14 juin 2005

Frithjof Schuon, Les Stations de la Sagesse, (note de lectura)

Paru chez Buchet/Chastel-Corréa, 1958.

Préface
Le mal de notre temps vient de la scission entre la foi et la science. Paradoxalement, les prémices de cette scission se situent dans la foi elle-même, par le fait que l’élément sentimental emportait sur les raisons métaphysiques. “[…] pour pouvoir combiner, dans une même conscience, le symbolisme religieux du ciel et le fait astronomique de la galaxie, il faut en effet une intelligence autre que simplement rationnelle […]” (p. 7-8)
Il existe des effets psychologiques importants apportés par la science moderne qui montrent son caractère “anormal” par rapport aux données de la nature humaine. “Il est trop évident qu’aucune connaissance n’est mauvaise en soi et en principe, mais bine des connaissances peuvent être nocives en fait, dès lors qu’elles ne correspondent pas aux habitudes héréditaires de l’homme et qu’elles lui sont imposées sans qu’il y soit préparé spirituellement; l’âme supporte difficilement des faits que la nature n’a pas proposés à son expérience, à moins d’être éclairée par une connaissance métaphysique ou une sainteté à toute épreuve.” (p. 8)
La tragique impasse de l’esprit moderne résulte du fait que les hommes ne sont pas capables de saisir la compatibilité des expressions symboliques de la tradition avec les constatations matérielles de la science.
“[…] l’Absolu n’est pas un postulat factice, explicable par la psychologie, mais une évidence «prémentale», concrète comme l’air que nous respirons ou comme les battements de notre cœur; […] l’Absolu assume forcément des traits plus ou moins humains par rapport à l’homme, sans cependant être intrinsèquement limité par ces traits; […].” (p. 10)
L’homme, quand il se fie à sa seule raison, n’about it qu’à déchaîner les puissances obscures et dissolvantes de l’irrationnel.
L’antropomorphisme monothéiste est ce qu’il est, vu la qualité des foules auxquelles il s’adresse. La solution védantine ou bouddhique évite les impasses de l’anthropomorphisme.
“[…] la majorité des «intellectuels», soit dit sans euphémisme, n’est pas assez «intelligente» pour «comprendre» un saint Anselme ou un saint Thomas, c’est-à-dire pour les comprendre «en profondeur» et y trouver l’évidence de Dieu.” (p. 11)
L’obscuration mentale moderne apparaît dans le fait qu’une extrême habileté mentale va de pair avec une superficialité intellectuelle non moins excessive: “[…] on a l’habitude de traiter les concepts comme des jeux mentaux qui n’engagent à rien, ou autrement dit, on touche à tout et on n’assimile rien; les idées ne «mordent» plus sur l’intelligence, celle-ci «glisse» sur les concepts sans prendre le temps de les «saisir».” (p. 11)
L’esprit moderne procède “en surface”, tandis que l’esprit traditionnel procède “en profondeur”.
Une des grandes erreurs de notre temps, c’est de parler de la «faillite» de la religion – ce qui revient à imputer à la vérité le fait que nous ne l’acceptons pas.
“Ce n’est pas sans raison que les théologiens médiévaux ont placé l’hérésie dans le vouloir: l’intelligence, en effet, peut tomber dans l’erreur, mais sa nature ne lui permet pas de résister indéfiniment à la vérité; il faut pour cela l’intervention d’un facteur volitif ou plus précisément passionnel, à savoir le parti pris, l’intérêt sentimental, l’individualisme sous toutes ses formes.” (p. 12)
“[…] derrière toute philosophie limitative ou subversive, nous pouvons découvrir une «saveur» ou un «colori»; les erreurs procèdent de «durcissements», de sécheresses et d’ivresses.” (p. 12)
“[…] s’il y a une «science exacte» englobant tout ce qui est, elle réside avant tout dans la conscience des réalités sous-jacentes aux symboles traditionnels et aussi aux vertus fondamentales, qui sont la «splendeur du vrai».” (p. 13)

Orthodoxie et intellectualité
Les sens déformés par la modernité de l’«orthodoxie» sont: «conformisme», «préjugé», «paresse d’esprit». Les sens de l’«intellectualité» apparaît pour les contemporains: «recherche libre» ou «pensée créatrice».
“Pour nous, l’orthodoxie est le principe d’homogénéité formelle propre à toute perspective authentiquement spirituelle […]” (p. 15) L’essence de l’orthodoxie est la vérité, et non pas simplement la fidélité à un système.
L’orthodoxie présente deux modes de manifestation:
♥ essetiel ou intrinsèque (l’accord avec la vérité essentielle et universelle);
♥ formel ou extrinsèque (l’accord avec la forme révélée).
Le bouddhisme est extrinsèquement hétérodoxe par rapport à l’hindouisme mais intrinsèquement orthodoxe parce qu’il est en accord avec la vérité universelle.
La «largeur d’esprit» dont se prévalent les modernes ne profite qu’à l’erreur et à l’inintelligence.
L’orthodoxie hindoue est difficilement saisissable par rapport à l’orthodoxie monothéiste, elle est plus vaste sous le rapport de la forme. Quand même, elle n’avale pas tout, sinon le djaïnisme et le bouddhisme seraient devenus des darshanas parmi d’autres. Son exceptionnelle anvergure intellectuelle ne signifie pas que le hindouisme légitime les erreurs, comme la philosophie occidentale.
En Occident, le «génie» et la «culture» comptent plus que la vérité.
“[…] l’hétérodoxie intrinsèque, nous le répétons, est contraire, non seulement à telle perspective ou à telle formulation, mais à la nature même des choses, car elle résulte, non d’une perspective légitime par sa nature et partant «providentielle», mais de l’arbitraire d’un mental livré à ses propres ressources et obligé de «créer» ce que l’intellect paralysé – foncièrement ou «accidentellement» - ne peut lui transmettre.” (p. 18)
A l’intérieur des religions monothéistes, l’ésotérisme sapientiel présente, par la force des choses, des aspects d’hétérodoxie extrinsèque, car une différence qualitative présente nécessairement des aspects d’oppositions.
Chaque doctrine orthodoxe est contenue dans la Révélation même, et elle se «crystallise» au moment cyclique qui lui est assigné par sa nature.
L’exégèse védantine de Shankara vise surtout le côté jnânique. L’exégèse râmânujienne vise la limitation bhaktique.
La perspective orthodoxe, forcément limitée dans son expression, comporte certaines restrictions en vue de telles conditions mentales ou de telles méthodes spirituelles. L’erreur doctrinaire est intrinsiquèment fausse.
Quand Averrhoës affirme l’unité de l’intellect et semble nier – en apparence – l’immortalité de l’âme individuelle, il a raison en ce sens que l’Intellect un et universel existe – les intelligences particulières n’étant lumière que par lui – et que la partie purement sensible de l’âme est en effet périssable; mais ses contradicteurs ont raison également, en ce sens que la diversification de l’intelligence et l’immortalité de la personne humaine sont des réalités incontestables. Le point de vue spécifiquement philosophique ou logique – abstraction faite de toute question d’opportunité spirituelle – se caractérise par son incapacité de concilier des vérités antinomiques, incapacité qui relève de la nature même de la raison.
La philosophie au sens humaniste et rationalisant est avant tout de la logique. L’intuition intellectuelle est une prise directe de la vérité. “[…] la logique peut, soit opérer en fonction d’une intellection, soit au contraire se mettre au service d’une erreur, en sorte que la philosophie peut véhiculer n’importe quoi […]” (p. 22)
La logique peut être mise dans le service d’un «ésotérisme de la sottise».
“[…] quand l’homme n’a aucune connaissance «visionnaire» - et non discursive – de l’Etre, et qu’il ne fait que penser avec le cerveau au lieu de «voir» avec le «cœur», toute sa logique ne lui servira de rien, car il part d’une cécité initiale.” (p. 23)
Une démonstration est efficace pour ceux à qui elle s’adresse. Autrement dit, on reconnaît le caractère vrai d’une chose uniquement si la mesure pour reconnaître la vérité existe déjà en nous.
Sur les méthodes de accéder à la vérité intellectuelle: “La logique n’est rien d’autre que la science de la coordination mentale, de la conclusion rationnelle; elle ne saurait donc atteindre par ses propres moyens l’universel et le transcendant; une dialectique supra-logique – non «illogique» - basée sur le symbolisme et sur l’analogie, et par là même descriptive plutôt que ratiocinante, peut être plus difficilement assimilable pour certains, mais elle est plus conforme aux réalités transcendantes.” (p. 23)
La philosophie moderne appelle «préjudice» tout ce qui est intellectuellement évident.
Le scepticisme philosophique, qui se prend pour une absence de «préjugés», est fonction d’ignorance, il est contraire à l’intelligence autant qu’à la réalité.
Il est vrai que la métaphysique traditionnelle se sert de raisonnements tout comme la philosophie moderne, mais “[…] autre chose est un raisonnement que l’homme fait à ses semblables pour décrire ce qu’il sait, et autre chose est un raisonnement que l’homme se fait à lui-même parce qu’il ne sait rien.” (p. 25)
Définition: “L’intellect est une faculté réceptive et non une puissance productive: il ne «crée» pas, il reçoit et transmet […]” (p. 25)
Un raisonnement juste transmet indirectement quelque chose de l’intellect.
Le mental est analoque à l’intellect en tant qu’il est un genre d’intelligence, mais il lui est opposé par son caractère limité, indirect et discursif. Ses limites lui sont inhérentes.
La «réalité» se rapporte aux êtres et signifie l’aséité des choses. La «vérité» se rapporte au «connaître».
Il y a une vérité totale qui englobe toutes les vérités possibles: c’est la doctrine métaphysique.
Il y a aussi une vérité totale sur le plan de la réalisation spirituelle, et ici «vérité» devient synonyme avec «réalité».
Il y a toujours un rapport d’inversion entre le sujet et l’objet: “le sujet, qui réfléchit, inverse l’objet, qui est réfléchi.” (p. 27)
“Le monde est antinomique par définition, ce qui est une façon de dire qu’il n’est pas Dieu […]” (p. 27) Tout est à la fois vrai et faux, il suffit de discerner les différents rapports. Ex: le Christ est «vrai Dieu et vrai homme» - ce qui est faux, parce que la créature ne peut pas être le Créateur, mais vrai aussi, parce que rien ne peut être en dehors de Dieu, la Réalité étant une.
