular – “ceux qui parlent le poular”. Ils sont aussi appelés Foutanké – “ceux de Fouta”.
Mon grand-père maternel Pâté Poullo
Pâté Poullo, du clan Diallo, le futur grand-père maternel du conteur, était silatigui, c’est-à-dire maître spirituel. Il était voyant, devin, guérisseur, habile à jauger les hommes et à saisir le langage muet des signes de la brousse.
Un jour, Pâté Poullo voit et entend El Hadj Omar, grand maître de la confrérie islamique (tarîkah) Tidjaniya.
Le message de départ de Pâté Poullo, envers sa famille (dont il était le chef): “J’ai d’abord voulu vous en demander la permission, leur dit-il. Si vous acceptez, je rachèterai mon départ en vous laissant tout mon troupeau. Je partirai les mains vides, sauf mes cheveux qui sont sur ma tête et les vêtements que je porte. Quant à mon bâton de silatigui, avant de partir je le transmettrai rituellement à celui qui est le plus qualifié pour en hériter.” (p. 25-26)
Le discours envers Cheikh Omar: “Cheikh Omar, j’ai entendu ton appel et je suis venu le rejoindre. Je m’appelle Pâté Poullo Diallo et je suis un «Peul rouge», un Peul pasteur de la haute brousse. Pour me libérer, j’ai laissé à mes frères tout mon troupeau. J’étais riche autant que peut l’être un Peul. Ce n’est donc pas pour acquérir des richesses que je suis vers toi, mais uniquement pour répondre à l’appel de Dieu, car un Peul ne laisse pas son troupeau pour aller chercher autre chose.
Je ne suis pas venu non plus auprès de toi pour acquérir un savoir car en ce monde tu ne peux rien m’apporter que je ne sache déjà. Je suis un silatigui, un initié peul. Je connais le visible et l’invisible. J’ai, comme on dit, «l’oreille de la brousse»: j’entends le langage des oiseaux, je lis les traces des petits animaux sur le sol et les taches lumineuses que le soleil projette à travers les feuillages; je suis interpréter les bruissements des quatre grands vents et des quatre vents secondaires ainsi que la marche des nuages à travers l’espace, car pour moi tout est signe et langage. Ce savoir qui est en moi, je ne peux l’abandonner, mais peut-être te sera-t-il utile? Quand tu seras en route avec tes compagnons, je pourrai «répondre de la brousse» pour toi et te guider parmi ses pièges.
C’est te dire que je ne suis pas venu à toi pour les choses de ce monde. Je te prie de me recevoir dans l’islam et je te suivrai partout où tu iras, mais à une condition: le jour où Dieu fera triompher ta cause et où tu disposeras du pouvoir et de grandes richesses, je te demande de ne jamais me nommer à aucun poste de commandement, ni chef d’armée, ni chef de province, ni chef de village, ni même chef de quartier. Car à un Peul qui a abandonné ses troupeaux, on ne peut rien donner qui vaille davantage.
Si je te suis, c’est uniquement pour que tu me guides vers la connaissance du Dieu Un.” (p. 26-27)
1862, El Hadj Omar pénètre en vainqueur dans Hamdallaye, avec Pâté Poullo à côté de lui.
Pendant un siège, Pâté Poullo se lie d’amitié avec un neveu d’El Hadj Omar, Tidjani Tall.
Sur la façon de penser des Africains: “Certes, ce n’est pas là une logique très «cartésienne», mais pour nos anciens, particulièrement pour les “hommes de connaissance” (silatigui chez les Peuls, doma chez les Bambaras), la logique s’appuyait sur une autre vision du monde, où l’homme s’appuyait sur une autre vision du monde, où l’homme était relié d’une façon subtile et vivante à tout ce qui l’environnait. Pour eux, la configuration des choses à certains moments clés de l’existence revêtait une signification précise qu’ils savaient déchiffrer. “Sois à l’école, disait-on dans la vieille Afrique, tout parle, tout est parole, tout cherche à nous communiquer une connaissance…” (p. 31)
Mon père Hampâté: l’agneau dans la tanière du lion
Son père est mort quand le conteur avait trois ans.
Hampâté Hamsalah échappe à une hécatombe.
La classe des rimaïbé (sing. dîmandjo) – captifs de case, ou serviteurs liés à la famille de génération en génération.
Hampâté est élevé par un boucher surnommé Allamodio, mot peul signifiant “Dieu est bon”. Sa bonté et son hospitalité étaient proverbiales, et lui valurent la protection du roi Tidjani.
Grâce à une politique de pacification sociale entre Peuls et Toucouleurs, le roi Tidjani est appelé “le casseur-rebouteux” (celui qui casse et qui répare).
Anta N’Diobdi, tante de Hampâté, dit en refusant de marier un homme qui ait jamais lutté avec un fusil: “Je n’accepterai pour époux qu’un homme qui ne s’est jamais servi d’un fusil. D’ailleurs dans l’initiation féminine peule, je suis «Reine de lait», et le lait et la poudre ne vont pas ensemble. La poudre salirait mon lait…” (p. 40)
Sur la politesse des femmes: “Comme la pudeur peule l’exigeait, Anta N’Diobdi garda les yeux baissés et rentra chez elle sans répondre.” (p. 41) Sans répondre à une proposition de mariage, faite par un intermédiaire…
Anta N’Diobdi et Pâté Poullé auront parmi leurs six enfants Kadidja, la mère du conteur.
Fama (langue des Peuls) = roi.
La place accordée à l’honneur et à la dignité.
Adage au Macina: “Lorsque Tidjani est arrivé, le peuple s’est écrié: «Wororoy en boni, Tidjani wari!» (Oh! nous sommes fichus, Tidjani est venu.) Mais à ses funérailles, c’est le même peuple qui en pleura en disant: «Wororoy en boni, Tidjani mayi!» (Nous sommes fichus, Tidjani est mort!)” (p. 57)
Sur l’hospitalité: “Un soir où Hampâté était absent, Balewel Diko, l’ami de toujours, se présenta chez Baya, accompagné de quelques camarades de leur association. Il demanda à dîner. Baya ne pouvait refuser, car c’était une coutume des membres de leur association que d’aller chaque soir dîner successivement les uns chez les autres. Les épouses y étaient accoutumées, et de toute façon, dans les grandes familles africaines, il y avait toujours assez de nourriture pour accueillir des invités de dernière heure ou des étrangers de passage.” (p. 57)
Adab: “A cette parole, tous les amis de Hampâté se levèrent comme un seul homme. Ils quittèrent la maison sans terminer leur repas, geste extrêmement grave en Afrique où ne pas consommer la nourriture d’une femme est un signe de rejet et de rupture.” (p. 58-59)
Balewel Diko divorce de Baya au nom de Hampâté (prononcé le divorce de son ami): “Voilà ce qui est sans doute bien difficile à concevoir pour une mentalité moderne. Comment admettre qu’un ami puisse de son propre chef “divorcer” la femme de son ami et que ce dernier accepte la chose sans discuter? C’est que, jadis, le véritable ami n’était pas “un autre”, il était nous-même, et sa parole était notre parole. L’amitié vraie primait la parenté, sauf en matière successorale. C’est pourquoi la tradition recommandait d’avoir beaucoup de camarades, mais pas trop de “vrais” amis. Les parents avaient d’ailleurs le même privilège. Le frère, le père ou la mère pouvaient «divorcer» un homme en son absence, et en général l’intéressé s’inclinait. On ne peut pas dire que c’était une coutume, car le fait n’était pas extrêmement fréquent, mais s’il survenait on l’acceptait car une telle décision n’était généralement pas prise à la légère – dans le cas contraire la communauté, familiale ou villageoise, s’y serait opposée.” (p. 59-60)
Kadidja, ma mère
Adage malinien: “Tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons, nous le devons une fois seulement à notre père, mais deux fois à notre mère.” (p. 61)
Sur le respect dû à la mère: “L’homme, dit-on chez nous, n’est qu’un semeur distrait, alors que la mère est considérée comme l’atelier divin où le créateur travaille directement, sans intermédiaire, pour former et mener à maturité une vie nouvelle. C’est pourquoi, en Afrique, la mère est respectée presque à l’égal d’une divinité.” (p. 61)
La société africaine voyait dans le célibat une preuve d’immaturité ou d’égoïsme. Le célibataire n’avait ni droit de parole dans les assemblées, ni le droit d’être chefs.
