26 août 2007

Jean Baudrillard, Mots de passe, (note de lectura)





Editions Fayard, 2000.

« Il est paradoxal de faire le panorama rétrospectif d’une œuvre qui ne s’est jamais voulue prospective. » (p. 7)

Mots de passe... L’expression me semble assez bien dessiner une façon quasi initiatique d’entrer à l’intérieur des choses, sans pour autant en dresser un catalogue. Car les mots sont porteurs, générateurs d’idées, plus encore, peut-être, que l’inverse. Opérateurs de charme, opérateurs magiques, non seulement ils transmettent ces idées et ces choses, mais eux-mêmes se métaphorisent, se métabolisent les uns dans les autres, selon une sorte d’évolution en spirale. C’est ainsi qu’ils sont passeurs d’idées. » (p. 9)

Car le langage pense. Les mots génèrent ou régénèrent les idées, ils font l’office d’« embrayeurs ».

« Donc, parce que les mots passent, trépassent, se métamorphosent, se font passeurs d’idées selon des filières imprévues, non calculées, l’expression « mots de passe » me semble permetre de ressaisir les choses à la fois en les cristallisant et en les situant dans une perspective ouverte, panoramique. » (p. 10)


L’objet

C’est le « mot de passe par excellence ».

Dans les années 60, le passage du primat de la production à celui de la consommation a mis les objets au premier plan.

Dans un monde des signes, les objets renvoyent à un moinde moins réel que peut le laisser croire l’apparente toute puissance de la consommation et du profit.

« Il me semblait que l’objet était presque doué de passion, ou du moins qu’il pouvait avoir une vie propre, sortir de la passivité de son usage pour acquérir une sorte d’autonomie et peut-être même une capacité de se venger d’un sujet trop certain de le maîtriser. Les objets ont toujours été considérés comme un univers inerte et muet, dont on dispose au prétexte qu’on l’a produit. Mais pour moi, cet univers-là avait quelque chose à dire, qui outrepassait son usage. Il entrait dans le règne du signe où rien ne se passe aussi simplement, parce que le signe est toujours l’effacement de la chose. L’objet désignait donc le monde réel mais aussi son absence – et en particulier celle du sujet. » (p. 12)

La faune (et la flore) des objets.

L’objet n’est réductible à aucune discipline particulière. L’objet-signe, dans lequel entrent en interférence de multiples types de valeurs, est beaucoup plus ambigu que le signe linguistique.

L’échange dont l’objet est le médiateur reste inassouvi.

Il n’y a pas de Rédemption de l’objet, quelque part il y a un « reste », dont le sujet ne peut s’emparer.

Dans un premier temps, on communique par les objets, puis la prolifération bloque cette communication.


La valeur

La valeur est étroitement liée à l’objet en ce qui concerne la valeur d’usage, la valeur d’échange. La dialectique entre ces deux visions sur la valeur postule la possibilité de trouver un équivalent général capable d’épuiser les significations de la valeur. Le marché comme idéologie.

Les sociétés prémodernes avaient une possibilité pour que les choses circulent différemment, la transcendance de la valeur ne s’y était pas installé. « Il s’agissait d’essayer de décaper l’objet – mais pas seulement lui – de son statut de marchandise, de lui rendre une immédiateté, une réalité brute qui ne seraient pas mise à prix. Soit une chose ne « vaut » rien, soit elle « n’a pas de prix »; dans les deux cas, on est dans l’inappréciable, au sens fort de l’expression. » (p. 16)

L’échange d’un objet à valeur inestimable n’a plus lieu par le contrat, mais par le pacte.

Autant la valeur marchande est appréhendable, autant la valeur signe est fugitive et mouvante – à un moment donné, elle s’épuise et se disperse dans le faire-valoir.


L’échange symbolique

L’échange symbolique est le lieu stratégique où toutes les modalités de la valeur confluent vers une zone que je dirais aveugle, où tout est remis en question.

Alors que la valeur a toujours un sens unidirectionnel, qu’elle passe d’un point à un autre selon un système d’équivalence, dans l’échange symbolique, il y a réversibilité des termes.

Ce concept est le contre-pied de l’échange marchand.