L’intelligence pure (l’intellect) dépasse la pensée. Autrement dit, tout ne peut pas être enfermé dans le cogito.
Il n’y a aucune continuité, malgré l’identité d’essence, entre le concept et la réalité.
L’homme est fait selon l’image de Dieu. Il est porteur de quelque chose d’absolu.
“L’intuition intellectuelle implique, entre autres, la compréhension de l’Etre, en soi et en connexion avec les choses […].” (p. 29)
Intellect = sens de l’Etre.
“[…] si l’Etre ne peut pas se définir en dehors de lui-même, pas plus que la connaissance, c’est parce que cet «en dehors» n’existe pas […]” (p. 29)
L’Etre doit être identifié avec le Principe Universel.
Nous sommes dans l’Etre, sans être l’Etre.
Ternaire:
♥ Sur-Etre;
♥ Etre;
♥ Manifestation.
L’Etre est «Principe» par rapport au monde, mais «détermination» par rapport au «Sur-Etre».
“Quand le verbe «être» désigne une existence, il n’a pas de complément, il ne désigne pas une existence comme telle, mais un attribut; dire que telle chose «est», signifie qu’elle n’est pas inexistante; dire que l’arbre «est vert» signifie qu’il a tel attribut et non tel autre.” (p. 30) Le verbe «être» signifie toujours soit une «existence» soit un «caractère d’existence».
«Cogito ergo sum» subordonne la conscience de l’être à l’expérience de la pensée.
On ne peut pas créer l’intuition intellectuelle là où son absence est dans l’essence de l’individu, mais elle peut être actualisée là où son absence n’est qu’accidentelle.
“Dans l’intellect, le sujet est l’objet, l’«être», et l’objet est le sujet, le «connaître» d’où la certitude absolue.” (p. 32)
“Il ne peut y avoir un «absolument relatif», mais il y a un «relativement absolu» en vertu duquel les déterminations essentielles gardent sur le plan du relatif toute leur rigueur, du moins sous le rapport du contenu qualitatif, qui seul importe dans les cas envisagés.” (p. 33)
La vérité métaphysique a un caractère de complexité.
Toute expression est forcément relative, mais le langage est capable de transmettre la «qualité d’absolu» qui doit être transmise.
Le discernement entre l’accident et l’essentiel est une fonction capitale de l’intelligence.
“Si nos connaissances ne peuvent être certaines, inutile de penser; si elles peuvent l’être, cela prouve que nous pouvons avoir toute la certitude qui est.” (p. 34)
“La connaissance relative, indirecte, de l’Absolu, est «essentiellement» - c’est-à-dire, en tant que connaissance, non en tant que relativité – la connaissance absolue, directe; le tout est de saisir le symbole mental en son centre ou dans son essence.” (p. 34)
Principe taoïste: ce qui est infiniment lointain est aussi infiniment proche.
Sur la mesure qui n’est jamais commune: “Un homme peut passer toute sa vie à scruter, et ne rien connaître, ne rien «voir»; un autre peut arriver sans peine à telles certitudes intellectuelles, ce qui prouve toutefois que son ignorance n’était qu’accidentelle et non foncière. De même pour la sainteté: il n’y a aucune illumination, c’est le réveil dans la Conscience infinie, qui est certitude, totalité, réalité; […].” (p. 34-35)
Le symbole est à la fois relatif et absolu, comme l’intellect.
Il existe une discontinuité entre le concept et la Réalité, compensée par l’identité entre elles. Il ne peut y avoir une coïncidence totale entre la réalité et son reflet logique, sans quoi rien ne les distinguerait.
Toute doctrine traditionnelle a un aspect de système (géométrique) et un aspect d’indétermination.
Toute manifestation, même divine, implique l’imperfection. Elle l’implique en tant que manifestation, et non sous le rapport du contenu, puisque celui-ci est divin, donc «absolu».
“L’erreur seule se transmet.” (un maître taoïste)
Les Soufis parlent du principe d’«isthme» (barzakh): vu «d’en haut», le symbole est obscurité, mais vu d’«en bas», il est lumière.
Montrer le côté terrestre de la tradition n’est pas abolir sa dimension divine.
L’intellect est un miroir. La réalisation spirituelle fait participer notre être aux «objets» que le miroir reflète. L’intellect est horizontal, la réalisation spirituelle est verticale.
“L’homme parfait peut ne pas être informé de choses secondaires dont il n’a pas l’expérience, mais il ne peut jamais se tromper sur ce que sa perspicacité lui a déjà révélé…” (un maître bouddhiste)
L’erreur a trois causes:
♥ le manque d’intelligence (tare du sujet);
♥ le manque d’information (tare de l’objet);
♥ le manque de vertu du réceptacle (tare périphérique du sujet).
“[…] si le relatif ne comportait pas «de l’absolu», les relativités ne se distingueraient pas qualitativement les unes des autres.” (p. 40)
“La Révélation, la tradition, l’orthodoxie et l’intuition intellectuelle seraient inconcevables sans l’élément qualitatif et quasi absolu qui est présent au centre et dans les artères du cosmos, et dont la fulgurante éclosion produit le phénomène du sacré.” (p. 40)
Le relativement absolu existe. L’absolument relatif est inconcevable.
L’expression de la vérité n’est pas la vérité même.
Le modernisme n’est pas une «religion malade», mais une «contre-religion».
Il n’y a pas de commune mesure entre les civilisations traditionnelles, qui comportaient des maux inévitables, et la civilisation moderne, qui est le mal.
Sans l’existence des différences qualitatives le monde serait une substance amorphe.
La philosophie moderne, en niant l’absolu en faveur de la relativité, noue la vérité dans une erreur universelle. “[…] quand la vérité se trouve ainsi diluée dans une sorte d’erreur universelle, toute valeur spirituelle s’en va, et il ne reste plus qu’un jeu satanique – parce que illusoire et sans issue – avec des demi-vérités d’une subtilité de plus en plus arbitraire.” (p. 41)
L’essence du relativisme est la négation de l’absolu dans le relatif. La seule conception de la qualité dont il est capable est purement quantitative. Il cherche a ruiner la notion d’intelligence et celle de vérité.
“Prêter un caractère relatif à ce qui fait fonction d’absolu, c’est attribuer l’absoluité au relatif; prétendre que la connaissance comme telle ne saurait être que relative, revient à dire que l’ignorance humaine est absolue; douter de la certitude, c’est, logiquement, avouer qu’on ne sait «absolument» rien.” (p. 42)
Pour les modernes, “abstrait” et synonyme de “factice”.
L’homme devenu la mesure arbitraire de toute chose abdique sa possibilité de connaissance objective et universelle.
“Les existentialistes sont humains comme par hasard; ce qui les distingue des animaux c’est, non l’intelligence humaine, mais le syle humain de l’intelligence infra-humaine.” (p. 43)
Les empiristes excluent par principe toute opération caractéristique de l’intelligence.
Si des esprits comme Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, sans parler du Christ et des Prophètes, ne se sont rendus pas compte que le seul fondement de la religion est l’opportunité sociale, alors il n’y a pas d’intelligence humaine.
Tout ce qui ne relève ni de l’intuition intellectuelle ni de la révélation est forcément une forme de rationalisme. Le rationalisme n’est pas faux parce qu’il cherche à exprimer la réalité, mais parce qu’il a la prétention d’englober toute la réalité dans la raison.
Il y a un rapport étroit entre la science moderne et le rationnalisme. La science moderne, au lieu de s’occuper du fini, veut réduire l’Infini même au fini. Elle croit pouvoir s’approcher de la connaissance totale du monde, indéfinie, par une série finie de découvertes, comme si on pouvait épuiser l’inépuisable. Même si tous les savants ne sont pas athées, l’athéisme réside dans la science moderne même, dans ses postulats et ses méthodes.
La science moderne fournit inconsciemment des clefs, mais elle est incapable de s’en servir.
Il existe dans la science une monstrueuse disproportion entre l’intelligence scientifique, mathématique, pratique, et l’intelligence comme telle.
“Ce que nous appelons le caractère «inhumain» de la science moderne se manifeste d’ailleurs dans les fruits monstrueux qu’elle engendre, tels la surpopulation du globe, la dégénérescence du genre humain et, par compensation, les moyens de destruction massive.” (p. 47)
L’erreur empiriste ne consiste pas à croire que l’expérience a son utilité, mais qu’il existe une commune mesure entre la connaissance principielle et l’expérience, dans laquelle la deuxième a une valeur absolue.
“[…] il n’y a pas de pire aveu d’impuissance intellectuelle que de vanter une pensée parce qu’elle est éprise d’expérience et qu’elle dédaigne les principes et les spéculations.” (p. 49)
La réduction de l’intellect à l’élément passionnel est une forme de négation de l’intellect.
“[…] on appelle couramment «pessimisme» la constatation que le noir est noir – nous parlons au figuré – et «optimisme» la constatation que le blanc est blanc […]” (p. 50) En réalité, le pessimisme consiste à prendre le blanc pour le noir, et l’optimisme commet l’erreur inverse.
On parle beaucoup d’«objectivité», mais celle-ci est réduite à une sorte de mollesse devant l’erreur et l’injustice. “Les colères du Christ prouvent, non un manque d’objectivité, certes, mais l’ignominie de l’objet.” (p. 51)
L’universalité et l’immutabilité de l’intellect et de la vérité impliquent qu’il ne peut y avoir de «problèmes métaphysiques de notre temps».
Une pensée solidaire des contingences temporelles s’enlève toute validité. En réalité la philosophia perennis constitue un patrimoine intellectuel «définitif».
L’aristotélisme est une sorte d’«extériorisation» du platonisme, c’est-à-dire de la doctrine représentée par la lignée Pythagore-Socrate-Platon-Plotin. Le moyen âge avait parfois conscience de la supériorité de Platon (auquel il attribuait la «sagesse») sur Aristote (qui avait la «science»).
