16 février 2008

Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini, Orient et Occident à cinquante ans de la mort de René Guénon, (texte intégral)





« La métaphysique », écrivait René Guénon, « n’est ni orientale ni occidentale » [1] et Dieu, qui n’est pas né en Orient ni mort en Occident, n’est ni juif, ni chrétien, ni musulman. Cependant, en ces temps où l’on ne peut plus comprendre le concept de Tradition primordiale, ni avoir le sens de la Présence divine, il nous faut bien parler d’Orient et d’Occident, de christianisme et d’islam. Il faut en parler aussi parce que ces deux dernières Révélations abrahamiques semblent avoir renoncé à leur universalité d’origine pour se réduire à une juridiction dogmatique et à une circonscription géographique, l’une pour substituer à Dieu la seule nature humaine inaugurée par l’avènement historique de l’Incarnation, l’autre pour se placer dans une croisade à l’envers, anachronique, contre une citadelle chrétienne identifiée — et s’identifiant elle-même — avec l’Occident moderne. Les « trois hypothèses » sur le devenir de l’Occident, que René Guénon envisageait dans son livre Orient et Occident [2], nous rappellent les questions qui nous ont été posées lors d’un congrès dédié à sa mémoire. A la première question : « Le christianisme est-il dépassé ? », nous avons été tenté de répondre « oui », et à la seconde question : « Quelle religion pour demain ? », nous aurions voulu dire « non » pour ce qui regarde l’islam. L’oeuvre de René Guénon permet d’expliquer ces positions.

Le Christianisme était à l’origine une confrérie juive ou mieux abrahamique, sinon primordiale et universelle, au sein de laquelle s’est réalisée une nouvelle irruption du Sacré dans le monde, constituée par la première venue de Jésus, Sayyidunâ ‘Isâ (sur lui la Paix). Selon René Guénon, cet ésotérisme s’est répandu providentiellement en Occident, dont la Tradition gréco-latine s’était perdue, comme une religion qui a pu sauver cette partie du monde pour mille ans au moins. Il est tentant de fixer cette période de l’édit de Constantin, en 313 après Jésus-Christ, date de l’officialisation de la juridiction chrétienne en Occident, jusqu’au procès des Templiers en 1313, qui marque la fin de la présence visible des organisations initiatiques et contemplatives chrétiennes liées au catholicisme.

Si le christianisme, après la perte de son ésotérisme, devait aussi perdre complètement son orthodoxie exotérique, il pourrait en venir à constituer le réceptacle de l’antitradition. En effet, l’on ne parle pas d’un « anti-Bouddha » ou d’un « anti-Muhammad », mais bien d’un « anti-Christ ».

Cela ne revient pas à dire que tous les chrétiens seront soumis aux pièges de celui dont il est dit « qu’il saura tromper même les élus, si c’était possible » [3], pour autant qu’il restera encore à quelque poisson la possibilité, au sein même du christianisme, de remonter le courant des formes vers sa source originelle, vers le Christ de la deuxième venue que nous attendons, de la même façon que les juifs orthodoxes attendent encore le Messie.

« Le scandale doit venir, mais malheur à celui qui provoquera le scandale » [4], dit l’Evangile, soit en accélérant le processus de décadence en vue de la restauration finale, soit en anticipant illusoirement cette même restauration, en dépit de la décadence des institutions et des hiérarchies d’aujourd’hui, dans un projet de chrétienté renouvelée, même sans le Christ, et sans avoir su attendre l’événement de la Parousie.

De trop nombreuses voix, au sein de l’Eglise catholique, semblent vouloir substituer au Père éternel un Fils qui n’est plus éternel lui-même et dont elles n’entendent retenir que la seule nature humaine, suivant les tendances protestantes et rejoignant ainsi l’hérésie arienne qui seule pourrait donner lieu à l’inversion antéchristique. De son côté, l’islam est accusé de monophysisme pour sa conception que Jésus, né de la Vierge et attendu, selon le saint Coran, comme l’ « annonce de l’Heure » de la fin des temps, est Rûh Allâh, « Esprit de Dieu ».

Nous ne croyons pas que l’Orient et l’Occident puissent constituer demain une terre de mission pour le véritable islam, ni encore moins pour le véritable bouddhisme ou le véritable judaïsme — qui, d’ailleurs, n’y a jamais prétendu jusqu’à présent. Il ne restera alors que le « New Age » auquel s’allieront un hindouisme contrefait, un bouddhisme psychanalytique, un judaïsme instrumentalisé, un christianisme sécularisé et un islam politisé.

Quelle chance reste-t-il aujourd’hui aux hommes de bonne volonté ? Sûrement pas une intériorisation d’étiquette, ni un ésotérisme d’organisation qui ne les amènerait éventuellement qu’aux « petits mystères », ni un « parlement des religions unies » qui a célébré son centenaire, ni la « conférence mondiale des religions pour la paix », parodie de la rencontre d’Assise, ni la « fédération des religions pour la paix mondiale », produit de l’ « Eglise de l’unification », où tous les rites sont présentés sans syncrétisme, mais avec le conseil subtil de ne pas tomber dans la niaiserie de participer, comme on le fait d’habitude, à ceux de sa propre religion...

