06 février 2005

René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps (note de lectura)

Gallimard, 1945, renouvelé en 1972.

Même les erreurs sont justifiées: „car tout ce qui existe en quelque façon que ce soit, même l’erreur, a nécessairement sa raison d’être, et le désordre lui-même doit finalement trouver sa place parmi les éléments de l’ordre universel.” (p. 7)

Tout a son temps: „peu importe pour qui est certain que tout ce qui doit arriver arrive nécessairement en son temps, et cela, bine souvent, par des moyens imprévus et complètement indépendants de notre volonté” (p. 8)

Trait de la mentalité moderne: „la tendance à tout réduire au seul point de vue quantitatif” (p. 9)

La descente moderne se traduit par l’éloignement progressif du principel, le point le plus bas revêtant l’aspect de la quantité pure. Le point le plus bas est comme un reflet obscur ou une image inversée du point le plus haut, l’absence de tout principe impliquant une sorte de „contrefaçon” du principe même (Satan est le singe de Dieu). „[…] si nos contemporains, dans leur ensemble, pouvaient voir ce qui les dirige et vers quoi ils tendent réellement, le monde moderne cesserait aussitôt d’exister comme tel, car le «redressement» auquel nous avons souvent fait allusion ne pourrait manquer de s’opérer par là même […]” (p. 10)

Pour ceux qui ne comprendront pas: „S’il y a là des considérations que certains trouveront peut-être obscures malgré tout, c’est uniquement parce qu’elles sont trop éloignées de leurs habitudes mentales, trop étrangères à tout ce qui leur a été inculqué par l’éducation qu’ils ont reçue et par le milieu dans lequel ils vivent; nous ne pouvons rien à cela, car il est des choses pour lesquelles un mode d’expression proprement symbolique est le seul possible, et qui, par conséquent, ne seront jamais comprises par ceux pour qui le symbolisme est lettre morte.” (p. 12)

I. Qualité et quantité
Purusha – essence.
Prakriti – substance.

Dans la philosophie scolastique, l’essence et la substance sont nommées forme et matière. Aristote nommait ces deux termes: είδος et ΰλη. La tradition hindue connaît aussi la paire nâma et rûpa. Ce deux principes apparaissent sous l’aspect de la qualité et la quantité.

Είδος a été utilisé par les philosophes grecs pour signifier aussi espèce et idée (platonicienne).

II. „Materia signata quantitate”
Ce qu’on appelle en Occident de nos jours matière est tout aussi étrange aux scolastique qu’aux penseurs grecs de l’Antiquité.

Ϋλη se rapporte plutôt au principe végétatif, par quoi il porte en soi une allusion au principe obscur de notre monde. La substance est en quelque sorte le pôle ténébreux de l’existence.

Les scolastiques distinguent entre materia prima (substance universelle) et materia secunda (substance au sens relatif).

Substantia (sub stare) est littéralement „ce qui se tient dessous”. „Ce n’est donc pas du côté substantiel qu’il faut chercher l’explication des choses, mais bien au contraire du côté essentiel, ce qu’on pourrait traduire en termes de symbolisme spatial en disant que toute explication doit procéder de haut en bas et non pas de bas en haut; et cette remarque est particulièrement importante pour nous, car elle donne immédiatement la raison pour laquelle la science moderne est en réalité dépourvue de toute valeur explicative.” (p. 23)

Descartes, en définissant la matière par l’étendue, a établi un point de vue quantitativiste.

„[…] c’est ainsi que les conceptions de l’espace et du temps, en dépit de tous les efforts des mathématiciens modernes, ne pourront jamais être exclusivement quantitatives, à moins que l’on ne consente à les réduire à des notions entièrement vides, sans aucun contact avec une réalité quelconque […]” (p. 27)

III. Mesure et manifestation
Une idée qui ne se rencontre dans aucune tradition, orientale ou occidentale, n’a rien de véritablement essentiel et ne se rapporte en réalité qu’à une façon très particulière d’envisager les choses.

Materia se rattache à mater, Prakriti jouant le rôle „maternel” par rapport à la manifestation, de même que Purusha joue le rôle „paternel”.

„[…] le végétal est pour ainsi dire la «mère» du fruit qui sort de lui et qu’il nourrit de sa substance, mais qui ne se développe et mûrit que sous l’influence vivifiante du soleil, lequel en est ainsi en quelque sorte le «père» […]” (p. 29)

Les termes „intelligible” et „sensible” appartiennent au langage platonicien.