“[…] toute philosophie anti-intellectuelle tombe dans ce piège: on prétend, par exemple, qu’il n’y a que du subjectif et du relatif, sans se rendre compte que c’est là une assertion qui, comme telle, n’a de valeur qu’à condition de n’être ni subjective ni relative, sans quoi il n’y aurait plus de différence entre la perception juste et l’illusion, ou entre la vérité et l’erreur.” (p. 56)
“[…] si tout est relatif – en un sens qui exclut tout reflet d’absoluité dans le monde – la définition de la relativité est relative également – absolument relative – et notre définition n’a aucun sens.” (p. 57)
“Ce qui distingue l’homme de l’animal n’est pas la connaissance d’un arbre, mais la notion – explicite ou implicite – de l’Absolu; […].” (p. 57)
Dire que l’homme est la mesure de toutes choses implique:
♥ l’idée que Dieu est la mesure de l’homme;
♥ l’idée que l’Absolu est la mesure du relatif;
♥ l’idée que l’Intellect universel est la mesure de l’existence individuelle.
Si l’homme est mesure sans être mesuré à son tour les points de repère humains s’évanouissent.
De nos jours, la machine tend à devenir la mesure de l’homme.
“Et comme la matière et la machine sont quantitatives, l’homme devient quantitatif: l’humain, c’est désormais le social. On oublie que l’homme, en s’isolant, peut cesser d’être social, tandis que la société, quoi qu’elle fasse – et elle est d’ailleurs incapable d’agir par elle-même – ne peut jamais cesser d’être humaine.” (p. 58-59)
Certains considèrent que la seule faculté de connaissance est celle de la grâce illuminative accordée par Dieu. S’il était ainsi, et l’intellect était inopérant, où se trouverait la faculté de comprendre ce que la grâce peut communiquer?
Une chose est vrai par elle-même, et non pas parce qu’elle a été affirmée par quelqu’un qui a expérimenté l’ascèse.
L’ascèse peut contribuer l’approfondissement de la connaissance, mais aucune discipline ne peut modifier les dimensions du réceptacle humain. L’ascèse ne produit pas la gnose d’elle-même.
Le mal est un élément nécessaire de l’équilibre cosmique; retrancher le mal du monde, c’est supprimer l’équilibre.
“En réalité, ce n’est pas l’intellect qui pénètre Dieu, mais c’est Dieu qui pénètre l’intellect; nul ne peut «choisir Dieu», qui n’a pas été choisi par Lui.” (p. 63)

Nature et arguments de la foi
Définition: “La foi est la conformité de l’intelligence et de la volonté aux vérités révélées […].” (p. 65) Elle est:
♥ croyance – quand l’élément volitif prédomine sur l’élément intellectuel;
♥ connaissance ou gnose - quand l’élément intellectuel prédomine sur l’élément volitif.
La certitude est intellectuelle; la ferveur est volitive.
La foi n’est ni exclusivement ferveur, ni uniquement gnose. Elle implique les deux.
L’intellection n’est pas indépendant à l’égard de la Révélation. Elle en vit de la Révélation, et en reçoit toute son armature formelle. “On ne peut concevoir, ni un saint Augustin sans l’Evangile, ni un Shankarâchârya sans Veda.” (p. 66)
“[…] il est une foi qui peut augmenter comme il y en a une qui est immuable; la foi est immuable par le contenu et le nombre de ses dogmes, elle l’est aussi en vertu de l’immutabilité métaphysique de la vérité, […] quant à la foi qui peut augmenter, elle peut être la confiance en l’absolue véracité de la Révélation, ou la fidélité fervente à elle […].” (p. 66-67)
La foi est l’adhésion de l’intelligence à la Révélation.
L’exotérisme réduit l’intelligence à la seule raison et remplace l’intellect par la grâce. Il ignore l’existence d’une faculté intellective «paraclétique».
“[…] le caractère total de la foi implique donc une acceptation implicite de l’intellect.” (p. 68)
“En Orient – sauf chez les musulmans – il n’y a pas de dogmes à proprement parler, car les idées y sont considérées comme des points de repère plus ou moins provisoires – bien qu’absolus sur leur plan respectif – en sorte que ce qui est vrai sur tel plan cesse de l’être sur tel autre […]” (p. 69)
Chez l’hindou, l’équivalent psychologique de la «foi» judéo-chrétienne sera surtout l’attachement fervent (shraddhâ) à telle voie (mârga), tel maître (guru), tel aspect du Divin (ishta). Sa foi est une «manière d’être» plutôt qu’une «croyance».
La preuve de la foi sur le terrain des faits est le miracle ou la prophétie.
La preuve de la foi sur le terrain des idées est l’évidence intellectuelle.
“[…] une foi se distingue d’une autre foi, non seulement par ses contenus, mais aussi par sa structure subjective, suivant qu’elle est centrée, soit sur la force persuasive du fait sacré, soit sur celle de l’idée révélée; c’est là que réside la différence fondamentale entre les perspectives chrétienne et islamique.” (p. 70) C’est une différence d’accent ou de prédominance.
“L’élément «miracle» et l’élément «vérité» sont comme les pôles de la Révélation: le miracle opère la grâce, et la vérité engendre la certitude intellectuelle […].” (p. 70)
La Révélation a un aspect d’intellection collective, et l’intellection a un aspect de Révélation individuelle
“Il n’y a pas d’intellectualité possible en dehors d’un langage révélé, d’une tradition scripturaire ou orale, bien que l’intellection puisse se produire, comme un miracle isolé, partout où la faculté intellective existe; mais une intellection extra-traditionnelle n’aura ni autorité, ni efficacité.” (p. 71)
“La Révélation est pour l’intellect comme un principe d’actualisation, d’expression et de contrôle; la «lettre» révélée est pratiquement indispensable dans la vie intellectuelle […].” (p. 72)
“[…] les grands arguments extrinsèques de la foi chrétienne sont, «dans le temps», les prophéties, et «dans l’espace», les miracles; l’avènement du Christ est lui-même le miracle par excellence. En revanche, les arguments de la foi musulmane sont, tout d’abord l’évidence de l’Unité transcendante et créatrice, puis le caractère normatif et universel de la Révélation unitaire […]” (p. 72)
“«Dans l’espace», si l’on peut dire, l’argument de l’islam est son caractère de norme, qui englobe à sa façon toutes les religions puisqu’il en retrace les positions essentielles, et «dans le temps», l’argument sera la continuité ou invariabilité du Message, c’est-à-dire le fait que tout Message précédent, d’Adam à Jésus, n’est autre que la soumission (islâm) à l’Un (Allâh).” (p. 72)
Si la Vérité a toujours été la Vérité, aucune religion ne peut être «nouvelle».
“Dans le christianisme, le tout, c’est de reconnaître la vertu salvatrice de la «corde» divine et de s’y attacher de tout son être et au mépris du monde; dans l’islam, le tout c’est d’ouvrir les yeux à la lumière unitaire et de la suivre partout: dans l’accidentel, où elle met chaque chose à sa place, comme dans l’essentiel, où elle transforme et libère.” (p. 74)
L’«infidélité» vient du fait que l’intelligence est submergée par les passions. La foi unitaire canalise et neutralise les passions «à l’extérieur» par la Loi (sharî’ah) et les dissout «à l’intérieur» par la Voie (tarîqah) ou la Vertu (ihsân), qui implique le détachement à l’égard des «associations» (idolâtres) de ce monde.
Le christianisme prend en considération la «chute originaire» dans la cause – l’islam uniquement dans les conséquences.
L’islam combine la loi mosaïque du talion avec la charité du Christ.
“Le brigandage est l’impérialisme des nomades, comme l’impérialisme est le brigandage des grandes nations.” (p. 76)
“[…] dans le monde moderne, l’équilibre entre les «forces normales» est rompu, de sorte que l’emploi agressif de la force n’y a plus aucun aspect de légitimité relative; la «jungle», création de Dieu, se trouve remplacée par la «machine», création de l’homme; l’«entente tacite» entre la «jungle» et l’esprit est abolie au profit d’un matérialisme iconoclaste et hypocrite, qui tend à se justifier par un «idéalisme» humanitaire, mais mondain et antispirituel. D’un autre côté, il va sans dire que la loi – toujours relative et conditionnelle – du plus fort ne saurait fournir le moindre prétexte à la bassesse, au mensonge perfide, à la lâche trahison; la jungle ne nous offre aucun exemple de cette possibilité spécifiquement humaine.” (p. 76-77)
La crucifixion symbolise l’oppression de l’intellect par les passions.
Les formes dont se revêt la Vérité sont autant de miroirs qui se reflètent mutuellement.
“Le fondement intellectuel – et par là même rationnel – de l’islam a pour conséquence, chez le musulman moyen, une curieuse tendance à croire que les non-musulmans, ou bien savent que l’islam est la vérité et le rejettent par pure obstination, ou bien l’ignorent simplement et peuvent être convertis au moyen d’explication élémentaires; qu’on puisse résister à l’islam avec bonne foi, dépasse les ressources de son imagination, précisément parce que l’islam coïncide dans son esprit avec l’irrésistible logique des choses. Dans le même ordre d’idées, il est significatif que certains théologiens musulmans estiment que le christianisme répond au sentiment et l’islam à la raison.” (p. 80-81)
Seyidnâ Alî: “La foi et l’intelligence sont frères (masc. en arabe); Dieu n’accepte aucun d’eux sans l’autre.”
“[…] l’acceptation est dogmatique est statique; la conviction est spirituelle et dynamique, elle n’est soumise à aucune restriction religieuse.” (p. 83)
Le mot «sincérité» (ikhlâç) désigne la tendance vers la vérité la plus intérieure et la plus pure (haqîqah); le contraire de la sincérité est l’hypocrisie (nifâq).
Abû Hanîfah: “Il n’y a point de foi (imân) sans soumission (religieuse, islâm).”
Hadith: “La foi la plus excellente est d’aimer celui qui aime Dieu, de haïr celui qui hait Dieu, d’employer la langue sans arrêt à répéter le Nom de Dieu, de faire aux hommes que ce vous voulez qu’ils vous fassent et de rejeter pour d’autres ce que vous rejetez pour vous-mêmes.”
La charité n’impose pas d’aimer l’erreur et le vice, tout comme elle n’impose pas d’aimer les hommes en tant qu’ils haïssent Dieu.
