18 mars 2006

Nicolae Berdiaev, La création, (fragment)

La source de l’extase créatrice et de l’aperception géniale est incluse dans l’énergie sexuelle: tout ce qui est authentiquement génial est érotique. Mais cette génialité créatrice est étouffée dans le courant sexuel qui aboutit à l’acte sexuel. C’est l’acte sexuel lui-même qui est contraire à toute génialité et à toute universalité; il reste toujours provincial. Si la génialité est pénétrée d’érotisme, elle n’est à aucun égard sexuelle au sens différencié et spécialisé de ce mot. Sans doute, un être de génie peut vivre une vie sexuelle différenciée, il peut s’adonner à la plus extrême débauche, mais la génialité en lui sera un obstacle à cette direction prise par son énergie sexuelle, et il y aura au fond de lui-même comme une profonde cassure. La génialité est incommensurable à l’aménagement des formes bourgeoises de la vie, au point que la vie de l’homme génial peut ne pas être une vie "naturelle". Ce sont ces profondes convulsions de la sexualité humaine qui doivent amener l’avènement de l’époque nouvelle créatrice.

(fragment de l’ouvrage Le Sens de la création, Un essai de justification de l’homme, 1916)

Pour la philosophie de la création, il est fondamental de reconnaître que l’homme ne se trouve pas dans un système achevé et stabilisé d’être; ce n’est qu’à cette condition que l’acte créateur de l’homme est possible et se comprend. Il y a aussi une autre thèse capitale, c’est que l’acte créateur de l’homme n’est pas seulement un regroupement et une nouvelle répartition de la matière du monde, n’est pas seulement une émanation, un écoulement de la matière primordiale du monde, n’est pas non plus une simple mise en forme de la matière dans le sens d’une superposition qu’on lui imposerait de formes idéales. À l’acte créateur de l’homme s’ajoute un élément nouveau, qui n’a jamais existé, qui n’est pas inclus dans le monde tel qu’il nous est donné dans sa constitution, un élément provenant d’un autre plan du monde et qui se fraie un passage, un élément qui n’a pas son origine dans des formes idéales éternellement données, mais dans la liberté, non point une liberté obscure, mais une liberté éclairée. La possibilité d’une puissance de création dans le monde témoigne de l’insuffisance de ce monde, d’une victoire continuelle sur lui, de l’existence pour lui d’une force partant d’un autre monde ou de couches plus profondes que ce monde de platitude. En outre, la puissance créatrice de l’homme atteste que l’homme appartient à deux mondes et qu’il est appelé à une situation royale dans le monde. Pascal prononçait une parole très profonde quand il disait que la conscience que prend l’homme de son néant est un signe de sa grandeur.
J’ai déjà dit que l’apparition de puissants créateurs ne pouvait être déduite du milieu ni expliquée par un rapport causal. Pouchkine ne pouvait être engendré par le milieu de son temps, et son apparition, de ce point de vue, doit être présentée comme un miracle. Et cela est vrai pour toute conception créatrice en elle expire toujours le vieux monde. Non seulement ce que crée le "moi", mais l’existence même du "moi" est déjà un effort créateur, un acte créateur synthétique. Gundolf a raison quand il dit que la puissance de création est une expression de toute la vie de l’homme. L’homme crée sa personne et dans la puissance créatrice il exprime cette personne. Dans l’autoconstruction du moi, de la personne, l’esprit humain accomplit un acte créateur de synthèse. Un effort créateur de l’esprit est nécessaire pour empêcher la désagrégation du moi, le dédoublement et la décomposition de la personne. L’homme n’est pas seulement appelé à la puissance créatrice comme activité dans le monde et sur le monde, mais il est lui-même puissance de création et sans cette puissance il n’a pas de personnalité. L’homme est un microcosme et un microthéos. Il n’est une personne que quand il ne veut pas être partie de quelque chose ou être composé de parties. La figure de l’homme est unité créatrice.

(fragment de l’ouvrage Essai de métaphysique eschatologique, 1947)

Il serait faux de croire que le culte de la création est celui de l’innovation et de l’avenir. Car l’acte créateur authentique n’est pas plus tendu vers l’ancien que vers le nouveau: il est dirigé vers l’éternel. Mais tout en étant orienté vers lui, il peut avoir pour résultat quelque chose de nouveau, l’innovation dans le temps n’étant que la projection, la symbolisation du processus créateur se déroulant dans la profondeur de l’éternité. La création peut donner le bonheur, mais celui-ci n’est qu’une conséquence; car jamais la félicité n’est la fin de l’acte créateur, qui connaît ses souffrances et ses tourments. L’esprit humain a deux tendances, deux orientations: l’une le portant vers la lutte, l’autre vers la contemplation. La création se déroule à la fois dans les deux; elle comporte une inquiétude et la contemplation marque en elle un temps de repos. Aussi est-il impossible de scinder ces deux tendances, ou de les opposer l’une à l’autre. Car l’homme est un être destiné à la lutte et à la manifestation de sa force créatrice, à la conquête d’un rang royal dans la nature, tout en étant un être destiné à la contemplation mystique de Dieu et des mondes spirituels. La contemplation ne nous apparaît comme étant passive, inactive, que par comparaison avec l’énergie que déploie la lutte dirigée vers le monde. Mais l’activité créatrice orientée vers Dieu équivaut à une contemplation. On ne peut pas conquérir Dieu au moyen d’une lutte active, analogue à celle que nous soutenons contre les éléments de la nature. Nous ne pouvons que le contempler à l’aide d’une orientation ascendante de notre esprit. Mais cette contemplation constitue notre réponse à l’appel divin. Car on ne peut voir dans la contemplation qu’un amour, qu’une extase d’amour; or, l’amour est toujours une création.

(fragment de l’ouvrage De la destination de l’homme, Essai d’éthique paradoxale, 1931)

La conscience messianique tournée vers l’avenir était propre aux Hébreux anciens; le regard vers le siècle d’or, c’est-à-dire vers le passé, était particulier aux anciens Grecs. Mais il y a une sphère dans laquelle le royaume messianique de l’avenir et le siècle d’or du passé se rapprochent l’un de l’autre et se fondent en un unique espoir. C’est pourquoi, quand on tourne un regard plus pénétrant vers l’activité créatrice, on peut dire qu’en elle il y a un élément prophétique: elle prophétise un autre monde, un autre état, transfiguré, du monde. Mais cela veut dire que l’acte créateur est eschatologique, qu’en lui s’exprime l’impossibilité de se contenter de ce monde qui nous est donné, qu’en lui ce monde finit et qu’un autre commence. Tout état créateur de l’homme est de cette sorte, même s’il ne produisait rien. L’importance de cet état pour la vie intérieure de l’homme consiste en ce qu’il dénote une victoire sur l’accablement, sur l’humilité, provoqués par la déchéance de ce monde, et la réalisation d’un essor. C’est pourquoi l’activité créatrice signifie la possibilité de surmonter ce monde, de dépasser l’être figé, elle signifie la possibilité d’une délivrance, d’une libération et d’une transfiguration. Les romantiques aimaient rattacher le processus créateur de l’artiste à l’imagination productive de type onirique. Cela est inadmissible sous la forme où l’affirmaient les romantiques, mais il y a là une part de vérité.

(fragment de l’ouvrage Essai de métaphysique eschatologique, 1947)

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