Le rêve de Kadidja
La petite Kadidja rêve le Prophète qui entre dans la maison familiale, partage un plat avec ses frères et ses sœurs et lui dit après un bout de temps de sortir de la salle à manger.
Le marabout Eliyassa Hafiz Diaba est appelé à interpréter le rêve.
Procé dé divinatoire:
vérifier si le rêve n’a pas été conditionné par un événement vécu pendant la journée d’auparavant;
une natte neuve est couverte de formules coraniques, de lettres et de signes selon un agencement spécial;
Kadidja est conseillé de manger très légèrement et de prendre un bain rituel avant d’aller se coucher sur la natte, dans la case où elle a fait le rêve;
le marabout examine la natte et ce qu’il reste des signes qu’il avait tracé.
La prédiction: “Ma nièce Kadidja survivra à tous ses parents. Elle héritera de tous ses frères et sœurs, car elle sera la dernière à mourir après une très longue vie. Aucun de ses frères et sœurs n’aura d’enfants. Elle se mariera deux fois. De son premier mariage, elle aura trois enfants. Ils vivront difficilement, mais si un seul survit il sera suffisant. Il sera un grand soutien pour elle. Son deuxième mariage la ruinera. Elle donnera six enfants à son deuxième mari, mais ces enfants seront plutôt une charge pour elle. Kadidja connaîtra de grandes difficultés au cours de sa vie. Mais elle triomphera de tous ses ennemis, hommes et femmes, et elle surmontera tous les événements, pénibles qui jalonneront son existence.” (p. 64-65) Selon l’auteur, la prédiction a été très correcte.
Kadidja et Hampâté, un mariage difficile
Le mariage a été envié, parce que trop d’homme avaient désiré Kadidja. Ceux qui avaient voulu la marier avaient mobilisé des marabouts, des noueurs de cordes, de jeteurs de sort et des sociers pour rendre le mariage infertile.
Naissance du conteur – 1900, peut-être janvier-février.
Le couple Kadidja-Hampâté est soumis à une guerre des sortilèges: “Chaque jour, on découvrait dans la maison des cordes nouées ou des talismans maléfiques que des gens, on ne sait par quels moyens, réussissaient à y introduire. Il y en avait partout: dans la cour, dans la chambre, dans les toilettes, dans la cuisine, et même dans le canari à eau où l'on trouva parfois des grenouilles attachées. Bien souvent, le matin, Pâté Poullo venait dire à Kadidja: “Fais attention, aujourd’hui il y a quelque chose.” Et cela ne manquait jamais.” (p. 68)
Nécrologue de son père: “Tel fut mon père Hampâté, qui aurait dû mourir et qui pourtant vécut, qui refusa les honneurs offerts par un roi pour continuer de servir un vieux boucher, et qui préféra libérer une femme aimée plutôt que de la voir malheureuse auprès de lui. Que Dieu t’accueille en sa miséricorde, Hampâté, mon père, et que la terre te soit légère!” (p. 72)
Kadidja et Tidjani
Kadidja se marie avec Tidjani Amadou Ali Thiam, fils d’un chef de la plus grande et plus riche province du royaume toucouleur, Louta (dans l’actuel Burkina-Faso).
Sur Tierno Bokar, son maître spirituel: “Ami intime de mon oncle Bokari Pâté et de ma mère, puis de mon père Hampâté, il était, selon la tradition africaine, leur frère, donc mon oncle. Mais il devait être bien plus que cela tout au long de ma vie: il allait être mon père spirituel, celui qui modèlerait mon esprit et mon âme et à qui je dois d’être tout ce que je suis.” (p. 74)
Pour conclure le mariage, la présence des époux à la cérémonie n’était pas obligatoire. Il suffisait que les cadeaux rituels, particulièrement la dot les noix de cola, soient échangés en présence des témoins et des notables religieux et que ceux-ci récitent les versets appropriés du Coran pour que le mariage soit “noué”.
Les colonialistes français avaient imposé une taxe sur le nombre des membres de la famille (donc sur les enfants y compris). Celui qui était incapable de l’acquitter était jugé et emprisonné, ou vendait ses enfants.
Expression de menace annonçant la mort de quelqu’un: “Ta mère a accouché d’un cadavre.” (p. 86)
n’dimaakou – observation stricte des devoirs de noblesse, de justice et de morale qui était de rigueur chez les Peuls comme chez les Toucouleurs.
Le conflit entre les clans Thiam et Tall.
Tidjani Thiam tombe victime à une machination politique des Tall. Il se fait arrêter par le commandant de cercle français, qui va le juger pour la répression d’une émeute: “Tous les biens de Tidjani Thiam (environ trois mille bovins, des moutons et des chèvres, deux cents chevaux parmi lesquels figuraient les deux célèbres coursiers Nimsaali et Kowel-Birgui qui avaient jadis gagné la fameuse course aux dépens du cheval d’Aguibou Tall, soixante serviteurs, plusieurs kilos d’or et d’argent et environ cinq millions de cauris) furent confisqués. Le palais fut évacué et confié à la garde d’un brigadier-chef et d’un groupe de gardes de cercle.” (p. 97)
Sur le fait que sa mère est rendue responsible par les autres pour le mauvais sort de son nouveau mari: “Ma mère en fut très affectée, mais elle n’était pas – on l’aura déjà compris – femme à se laisser abattre. Faite d’acier trempé, elle était capable d’affronter n’importe quel danger ou de surmonter n’importe quel obstacle. Elle n’avait peur de rien. Jamais elle ne manqua de relever un défi d’où qu’il vienne, et quand elle entreprenait quelque chose elle allait jusqu’au bout, quoi qu’il en coûtât. Très pieuse, instruite en matière religieuse – elle savait par cœur une bonne partie du Coran -, en revanche, elle n’était nullement superstitieuse et ne se gênait pas pour défier marabouts, charlatans et autres jeteurs de sort. Sans être d’une nature aggressive, une fois provoquée elle n’évitait ni la bagarre ni le procès. “Dieu m’a chaussée de fer, dira-t-elle plus tard, pour défendre mes parents et amis.” Et Dieu sait que, telle une lionne-mère, elle se battra pour les défendre envers et contre tous!” (p. 99)
«Amkoullel» signifie «le petit Amadou de Koullel» ou «fils de Koullel». Le narrateur est appelé comme ça grâce à son attachement d’un conteur nommé Koullel.
Les griots chantent le malheur des Thiam.
La quête de Kadidja
Adage peul: “Avant de mettre un scorpion dans sa bouche, il faut avoir bien disposé sa langue.” (p. 106)
Une femme-marabout: “Dans un quartier de Bandiagara vivait une vieille femme marabout célèbre et respectée. Née à Hamdallaye (capitale de l’Empire peul du Macina) au temps du vénérable Cheikou Amadou, on l’avait surnommée Dewel Asi, c’est-à-dire “la petite femme qui a creusé” (sous-entendu: creusé la connaissance mystique). Elle enseignait les sciences islamiques traditionnelles: le Coran, bien sûr, mais aussi les hadith (paroles et actes du Prophète), la grammaire arabe, la logique, la jurisprudence selon les quatre grandes écoles juridiques islamiques, plus les traditions spirituelles soufi, et tout cela en tissant de très jolies nattes de paille habilement ornées de dessins symboliques.” (p. 106-107)
Un talisman: sur une feuille de papier des formules coraniques et des noms de Dieu en arabe, recouvert de toile de soie, puis enfermé dans un peau d’agneau cousue par un cordonnier réputé pour ses mœurs purs. Avant de travailler le cordonnier doit accomplir les ablutions rituelles. Le sachet doit avoir la forme d’un triangle.
Eructer n’est pas considéré comme une incongruité en Afrique. Hocher lentement la tête de bas en haut est signe de “oui”.