Le Cogito cartésien n’a pas de base scripturaire, parce que le fondement de l’existence est l’Etre, et non pas une expérience quelconque.
Les preuves traditionnelles des dogmes sont irréfutables dans le cadre de la mentalité à laquelle elles s’adressent.
“Le conditionnement mental du christianisme ou de l’islam est beaucoup moins ethnique que celui du judaïsme ou du confucianisme, bien que l’héritage racial ne disparaisse sans doute jamais; l’Europe a été «judaïsée» par le christianisme, comme l’Asie a été partiellement «arabisée» par l’islam, mais ces influences raciales n’étaient possibles qu’en fonction de conditions psychologiques beaucoup plus générales.” (p. 86)
La dialectique traditionnelle s’adresse à la mentalité naturelle d’une collectivité.
Trois points essentiels:
♥ une vérité n’est pas vraie parce qu’on peut la démontrer, mais parce qu’elle correspond à une réalité;
♥ il n’y a pas de démonstration possible qui puisse satisfaire tout besoin de causalité, étant donné que ce besoin peut être artificiel;
♥ celui qui ne sera pas satisfait d’une démonstration doctrinale pourra toujours prétendre que telle vérité – qui pour lui sera une hypothèse – n’a pas été démontrée.
Exemple de formulation relativement exacte chez Fudâlî: “Dieu ne se sert dans aucune activité d’un instrument. Il est l’Indépendant (Ghaniy) au sens absolu. La preuve (de l’Unicité divine) montre, en outre, qu’aucune chose extra-divine ne peut être réellement causative, par exemple le feu en brûlant… c’est plutôt Dieu qui crée le brûlement dans l’objet saisi par le feu, et à cette occasion même… Celui donc qui croit que c’est le feu qui cause le brûlement en vertu de sa nature, est un infidèle (parce qu’il nie l’unicité de la Cause divine en associant à celle-ci une autre cause)… Et celui qui croit que le feu cause le brûlement en vertu d’une force particulière que Dieu créerait en lui, est un égaré et un hypocrite, puisqu’il n’a pas saisi le sens propre de la doctrine de l’Unicité de Dieu.” (cf. p. 87)
“[…] les textes sacrés ne sont jamais, dans leur fond, à la merci de contingences mentales, car étant divins, ils sont nécessairement universels.” (p. 89)
La raison est incapable de cumuler des vérités antinomiques.
“[…] la Substance de Dieu n’est aucunement affectée, ni dans un sens extensif ni dans un sens réductif, par la substance du monde; cette dernière est «d’une certaine manière» quelque chose de la Substance divine, mais celle-ci n’est en aucune manière celle-là.” (p. 90)
Le pot est d’argile, l’argile n’est pas le pot.
“[…] la raison, de par sa nature, n’a pas de vision simultanée des réalités qui la dépassent, en sorte que les expressions antinomiques l’induisent facilement en erreur.” (p. 91)
La théologie est déterminée par trois facteurs:
♦ le dogme, dont elle procède;
♦ la raison, à laquelle est s’adresse a priori;
♦ la collectivité, dont l’intérêt spirituel est le sien.
“[…] la fonction du Christ ayant été la Rédemption, donc le sacrifice, il ne pouvait pas ne point souffrir, bien que, au point de vue bouddhique par exemple, pour lequel la souffrance est essentiellement la rançon de l’imperfection existentielle, cette passibilité apparaisse comme une imperfection […]” (p. 92)
Le caractère particulier de la mission mohammédienne consiste à réintégrer l’humain dans l’universel, plutôt que d’introduire exclusivement le divin dans l’humain.
Il existe indubitablement un aspect de «non-perfection» dans la fonction extérieure de l’Avatâra.
Les divergences dogmatiques correspondent à des différences de méthode spirituelle, elles confèrent des «manières d’être».

Des manifestations du principe divin
“[…] comme nous existons à notre niveau de réalité, il faut bien qu’il y ait des points de contact possibles entre nous et Dieu; il faut donc que l’incommensurabilité entre les deux termes se voile d’une certaine façon, et elle le fait, précisément, par ces «points d’intersection» que nous pouvons appeler les «manifestations divines».” (p. 97)
On peut interpréter un symbole soit selon l’ordre «horizontal» ou l’analogie, soit selon l’ordre «vertical» ou l’identité.
“Partout où il est question d’un contact entre le Divin et le terrestre, nous voyons ce flottement entre la perspective métaphysique de l’identité essentielle – non «matérielle» - et la perspective cosmologique de l’analogie ou du parallélisme symbolique, donc de la différence.” (p. 98)
Nous touchons Dieu partout et nulle part. Dieu est infiniment près de nous, nous sommes infiniment loin de lui.
L’idôlatrie divinise l’ombre de Dieu. L’athéisme nie Dieu en raison de son intangibilité.
“[…] on pourrait donc dire, en un certain sens, que l’Etre est la «manifestation» - mais in divinis – du Sur-Etre, qui seul est «absolument infini»; […] l’Etre – le «Dieu personnel» - sera infini par rapport à la manifestation cosmique, mais non par rapport au Sur-Etre, qui est l’Essence divine supra-personnelle; en soi, l’Etre peut se définir comme «ni fini, ni infini», ou comme «non-fini, non-infini» - nuances verbales qui sont fort loin d’être inutiles pour celui qui se pénètre le sens.” (p. 99)
“L’Etre se polarise pour ainsi dire en Acte créateur et Materia prima (le couple Purusha-Prakriti de la doctrine hindoue); il «conçoit» et «produit» ainsi la Création, qui n’est autre que sa propre «projection hors de lui-même» ou sa manifestation.” (p. 99) Mais “projection hors de lui-même” n’est qu’une façon de dire les choses, étant entendu que rien n’est hors de Dieu.
Les manifestations divines fondamentales sont:
♥ la Création;
♥ l’Esprit universel;
♥ l’Homme;
♥ l’Intellect;
♥ l’Avatâra;
♥ la Révélation;
♥ le Symbole;
♥ la Grâce.
“La Création est la grande «objectivation» du «Sujet divin»; elle est la manifestation divine par excellence. Elle a un commencement et une fin en tant que nous envisageons un cycle particulier, mais elle est en soi une possibilité divine permanente, une objectivation métaphysiquement nécessaire de l’infinité divine.” (p. 100)
La Création résorbe dans sa perfection tous les déséquilibres partiels.
“L’Esprit universel, lui, est l’Intelligence divine qui s’incarne dans l’Existence; il est comme le reflet du Soleil divin dans la Substance cosmique.” (p. 101)
“[…] cet Esprit est l’Intellect divin immanent au Cosmos, dont il constitue le centre et le cœur; il pénètre comme par d’innombrables artères lumineuses dans tous les domaines – ou dans tous les microcosmes - de l’Univers manifesté; c’est ainsi que Dieu est présent au centre de toute chose. Cette projection – ou ce «dévoilement» (tajallî) comme diraient les Soufis – est «intellectuelle» en ce sens qu’elle procède de l’aspect «Intellect» de Dieu (Chit en sanskrit), tandis que la Création totale, dont l’Esprit est le centre, est «existentielle» parce qu’elle procède de l’Aspect «Etre» (Sat).” (p. 101-102)
L’homme est une manifestation divine dans son théomorphisme et sa perfection primordiale et principielle. “Il est le «lieu de manifestation» de l’intellect, qui reflète l’Esprit universel et par là même l’Intellect divin; l’homme comme tel reflète la totalité cosmique, la Création, et par là même l’Etre de Dieu.” (p. 102)
L’Intelligence divine confère à l’homme:
♥ l’intellect;
♥ la raison;
♥ le libre arbitre.
L’homme étant «fait de terrre», il est corruptible, d’où la nécessité de son rachat.
Chez les anges et les démons, la personnification n’est qu’«accidentelle», en fonction de contacts avec le monde humain.
“[…] l’homme, qui est une forme, donc quelque chose qui «n’est pas tout-à-fait soi-même» - ce «soi-même» étant divin – peut se convertir «à soi-même» ou à sa nature divine, à l’instar d’Adam; il peut aussi s’identifier à l’essence satanique en détachant sa forme de son Essence divine. La damnation est la chute de la forme qui renie son essence […]” (p. 104)
L’ambiguïté de l’état humain, c’est d’être suspendu entre Dieu (notre Essence) et la forme humaine, «faite de terre».
“Quand l’homme se détourne de son Essence divine, son ego devient comme une pierre qui le tire vers le bas, et son Essence se détourne de lui […].” (p. 106)
“[…] si l’enfer était «éternel» au sens propre du mot, au lieu d’étre simplement «perpétuel», donc périssable avec la durée, le diable aurait partiellement raison avec sa prétention à la divinité, et ceci est impossible, le «néant» ne pouvant pas «être».” (p. 106)
“[…] les beautés humaines, individuelles ou raciales, s’excluent mutuellement; Dieu seul possède toute beauté possible à la fois, l’Essence étant au-delà de la segmentation formelle.” (p. 107)
Le théomorphisme humain met dans le même être totalité et noblesse. Certaines espèces ont la noblesse mais sont fragmentaires par rapport à l’homme. Les singes ont la totalité mais non pas la noblesse. Le singe est l’homme préfiguré dans sa seule animalité.
Le corps masculin apparaît comme la révélation de l’Esprit, il maque l’intelligence, la force victorieuse, l’impassibilité, la perfection active; le corps féminin est comme la révélation de l’Existence, il révèle la Substance, il marque la beauté, l’innocence émouvante, la fécondité, la perfection passive.
“[…] l’homme exprime la connaissance, et la femme l’amour; aussi le corps masculin est-il plutôt «géométrique» - il est l’image somme toute «abstraite» de la Personne divine – tandis que le corps féminin est «musical» et apparaît comme une expression «concrète» de notre Substance existentielle et, in divinis, de la Beauté infinie.” (p. 109)
“La beauté de la femme apparaît à l’homme comme la révélation de la bienheureuse Essence dont il est lui-même comme une cristallisation – sous ce rapport, la féminité transcende l’homme – et c’est ce qui explique le rôle alchimique et la puissance «solvante» de cette beauté […].” (p. 109)
“[…] l’émotion passionnelle, quand son côté «idolâtre» n’est pas neutralisé par une consécration traditionnelle, ne saurait se libérer d’une animalité chaotique, et en principe prométhéenne et mortelle.” (p. 109)
L’être humain est fait de géométrie et de musique, d’esprit et d’âme, de virilité et de féminité. En tant que symbole, le corps masculin marque une victoire de l’Esprit sur le chaos, le corps féminin, un délivrance de la forme par l’Essence.