Au-delà du « mélange des formes traditionnelles », comme l’écrivait René Guénon, nous constatons aujourd’hui que les doctrines et mêmes les rites, tels qu’ils sont compris et pratiqués par la majorité de croyants, ne semblent plus pouvoir les préserver suffisamment des infiltrations de l’ennemi, peut-être parce que les formes, n’étant plus parfaites, ne demeurent plus assez efficaces pour leur faire retrouver leur centre.

A la fin de l’article intitulé « Le sacré et le profane », qui constitue le onzième chapitre de son premier livre posthume, Initiation et réalisation spirituelle [5], le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ s’interroge : « Quand les représentants authentiques d’une Tradition en sont arrivés à ce point que leur façon de penser ne diffère plus sensiblement de celle de ses adversaires, on peut se demander quel degré de vitalité a encore cette Tradition dans son état actuel ? ». Plus de cinquante ans ont passé sans une réponse.

Nous assistons malheureusement encore aujourd’hui à la résurgence des attaques contre une telle clarté de pensée et une telle largeur de vue de celui qui fut justement appelé « la boussole infaillible et la cuirasse impénétrable ». A l’imitation des critiques adressées à René Guénon par ses détracteurs ou même par ses soi-disant disciples, ces attaques, très significativement, proviennent en même temps des partisans des Traditions pré-chrétiennes et de ceux d’un prétendu « nouvel intégrisme chrétien ». Si, de la part des premiers, on a peut-être renoncé finalement à taxer le christianisme de « pseudo-tradition déviante de matrice sémitique » pour se réclamer de voies « aryennes » précédentes, les seconds, « méta-politiques chrétiens », profitant des fausses motivations de certaines conversions, invitent, sur la base d’autres motivations aussi fausses de sectarisme exclusiviste, à certaines reconstructions dangereuses de prétendus ésotérismes exploitant des « résidus psychiques » ou des « curiosités archéologiques ».

Personnellement, nous n’avons pas vu meilleur moyen, pour nous tenir éloigné de la polémique et pour entrer finalement dans le domaine de l’action, que d’instituer un Centre d’Etudes Métaphysiques6 dédié justement à René Guénon. Le Centre, constitué grâce à la rencontre d’hommes appartenant à différentes Traditions, unis dans une commune orientation métaphysique, a pour but le recouvrement de la dimension religieuse originelle.

Il s’agit aussi d’un antidote à cet oecuménisme à la base, ou encore « à bon marché », qui voudrait tous nous rassembler dans un temple unique, un moralisme humanitaire, un espéranto religieux, un syncrétisme universaliste, pour en arriver à construire ce « parlement des religions unies » que certains semblent appeler de leurs voeux, royaume de l’Antéchrist, dans l’oubli des dogmes et des lois qui nous ont été dictés par ce « Père » unique au seul nom duquel nous pouvons nous sentir frères. Au contraire, c’est dans l’orthodoxie et dans la pratique seules, dans la rencontre au sommet métaphysique, en Dieu même, que nous voyons la possibilité de nous préparer, chacun sur son propre chemin, à la reconnaissance du vrai Christ.

Notes:
1
René Guénon, La métaphysique orientale, Editions Traditionnelles, Paris, 1939.

2 La première hypothèse considérée par Guénon envisage la chute de
l’Occident dans la barbarie d’une science et d’une technique mal employées, qui reprendraient le dessus en détruisant l’Occident lui-même ; la seconde hypothèse voit le redressement de l’Occident à travers le retour au christianisme traditionnel ; et la troisième hypothèse regarde le redressement traditionnel provenant d’une intervention directe de l’Orient. Cf. Orient et Occident, Payot, Paris, 1924.

3 Mt. XXIV, 24.

4 Mt. XVIII, 7 ; Lc. XVII, 1.

5 Initiation et réalisation spirituelle, Editions Traditionnelles, Paris, 1994.

6 Initialement dénommé « Centre d’Etudes Métaphysiques René Guénon », il a été constitué à Milan dans la seconde moitié des années 1980, en réunissant des musulmans et des chrétiens désireux d’approfondir les enseignements du métaphysicien français. Soi en raison de la fonction qu’il a acquise avec le temps, soi par opportunité, le nom de René Guénon a été enlevé de la dénomination du Centre, justement pour souligner la volonté de passer de l’étude à la mise en oeuvre des enseignements de René Guénon lui-même. La constance de cette association a produit différents témoignages publics et l’édition de nombreux articles traitant de la sauvegarde de l’orthodoxie religieuse en Occident. En outre, le Centre d’Etudes Métaphysiques de Milan a inspiré la constitution de réalités analogues dans d’autres villes d’Italie. Depuis 2001, il s’est doté d’une revue quadrimestrielle, Il Messaggio, disponible à l’adressse du Centro Studi Metafisici, Via Giuseppe Meda 9,
20136 Milano.

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