Le procès
Diêli Bâba, le crieur public, s’adresse avec la formule: “Hommes, femmes, enfants, nobles, castés et captifs!” (p. 126)
Tidjani, dans la salle du procès, mis dans la situation de jurer d’avance qu’il dira la vérité, toute la vérité, rien que la vérité (selon la formule européenne): “La vérité, je ne la pratique pas pour plaire à un homme, fût-il roi ou toubab (européen). Je la pratique parce que Allâh, par la bouche de son envoyé Mohammad, a commandé de toujours dire la vérité. Mais puisqu’on insinue que je pourrais ne pas la dire, et qu’on veut me faire jurer pour être sûr que je ne mentirai pas, je refuse de jurer. Et à partir de maintenant, personne n’entendra plus de ma bouche ni mensonge ni vérité. Que l’on fasse de moi ce que l’on voudra. Je ne parlerai plus.” (p. 129)
L’exil
Kadidja utilise comme argument pour la requête d’accomplir son mari pendant le transfert dans une autre bagne: “S’il venait à mourir en chemin […] quelqu’un de sa famille doit être présent pour lui rendre les devoirs religieux traditionnels. Sinon son âme ne cessera de se lamenter et d’errer en ce bas monde où elle pourrait même devenir néfaste pour les vivants.” (p. 134)
La longue marche de Tidjani
Le “village de Kadidja”
Kadidja s’établit en pays bambara et y construit une habitation pour elle mais aussi pour abriter des voyageurs.
Adage: “Les morceaux de bois pourris du mauvais puits finissent toujours par retomber dans le puits!” (p. 152). Autrement dit: les conséquences d’une mauvaise action retombent tôt ou tard sur son auteur.
Sur une interdiction concernant les castes et leurs activités: “Dans les pays ouest-africains situés au sud du Sahara (ce que l’on appelait jadis le Bafour) les nobles toucouleurs et peuls n’avaient pas le droit de pratiquer les travaux manuels propres aux castes artisanales (forgeronnerie, tissage, cordonnerie, travail du bois, etc.) mais il leur était permis de broder et de vendre leur travail. […] Plus tard j’apprendrai moi aussi cet art et il m’arrivera de broder à la main de magnifiques boubous qui, aujourd’hui, seraient hors de prix!” (p. 153)
Vers Bougouni avec ma mère
Le cadi qui doit juger sur la décision de Kadidja d’emporter avec elle son enfant prend la décision en s’appuyant sur la loi musulmane et la coutume africaine (p. 158). Apparemment, l’islamisation n’avait pas effacé le code d’auparavant.
La bataille de Kadidja et du patron laptot
Naissance de mon petit frère
L’invocation du nom du prophète Joseph (Youssoufi) est censée d’améliorer les douleurs des parturientes.
“Aujourd’hui encore, je me souviens parfaitement, et dans les moindres détails, de tout le film de cet événement. Ce fut comme si j’émergeais d’un sommeil qui, jusqu’alors, m’avait embrumé l’esprit, m’empêchant de bien discerner les choses. C’est ce jour-là, à partir de la naissance de mon petit frère, que je pris clairement conscience et de mon existence et du monde qui m’entourait. Ma mémoire se mit en marche, et depuis elle ne s’est plus arrêtée…” (p. 170-171)
Un père enchaîné
La façon que Tidjani a de voir les choses: “Mon commandant, on ne peut m’annoncer une nouvelle plus grave que celle que le destin m’a assignée au jour de ma naissance en me disant: «Tu est entré dans une existence dont tu ne sortiras pas vivant, quoi que tu fasses», et nulle force humaine ne pourra jamais me loger plus étroitement sur cette terre que je ne le serai dans ma propre tombe. C’est pourquoi aucune mauvaise nouvelle ne peut réellement m’assombrir. J’ai appris à voir venir la mort avec le même calme que je vais tomber la nuit quand le jour décline. A chaque réveil, je me considère comme un condamné en sursis. Mais je ne suis pas pessimiste pour autant, mon comandant, et je ne serais nullement surpris si, un jours, je redevenais le grand chef que j’ai été. La vie est un drame qu’il faut vivre avec sérénité.” (p. 181)
Le maître spirituel de son père: Tierno Amadou Tapsîrou Bâ.
Sur l’hospitalité de sa mère, les bambara disent: “Le repas de Tidjani Thiam se prend jusque dans la rue” – façon de dire que la maison était toujours pleine. (p. 183)
Surnom de la mère du conteur: Debbo diom timba (femme à pantalon).
Une braise qui ne brûle pas
“J’avais entendu dire que les Blancs-Blancs (comme on appelait les Européens par opposition aux Blancs-Noirs, ou Africains européanisés) étaient des “fils du feu” et que la clarté de leur peau était due à la présence en eux d’une braise ardente. Ne les appelait-on pas «les peaux allumées»?” (p. 184)
Le père lui dit: “Le royaume de France a deux têtes: l’une est très bonne et l’autre très mauvaise.” (p. 192) – initiation aux nuances de la vie.
Belle comparaison: “nous nous entendions comme lait et couscous” (p. 192)
Affiliation du conteur à la société bambara d’initiation enfantine Tiebleni. “Pour les petits musulmans, cette affiliation état de pure forme. On nous apprenait les secrets du rituel, les signes de reconnaissance, quelques petits contes, mais guère plus. Il existait également (et cela vraisemblablement depuis l’empire du Mandé [Mali] fondé au XIIIe siècle par Soundiata Keïta) une affiliation de pure forme au Komo pour les adultes musulmans vivant en pays bambara afin qu’ils ne soient pas coupés de la communauté dans laquelle ils vivaient. Ils étaient dispensés de sacrifier aux fétiches, ne mangeaient pas les aliments sacrifiés, ne buvaient pas d’alcool et n’assistaient pas aux cérémonies, mais au moins ils n’étaient pas, eux non plus, obligés de se cloîtrer lors des sorties de Komo. Ces relations de bon voisinage et d’acceptation mutuelle reposaient sur le vieux fond de tolérance religieuse de l’Afrique traditionnelle animiste qui acceptait toutes les formes de pratique religieuse ou magico-religieuse et qui, de ce fait, ignora les guerres de religion.” (p. 193)
Mort de ma petite enfance
Discours du père: “Cette nuit va être celle de la mort de ta petite enfance. Jusqu’ici ta petite enfance t’offrait une liberté totale. Elle t’accordait des droits sans t’imposer aucun devoir, pas même celui de servir et d’adorer Dieu. A partir de cette nuit, tu entres dans ta grande enfance. Tu seras tenu à certains devoirs, à commencer par celui d’aller à l’école coranique. Tu vas apprendre à lire et à retenir par cœur les textes du livre sacré, le Coran, que l’on appelle aussi Mère des livres.” (p. 194)
Danfo Siné, le joueur de dan
“Comme je l’appris par la suite, c’était un “homme de connaissance” bambara, un doma, donc un “grand connaisseur” – ce que l’on traduit souvent en français, faute de mieux, par le terme “traditionaliste” au sens de savant en matière de connaissances traditionnelles. Il existe des doma dans chaque branche ou filière de connaissance, mais lui était un doma complet.” (p. 198-199) – Danfo Siné, celui qui ne quittait jamais l’instrument musical nommé dan.