L’intérêt du diable est de nous faire croire que l’animalité physique c’est nous-mêmes. Un énoncé védantin dit inversement: “Je ne suis ni ce corps, ni cet ego…”. La Vedânta mentionne expressément la convinction que “je suis le corps” est la doctrine des démons.
Au centre de l’homme réside une autre manifestation divine: l’intellect. Il est, selon l’expression de Maître Eckhart: “incréé et incréable”. “L’intellect est en mode subjectif ce qu’est la Révélation en mode objectif; mais celle-ci est transmissible, tandis que la Connaissance en soi est incommunicable.” (p. 112)
“Si l’Esprit universel est le reflet divin dans la création, et l’intellect le reflet divin dans l’homme – la Création et l’homme étant eux-mêmes des reflets divins, la première dans le «néant» et le second parmi les êtres terrestres – la Révélation, elle, sera le reflet divin dans l’humanité.” (p. 113)
Par la chute, l’Intellect universel s’est individualisé et à donné lieu à la raison.
“[…] l’Avatâra en «subjectivant» l’Univers et en «objectivant» l’intellect, restitue en une certaine manière à l’homme sa qualité primordiale de manifestation divine effective et consciente.” (p.113) L’Avatâra unit en sa personne la totalité du macrocosme «objectif» et le centre du microcosme «subjectif».
“L’homme est un des microcosmes qui reflètent à la fois – d’une manièr directe et intégrale – le Centre et la Totalité, l’Esprit et l’Univers […]” (p. 114)
“[…] le fait que l’homme est centre et totalité, en sorte que Dieu peut s’incarner en lui, prouve qu’il n’est nullement susceptible d’une évolution essentielle et transformatrice, changeant les constantes mêmes de sa forme au point de le séparer de l’homme actuel dans une proportion égale à celle qui sépare l’homme du singe; ceci est tout à fait impossible, car l’Infini ne s’incarne dans le fini qu’en fonction d’un caractère absolu, qui peut disparaître, certes, mais qui ne saurait changer dans son essence et son archétype.” (p. 115)
La Révélation c’est que Dieu a dit «Moi» à tel réceptacle humain, à telle humanité. Elle est objective en soi et subjective par rapport aux autres Révélations.
On peut distinguer quatre catégories d’incarnations, dont deux majeures et deux mineures.
Les Avatâras majeurs sont les fondateurs de religion ou les dispensateurs suprêmes de grâces, tels que Râma et Krishna. Certains ont une nature solaires, d’autres une nature lunaire, et cela en fonction de la forme du Message, donc de la nature du réceptacle collectif. Les Avatâras mineurs, manifestations solaires ou lunaires eux-aussi, dans le cadre d’une tradition donnée répètent la fonction des Avatâras majeurs.
Les Messages majeurs – les religions – créent des civilisations, tandis que les Messages mineurs – les doctrines ou méthodes particulières – ont une fonction transformatrice.
“Selon une opinion communément admise dans l’Inde, Shri Shankarâchârya est une «descente» particulièrement éminente de Shiva.”
“A l’époque des grandes vagues de la création, la «matière» n’était pas encore nettement séparée du monde subtil, auquel appartiennent par exemple les éléments psychiques, qu’ils soient conçus en mode subjectif ou en mode objectif; la création pouvait donc se faire, non par «évolution» à partir d’une cellule unique – hypothèse d’ailleurs impossible et qui ne fait que reculer les limites de la difficulté – mais par «manifestations» ou «matérialisations» successives à partir de l’état subtil, matrice cosmique des «idées» à incarner.” (p. 119)
Selon un mythe peau-rouge, le Grand-Esprit créa l’homme à trois reprises, en détruisant chaque fois ce qu’il avait fait auparavant.
“Les récits antiques et médiévaux fournissent maintes illustrations – convaincantes pour celui qui conçoit cet ordre des possibilités – de cette «transparence» de la matière, ou de cette interprétation des états matériel et subtil: les Anges et les esprits se manifestaient alors volontiers dans certaines circonstances; le merveilleux était «à l’ordre du jour», […]; la matière n’était pas encore la carapace impénétrable qu’elle est devenue au cours de ce dernier millénaire, et surtout au cours de ces derniers siècles, corrélativement au durcissement mental des hommes.” (p. 120)
Aux époques primordiales la «géométrie sacrée» gardait toute son efficacité spirituelle.
“Il faudrait donc se représenter la création – ou «les créations» - non comme un transformisme s’effectuant dans la «matière» au sens naïvement empirique de ce mot, mais plutôt comme une élaboration animique, c’est-à-dire un peu comme les productions plus ou moins discontinues de l’imagination.” (p. 121)
“L’avènement de l’homme est une «descente» subite de l’Esprit dans un réceptacle parfait et définitif, parce que conforme à la manifestation de l’Absolu; l’absoluité de l’homme est semblable à celle du point géométrique, qui, à rigoureusement parler, ne saurait être atteint quantitativement à partir de la circonférence.” (p. 121)
“[…] dès que le corps est formé, l’âme immortelle s’y fixe subitement comme l’éclair, en sorte qu’il y a parfaite discontinuité entre cet être nouveau et les phases embryonnaires qui ont préparé son avènement. On a fait valoir très justement, contre le transformisme, non seulement que «le plus ne peut pas sortir du moins» (Guénon), mais aussi que, si quelque chose d’existant peut se préciser ou s’atrophier, il ne peut par contre y avoir de motif, dans une espèce, pour l’adjonction d’un élément nouveau, sans parler de ce que rien ne garantirait le caractère héréditaire d’un tel élément (selon Schubert-Soldern).” (p. 122)
Le Symbole est extérieur et formel. La Grâce est intérieure et informelle.
Il faut distinguer “deux sortes de symboles: ceux de la nature et ceux de la Révélation; les premiers n’ont une efficacité spirituelle qu’en vertu de leur «consécration» ou «revalorisation» par l’Avatâra ou la Parole révélée, ou en vertu d’un état de connaissance fort élevé qui leur restituerait leur réalité foncière; […]” (p. 123)
“[…] pour le sage, tout fleuve est un fleuve du Paradis. Le symbolisme naturel, qui assimile par exemple le soleil au Principe divin, relève d’une correspondance «horizontale»; le symbolisme révélé, qui rend spirituellement efficace cette assimilation – dans d’anciens cultes solaires et avant leur «pétrification» - relève d’une correspondance «verticale» […]” (p. 123)
Les rites d’ablutions tirent leur efficacité non de l’eau comme telle, mais de sa consécratin par la Révélation respective, qui restitue à l’eau sa vertu primordiale.
“De même qu’il y a deux genres de symboles, il y a deux genres de grâces: les naturelles qui nous ont accessibles sur la base de notre existence même – par les vertus par exemple ou même d’une manière apparemment toute gratuite, ou à travers les «consolations sensibles» - et les grâces surnaturelles, qui se produisent en connexion directe ou indirecte avec les divers moyens d’une Révélation, ou qui relèvent de l’intellection; ces grâces sont «surnaturelles» parce qu’elles ne viennent pas des «réserves cosmiques», mais de la Source divine, donc en sens «vertical», non «horizontal».” (p. 124)
Les grâces et les symboles sont toujours des manifestations divines, parce que tout ce qui est bien, qu’il soit de nature objective ou subjective vient de Dieu.
“[…] l’homme n’est plus capable de voir spontanément la Cause céleste dans l’effet terrestre; Dieu doit donc «s’incarner» à nouveau dans les formes «vidées» ou «mortes», du moins dans les cas où cette «revalorisation» s’impose.” (p. 124)

Complexité de la notion de charité
Comme disait Jeanne d’Arc, dans la vraie charité Dieu est «premier servi». Il faut donner au prochain ce que nous mériterions si nous étions à sa place.
Aimer Dien n’est pas cultiver un sentiment, mais précisément éliminer de l’âme ce qui empêche Dieu d’y entrer. Aimer le prochain c’est abolir la distinction illudoire entre «moi» et «toi». L’amour de Dieu est au fond l’abolition de la séparation qui «nous» éloigne de «Lui».
Nous n’aimons que par Dieu et pour Dieu. Celui qui aime Dieu aime par là même ses effets. Celui qui aime les créatures en dehors de Dieu veut enfermer les rayons solaires dans une boîte.
“[…] qui aime l’effet pour lui-même, ne l’aime précisément pas en tant qu’effet, mais comme une cause, et c’est là préndre la créature pour ce qu’elle n’est pas, et haïr indirectement la Cause dont dérive toute perfection et tout amour.” (p. 128-129)
Notre existence est l’amour que Dieu nous témoigne a priori.
La charité disproportionnée est attachement passionnel ou hypocrisie.
“[…] pourquoi nous devons aimer aussi nos ennemis: c’est qu’ils existent, ce qui prouve que Dieu les aime à priori; du reste, leur inimitié peut n’être qu’accidentelle, et dans ce cas, il se peut qu’ils soient meilleurs que nous et que Dieu les aime plus que nous.” (p. 130)
La charité ne nous dispense jamais de discerner entre la vérité et l’erreur.
“[…] aimer celui qui nous hait, parce que l’Amour divin englobe toute la création, et parce qu’il faut surmonter la scission illusoire entre «moi» et «l’autre». Chez Dieu, l’amour est bienheureuse affirmation de soi: en lui-même par la Béatitude, et «en dehors» de lui-même par la création […]” (p. 131)
Rien ne s’oppose à l’Etre, sauf le néant certainement, qui d’ailleurs n’existe pas en aucun façon. Le Sur-Etre englobe l’Etre comme l’espace enveloppe le soleil.