Le „monde intelligible” est le monde des idées, ou des archétypes.

„La mesure, entendue dans son sens littéral, se rapporte principalement au domaine de la quantité continue, c’est-à-dire, de la façon la plus directe, aux choses qui possèdent un caractère spatial […]” (p. 30)

„[…] en réalité, et en dépit de certains abus de langage ordinaire, la quantité n’est pas ce qui est mesuré, mais au contraire ce par quoi les choses sont mesurées; et, en outre, on peut dire que la mesure est par rapport au nombre, en sens inversement analogique, ce qu’est la manifestation par rapport à son proncipe essentiel.” (p. 31)

La quantité est, comme l’espace et le temps, une des conditions spéciales de l’existence corporelle.

Rita (sanscrit) – ordre. „Le mot sanscrit rita est apparenté par sa racine même au latin ordo, et il est à peine besoin de faire remarquer qu’il l’est plus étroitement encore au mot «rite»: le rite est, étymologiquement, ce qui est accompli conformément à l’«ordre», et qui, par suite, imite ou reproduit à son niveau le processus même de la manifestation; et c’est pourquoi, dans une civilisation strictement traditionnelle, tout acte, quel qu’il soit, revêt un caractère essentiellement rituel.” (p. 32)

Les trois éléments qui constituent le monosyllabe sacré Aum sont désignés par le terme mâtrâ, ce qui indique qu’ils représentent aussi la mesure respective. Le mot sanscrit mâtrâ a pour équivalent exact en hébreu le mot middah, or, dans la Kabbale, les middoth sont assimilées aux attributs divins.

La géométrie est la science de la mesure. Il s’agit, évidemment, d’une géométrie sacrée. Dieu est géomètre et architecte.

IV. Quantité spatiale espace qualifié
„[…] pour que l’espace soit purement quantitatif, il faudrait qu’il soit entièrement homogène […]” (p. 36)

Le matérialisme veut tirer le „plus” du „moins”.

„Au fond, dire qu’un corps n’est que de l’étendue, si on l’entend quantitativement, c’est dire que sa surface et son volume, qui mesurent la portion d’étendue qu’il occupe, sont le corps lui-même avec toutes ses propriétés, ce qui est manifestement absurde; et, si on veut l’entendre autrement, il faut admettre que l’étendue elle-même est quelque chose de qualitatif, et alors elle ne peut plus servir de base à une théorie exclusivement «mécaniste».” (p. 37)

L’espace ne peut pas être réduit à quelque chose de purement quantitatif, parce que il y a dans son intérieur la direction (qui, par sa préférence/distinction, est qualitative).

„Si maintenant nous nous demandons ce qu’est essentiellement cette forme spatiale, nous remarquerons qu’elle peut être définie par un ensemble de tendances en direction: en chaque point d’une ligne, la tendance dont il s’agit est marquée par sa tangente, et l’ensemble des tangentes définit la forme de cette ligne; dans la géométrie à trois dimensions, il en est de même pour les surfaces, en remplaçant la considération des droites tangentes par celle des plans tangents; et il est d’ailleurs évident que ceci est tout aussi valable pour les corps eux-mêmes que pour les simples figures géométriques, car la forme d’un corps n’est pas autre chose que celle de la surface même par laquelle son volume est délimité. Nous en arrivons donc à cette conclusion, que ce que nous avons dit au sujet de la situation des corps nous permettait déjà de prévoir: c’est la notion de la direction qui représente en définitive le véritable élément qualitatif inhérent à la nature même de l’espace, comme la notion de la grandeur en représente l’élément quantitatif; et ainsi l’espace, non point homogène, mais déterminé et différencié par ses directions, est ce que nous pouvons appeler l’espace «qualifié».” (p. 39)

L’espace est coexistif au monde, il en est une des conditions.

V. Les déterminations qualitatives du temps
Le temps peut être mesuré uniquement par rapport à l’espace. „Ce qu’on mesure réellement n’est jamais une durée, mais c’est l’espace parcouru pendant cette durée dans un certain mouvement dont on connaît la loi; cette loi se présentant comme une relation entre le temps et l’espace, on peut, quand on connaît la grandeur de l’espace parcouru, en déduire celle du temps employé à le parcourir; et, quelques artifices qu’on emploie, il n’y a en définitive aucun autre moyen que celui-là de déterminer les grandeurs temporelles.” (p. 42)

La nature du temps est plus qualitative que celle de l’espace.