“Lorsqu’il fit la connaissance de mon père, il venait de terminer son septénaire de Korojouba, l’une des plus hautes écoles initiatiques des Bambaras et des Senoufos de la savane dans le Soudan occidental, dont le nom signifie “le grand tronc de la chose” – autrement dit “le grand tronc de la connaissance” – et dont le centre était alors situé dans le cercle de Bougouni.” (p. 199)
Sur le caractère sacré de l’activité de Danfo Siné: “Danfo Siné se déplaçait à travers le pays avec un groupe de néophytes, qu’il formait. A Bougouni, il donnait presque chaque soir une séance de chants et de danses; s’il s’exhibait ainsi, ce n’était pas seulement pour distraire la population et moins encore pour en tirer profit, ca rien de ce qu’il faisait n’était à proprement parler profane. Ses danses étaient rituelles, ses chants souvent inspirés, et ses séances toujours riches d’enseignements.” (p. 200)
Sur le fou royal, version africaine: “A l’occasion de certaines fêtes, Danfo Siné amenait à la maison des danseurs masqués appartenant à la grande école initiatique Korojouba, dont il était lui-même un grand maître. Mais il existait une autre sorte de danseurs que je préférais à tous: ceux que l’on appelait les Hammoulé. Affranchis par la tradition, comme les Korojouba, de toutes nos conventions de bienséance, ils bousculait les usages, disaient tout de travers et faisaient tout à l’envers, se livrant à mille facéties qui mettaient l’assistance en joe. Autant je redoutais un peu Danfo Siné, autant les Korojouba et les Hammoulé m’amusaient. A les regarder, j’en oubliais parfois mes leçons d’école coranique…” (p. 202)
La fin du vieux maître
L’expression de la douleur d’une mère qui apprend la mort de sa fille: “Sortant de la case en courant je vis Gabdo Gouro, la mère de Fanta, se rouler par terre en gémissant. Elle emprovisa sur-le-champ, à la manière traditionnelle des femmes peules, un poème chanté où elle exprimait sa douleur, lançant régulièrement le long cri “Mi héli yooyoo! Mi héli!” (Je suis brisée, ô héli Yooyo!) que poussent les Peuls lorsqu’ils sont dans la détresse, en souvenir du pays originel de Héli et Yooyo, le paradis perdu où, à l’aube des temps, ils vivaient heureux et préservés de tous les maux de l’existence avant d’être dispersés aux quatre coins de l’Afrique.” (p. 205)
Sur l’attitude aux enterrements: “Ne dit-on pas en effet que les pleurs, les larmes et les cris empêchent le défunt de dormir en paix et l’entravent dans son ascension, lui rappelant ses attachements et les émotions dont il doit parvenir à se libérer? C’est pourquoi il est conseillé, en milieu musulman, de prier pour un disparu non avec des larmes mais avec un cœur rempli de paix, d’amour et de confiance.” (p. 208)
Révision des moments de l’existence: “La première naissance dont j’avais été le témoin était celle de mon petit frère Mohammed el Ghaali, et le premier mariage celui de Koudi Ali. Le décès de mon maître Tierno Kounta fut ma première rencontre avec la mort.” (p. 214)
Son père est un soufi: “Et je restai là, debout, attendant que Naaba ait fini d’égrener son chapelet tidjani ou wird, c’est-à-dire la longue série de formules et de répétitions du nom de Dieu que doivent réciter chaque soir les membres de la confrérie Tidjaniya. Tant qu’il n’avait pas terminé la principale des oraisons de cet exercice, il ne devait ni parler, ni bouger, ni même tourner la tête. L’attente dura presque une heure.” (p. 216-217)
A l’ombre des grands arbres
Enfin la liberté
Retour à Bandiagara
Sur les femmes: “Il était alors impensable, en Afrique, d’abandonner une femme seule telle une feuille volante, à plus forte raison si elle avait des enfants, ce qui l’aurait condamnée à la misère où à vivre aux crochets de sa propre famille, généralement de l’un de ses frères. La solution classique consistait à l’intégrer, par voie de mariage, dans un nouveau foyer où elle retrouvait les droits légitimes d’une épouse, et ses enfants un père. Le mariage jouait alors, pour les femmes veuves ou divorcées de leurs enfants, un rôle de protection sociale. Après réunion du conseil de famille, si personne d’autre n’avait demandé la femme en mariage, on chargeait généralement un cousin ou un parent qui n’avait pas encore atteint les quatre épouses autorisées par la loi islamique de l’épouser. (Dans les sociétés africaines traditionnelles, les veuves épousaient généralement l’un des frères du mari défunt.)” (p. 229)
La journée d’un enfant
Dans l’école coranique de Tierno Bokar. Celui-ci lui est comme un père.
Amkoullel retrouve un compagnon de l’enfance: Daouda Maïga, qui lui sera ami pour la vie.
Moodi = maître.
Le délai traditionnel pour apprendre le Coran était de sept ans, sept mois et sept jours.
Chaque leçon non apprise est punie par Tierno de quelques légers coups de liane ou d’un pincement d’oreille.
“C’est l’islam qui exigeait de vêtir les enfants, non la tradition africaine qui n’exigeait l’habillement qu’après la circoncision.” (p. 231)
Toujours sur l’école coranique: “A la nuit tombée, les «grands élèves» étudiaient leurs leçons à sa lumière, car il y avait des cours du soir pour ceux qui voulaient devenir hafiz à la fin de leurs études, c’est-à-dire retenir le Coran tout entier de mémoire – ce que les familles célébraient par une fête. Des jeunes gens parvenaient ainsi à écrire et à réciter le texte entier du livre saint sans une seule faute, alors qu’ils n’en comprenaient pas le sens; seuls ceux qui, plus tard, apprendraient l’arabe pourraient accéder à sa signification.” (p. 233)
Sur le crépuscule et le symbolisme du soleil: “Le crépuscule, surtout le moment précis où le soleil lance ses dernières flèches de lumière avant de s’engloutir dans l’inconnu, était depuis toujours considéré comme un moment ambigu et dangereux où des forces obscures sont tout coup libérées. Dans l’antique tradition peule, le soleil est considéré comme symbolisant l’œil de Guéno, l’Eternel, le Dieu suprême. Quand cet œil s’ouvre, la lumière se répand sur le monde et permet aux hommes de vaquer à leurs affaires; les mauvais génies, sorciers, vampires et jeteurs de sort se retirent alors dans leurs retraites respectives, tandis que lutins et farfadets se terrent dans des abris secrets. Mais quand cet œil béni se ferme et que l’obscurité envahit la terre, le poussin, apeuré, se réfugie sous les plumes de sa mère, le veau et l’agnelet se blottissent contre le flanc de leur maman, les femmes prennent leur bébé dans leur dos ou dans leur giron afin de protéger son «double» contre les vampires suceurs de sang; les insectes font tinter leurs enclumes et les animaux nocturnes de la haute brousse commencent à pousser mille cris qui animent la nuit.” (p. 235)
Les excréments des Blancs et le village d’ordures
“Tout ce qui touchait de près ou de loin aux Blancs et à leurs affaires, y compris leurs balayures ou leurs ordures, était tabou pour les nègres. On ne devait ni les toucher ni même les regarder! Or, un jour, j’entendis le cordonnier Ali Gomni, un ami de mon oncle maternel Hammadoun Pâté, déclarer que les excréments des Blancs, contrairement à ceux des Africains, étaient aussi noirs que leur peau était blanche.” (p. 236-237)
L’expédition dans le quartier des Blancs – Sinci (c’est-à-dire “interdit”). Avec les ordures ménagères ils font une sorte de musée.
Fondation de ma première association
Daouda et Amkoullel fondent une waaldé (une association). Amkoullel est choisi le chef. La coutume demandait que l’association soit protégée par une association aînée, qui jouait auprès d’elle un rôle de conseil. Il fallait aussi choisir un doyen, un “père” (mawdo), sorte de président d’honneur adulte, qui jouait traditionnellement un rôle de conseiller, de représentant officiel. Ils ont choisi Ali Gomni, de la caste des cordonniers.