“[…] le monde est le néant devenu réel, ou Dieu devenu irréel […]” (p. 132)
“[…] c’est pour la création que Dieu «meurt» de la «mort d’amour», non en lui-même, car il est immuable et impassible, mais à l’intérieur du cosmos.” (p. 132)
En parlant de l’Essence, et non de la Personnification, Maître Eckhart déclare: “Dieu n’est ni bon ni meilleur ni le meilleur (non est bonus neque melior neque optimus); si j’appelle Dieu bon, c’est comme si j’appelais noir ce qui est blanc.”
Dieu a deux visages: bonté et rigueur.
L’Amour-Béatitude se suffit à lui-même; la Bonté, c’est-à-dire l’Amour appliqué aux créatures, appelle la Justice.
“Selon l’Islam, Dieu est Béatitude (ou Amour) «avant» la création, et il est Miséricorde (ou Bonté) «depuis» la création; pour l’Essence bienheureuse (Rahmân), le mal n’existe pas, puisque rien n’est hormis Dieu, tandis que pour l’Acte miséricordieux (Rahîm), le mal a sa cause dans le réceptacle – la materia prima – qui «provoque» cet Acte ou cette «Personnification». Toutefois la doctrine islamique n’hésite pas à attribuer la «création» du mal à Dieu, en ce sens que Dieu est la cause ontologique de toute chose possible, et non en tant qu’il est «bon» a posteriori; on ne peut admettre deux causes dernières, l’une pour le «bien» et l’autre pour le «mal». Dieu est la cause directe de tout bien; il n’est pas la cause directe du mal, c’est-à-dire qu’il n’est pas la cause du mal comme tel, mais il est la cause de cet élément nécessaire d’équilibre cosmique qui, dans notre monde et pour nous, apparaît comme un «mal». La négation du «mal» par les Soufis n’a pas d’autre signification.” (p. 133)
Il est absurde de reprocher au monde ses imperfections, et de se demander pourquoi les injustices et les souffrances existent, “car qui dit «exister», dit «être séparé de Dieu», donc de la Perfection; qui dit «effet», dit «distance par rapport à la Cause», en sorte que l’Existence implique l’imperfection avec une rigueur toute mathématique.” (p. 134)
La seule forme acceptable de lutte contre le mal est par la purification de sa propre personne: les saints religieux n’ont pas réformé les ordres religieux en détruisant leurs bases, mais les ont amélioré par leur propre perfection.
“La racine de tout mal, nous le répétons, est la distance ontologique entre le monde et Dieu, laquelle ne peut pas ne point exister, Dieu étant infini [...]” (p. 134)
Les attributs de Dieu se limitent reciproquement, comme par exemple la Bonté par la Justice. Tout de même, chacun est infini, mais il s’agit d’infinies relatifs. Cela revient à dire qu’une qualité divine est une «dimension» de Dieu, mais que son «Etre» la dépasse. Pour bénéficier de la bonté divine, l’homme doit se mettre en accord avec elle.
Aucun principe ne peut pas être rencontré dans le monde, qui n’est que manifestation. Le monde comporte des relativités et non des plénitudes principielles.
“Dire que Dieu est «infiniment bon» signifie donc, non que cette bonté doive intervenir toujours et partout – supposition contradictoire, nous l’avons vu – mais qu’elle est un aspect de l’Absolu et que, de ce fait, elle est dans l’essence de l’Existence même et peut s’actualiser, d’une manière soit naturelle, soit miraculeuse, suivant ce qu’exige la Possibilité souveraine […]” (p. 136-137)
“[…] les misères de ce monde semblent signifier que Dieu ne saurait être à la fois infiniment bon et infiniment puissant, c’est-à-dire qu’il est, soit infiniment bon mais impuissant, soit tout-puissant, mais méchant […]” (p. 137)
La Toute-Puissance est limitée par les autres qualités de Dieu, comme la Bonté et la Justice.
La crainte est le complément de la charité: on ne peut aimer Dieu sans le craindre, tout comme on ne peu aimer son prochain sans le respecter.
Dans tout homme, si méprisable qu’il soit, il faut respecter l’empreinte divine.
“Ce qui est «crainte» dans l’amour humain, sera «rigueur» dans l’amour divin […]” (p. 138)
“Craindre Dieu, c’est tout d’abord voir, sur le plan de l’action, les conséquences dans les causes, la sanction dans le péché, la souffrance dans l’erreur […].” (p. 138)
Dans la crainte, comme dans l’amour, il y a un aspect contemplatif (une vision) et un aspect volitif (un mouvement, un acte). Aimer Dieu c’est aimer ce qui rapproche de lui.
Il faut voir la sanction dans le pêché et la récompense dans la bonne action.
La charité doit être vue sous quatre rapports différents: Dieu, l’homme, l’individu et la collectivité. L’amour de Dieu implique l’amour pour l’homme, vu comme individualité mais aussi comme collectivité. On ne peut pas aimer Dieu en haïssant l’homme. L’amour du prochain sans l’amour de Dieu est passionnel, ou matérialiste et égoïste.
L’homme est fait à l’image de Dieu. Donc, celui qui aime le Principe, doit aimer aussi la manifestation du Principe.
Il existe une confusion mondaine entre charité et attachement naturel, ou passionnel. “Un des traits caractéristiques des mondains, c’est qu’ils n’aiment point se perdre seuls: pour eux, la charité, c’est partager leur perdition.” (p. 142)
L’amour de Dieu prime sur l’amour de l’individu, comme l’Absolu prime le relatif. L’amour pour la société prime sur l’amour de l’individu, comme la totalité emporte sur la partie (et non pas comme la quantité sur la qualité). Le spirituel prime le temporel, l’essentiel prime l’accidentel.
La sainteté n’est que l’adéquation entre le vouloir de l’homme et l’objet divin. Le monde n’étant pas Dieu, aimer une chose du monde est s’attacher à l’imperfection et la fragilité.
Hadith: “le musulman aime celui qui aime Dieu et haït celui qui haït Dieu”, qui est lui-même objet de la haine divine.
Le chrétien doit aimer aussi ses ennemis, parce qu’il doit aimer ce qui en homme est susceptible d’aimer Dieu.
Un individu peut se laisser tuer, c’est son droit spirituel, mais une collectivité n’a pas ce droit.
Entre contemplation et aumône il faut choisir la première (Christ disait: “Car vous avez toujours les pauvres avec vous; mais moi, vous ne m’avez pas toujours.”). Sauf, au cas où la situation concrète l’aumône, car toujours Christ disait: “Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger… toutes les fois que vous l’aurez fait à l’un de ces plus petits, vous l’aurez fait à moi.”
Sur le rapport entre la collectivité et l’individu: “[…] la collectivité ne prime l’individu qu’en tant qu’elle fait fonction de totalité à l’égard de celui-ci, et non sous le rapport inverse où l’individu, au lieu de faire fonction de partie, représente au contraire le principe ou la qualité, la collectivité n’étant alors plus que le fait brut, donc la contingence, voire la quantité.” (p. 147)
Sur la femme adultère sauvée par Christ: “Au point de vue mosaïque, la pécheresse était comme l’incarnation du déséquilibre et de la révolte, et la lapidation était une sorte d’acte magique; les pierres symbolisaient l’implacabilité de la norme divine, la collectivité qui les lance représentant le caractère impersonnel, anonyme et universel de la Loi. Ajoutons que le Christ a sauvé la femme adultère, non seulement au nom d’une perspective supra-sociale visant la valeur intrinsèque de l’individu, mais aussi en raison de l’indignité de la foule devenue inapte à assumer une fonction impersonnelle de «magie sociale»; […].”
“L’homme qui règne est comme une incarnation de la collectivité; la pression psychologique qui l’entoure est telle – au point de vue de la responsabilité et aussi par le simple fait de la présence d’une immense périphérie collective – qu’il a strictement besoin de ses palais, de ses jardins et de ses serviteurs, dont il est du reste plus ou moins le prisonnier. De même, si un évêque porte des vêtements pontificaux et non la robe simple des Apôtres, ce n’est point parce qu’il manque de simplicité, mais au contraire parce que n’étant ni les Apôtres ni le Christ, il doit refléter leur gloire devant la collectivité et assumer quelque chose de l’honneur qui leur est dû; sous ce rapport, les ornements sacerdotaux – ou royaux – sont strictement nécessaires. Un Prophète, un saint ou un chef de nomades peut partager en tout point la vie des plus pauvres; mais les autorités spirituelles et temporelles gouvernant de grands peuples sédentaires sont obligées de s’isoler dans un faste sans lequel on oublierait le caractère de leur position; ce faste est d’ailleurs pour le peuple un facter de foi et de force, parce qu’il extériorise la grandeur et la continuité de la nation, ou la proximité du Ciel.” (p. 149)
Sur la différence entre l’individu et la collectivité: “L’individu a une volonté propre, il peut lui donner telle direction et vaincre ainsi les agents de corruption que comporte notre nature; mais la collectivité – au sens le plus général – est passive et inconsciente, sa volonté est indéterminée et multiple, elle n’a en elle-même aucun principe d’homogénéité intellectuelle ou morale, et c’est ce qui montre l’erreur de l’humanitarisme qui entent traiter la collectivité comme un être homogène, et même comme un être essentiellement bon et lucide.” (p. 150)
Sur la perfection des origines et la dégradation ultérieure: “Nous rencontrons la même erreur chez nombre «d’idéalistes» qui exigent d’une collectivité traditionnelle totale – c’est-à-dire englobant des peuples entiers – la sainteté des «temps apostoliques», comme si une communauté tardive et innombrable devait posséder une perfection générale que seul un petit groupe pouvait réaliser, tout imprégné qu’il était de la proximité historique du Verbe. Et l’on passe hypocritement sous silence – sans pouvoir offrir soi-même la moindre parcelle de sainteté – les saints qui ont perpétué jusqu’à nos jours cette perfection des origines; c’est d’autant plus facile qu’on abolit la sainteté pour la remplacer par une sorte de «sincerité» creuse et inopérante.” (p. 150) Ici l’allusion peut s’appliquer aux Salafia, mais surtout aux Protestants chrétiens.
Hadith: “Craignez Dieu en traitant les animaux muets (privés de parole); montez-les quand ils sont en état de vous porter, et descendez quand ils sont fatigués.”
“Dire que la vraie charité est universelle signifie, non qu’elle abolit les cloisons naturelles et partant largement inévitables, mais qu’elle apparaît dans tous les domaines et à tous les niveaux.”