Les époques temporelles sont différenciées qualitativement par les événements qui s’y déroulent, de même que les portions de l’espace le sont par les corps qu’elles contiennent.

Non seulement chaque phase d’un cycle temporel, quel qu’il soit d’ailleurs, a sa qualité propre qui influe sur la détermination des événements, mais même la vitesse avec laquelle ces événements se déroulent est quelque chose qui dépend aussi de ces phases, et qui, par conséquent, est d’ordre plus qualitatif que réellement quantitatif.

La proportion établie entre les Yugas d’un Manvantara est de 4, 3, 2, 1, dont la totale donne 10 pour l’ensemble du cycle.

„[…] la marche de l’humanité actuelle ressemble véritablement à celle d’un mobile lancé sur une pente et allant d’autant plus vite qui est plus près du bas.” (p. 46-47)

La marche descendante de la manifestation, et par conséquent du cycle qui en est une expression, s’effectue du pôle positif ou essentiel de l’existence vers son pôle négatif ou substantiel, il en résulte que toutes choses doivent prendre un aspect de moins en moins qualitatif et de plus en plus quantitatif.

„Nous ajouterons que l’ignorance totale de ces modifications d’ordre cosmique n’est pas une des moindres causes de l’incompréhension de la science profane vizavi de toute ce qui se trouve en dehord de certaines limites; née elle-même des conditions très spéciales de l’époque actuelle, cette science est trop évidemment incapable de concevoir d’autres conditions différentes de celles-là, et même d’admettre simplement qu’il puisse en exister, et ainsi le point de vue même qui la définit établit dans le temps des «barrières» qu’il lui est aussi impossible de franchir qu’il est impossible à un myope de voire clairement au delà d’une certaine distance; et, en fait, la mentalité moderne et «scientiste» se caractérise bien effectivement, à tous égards, par une véritable «myopie intellectuelle».” (p. 47)

VI. Le principe d’individuation
Les scolastiques considéraient la materia comme le principium individuationis.

La question du principe d’individuation: „[…] les individus d’une même espèce participent tous d’une même nature, qui est proprement l’espèce même, et qui est également en chacun d’eux […]” (p. 50) Question: de quel ordre est la détermination qui s’ajoute à la nature spécifique pour faire des individus, dans l’espèce même, des êtres séparés?

Selon les scolastiques, le principe de la „séparativité” se rapporte à la matière.

„[…] dans les individus, la quantité prédominera d’autant plus sur la qualité qu’ils seront plus proches d’être réduits à n’être, si l’on peut dire, que de simples individus, et qu’ils seront par là même plus séparés les uns des autres, ce qui, bien entendu, ne veut pas dire plus différenciés, car il y a aussi une différenciation qualitative, qui est proprement à l’inverse de cette différenciation toute quantitative qu’est la séparation dont il s’agit.” (p. 51)

Le monde moderne agit dans la voie de l’uniformisation, et la présente comme unification.

VII. L’uniformité contre l’unité
L’unité est une particularité du pôle qualitatif. La multiplicité, symbolisée par le domaine quantitatif, est plus marquée au fur et à mesure que l’on s’éloigne du sommet.

Leibniz et „le principe des indiscernables”, selon lequel il ne peut pas exister nulle part deux êtres identiques, c’est-à-dire semblables entre eux sous tous les rapports.

„[…] l’uniformité, pour être possible, supposerait des êtres dépourvus de toutes qualités et réduits à n’être que de simples «unités» numériques; et c’est aussi qu’une telle uniformité n’est jamais réalisable en fait, mais que tous les efforts faits pour la réaliser, notamment dans le domaine humain, ne peuvent avoir pour résultat que de dépouiller plus ou moins complétement les êtres de leur qualités propres, et ainsi de faire d’eux quelque chose qui ressemble autant qu’il est possible à de simples machines, car la machine, produit typique du monde moderne, est bien ce qui représente, au plus haut degré qu’on ait encore pu atteindre, la prédominance de la quantité sur la qualité.” (p. 55) C’est le but des conceptions „démocratiques” et „égalitaires”.

La nature n’offre aucun exemple d’égalité et de démocratie.

Le nivellement dans la société actuelle s’opère d’en bas, parce que c’est plus simple d’étouffer les qualités qui existent chez certains individus que de donner à ceux qui n’en ont pas. La place où commence la manipulation est l’enseignement obligatoire, avec sa prétention de donner une instruction égale et identique pour tous les individus.