“Chaque association était en effet organisée selon une hiérarchie qui reproduisait la société du village ou de la communauté. Outre le mawdo, doyent et président d’honneur extérieur à l’association, il devait y avoir un chef (amîrou), un ou plusieurs vice-chefs (diokko), un juge ou cadi (alkaali), un ou plusieurs commissaires à la discipline ou accusateurs publics (moutassibi), enfin un ou plusieurs griots pour jouer le rôle d’émissaires ou de porte-parole.” (p. 244)
“Certains lecteurs occidentaux s’étonneront peut-être que des gamins d’une moyenne d’âge de dix à douze ans puissent tenir des réunions de façon aussi réglementaire et en tenant un tel langage. C’est que tout ce que nous faisions tendait à imiter le comportement des adultes, et depuis notre âge le plus tendre le milieu dans lequel nous baignions était celui du verbe. Il ne se tenait pas de réunion, de palabre ni d’assemblée de justice (sauf les assemblées de guerre ou les réunions de sociétés secrètes) sans que nous y assistions, à condition de rester tranquilles et silencieux. Le langage d’alors était fleuri, exubérant, chargé d’images évocatrices, et les enfants, qui n’avaient ni leurs oreilles ni leur langue dans leur poche, n’avaient aucune peine à le reproduire: à la limite, j’ai plutôt simplifié leurs tirades, pour ne pas trop déconcerter le lecteur. Les règles étaient, elles aussi, empruntées au monde des adultes. La vie des enfants dans les associations d’âge constituait, en fait, un véritable apprentissage de la vie collective et des responsabilités, sous le regard discret mais vigilant des aînés qui en assuraient le parrainage.” (p. 247)
La poignée de riz
Sur l’attitude à prendre pendant le repas: “Durant les repas, les enfants étaient soumis à une discipline rigoureuse. Ceux qui y manquaient étaient punis, selon la gravité de leur faute, d’un regard sévère, d’un coup d’éventail sur la tête ou d’une gifle, ou même d’un renvoi pur et simple avec privation de nourriture jusqu’au repas suivant. Nous devions observer sept règles impératives:
- ne pas parler;
- tenir les yeux baissés durant le repas;
- manger devant soi (ne pas grapiller à droite et à gauche dans le grand plat commun);
- ne pas prendre une nouvelle poignée de nourriture avant d’avoir terminé la précédente;
- tenir le rebord du plat de la main gauche;
- éviter toute précipitation en puisant la nourriture avec la main droite;
- enfin, ne pas se servir soi-même parmi les morceaux de viande déposés au centre du grand plat. Les enfants devaient se contenter de prendre des poingées de céréales (mil, riz ou autre) bien arrosées de sauce; ce n’est qu’à la fin du repas qu’ils recevaient une pleine main de morceaux de viande considérée comme un cadeau, ou une récompense.
Toute cette discipline ne visait nullement à torturer inutilement l’enfant, mais lui enseignait un art de vivre. Tenir les yeux baissés en présence des adultes, surtout des père – c’est-à-dire les oncles et les amis du père -, c’était apprendre à se dominer et à résister à la curiosité. Manger devant soi, c’était se contenter de ce que l’on a. Ne pas parler, c’était maîtriser sa langue et s’exercer au silence: il faut savoir où et quand parler. Ne pas prendre une nouvelle poignée de nourriture avant d’avoir terminé la précédente, c’était faire preuve de modération. Tenir le rebord du plat de la main gauche était un geste de politesse, il enseignait l’humilité. Eviter de se précipiter sur la nourriture, c’était apprendre la patience. Enfin, attendre de recevoir la viande à la fin du repas et ne pas se servir soi-même conduisaient à maîtriser son appétit et sa gourmandise.
En fait, même pour les adultes, le repas correspondait jadis – et encore aujourd’hui dans certaines familles traditionnelles – à tout un rituel. En islam comme en tradition africaine, la nourriture était sacrée et le grand plat commun, symbole de communion, était censé receler en son centre un foyer de bénédiction divine.” (p. 249-250)
A l’école des maîtres de la Parole
Les maîtres de la culture orale pouvaient non seulement dire des histoires, des épopées et des contes, mais aborder n’importe quel domaine de la connaissance. Ils n’étaient pas des spécialistes au sens moderne du mot, mais des généralistes. La connaissance n’était pas compartimentée.
“Le même vieillard (au sens africain du terme, c’est-à-dire celui qui connaît, même si tous ses cheveuc ne sont pas blancs) pouvait avoir des connaissances approfondies aussi bien en religion ou en histoire qu’en sciences naturelles ou en sciences humaines de toutes sortes. C’était une connaissance plus ou moins globale selon la qualité de chacun, une sorte de vaste “science de la vie”, la vie étant ici conçue comme une unité où tout est relié, interdépendant et interagissant, où matériel et spirituel ne sont jamais dissociés. L’enseignement, lui non plus, n’était jamais systématique, mais livré au gré des circonstances, selon les moments favorables ou l’attention de l’auditoire.” (p. 253-254)
Tierno Bokar disait: “L’écriture est une chose et le savoir en est une autre. L’écriture est la photographie du savoir, mais elle n’est pas le savoir lui-même. Le savoir est une lumière qui est en l’homme. Il est l’héritage de tout ce que les ancêtres ont pu connaître et qu’ils nous ont transmis en germe, tout comme le baobab est contenu en puissance dans sa graine.” (p. 254)
Le jardin de Sinali
Les enfants faisaient souvent des actes turbulents, parmi lesquels le saccage du jardin de Sinali (ancien militaire noire dans l’armée française) a risqué de tourner mal. Le pillage de son jardin, en guise de vengeance.
Valentins et Valentines
La waaldé des garçons doit jumeller une waaldé de filles. “Pour être complets, il ne nous manquait plus que d’être jumelés, comme le voulait la coutume, avec une association de jeunes filles de même catégorie d’âge que nous et dont nous deviendrions, en quelque sorte, les chevaliers servants et les protecteurs attitrés, elles-mêmes devenant nos “dames de cœur” platonique. Pour employer un terme utilisé par certains ethnologues français, elles seraient nos “Valentines” et nous leurs “Valentins”. (Cette coutume, qui remonte à un passé lointain, existait, à ma connaissance, dans toute l’Afrique subsaharienne.)” (p. 266-267)
“En effet, si la tradition permettait au Valentin de badiner galamment avec sa Valentine – aujourd’hui, on dirait flirter – c’était à la condition expresse de respecter sa chasteté. Il pouvait chanter la beauté de sa Valentine dans des poèmes, vanter ses vertus et ses mérites, lui dédier ses exploits, lui consacrer une soirée poétique et musicale en compagnie d’un griot, mais la communauté le tenait pour personnellement garant de la pureté de la jeune fille, et cela jusqu’à son mariage. C’était pour lui-même, et pour toute sa famille, une question d’honneur.” (p. 273)
Encore sur cette institution: “Les mariages étant conclus dès l’enfance entre cousins et cousines, il était assez rare qu’un Valentin puisse épouser sa Valentine (cela s’appelait “mettre du miel dans le lait”). Son honneur et sa gloire étaient alors de conduire sa “Dame” vierge jusqu’au jour de son mariage. On disait de lui: “Il peut mourir de faim à côté d’un mets délicieux sans y toucher.” Maître de ses instincts, il était consacré digne de confiance et devenait de droit le meilleur ami des deux époux.” (p. 273-274)
Kadidja et Tidjani: le drame
Le calme d’avant la tempête: “Partagé entre mes deux familles où j’étais également comblé, entre mon frère aîné Hammadoun, que j’admirais, et mon gracieux petit frère Mohammed el Ghaali dont j’étais le protecteur, entre mes deux maîtres Tierno Bokar et Koullel dont chacun m’apportait, dans son domaine respectif, tout ce qui pouvait le mieux enrichir l’esprit d’un enfant, entre mes camarades garçons et nos charmantes Valentines, j’étais vraiment l’un des enfants les plus heureux de Bandiagara, la ville dont les enfants étaient les petits rois.” (p. 274)
La gente féminine de Tidjani manigance pour le sépare de sa troisième femme, Kadidja. Par faiblesse, Tidjani se laisse faire. Kadidja se soumet, mais elle est profondément blessée.
Son frère attrape une rougéole et en mort.
De retour chez soi, Tidjani reproche à ses femmes de s’être arrogé un droit que même Dieu n’a pas: celui de prononcer le divorce entre un homme et son épouse. Il rejoint Kadidja à Bamako, où ils reprenent leur vie commune.