En réalité, il n’y a pas de dialectique, mais une réversibilité qui n’oppose pas les choses. « Il en va de même pour le corps, qui n’a pas non plus de statut « individuel »: c’est une sorte de substance sacrificielle qui ne s’oppose pas à quelque autre substance comme l’âme, ou toute autre valeur spirituelle. Dans ces cultures où le corps est mis en jeur continuellement dans le rituel, il n’est pas le symbole de la vie et la question n’est pas celle de sa santé, de sa survie, de son intégrité. » (p. 23-24)

Il n’y a jamais eu d’économie au sens rationnel, scientifique. C’est l’échange symbolique qui est toujours au fondement radical des choses.

« Cet échange symbolique, on peut le considérer comme un objet perdu, s’intéresser au potlatch dans les société primitives, le traiter anthropologiquement, tout en constatant que, pour notre part, nous sommes totalement dans des sociétés marchandes, dans des sociétés de la valeur... Mais est-ce si sûr? Peut-être sommes-nous toujours dans un immene potlatch. Nous circonscrivons des domaines où semblent se rallier des sortes de rationalités économique, anatomique, sexuelle, mais la forme fondamentale, la forme radicale, est toujours cele du défi, de la surenchère, du potlatch – donc de la négation de la valeur. Du sacrifice de la valeur. Ainsi, nous vivrions toujours sur un mode sacrificiel, sans vouloir désormais l’assumer. Sans le pouvoir non plus, parce que sans les rituels, sans les mythes, nous n’en avons plus les moyens. » (p. 24-25)


La séduction

L’univers de la séduction s’inscrit radicalement contre celui de la production. Dans cet univers il ne s’agit pas de produire des choses, mais de les séduire, de les détourner de la valeur, de leur identité, de leur réalité, pour les vouer à l’échange symbolique.

La séduction implique tout, et pas seulement l’échange entre les sexes. C’est une forme réversible où l’un et l’autre jouent leur identité, se mettent en jeu.

Le masculin est l’identité sexuelle en soi. Le féminin est ce qui transversalise la notion de sexualité, abolit l’identité sexuelle.

« La séduction est un jeu plus fatal, plus risqué aussi, qui n’est en rien exclusif du plaisir, au contraire, mais qui est autre chose que la jouissance. La séduction est un défi, une forme qui toujours tend à dérégler quelqu’un au regard de son identité, du sens qu’il peut prendre pour lui-même. Il y retrouve la possibilité d’une alterité radicale. La séduction me semblait concerner toutes les formes qui échappent à un système d’accumulation, de production. Or la libération sexuelle, qui était la grande affaire de cette époque-là, tout comme la libération du travail, ne sortait pas du schéma productiviste. Il s’agissait de libérer de l’énergie – dont le modèle archétypal était l’énergie matérielle -, modèle en absolue contradiction avec le grand jeu de la séduction qui, lui, n’est pas de type accumulatif. » (p. 28-29)

La séduction met en jeu le désir.

La séduction dans l’acception de Baudrillard est la maîtrise symbolique des formes, tandis que la séduction sexuelle ordinaire n’est que la maîtrise matérielle du pouvoir par le biais du stratagème.

Les tentatives de la modernité de positiver le monde, de lui donner un sens unilatéral, ont le dessein d’éliminer, d’abolir le terrain dangereux de la séduction.

Le pouvoir est du côté de la production, la puissance du côté de la séduction.


L’obscène

Le rapprochement entre « scène » et « obscène » est tentant.

« Peut-être que la définition de l’obscénité serait-elle alors le devenir réel, absolument réel, de quelque chose qui, jusque-là, était métaphorisé ou avait une dimension métaphorique. La sexualité a toujours – la séduction également – une dimension métaphorique. Dans l’obscénité, les corps, les organes sexuels, l’acte sexuel, sont brutalement non plus « mis en scène », mais immédiatement donnés à voir, c’est-à-dire a dévorer, ils sont absorbés et résorbés du même coup. » (p. 33-34)

L’obscénité annule le jeu et l’écart.

Ce qui vaut pour les corps vaut pour la médiatisation d’un événement, pour l’information. Lorsque les choses deviennent trop réelles, immédiatement données, réalisées, on est dans l’obscénité.

Dans le monde du spectacle nous ne sommes pas dans une société qui nous éloignerait des choses, au contraire nous en sommes ultra-rapprochés. Ce monde trop réel est obscène. Dans un tel monde, il n’y a pas de communication, mais de contamination de type viral. Tout pas de l’un à l’autre. Le mot promiscuité dit la même chose: c’est là immédiatement, sans distance, sans charme. Et sans véritable plaisir.