„L’occidental moderne ne se contente d’ailleurs pas d’imposer chez lui un tel genre d’éducation; il veut aussi l’imposer aux autres, avec tout l’ensemble de ses habitudes mentales et corporelles, afin d’uniformiser le monde entier, dont, en même temps, il uniformise aussi jusqu’à l’aspect extérieur par la diffusion des produits de son industrie.” (p. 56)

L’uniformisation occidentale est une caricaturisation de l’unité. Aussi, l’uniformisation a comme objet les choses, pas uniquement les hommes.

VIII. Métiers anciens et industrie moderne
L’opposition entre les métiers anciens et l’industrie moderne est une particularisation de l’opposition qualitatif vs. quantitatif.

Artifex, pour les anciens, signifiait indifféremment, l’homme qui exerçait un métier que l’homme qui exerçait un art. Personne n’aurait eu l’idée de nier le caractère „artistique” des métiers anciens. Mais maintenant l’art est une sorte de domaine fermé, qui n’a plus de rapport avec le reste de l’activité humaine, avec le „réel”. Ce qu’on appelle maintenant „art” est qualifié d’„activité de luxe”.
„Dans toute civilisation traditionnelle, comme nous l’avons déjà dit bien souvent, toute activité de l’homme, quelle qu’elle soit, est toujours considérée comme dérivant essentiellement des principes; cela, qui est notamment vrai pour les sciences, l’est tout autant pour les arts et les métiers, et d’ailleurs il y a alors une étroite connexion entre ceux-ci et celles-là, car, suivant la formule posée en axiome fondamental par les constructeurs du moyen âge, ars sine scientia nihil, par quoi il faut naturellement entendre la science traditionnelle, et non point la science profane, dont l’application ne peut donner naissance à rien d’autre qu’à l’industrie moderne.” (p. 60)

Dans une société traditionnelle, chaque occupation est un sacerdoce: „les actes les plus ordinaires de l’existence y ont toujours quelque chose de religieux.” (p. 60)

„C’est que, là, la religion n’est point une chose restreinte et étroitement bornée qui occupe une place à part, sans aucune influence effective sur tout le reste, comme elle l’est pour les Occidentaux modernes (pour ceux du moins qui consentent encore à admettre une religion); au contraire, elle pénètre toute l’existence de l’être humain, ou, pour mieux dire, tout ce qui constitue cette existence, et en particulier la vie sociale proprement dite, se trouve comme englobé dans son domaine, si bien que, dans de telles conditions, il ne peut y avoir en réalité rien de «profane», sauf pour ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont en dehors de la tradition, et dont le cas ne représente alors qu’une simple anomalie.” (p. 61)

Il existe aussi une initiation à partir des métiers.

Swadharma (notion hindoue) – l’accomplissement par chaque être d’une activité conforme à son essence ou à sa nature propre.

Le métier est une manifestation ou une expansion de l’homme même. Donc, l’initiation, qui a pour but de dépasser les possibilités de l’individu humain, peut prendre pour point de départ l’individu tel qu’il est, en le prenant en quelque sorte par son côté supérieur.

Les moyens employés pour l’initiation correspondent réellement à la nature même des êtres auxquels ils s’appliquent.

L’expression „déformation professionnelle” est assez juste pour les nouveaux métiers dans l’industrie.

„On peut remarquer que la machine est, en un certain sens, le contraire de l’outil, et non point un «outil perfectionné» comme beaucoup se l’imaginent, car l’outil est en quelque sorte un «prolongement» de l’homme lui-même, tandis que la machine réduit celui-ci à n’être plus que son serviteur; et, si l’on a pu dire que «l’outil engendra le métier», il n’est pas moins vrai que la machine le tue; les réactions instinctives des artisans contre les premières machines s’expliquent par là d’elles-mêmes.” (p. 64)

Le but de la machine est de produire en série, le nombre le plus grand possible d’objets supposés semblables, pour des hommes semblables également. Tout est réduit à sa dimension purement numérique. Les hommes n’habitent plus des maisons mais des „machines à habiter”.

IX. Le double sens de l’anonymat
Les chefs-d’œuvre médiévaux encore n’étaient pas signées. Ce n’est que récemment, par effet de modernisme, que l’on a commencé de leur attribuer le nom de l’artiste. Maintenant, les artistes contemporains font tous les efforts pour affirmer leur personnalité.