“Et voilà comment mon père adoptif Tidjani (Amadou Ali) Thiam sortit ses pieds des étriers d’argent de la chefferie de Louta pour les poser sans complexe sur la pédale d’une machine à coudre, face à un étalage de pacotilles où bonbons, allumettes, sucres et biscuits voisinaient avec du “bleu Guillemet”. Il vendait un peu de tout, à la seule exception de la liqueur et du vin, interdits par le Coran, et du tabac, auquel un bon adepte de la Tidjaniya ne saurait toucher ni de près ni de loin!” (p. 279)
Circoncision de mon frère Hammadoun
“Après le baptême (cérémonie d’imposition du nom), la circoncision est la deuxième cérémonie publique de la vie d’un homme, la troisième étant le mariage. Comme le baptême, elle occasionne de nombreuses dépenses. La famille, aidée par les parents et les amis, s’y prépare longtemps à l’avance. Après la récolte, quand les greniers sont pleins et que les vents frais commencent à souffler, les vieux du village ou du quartier se concertent en vue d’organiser la cérémonie.
Généralement, les enfants à circoncire sont âgés de sept à quatorze ans. Pour les Bambaras, l’âge idéal est de vingt et un ans, c’est-à-dire à la fin du premier cycle de trois fois sept ans. Mais en fait elle a souvent lieu beaucoup plus tôt, en particulier quand l’enfant se sent prêt et en fait lui-même la demande, ne voulant plus être traité moqueusement par les autres de bilakoro (incirconcis), terme qui constitue la plus grave des injures quand on l’adresse à un adulte, lui signifiant par là qu’il n’est pas un homme.
Chez les Peuls de brousse, on aime que le futur circoncis ait déjà fait la preuve de son courage, par exemple en allant délivrer un veau enlevé par une hyène ou une panthère, voire un lion.
En islam, la circoncision du petit garçon a lieu le septième jour après sa naissance, en même temps que la cérémonie du baptême. Les Peuls convertis à l’islam ont reporté l’opération à sept ans, parfois même plus tard.” (p. 280-281)
Quelqu’un propose qu’Amadou soit circoncis avec son frère. La réplique de Boudjedi Bâ, le doyen d’âge des Bâ: “Cela entraînerait une violation de la coutume […]. Les garçons circoncis en même temps deviennent en effet, pour toute leur vie, des «camarades» sans considération d’âge, de hiérarchie ni de statut social, et ils jouissent les uns vis-à-vis des autres d’une liberté de comportement totale. Cela irait à l’encontre du devoir d’obéissance et de serviabilité dû â l’aîné de la part d’un petit frère, surtout de même père et de même mère.” (p. 282)
“Notre tradition interdit en effet aux nobles de dire du bien d’eux-mêmes ou de leurs ancêtres; ils sont toujours tenus à une extrême réserve de langage et de gestes, sauf pour les fêtes de circoncision et les veilles de départ à la guerre. En toute autre circonstance ils doivent se taire: les griots parlent pour eux.” (p. 284)
Symbolisme de la circoncision: “Après l’opération, tous les prépuces furent enterrés. Pour la tradition africaine ancienne, le prépuce est considéré comme un symbole de féminité dans la mesure où il recouvre le pénis et l’enveloppe dans une sorte d’obscurité, car tout ce qui est fémini, maternel et germinatif s’accomplit et se développe dans le secret et l’obscurité des lieux clos, que ce soit dans le sein de la femme ou dans le sein de la Terre-Mère. Une fois le garçon dépouillé de sa marque de féminité originelle, qu’il retrouvera plus tard chez sa compagne, il est censé devenir le support d’une force exclusivement masculine.” (p. 288)
Après la circoncision: “Au cours de la première semaine, on gave les circoncis de nourriture comme des moutons de case, mais ils ne doivent se désaltérer qu’aux principaux repas. Ils dorment sur le dos, les jambes écartées. Au premier chant du coq, leur bawo les réveille. On allume un grand feu autour duquel ils viennent tourner en cercle, reprenant en chœur les chants spéciaux qu’on leur enseigne et dont ils marquent le rythme avec leurs castagnettes. L’ensemble forme un chœur très harmonieux chez les Peuls, et plus encore chez les Dogons. Durant toute la première semaine, le membre opéré reste enveloppé dans un emplâtre médicinal, qui forme une croûte assez épaisse.” (p. 288)
“En perdant son prépuce, le garçon a perdu le droit de marcher nu. Son membre viril, désormais consacré en tant qu’agent de la reproduction humaine, donc réceptacle d’une force sacrée, ne doit plus être exposé à la vue de tous.” (p. 292)
“Un lien de camaraderie puissant, de fraternité même, double d’un devoir d’assistance mutuelle, se crée entre les circoncis d’une même promotion, et cela pour toute la vie. Ils ont les uns sur les autres des droits analogues à ceux que donne la relation dite de “parenté à plaisanterie” ou sanankounya (dendirakou en peul). Comme l’avait fait remarquer le vieux Boudjedi Bâ, ils peuvent, sans considération d’âge ni de classe sociale, se plaisanter et se “mettre en boîte”, même assez vertement, en public, sans que cela puisse tirer à conséquence; ils peuvent aussi se baigner nus ensemble en un même lieu, utiliser les montures des uns et des autres sans avertissement préalable, s’asseoir sur leurs couchettes respectives (attitude très inconvenante pour toute autre personne), enfin se montrer galants en paroles avec les épouses de leurs condisciples (comme dans la relation de sanankounya entre beau-frères et belles-sœurs), sans que leur attitude puisse être suspectée par le mari à moins d’une preuve patente de déshonneur conjugal, ce qui vaudrait d’ailleurs au coupable d’être mis au ban de tous ses camarades, voire de ses concitoyens, dans le cas où le mari ne lui aurait pas déjà passé sa lance à travers le corps.” (p. 292-293)
Le grand combat
Les garçons d’une autre waldée les obligent à se battre. Cette situation malheureuse est elle aussi codée par la tradition.
Kadidja sur la conduite d’un chef de waaldé: “Un bon chef de waaldé doit toujours se montrer patient et conciliant. Il ne doit pas encourager la bagarre, mais si celle-ci devient inévitable, il ne doit pas non plus reculer. Et dans la mêlée, si mêlée il y a, il ne doit jamais fuir, quels que soient le nombre et la violence des coups qu’il reçoit. La seule blessure incurable pour un chef, ajoutait-elle, c’est de fuir devant l’ennemi.” (p. 299-300)
Formule dite à la fin d’un serment: “Une bouche sans parole [qui ne tient pas sa parole – n.n.] est une reine sans couronne.” (p. 305)
A l’école des blancs
Réquisitionné d’office
Chaque fois que la vie d’Amkoullel s’engage sur une voie bien droite, le destin lui donne une chiquenaude pour la faire basculer dans une direction inattendue.
L’école des Blancs était considérée par les musulmans comme “la voie la plus directe pour aller en enfer!” (p. 308)
Les deux frères, Amkoullel et Hammadoun sont appelés pour suivre l’école des blancs: “A côté de mon grand frère Hammadoun j’étais, intellectuellement parlant, comme un baudet par rapport à un coursier bien entraîné. A tous points de vue, mon frère Hammadoun était un chef-d’œuvre de la nature. C’était le plus beau garçon de tout Bandiagara, et sans avoir une stature de lutteur, il était doué d’une telle force physique que jamais un camarade n’avait pu le terrasser, au point qu’on l’avait surnommé “le raide”. Quant à sa mémoire, elle était si prodigieuse qu’à l’âge de onze ans il avait déjà achevé de retenir par cœur la totalité du Coran. Quand Koniba était venu nous recruter, mon frère en était à son second “tour” du livre saint, alors que moi je pataugeais encore dans la première moitié.” (p. 315)
Le commandant et la pièce de cent sous
Hampâté est recruté pour l’école, et reçoit une pièce d’argent pour s’endimancher.