La charité concerne l’ennemi en tant qu’il nous haït personnellement, et non pas en tant qu’il haït Dieu, comme le montre l’exemple de Christ à l’égard des marchands du Temple. La réalité de l’Etat chrétien se trouve déjà énoncée par cette parole: “Donnez à César ce qui est à César…”
“[…] si la perfection de la fonction sacerdotale ou de l’état monastique ne comporte pas une garantie de la perfection spirituelle, l’imperfection des nécessités terrestres, elle, ne comporte pas davantage un empêchement à cette perfection; ce qui est humainement nécessaire, est spirituellement neutre, et peut revêtir par là même un aspect positif.” (p. 155)
Une chose est morale si, de point de vue extérieur est en accord avec l’existence humaine, et du point de vue intérieur est en accord avec la vérité ontologique. Il n’est immoral en soi que ce qui s’oppose à la vérité pure et à la nature humaine comme telle. “[…] il n’y a pas de raison de croire a priori que la polygamie, que Dieu n’a d’ailleurs pas interdite aux Juifs, soit par sa nature même incompatible avec la «morale», c’est-à-dire, somme toute, avec l’équilibre entre la terre et l’Esprit.” (p. 156)
“La polygamie a sa racine naturelle dans certains aspects de l’inégalité physiologique des sexes et aussi dans certaines structures politiques, et sa racine spirituelle dans le rapport Atmâ-Mâyâ: Atmâ est en effet unique, tandis que Mâyâ est multiple; la monogamie par contre se fonde sur le complémentarisme sexuel comme tel, donc sur le rapport Purusha-Prakriti et sur le couple primordial. Mais chacun des deux points de vue englobe l’autre à sa façon.” (p. 156)
La charité est avant tout principe spirituel, sa fixation étant affaire de perspective et de sentiment. “[…] la charité extérieure est toujours un choix, jamais un don total.” (p. 157)
“La conclusion, c’est que la charité ne peut se déterminer pleinement qu’à partir d’une perspective spirituelle révélée, c’est-à-dire, à partir d’une manière divinement voulue d’aimer Dieu; le reste est affaire de vocation, d’opportunité, de sensibilité.” (p. 157)
“Il y a dans nos bonnes œuvres et nos vertus un poison qui n’est éliminé que par notre conviction que Dieu n’a pas besoin de tout cela, et qu’elles doivent être gratuites comme les fleurs des champs.” (p. 158)
Il ne faut pas arrêter nos dons uniquement au niveau matériel. Si Dieu a enrichi quelqu’un au niveau intellectuel, par exemple, il doit offrir au niveau intellectuel, comme ça il offre ce que Dieu lui a donné.
“[…] l’art de donner exige qu’au don matériel s’ajoute un don de l’âme; c’est l’oubli du don après l’avoir donné, et cet oubli est comme un don nouveau.” (p. 158)
Proverbe: “Fais le bien et jette-le dans le mer, si les poissons l’avalent et les hommes l’oublient, Dieu s’en souviendra.”
“Pour bien agir, il faut être; pour pouvoir donner le meilleur, il faut savoir que ce meilleur ne vient que de Dieu. Seuls les saints dissolvent le mal à sa racine; les autres ne font en somme que le déplacer.” (p. 159)
“Le premier acte de charité, c’est de débarrasser ainsi le monde d’un être malfaisant; c’est faire le vide, afin que Dieu puisse le remplir et, par cette plénitude, se donner. Le saint, c’est le vide qui se fait pour le passage de Dieu.” (p. 159)

Des modes d’oraison
Le plus simple mode d’oraison est la prière de l’individu. L’oraison canonique a un caractère universel, car Dieu en est l’auteur.
Si la prière individuelle est permise par toutes les Révélations, la prière canonique marque son universalité et sa valeur intemporelle en s’exprimant le plus souvent par la première personne du pluriel, et aussi en utilisant de préférence une langue sacrée ou liturgique.
Sur la prière individuelle: “Cette prière a pour but, non seulement l’obtention de faveurs particulières, mais aussi la purification de l’âme: elle défait les nœuds psychiques, ou en d’autres termes, elle dissout les coagulations subconscientes et épuise bien des poisons secrets; elle extériorise, devant Dieu, les difficultés, défaillances et crispations de l’âme, ce qui présuppose que celle-ci soit humble et véridique, et cette extériorisation – opérée au regard de l’Absolu – a la vertu de rétablir l’équilibre et de ramener la paix, en un mot, de nous ouvrir à la grâce.” (p. 162)
Même dans une prière non-canonique, l’homme doit exprimer avec la demande:
♥ la gratitude;
♥ la résignation;
♥ le regret;
♥ la résolution;
♥ la louange.
“Si la demande est un élément capital de la prière, c’est parce que nous ne pouvons rien sans l’aide de Dieu; une résolution n’offre aucune garantie – l’exemple de saint Pierre le montre – si nous ne demandons pas cette aide.” (p. 164)
Un autre mode d’oraison est la méditation: le contact entre l’homme et Dieu devient ici celui entre l’intelligence et la Vérité. La vraie méditation est objective et intellectuelle. Son but est la connaissance, donc une réalité qui dépasse l’ego comme tel.
“[…] l’homme marche sans crainte sur la terre plate, mais l’imagination peut l’empêcher de faire un seul pas quand il doit passer entre deux abîmes.” (p. 165)
“La concentration pure est, elle aussi, une oraison, à condition d’avoir une base traditionnelle et d’être centrée sur le Divin; cette concentration n’est autre que le silence qui, lui, a été appelé un «Nom du Bouddha» (Shunyâmûrti) à cause de sa connexion avec la notion du vide.” (p. 165)
Il existe une oraison où c’est Dieu lui-même qui est en quelque sorte le sujet, et c’est la prononciation d’un Nom divin révélé.
Shankara, dans Gourdin pour l’illusion, dit: “Contrôle ton âme, retiens ton souffle, distingue le transitoire du Vrai, répète le saint Nom de Dieu, et calme ainsi le mental agité. A cette règle universelle applique-toi de tout ton cœur et ton âme.”
Shankara, dans Stance sur la robe ocre, dit: “Chantant Brahmâ, le mot de la Délivrance, méditant uniquement sur «Je suis Brahmâ», vivant d’aumônes et cheminant librement, béni, certes, est le porteur de la robe ocre.”
Râmakrishna: “Dieu et son nom sont identiques”.
Dans la Thora, Dieu dit à Moïse: “Je suis Celui qui suis” (Eheieh asher Eheieh); ceci se réfère à Dieu en tant qu’Etre, car ce n’est qu’en tant qu’Etre que Dieu crée, parle et légifère, le monde n’existant que par rapport à l’Etre. Dans le Koran, cette même parole est rendue de la manière suivante: “Je suis Dieu (Anâ ‘Llâh); cela signifie que l’Etre (Anâ, «Moi») dérive du Sur-Etre (Allâh, ce Nom désignant la Divinité sous tous es aspects sans restriction aucune); c’est ainsi que la formule koranique se réfère au Prototype divin de la prononciaiton du Nom de Dieu.
Anâ ‘Llâh signifie implicitement que «Dieu et son Nom sont identiques» - puisque l’Etre «est» le Sur-Etre en étant son «Nom» - et partant: le «Fils» est Dieu, tout en n’étant pas le «Père». Ce qui fait la puissance métaphysique de la formule hébraïque, c’est le retour de l’«être» sur lui-même; et ce qui donne sa force à la formule arabe, c’est la juxtaposition, sans copule, du «sujet» et de l’«objet».
“[…] de même que l’Etre est la Parole ou le Nom du Sur-Etre, de même le monde – ou l’Existence – est la Parole de l’Etre, du «Dieu personnel»; l’effet est toujours le «nom» de la cause.” (p. 167)
Il est absurde de reprocher à la Création de ne pas être parfaite, c’est-à-dire de ne pas être divine, donc incréée.
Sur le dhikr: “Le Nom divin est un «isthme» métaphysique (au sens du mot arabe barzakh): «vu de Dieu», il est détermination, limitation, «sacrifice»; vu de l’homme, il est libération, illimitation, «sacrifice»; vu de l’homme, il est libération, illimitation, plénitude.” (p. 168)
Toujours sur le dhikr: “[…] ce Nom, invoqué par l’homme, est néanmoins toujours prononcé par Dieu; l’invocation humaine n’est que l’aboutissement «externe» de l’invocation éternelle et «interne» de la Divinité.” (p. 168)
La raison de l’invocation du Nom est le «souvenir de Dieu».
“[…] nous sommes unis à l’Un par notre être, par notre pure conscience et par le symbole. C’est par le symbole – la Parole – que l’homme, dans l’oraison centrale et quintessentielle – réalise et l’Etre et la Conscience, celle-ci dans celui-là et inversement. La perfection d’Etre, laquelle est l’Extinction, est préfigurée par le sommeil profond, et aussi, à d’autres égards, par la beauté et la vertu; la perfection de Conscience, laquelle est l’Identité – ou l’Union si l’on préfère – est préfigurée par la concentration, et aussi, a priori, par l’intelligence et la contemplation. La beauté ne produit pas la vertu, certes, mais elle favorise d’une certaine manière une vertu préexistante; de même, l’intelligence ne produit pas la contemplation, mais elle élargit ou approfondit une contemplation naturelle. L’Etre est la perfection passive, et la Conscience, la perfection active. «Je dors, mais mon cœur veille.»” (p. 169)
Maître Eckhart, dans son commentaire de l’Evangile de saint Jean: “Le Père ne voit, n’entend, ne dit, et ne veut rien d’autre que son propre Nom. C’est au moyen de son Nom que le Père voit, entend, et se manifeste. Le Nom contient toutes choses. Essences de la Divinité, il est le Père Lui-même… Le Père te donne son Nom éternel, et c’est sa propre vie, son être et sa divinité qu’il te donne en un seul instant par son Nom.” (p. 169)
Toute activité est fondamentalement et naturellement «rituelle».
“Le principe selon lequel la «prière du cœur» peut remplacer tous les autres rites – à condition d’une maturité spirituelle suffisante – se rencontre dans l’Hésychasme, mais il est encore beaucoup plus accusé dans les voies hindoues et bouddhique […].” (p. 171)
Un moyen spirituel n’a de sens qu’à l’intérieur des règles que lui assigne la tradition qui le propose. Il ne faut pas improviser sur ce terrain. Par exemple, le judaïsme interdit l’oraison du nom de Yahweh.