Ativarna (hindou) = être au-dessus des castes.

Avarna (hindou) = être au-dessous des castes.

„[…] ceux des modernes qui se considèrent comme en dehors de toute religion sont à l’extrême opposé des hommes qui, ayant pénétré l’unité principielle de toutes les traditions, ne sont plus liés exclusivement à une forme traditionnelle particulière.” (p. 66-67) Les unes sont tombés en „infra-humain”, les autres se sont élévés au „supra-humain”.

Les notions telles que Moksha et Nirvâna ne sont en aucune façon une anihilation de l’être, mais par contre une sublimation.

Dans le Compagnonage, tout comme les ordres religieux, il est interdit de désigner l’individu par son nom profane. Son nouveau nom correspond à une individualité transformée.

L’industrie est le lieu où les conceptions modernes ont réussi à s’exprimer le plus clairement et complètement. L’individu y devient „un corps sans âme”.

X. L’illusion des statistiques
Les points de vue scientifiques contemporains ont la prétention de tout réduire à un niveau quantitatif, et ignorent tout ce qui n’entre pas dans cette catégorie. On pense même que tout ce qui n’est pas exprimable en chiffre (donc quantité pure) n’est pas scientifique: „[…] c’est là laisser échapper tout ce qu’il y a de véritablement essentiel, dans l’acception la plus stricte de ce terme, et que le résidu qui tombe seul sous les prises d’une telle science est tout à fait incapable d’expliquer quoi que ce soit en réalité.” (p. 72)

On dit souvent que „l’histoire se répète”, ce qui est faux. Certains détails se ressemblent, mais pas plus.

Entités imaginaires dans la science appelée physique:
- point matériel pesant;
- solide parfaitement élastique;
- fil inextensible et sans poids.

L’idée de fonder une science sur la répétition trahit une autre illusion d’ordre quantitatif, celle qui consiste à croire que la seule accumulation d’un grand nombre de faits peut servir de preuve à une théorie.

Sur les statistiques: „Seulement, en étalant ainsi des chiffres et des calculs, on se donne à soi-même, tout autant qu’on vise à donner aux autres, une certaines illusion d’«exactitude» qu’on pourrait qualifier de «pseudo-mathématique»; mais, en fait, sans même s’en apercevoir et en vertu des idées préconçues, on tire indifféremment de ces chiffres à peu près tout ce qu’on veut, tellement ils sont dépourvus de signification par eux-mêmes; la preuve en est que les mêmes statistiques, entre les mains de plusieurs savants pourtant adonnés à la même „spécialité”, donnent souvent lieu, suivant leurs théories respectives, à des conclusions tout à fait différentes, pour ne pas dire même parfois diamétralement opposés.” (p. 76)

Les sciences modernes sont impregnées d’une extrême simplicité qui appartient à la quantité pure.

XI. Unité et simplicité
Le besoin de simplification est un trait distinctif de la mentalité moderne. Cela s’accorde avec le principe d’une science à la portée de tout le monde.

„[…] tout ce qui est possible est par là même réel dans son ordre et selon son mode propre, et que, la possibilité universelle étant nécessairement infinie, il y a place en elle pour tout ce qui n’est pas une impossibilité pure et simple […]” (p. 79)

„[…] le Protestantisme, sous ses formes multiples, est d’ailleurs la seule production religieuse de l’esprit moderne, alors que celui-ci n’en était pas encore arrivé à rejeter toute religion, mais que pourtant il s’y acheminait déjà en vertu des tendances antitraditionnelles qui lui sont inhérentes et qui même le constituent proprement.” (p. 21)

Maintenant, la religion est remplacée par la religiosité, qui est une vague sentimentalité sans aucune portée réelle.

Tous les prétendus „réformateurs” affichent la prétention de revenir à une simplicité primitive qui n’a jamais existé. L’ésotérisme est nié, surtout parce qu’il s’adresse à une élite.

XII. La haine du secret
Le mot vulgarisation (la prétention de tout mettre à la portée de tout le monde) est particulièrement important pour dépeindre la mentalité moderne.

„Il ne serait que trop facile de montrer les inconvénients multiples que présente, d’une façon générale, la diffusion inconsidérée d’une instruction qu’on prétend distribuer également à tous, sous des formes et par des méthodes identiques, ce qui ne peut aboutir, comme nous l’avons déjà dit, qu’à une sorte de nivellement par en bas: là comme partout, la qualité est sacrifiée à la quantité.” (p. 85)

Le plus grave aspect de l’enseignement profane c’est qu’il nie ce qui le dépasse, fermant ainsi les voies vers le domaine plus élevé.