La première classe
Amadou est assis dans la salle devant Madani, le fils du prince. Il essaie de lui céder sa place, mais le maître dit: “Ici, il n’y a ni princes ni sujets. Il faut laisser tout cela chez vous, derrière la rivière.” (p. 331) Réflexions d’Amadou: “Ces paroles me marquèrent profondément. Comment cela était-il possible? Dans nos associations, nous étions tous camarades égaux, mais nos fonctions respectives reflétaient tout de même plus ou moins les classes auxquelles nous appartenions, et nul n’en avait honte. Ici, d’après le maître, il n’y avait plus rien. J’essayai d’imaginer un monde où il n’y aurait plus ni rois ni sujets, donc plus de commandement, plus de castes d’artisans et de griots, enfin plus aucune différence d’aucune sorte. Je n’y arrivai pas.” (p. 331-332)
“[…] pour un adulte il était malséant, sinon ridicule, de courir.” (p. 334)
Sa mère veut le retirer de l’école, mais Tierno Bokar s’y oppose. Il invoque deux ahadith: “La connaissance d’une chose, quelle qu’elle soit, est préférable à son ignorance.” Et aussi: “Cherchez la connaissance du berceau au tombeau, fût-ce jusqu’en Chine!” Sa mère se soumet. “C’est ainsi que, par le triple effet de la rancune de Koniba Kondala, de la sagesse de mon maître et sans doute de la volonté divine, s’infléchit ce jour-là la ligne de ma destinée. Elle m’écarta du chemin tout tracé qui devait me mener à la carrière de marabout-enseignant (doublée sans doute d’une activité de tailleur-brodeur comme mon père Tidjani et Tierno Bokar lui-même) pour me pousser sur une nouvelle voie dont personne, à l’époque, ne savait où elle me mènerait.” (p. 336)
Sur la capacite des africains de parler des langues: “Bien des adultes, réputés “illettrés” selon la conception occidentale, parlaient quatre ou cinq langues, en tout cas rarement moins de deux ou trois; Tierno Bokar lui-même en parlait sept. S’y ajoutaient parfois l’arabe et, maintenant, le français – ce dernier souvent parlé, il est vrai, à la façon piquante des tirailleurs, que l’on appelait le forofifon naspa.” (p. 340)
Première rencontre avec Wangrin
Wangrin: “un homme qui, par ses seuls dons de ruse et d’intelligence, parvint – fait rarissime à l’époque pour un indigène – au sommet de la réussite sociale et financière puisqu’il finit par accumuler une fortune comparable au capital des plus grosses sociétés françaises de l’époque, roulant et trompant sans vergogne les riches et les puissants d’alors, aussi bien africains que français (y compris les redoutables administrateurs coloniaux dits “dieus de la brousse” et la toute-puissante “chambre de commerce” elle-même), se sortant par une pirouette des pires imbroglios créés par lui-même à plaisir, poussant parfois le panache jusqu’à prévenir certaines de ses futures victimes du “tour carabiné” qu’il allait leur jouer, et, finalement, redistribuant aux pauvres, aux infirmes et aux déshérités de toutes sortes une grande partie de ce qu’il avait gagné en dupant les riches.” (p. 344)
“Il me considéra aussitôt comme son propre neveu, ainsi que le voulait la tradition africaine où l’ami du père est un père, l’ami de l’oncle un oncle, etc.” (p. 347)
La mort de mon grand frère
Son frère est mort à cause des négligeances d’un griot.
L’école de Djenné: premier certificat d’études
Adage: “A trop vouloir jeter au loin une grenouille qui vous dégoûte, elle finit par tomber dans une bonne mare.”
La mosquée de Djenné, la plus belle de l’Afrique noire.
Les écoliers de Bandiagara sont logés dans la maison du chef peul Amadou Kisso Cissé.
Portrait de Blanc-Noir: “Quant à notre directeur, M. Baba Keïta, c’était le modèle même du grand “Blanc-Noir”. Constamment habillé à l’européenne, il avait épousé une métisse “père blanc-mère noire” à la peau claire et aux longs cheveux lisses. Ils sortaient très peu, vivaient enfermés chez eux à la manière des toubabs et se nourrissaient de mets européens qu’ils dégustaient assis devant une table, à l’aide de couverts de métal. M. Baba Keïta poussait le raffinement – pour nous du plus haut comique! – jusqu’à se moucher dans un morceau de toile dans lequel il enfermait soigneusement ses excrétions avant de les enfouir, sans doute pour ne pas les perdre, au plus profond de sa poche. Il tenait constamment en main un trousseau de clés qu’il faisait tinter de temps en temps pour se distraire. Peu bavard et de nature nonchalante, il avait la voix nasillarde, ce qui nuisait à l’agrément de sa conversation qui était toujours très instructive. Les écoliers de Bandiagara lui donnèrent vite le sobriquet de “Monsieur Nez Bouché”.” (p. 363)
A Djenné vivaient douze ethnies: bozo, bobo, nono, songhaï, peule, dîmadjo (caste des captifs peuls), bambara, malinké, maure, arabe, mianka et samo. “La ville était administrée par un triumvirat bozo-songhaï-peul, secondé par deux collèges: un collège d’anciens et un collège de marabouts. La police était assurée par la classe des captifs, celle des artisans étant plus spécialisée dans la surveillance des mœurs. Les métiers traditionnels artisanaux (forgeron, tisserands, cordonniers, etc.) étaient organisés en corporations appelées tennde (ateliers) et dirigées par un comité que présidait un doyen d’âge.” (p. 368)
L’islam vit en même temps que des éléments préislamiques: “La ville était parsemée de petits cimetières où étaient inhumés des saints dont on invoquait l’intercession, mais elle comptait aussi, tand dans ses murs qu’à l’extérieur, d’anciens lieux sacrés païens où certains continuaient d’aller sacrifier, tels le mur de la vierge Tapama ou le bois sacré de Toula-Heela, résidence du grand génie Tummelew, maître de la terre et protecteur des lieux.” (p. 368)
La grande famine de 1914: une vision d’horreur
Sur la relation profonde qui unit Dogons et Bozos, et qui permit aux premiers de traverser la grande famine aux dépens des derniers: “Leurs deux ethnies étaient liées, en effet, par les liens sacrés d’alliance de la sanankounya (dont j’ai parlé précédemment), que des ethnologues appellent “parenté à plaisanterie” parce qu’elle permet de se plaisanter et de se mettre en boîte, voire de s’injurier, sans que cela puisse jamais tirer à conséquence. En fait, il s’agit de tout autre chose que d’une plaisanterie; cette relation représente un lien très sérieux et profond qui, jadis, entraînait un devoir absolu d’assistance et d’entraide, puisant son origine dans une alliance extrêmement ancienne, nouée entre les membres ou les ancêtres de deux villages, deux ethnies, deux clans (par exemple entre les Sérères et les Peuls, les Dogons et les Bozos, les Toucouleurs et les Diawambés, les Peuls et les forgerons, les clans peuls Bâ et Diallo, etc.). Evoluant avec le temps, il n’est souvent resté de cette alliance que la tradition de mise en boîte réciproque, sauf entre les Dogons et les Bozos dont la sanankounya est sans conteste l’une des plus solides de l’Afrique de la savane, avec, peut-être, celle qui unit les Peuls et les forgerons.” (p. 378)
La déclaration de guerre
Ce que les noirs disent de la cérémonie des torches de chaque 14 Juillet: “Chaque année, il faut que les Blancs sacrifient au feu. Sûrement, c’est au feu qu’ils doivent le secret des armes meurtrières qui leur ont permis de conquérir le pays et de faire de nous leurs captifs et leur propriété.” (p. 382)
L’ancienne griote Flateni nomme les toubabs (les blancs): “peaux allumées” et “gobeurs d’œufs”.
Mamadou Daouda, ancien spahi retraité, dit sur les Blancs: “Ils sont tellement savant qu’ils ont réussi à asservir la matière: ils la font travailler à leur place. Regardez le fer: ils en ont fait leur captif sans âme, mais doué d’une telle force qu’il est capable de travailler plus vite et plus fort que l’homme.” (p. 388)
Le discours de Diawando Guéla M’Bouré sur les Blancs: ‘[…] nous constituons, pour les «peaux allumées», un bien matériel très important. Aux uns ils ont enseigné leur langue, aux autres leur façon de cultiver, à d’autres encore le métier de la guerre, et ainsi de suite. Pourquoi tout cela? Ce ne sont pas des apôtres venus s’acquitter d’une mission charitable sans attendre de récompense immédiate; ils ne travaillent que pour la vie d’ici-bas, ils n’attendent rien de l’autre monde. Il y en a même parmi eux qui ne croient ni en Dieu ni en la vie future. On dit que leur chefferie a couppé les ponts avec Dieu; leurs marabouts n’ont aucune place dans leurs conseils, et ils ont fait une séparation nette entre leur mosquée (l’Eglise) et leur case à palabres (l’Etat, le Parlement).