Il y a deux extrêmes: l’obscénité et la séduction.

Aujourd’hui toute la problématique critique des médias tourne autour de ce seuil de tolérance à l’excès d’obscénité. La vérité objective est obscène.

« L’obscénité, c’est-à-dire la visibilité totale des choses, est à ce point insupportable qu’il faut y appliquer une stratégie de l’ironie pour survivre. Sinon, cette transparence-là serait totalement meurtrière. » (p. 36)

La recherche du bien a des effets pervers, et ces effets pervers sont toujours du côté du mal. D’une certaine manière, le mal c’est le fatal, et une fatalité peut être malheureuse ou heureuse.


La transparence du mal

La transparence pose immédiatement la question du secret.

« Lorsque tout tend à passer du côté du visible, comme c’est le cas dans notre univers, que deviennent les choses jadis secrètes? Elels deviennent occultes, clandestines, maléfiques: ce qui était simplement secret, c’est-à-dire donné à s’échanger dans le secret, devient le mal et doit être aboli, exterminé. Mais on ne peut pas les détruire: d’une certaine façon, le secret est indestructible. Il va alors se diaboliser et passer au travers des instruments mêmes employés pour l’éliminer. Son énergie est celle du mal, l’énergie qui vient de la non-unification des choses – le bien se définissant comme l’unification des choses dans un monde totalisé. » (p. 39-40)

Notre société s’emploie à faire que tout aille bien, qu’à chaque besoin réponde une technologie.

« Nous sommes aujourd’hui dans un système que je dirais en « anneau de Mœbius ». Si nous étions dans un système de face à face, de confrontation, les stratégies pourraient être claires, fondées sur une linéarité des causes et des effets. Qu’on utilise le mal ou le bien, c’est en fonction d’un projet, et le machiavélisme n’est pas en dehors de la rationalité. Mais nous sommes dans un univers complètement aléatoire où les causes et les effets se superposent, selon ce modèle de l’anneau de Mœbius, et nul ne peut savoir où vont s’arrêter les effets des effets. » (p. 41)

Combattre le mal contribue simultanément à le réactiver.

La transparence elle-même serait le Mal – la perte de tout secret. Tout comme, dans le « crime parfait », c’est la perfection elle-même qui est criminelle.


Le virtuel

Le virtuel s’oppose au réel. Par le biais des nouvelles technologies, le virtuel marque l’évanouissement, la fin du réel.

En soi, le réel n’existe pas. Il n’a jamais été qu’une forme de simulation. Le virtuel n’est qu’une hyperbole de cette tendance à passer du symbolique au réel, qui en est le degré zéro.

L’expression « réalité virtuelle » est un oxymore. Le virtuel est ce qui tient lieu de réel, c’est est la solution finale dans la mesure où il accomplit le monde dans sa réalité définitive et il en signe la dissolution.

« Mais si notre monde s’invente effectivement son double virtuel, il faut voir que c’est l’accomplissement d’une tendance qui a commencé il y a bien longtemps. La réalité, on le sait, n’a pas existé de tout temps. On n’en parle que depuis qu’il y a une rationalité pour le dire, des paramètres qui permettent de la représenter par des signes codés et décodables. » (p. 47)

Peut-être l’enjeu du virtuel est celui de la disparition de l’espèce humaine par le clonage corps et biens dans un autre univers.

« Au stade où nous en sommes, on ne sait si – point de vue optimiste – la technique arrivée à un point d’extrême sophistication nous libérera de la technique elle-même, ou bien si nous allons à la catastrophe. Encore que la catastrophe, au sens dramaturgique du terme, c’est-à-dire le dénouement, puisse avoir, selon les protagonistes, des formes malheureuses ou heureuses. » (p. 50)


L’aléatoire

Avec le fractal et le catastrophique, l’aléatorie fait partie des théories modernes qui prennent en compte les effets imprévisibles des choses, ou une certaine dissémination des effets et des causes telle que les repères disparaissent.

Nous sommes tombés dans une pensée aléatoire, qui ne nous permet plus que d’émettre des hypothèses, qui ne peut plus prétendre à la vérité.

Culturellement l’individu est déjà cloné, il n’a pas besoin de l’être génétiquement, biologiquement.


Le chaos

Nous sommes dans l’utopie d’une connaissance de plus en plus sophistiquée.