Saint Irénée: “A cause de sont immense amour, Dieu s’est fait ce que nous sommes, pour nous rendre ce qu’il est.”
Sur le néant: “Le néant n’a ni être ni existence, certes, mais il n’en est pas moins une sorte de «direction» métaphysique, un quelque chose que nous pouvons concevoir et poursuivre, mais jamais atteindre; le «mal» n’est autre que le «néant manifesté» ou l’«impossible rendu possible».” (p. 176)
Sur le Christ comme nom divin: “[…] le Nom du Christ signifie que Dieu a aimé le monde afin que le monde aime Dieu; et puisque Dieu aime le monde, l’homme doit aimer son prochain, en répétant ainsi sur le plan humain l’amour de Dieu pour le monde.” (p. 176)
Le christianisme est une réciprocité volitive entre le Ciel et la terre, non pas un discernement intellectif entre l’Absolu et le relatif. La perspective chrétienne: le Sujet s’est fait objet, afin que l’objet devienne Sujet (définition même du mystère de la connaissance).
Le Nom du Christ est «Vérité» et «Miséricorde». Celui de la Vierge: «Miséricorde et Pureté».
Dans l’islam il n’y a pas de sainteté en dehors de l’ésotérisme, pendant que dans le christianisme il n’y a pas d’ésotérisme en dehors de la sainteté.
L’exotérisme transcendé par le Christ est la loi mosaïque.
Christ: “Mon royaume n’est pas de ce monde.”
Muhammad: “Je ne vous apporte pas que les biens de l’autre monde, je vous apporte aussi ceux de ce monde-ci.”
“[…] l’islam prend son point de départ, non dans notre nature déchue et passionnelle, mais dans le caractère théomorphe et inaltérable de notre humanité, donc dans ce qui nous distingue de l’animal, à savoir l’intelligence objective et en principe illimitée […]” (p. 180)
“Par conséquent, le seul fait que nous soyons hommes, nous oblige à «devenir Un»; nous n’avons pas le choix, car nous ne pouvons demander au destin de faire que nous soyons des oiseaux ou des fleurs; nous sommes condamnés à l’Infini. Un récipient oblige à un contenu […].” (p. 181)
La morale est l’ascèse de la collectivité, comme l’ascèse est la morale de l’individu.
Il n’y a pas d’imân (foi unitaire) sans islâm (soumission à la Loi), et il n’y a ni l’un ni l’autre sans ihsân (vertu spirituelle), c’est-à-dire sans approfondissement ou réalisation. “Admettre l’existence d’une relativité quelconque, peut n’obliger à rien, ou n’oblige qu’à une position relative; admettre l’Absolu, oblige au tout.” (p. 182)
La première partie de Shahâdah atteste que “le monde est faux, Brahma est vrai”, tandis que la deuxième partie ne nous permet pas d’oublier que “toute chose est Atmâ”.
L’invocation contient:
♥ l’humilité, car elle est la conscience de notre néant;
♥ le secret, car le «cœur» est le siège symbolique du Soi;
♥ le «repos du cœur», car seulement en Dieu nous trouvons la Paix.
L’hindou qui invoque Shri Râma abandonne son existence propre pour celle de son Seigneur.
Le bouddhiste qui invoque le nom de Bouddha, Amitâbha, entre dans un halo doré de Miséricorde, il trouve la sécurité dans la lumière bienheureuse de ce Nom.
“La vie n’est pas, comme le croient les enfants et les mondains, une sorte d’espace rempli de possibilités qui s’offrent à notre bon plaisir; elle est un chemin qui va, en se rétrécissant, du moment présent à la mort. Au bout de ce chemin, il y a la mort et la rencontre avec Dieu, puis l’éternité; or, toutes ces réalités sont déjà présentes dans l’oraison, dans l’actualité intemporelle de la Présence divine.” (p. 188)

Les stations de la sagesse
La nature humaine comprend trois plans:
♥ celui de la volonté;
♥ celui de l’amour;
♥ celui de la connaissance.
La volonté se scinde en mode affirmatif (accomplir) et mode négatif (s’abstenir).
“[…] toute voie doit commencer par une «conversion», un retournement apparemment négatif de la volonté, c’est-à-dire un mouvement indirect vers Dieu sous la forme d’une séparation intérieure d’avec la fausse plénitude du monde. Ce recul correspond à la station de renoncement ou du détachement, de la sobriété, de la crainte de Dieu […].” (p. 191)
Le prototype divin de la vertu de détachement est la Pureté, l’Impassibilité, l’Immortalité.
“La gnose objective le péché – l’erreur agie – en le ramenant à ses causes impersonnelles, mais elle subjective la définition du péché en faisant dépendre la qualité de l’acte de l’intention personnelle; la perspective morale, par contre, subjective l’acte en l’identifiant en quelque sorte à l’agent, mais il objective la définition du péché en faisant dépendre la qualité de l’acte de sa forme, donc d’une norme extérieure.” (p. 192)
La volonté implique: la décision, la vigilence, la persévérance (qui sont vertus combatives).
“[…] il faut vaincre la paresse spirituelle, l’inadvertance, le rêve; ce qui vainc, c’est la Présence divine qui «s’incarne» en quelque sorte dans l’acte sacré – l’oraison sous toutes ses formes – et régénère ainsi la substance individuelle.” (p. 193)
Le symbole de cette station spirituelle est, chez l’homme, la sainte colère ou la guerre sainte.
L’amour a un mode actif et un mode passif.
“La vertu passive est faite de contentement contemplatif, donc aussi de patience: c’est le calme de ce qui se repose en soi-même, en sa propre vertu; c’est la généreuse détente, l’harmonie; c’est le repos dans l’Etre pur, équilibre de toutes les possibilités. Cette attitude délie les nœuds de l’âme, elle éloigne l’agitation, la dissipation, puis la crispation, qui est l’aspect statique complémentaire de l’agitation […].” (p. 193)
La vertu active est “[…] une tendance positive inverse, une «sortie hors de soi» en mode actif: c’est la ferveur, la foi confiante et charitable; c’est la fusion du cœur dans la chaleur divine, l’ouverture à la Miséricorde, la Vie essentielle, l’Amour infini.” (p. 194)
L’homme déchu est:
♥ indifférent à l’égard de Dieu;
♥ égoïste;
♥ avare;
♥ trivial.
L’homme déchu vit la dissolution, pendant que l’homme qui expérience la ferveur vit la liquéfaction spirituelle de l’ego.
Le plan de la connaissance comporte un mode séparatif et un mode unitif. La connaissance opère soit par le discernement, soit par l’identification. La connaissance distinctive sépare l’irréel du Réel: “Dans cette perspective de la discrimination métaphysique, le sujet est faux, seul l’Objet est vrai: le sujet est l’individuation, l’illusion, la limite: l’Objet – c’est-à-dire ce qui est «en dehors de nous» - est le Principe, l’Absolu.” (p. 197)
Dans l’autre cas, le mode unitif, l’esprit peut «réaliser la Connaissance», alors le Sujet est vrai et l’objet est faux. Il n’y a plus de discernement, il n’y a que la Lumière pure: “[…] c’est l’illusion séparative, l’erreur de croire que je m’identifie au «moi» empirique composé d’expériences externes et internes, d’images mentales et de volitions; c’est introduire une scission dans le Réel. La vérité, c’est «devenir Ce que nous sommes», donc nous identifier à notre propre Essence […].” (p. 197-198)
“[…] les deux stations ou degrés de la connaissance […]: «Ne connaître que ce qui est: Dieu»; «N’être que Ce qui connaît: le Soi.» Ou encore: «Extinction du sujet en vertu de l’unicité de l’Objet, qui est sans associé»; «Extinction des objets en vertu de l’unité du Sujet, qui est sans scission.»” (p. 198)
La première perspective c’est «connaître l’Etre», la Réalité exclusive; la seconde c’est «être la Connaissance», la Conscience indifférenciée.
“Je suis, donc je suis tout, principiellement et virtuellement; mon être comme tel est tout l’Etre qui est. Et de même: je connais, donc je connais tout; ma connaissance comme telle est toute la Connaissance qui est. Cependant: ma connaissance, en tant qu’elle est individuelle, doit devenir être; et de même: être, en tant qu’il est individuel, doit devenir connaissance, conscience, ipséité.” (p. 199-200)
Le plan de la volonté comprend les stations de renoncement et de l’acte. C’est un plan exotérique.
Le plan de l’amour comprend les stations de contentement et de ferveur. C’est soit un plan exotérique, soit un plan ésotérique.
Le plan de la connaissance contient la compréhension doctrinale et la sagesse unitive. C’est un plan ésotérique.
Le christianisme est fondé sur le renoncement (volitif) et ferveur (amour.)
L’islam est fondé sur l’acte (volitif) et contentement (amour).
Chaque tradition comporte d’une façon ou d’une autre, et nécessairement, les six stations de la sagesse.
L’islam répond à un monde conçu comme division, inquiétude, changement.
Le christianisme répond à une nature impuissante et pécheresse, dont la volonté est déchue.
Le bouddhisme répond à un spectacle de la souffrance et de l’instabilité universelle.
“Le meilleur amour sera, non ce qui ressemblera le plus à ce que le mot «amour» peut évoquer en nous a priori, mais ce qui nous attachera le plus fermement ou le plus profondément à la Réalité […].” (p. 203)
“Toutes les grandes expériences spirituelles concordent en ceci: il n’y a aucune commune mesure entre les moyens mis en œuvre et le résultat.” (p. 203)
“En réalité, ce qui sépare l’homme de la Réalité divine est une cloison infime: Dieu est infiniment proche de l’homme, mais celui-ci est infiniment loin de Dieu. Cette cloison, pour l’homme, est une montagne: l’homme se tient devant une montagne qu’il doit enlever de ses propres mains. Il creuse la terre, mais en vain, la montagne reste; l’homme cependant continue à creuser, au nom de Dieu. Et la montagne s’évanouit. Elle n’a jamais été.” (p. 203)

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