Pourquoi les toubabs sont-ils venus nous envahir, pourquoi nous ont-ils capturés et domestiqués? Uniquement pour se servir de nous en cas de besoin, tout comme le chasseur se sert de son chien, le cavalier de son cheval et le maître de son captif: pour les aider à travailler ou à combattre leurs ennemis. Cela n’a rien d’étonnant. Nous aussi, jadis, avons fait des captifs par la guerre, avant de le devenir nous-mêmes.” (p. 389-390)
Les Peuls ne sont pas contents du fait que la propagande française présente les allemands comme des sorciers qui veulent conduire le monde entier: “Les chefs blancs […] présentent leurs ennemis à nos enfants, donc indirectement à nous-mêmes, comme s’ils étaient des sorciers et des diables; mais il est impensable que toute une race soit uniquement constituée de mauvaises gens. Les hommes sont comme les herbes et les plantes des champs: les espèces vénéneuses poussent à côté des espèces guérisseuses, et les plantes comestibles à côté de celles qui ne le sont pas. Chez tous les hommes, à part les sages ou les saints, on trouve un trait commun: chacun est porté à dénigrer son ennemi ou son adversaire et à le présenter comme un vaurien. Pourtant, bien peu se rendent compte qu’en diminuant la valeur de leur rival, ils ne font que minimiser leur propre valeur.” (p. 396) – tout conflit est possible là où il y a une dimension commune.
Fugue
L’obtention du certificat d’études. Le départ pour voir sa mère.
Sur les pas des chiens de guerre
Sur l’hospitalité: “Jadis, dans l’Afrique de la savane – la seule dont je puisse parler véritablement parce que je la connais bien – n’importe quel voyageur arrivant dans un village inconnu n’avait qu’à se présenter au seuil de la première maison rencontrée et dire: “Je suis l’hôte que Dieu vous envoie” pour qu’on le reçoive avec joie”. On lui réservait la meilleure chambre, le meilleur lit et les meilleurs morceaux. Souvent même, le chef de famille ou le fils aîné lui abandonnait sa propre chambre pour aller dormir sur une natte dans le vestibule ou dans la cour. En échange, l’étranger de passage venait enrichir les veillées en racontant les chroniques historiques de son pays ou en relatant les événements rencontrés au cours de ses pérégrinations. L’Africain de la savane voyageant beaucoup, à pied ou à cheval, il en résultait un échange permanent de connaissances de région à région. Cette coutume des “maisons ouvertes” permettait de circuler à travers tout le pays même sans moyens, comme je l’expérimenterai moi-même plus tard bien souvent.” (p. 409)
Les trois couleurs de France
La pirogue métallique de terre
Les noirs appellent le train – “pirogue métallique de terre”.
Le gouffre de la grande hyène noire
Diatroufing – “la grande hyène mythique noire, aux pattes blanches et au front marqué d’une étoile, et dont la crinière, à la nuit tombée, étincelait de mille flammèches noires.” (p. 421)
Tidjani disait: “On ne peut ni mourir avant l’heure, ni ne pas mourir quand l’heure sonne. Alors pourquoi avoir peur?…” (p. 422)
La tradition africaine évitait les grandes effusions sentimentales.
Kati, la ville militaire
Sur son père en tant que musulman: “Peu à peu, mon père, sans prosélytisme aucun et par la seule vertu de ses qualités et de son exemple, fut amené à convertir de nombreux Bambaras à l’islam.” (p. 431)
Toujours sur le père: “Il avait une spécialité très étrange – innée ou transmise, je ne sais – qui consistait à soigner les fois. Quand on lui amenait un dément, il le gardait à la maison jusqu’à ce que le malheureux pique une crise, se mette à crier et tombe sur le sol. Alors Tidjani ôtait sa sandale, récitait certains versets coraniques sur elle, puis s’en servait pour donner un grand coup sur l’oreille du malheureux. Par un phénomène curieux, celui-ci tombait immédiatement dans un profond sommeil qui pouvait durer toute une demi-journée. Parfois, une bave abondante coulait de sa bouche et la morve lui sortait du nez. Quand il se réveillait, mon père lui faisait prendre un bain, et tout était dit. Il rentrait chez lui guéri.” (p. 431)
Un ami marabout avertit que la manière de Tidjani de déloger les esprits avec violence peut se venger. La prédiction se confirma en grande partie: l’une des filles de Tidjani et de Kadidja, née à Kati, attrapa la folie et Tidjani ne put la guérir.
Très important détail sur les marabouts: “Bien entendu, jamais mon père ne faisait payer ses services ni son aide en matière religieuse. Cela aurait été contraire non seulement à sa nature, mais à l’injonction divine catégorique qui figure dans le Coran: “Ne vendez pas mon nom pour un vil prix.” (II, 41). Aujourd’hui, hélas, trop de “marabouts” ou soi-disant tels – il suffit parfois d’un simple vernis de connaissances islamiques pour se parer de ce titre – non seulement acceptent de l’argent pour “faire un travail” en faveur de quelqu’un – ou pis, pour nuire – mais bien souvent ils en fixent le prix eux-mêmes et en font un véritable métier. Un tel comportement, qui malheureusement est devenu courant dans la société africaine musulmane d’aujourd’hui, est formellement contraire à l’islam et n’a d’ailleurs jamais été observé ni chez un Alfa Ali, ni chez un Tierno Bokar, ni chez un Tierno Sidi, tous grands marabouts de Bandiagara, réputés pour leur savoir et leur élévation spirituelle.” (p. 432)
La nouvelle waaldé
Il y avait à Kati trois sanctuaires: l’église chrétienne avec son école et sa crèche; la mosquée, avec sa medersa (école) et sa zaouïa (lieu de réunion et de prière des membres d’une confrérie soufi), enfin le djetou, bois sacré des Bambaras, où se célébraient leurs cultes.
Un jour, Amakoullel accompagne un ami chrétien à l’église. Son père lui dit après: “Accompagne ton camarade si tu le désires. Ecoute tout ce que le prêtre dira, et accepte-le, sauf s’il te dit qu’il y a trois dieux et que Dieu a un fils. Dieu est unique et il n’a pas de fils. A part cela, prends et retiens dans ses paroles tout ce qu’il y a de bon, et laisse le reste.” (p. 439)
Une circoncision à la sauvette
Retour à l’école
“L’un des effets majeurs, quoique peu connu, de la guerre de 1914 a été de provoquer la première grande rupture dans la transmission orale des connaissances traditionnelles, non seulement au sein des sociétés initiatiques, mais aussi dans les confréries de métiers et les corporations artisanales, dont les ateliers étaient jadis de véritables centres d’enseignement traditionnel. L’hémorragie de jeunes gens envoyés au front – d’où beaucoup ne devaient pas revenir -, le recrutement intensif pour les travaux forcés liés à l’effort de guerre et les vagues d’exode vers la Gold Coast privèrent les vieux maîtres de la relève nécessaire et provoquèrent, de façon plus ou moins marquée selon les régions, la première grande éclipse dans la transmission orale de ce vaste patrimoine culturel, processus qui, au fil des décennies, irait en s’aggravant sous l’effet de nouveaux facteurs sociaux.” (p. 465)
Bamako, les dernières études
Le second certificat d’études
Les Noirs retournés de France, après avoir servi dans la première guerre mondiale, ont provoqué de retour la chute du mythe de l’homme blanc en tant qu’être invincible et sans défaut.
Vanité et poursuite du vent
L’histoire d’une famille de noirs devenus très riches, le père même nommé roi par la France, un des fils héros dans la première guerre mondiale, puis tout terrassé, tout détruit, le deuxième fils réduit à l’état de mendiant.
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