En dernière instance, on aurait affaire non pas à une appropriation de l’objet du monde par le sujet, mais à un duel entre sujet et objet.

Il y a une sorte de réversion, de revanche, de vengeance presque de l’objet prétendument passif, qui se laisse découvrir, analyser, et qui soudain est devenu un adversaire.

« Je treouve cela très ironique, entre nous soit dit: la règle du jeu est en train de changer et ce n’est plus nous qui l’imposons. Cela, c’est le destin d’une culture, la nôtre. D’autres cultures, d’autres métaphysiques sont sans doute moins ébranlées par cette évolution, parce qu’elles n’ont pas eu l’ambition, l’exigence, le fantasme de posséder le monde, de l’analyser pour le maîtriser. Mais, comme nous avons prétendu maîtriser l’ensemble des postulats, c’est évidemment notre système à nous qui court à la catastrophe. » (p. 56)


La fin

Nous nous trouvons dans une sorte de processus d’illimité, où la fin n’est plus repérable.

Mais la fin, c’est aussi la finalité de quelque chose, ce qui lui donne le sens.

Là où il n’y a pas de fin, on entre dans l’histoire interminable, dans la crise interminable, dans des séries de processus interminables.

« Mon hypothèse est qu’on a déjà franchi le point d’irréversibilité, qu’on est déjà dans une forme exponentielle, illimitée, où tout se développe dans le vide, à l’infini, sans pouvoir être ressaisi dans une dimension humaine, où on perd à la fois la mémoire du passé, la projection du futur, la possibilité d’intégrer ce futur dans une action présente. On serait déjà dans un état abstrait, désincarné, où les choses continuent par simple inertie et deviennent le simulacre d’elles-mêmes, sans qu’on puisse y mettre fin. Elles ne sont plus qu’une synthèse artificielle, une prothèse. Certes, c’est les assurer d’une existence et d’une sorte d’immortalité et d’éternité – celle du clone, d’un univers clone. Le problème posé par l’histoire n’est pas qu’elle aurait pris fin, comme le dit Fujuyana, c’est au contraire qu’elle n’aura pas de fin – donc plus de finalité. » (p. 59-60)


Le crime parfait

Le crime parfait est l’élimination du monde réel.

« Mais dans le crime parfait, c’est la perfection qui est criminelle. Parfaire le monde, c’est l’achever, l’accomplir – et donc lui trouver une solution finale. Je pense à cette parabole sur ces moines du Tibet qui, depuis des siècles, déchiffrent tous les noms de Dieu, les neuf milliards de noms de Dieu. Un jour, ils font venir les gens d’IBM, qui arrivent avec leurs ordinateurs, et en un mois ils ont terminé tout le travail. Or la prophétie des moines disait qu’une fois achevée cette recension des noms de Dieu, le monde prendrait fin. Les gens d’IBM n’y croient évidemment pas, mais, quand ils redescendent de la montagne, leur inventaire achevé, ils voient les étoiles s’éteindre une à une au firmament. C’est une très belle parabole de l’extermination du monde par sa vérification dernière, qui le parfait à coups de calcul, de vérité. » (p. 63-64)

Face à un monde qui est illusion, toutes les grandes cultures se sont attachées à gérer l’illusion par l’illusion. Nous seuls prétendons réduire l’illusion par la vérité – ce qui est la plus fantastique des illusions. Mais cette vérité ultime, cette solution finale équivaut à l’extermination.

Le crime parfait perpétré sur le monde, sur le temps, sur le corps, consiste dans la vérification objective des choses, l’identification. En éliminant tout principe négatif, on aboutirait à un monde unififé, homogénéisé, totalement vérifié, et par là même exterminé.

« Telle est l’histoire du crime parfait, qui se manfieste dans toute l’« opérationnalité » actuelle du monde, dans nos façons de réaliser ce qui est rêve, fantasme, utopie, de le transcrire numériquement, d’en faire de l’information – ce qui est le travail du virtuel dans son acception la plus générale. Là est le crime: on arrive à une perfection dans son sens d’accomplissment total, et cette totalisation est une fin. Il n’y a plus de destination ailleurs, ni même d’« ailleurs ». Le crime parfait détruit l’altérité, l’autre. C’est le règne du même. Le monde est identifié à lui-même, identique à lui-même, par exclusion de tout principe d’alterité. » (p. 65-66)

Le « clonage » des individus post-moderne fait partie du crime parfait.


Le destin

Le destine st une forme de séparation définitive, irréversible. Mais par une sorte de réversibilité mystérieuse, les choses séparées resteront complices.

Le destin a une forme en quelque sorte sphérique: plus on s’éloigne d’un point, plus on s’en rapproche.

« J’imaginerais volontiers, comme contrepied de cet univers complètement informatisé qu’on nous donne à voir ou à prévoir, un monde qui ne serait plus que coïncidences. Un tel monde ne serait pas un monde du hasard et de l’indétermination, mais un monde du destin. Toutes les coïncidences sont en quelque sorte prédestinées. S’opposerait alors à la destination, à ce qui a une finalité claire, le destin, c’est-à-dire ce qui a une destination secrète, une prédestination – sans aucun sens religieux. La prédestination dirait: tel moment est prédestiné à tel autre, tel mot à tel autre, comme dans un poème où on a l’impression que les mots ont toujours eu vocation de se rejoindre. » (p. 70-71)

La punition est immanquable: il y aura une réversibilité qui fera que quelque chose, là-dedans sera vengé.


L’échange impossible

Notre monde vit avec l’idée d’échange marchande. L’échange fonde notre morale, tout comme l’idée que tout peut s’échanger, que n’existe que ce qui peut prendre une valeur, et donc passer de l’un à l’autre.

Le destin approche la notion d’échange impossible, il ne s’échange contre rien. La dimension radicale du destin est celle de l’échange impossible.

« A mon avis, l’échange est une leurre, une illusion, mais tout nous porte à faire en sorte que puissent s’échanger les idées, les mots, les marchandises, les biens, les individus... Que la mort elle-même puisse s’échanger contre quelque chose. Et c’est encore une modalité de l’échange que de trouver des raisons pour tout, des causes, des finalités. Pour que fonctionne ce leurre, il faut que tout ait un référent, un équivalent, quelque part. C’est-à-dire une possibilité d’échange en termes de valeur. Au contraire, ce qui ne s’échange pas serait, pour aller très vite, la part maudite de Bataille – et il faut la réduire. » (p. 74)

L’échange impossible est partout. Dans la sphère économique, tout chose est en principe échangeable, puisque c’est sa condition d’entrée dans ce champ. Mais la sphère économique elle-même n’est échangeable contre rien. Il n’y a pas de méta-économie, de transcendance à laquelle elle pourrait se mesurer. On peut tenir le même raisonnement à propos du monde lui-même.

« Tout concourt à nous faire vivre dans un monde qui baigne dans une incertitude définitive. Il ne s’agit plus de cette incertitude relative qui tient aux retards de la science, à des structures mentales trop peu sophistiquées. Il y aura toujours cette ligne au-delà de laquelle un système, ne pouvant plus faire la preuve de lui-même, se retourne à ce moment contre soi. En physique, le principe d’incertitude stipule qu’on ne peut à la fois définir la situation et la vitesse d’une particule. Pour nous, il signifie qu’on ne peut jamais à la fois définir une chose – la vie, par exemple – et son prix. On ne peut saisir en même temps le réel et son signe: plus jamais on ne maîtrisera les deux simultanément. » (p. 78)


La dualité

Les mondes parallèles sont la conséquence d’une réalité qui se dissocie parce qu’on a trop voulu l’unifier, l’homogénéiser.

« Pour ma part, je trouve beaucoup plus fascinant de poser au principe une dualité irréversible, irréconciliable. Nous opposons le bien et le mal en termes dialectiques en sorte qu’une morale soit possible, c’est-à-dire qu’on puisse opter pour l’un ou l’autre. Or rien ne sit qu’on ait réellement ce choix, à cause d’une réversibilité perverse qui fait que, la plupart du temps, toutes les tentatives de faire le bien produisent, à moyen ou à long terme, le mal. Le contraire existe aussi d’ailleurs, où le mal aboutit à un bien. Il y a aussi des effets de bien et de mal totalement contingents, totalement flottants, au point qu’il est illusoire de considérer séparément les deux principes et de penser qu’il y a entre eux un choix possible fondé sur une quelconque raison morale. » (p. 80-81)


La pensée

Le monde nous pense, mais cela, c’est nous qui le pensons...

Il est impossible de penser le monde, parce que, quelque part, lui nous pense.

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