„En tout cas, il y a là une pénétration de l’esprit moderne jusque dans ce à quoi il s’oppose radicalement par définition même, et il n’est pas difficile de comprendre quelles peuvent en être les conséquences dissolvantes, même à l’insu de ceux qui se font, souvent de bonne foi et sans intention définie, les instruments d’une semblable pénétration; la décadence de la doctrine religieuse en Occident, et la perte totale de l’ésotérisme correspondant, montrent assez quel peut en être l’aboutissement si une pareille façon de voir vient quelque jour à se généraliser jusqu’en Orient même; il y a là un danger assez grave pour qu’il soit bon de le signaler pendant qu’il en est encore temps.” (p. 86)

L’esprit moderne est marqué par la haine du secret. „[…] en réalité, les vérités d’un certain ordre résistent par leur nature même à toute «vulgarisation»: si clairement qu’on les expose (à la condition, bien entendu, de les exposer telles qu’elles sont dans leur véritable signification et sans leur faire subir aucune déformation), ne les comprennent que ceux qui sont qualifiés pour les comprendre, et, pour les autres, elles sont comme si elles n’existaient pas.” (p. 88)

Expression de l’égalitarisme, la mentalité moderne interprète les secrèt comme des privilèges des quelques-uns.

„La haine du secret, au fond, n’est pas autre chose qu’une des formes de la haine pour tout ce qui dépasse le niveau «moyen», et aussi pour tout ce qui s’écarte de l’uniformité qu’on veut imposer à tous; et pourtant il y a, dans le monde moderne lui-même, un secret qui est mieux gardé que tout autre; c’est celui de la formidable entreprise de suggestion qui a produit et qui entretient la mentalité actuelle, et qui l’a constituée et, pourrait-on dire, «fabriquée» de telle façon qu’elle ne peut qu’en nier l’existence et même la possibilité, ce qui, assurément, est bien le meilleur moyen, et un moyen d’une habilité vraiment «diabolique», pour que ce secret ne puisse jamais être découvert.” (p. 90)

XIII. Les postulats du rationalisme
Depuis les encyclopédistes du XVIIIe siècle, les plus acharnés négateurs de toute réalité suprasensible aiment particulièrement invoquer la „raison” à tout propos.

Le rationalisme remonte à Descartes. Il y est associé à un physique mécaniste.

„Le rationalisme sous toutes ses formes se définit essentiellement par la croyance à la suprématie de la raison, proclamée comme un véritable dogme, et impliquant la négation de tout ce qui est d’ordre supra-individuel, notamment de l’intuition intellectuelle pure, ce qui entraîne logiquement l’exclusion de toute connaissance métaphysique véritable; la même négation a aussi pour conséquence, dans un autre ordre, le rejet de toute autorité spirituelle, celle-ci étant nécessairement de source «supra-humaine»; rationalisme et individualisme sont donc si étroitement solidaires que, en fait, ils se confondent le plus souvent, sauf pourtant dans le cas de quelques théories philosophiques récentes qui, pour n’être pas rationalistes, n’en sont cependant pas moins exclusivement individualistes.” (p. 92)

L’unité des hommes se manifeste dans ce qu’il y a en eux de supra-humain.

C’est une fausse idée que de penser que „l’homme est partout et toujours le même”, et cela pour reconstituer la pensée des Romains et des Grecs, ou des Indiens ou des Chinois de nos jours. Quand les psychologues imaginent parler de l’homme, en fait ils parlent de l’occidental moderne. Il y a entre différents hommes, provenant de cultures différentes, des irréductibilités.

„[…] il est a remarquer que les philosophes disent souvent des choses beaucoup plus justes quand ils argumentent contre d’autres philosophes que quand ils en viennent à exposer leurs propres vues, et, chacun voyant généralement assez bien les défauts des autres, ils se détruisent en quelque sorte mutuellement […]” (p.94)

La raison réduit toutes les choses à des éléments égaux et supposés identiques, donc purement quantitatif. Le rationnalisme, étant la négation de tout principe supérieur à la raison, entraîne comme conséquence l’usage exclusif de cette même raison aveuglée. La raison qui nie les autres possibilités de connaissance perd le contact avec l’intellect supraindividuel et transcendent. Elle se contente de sa compréhension bornée et trouve une satisfaction immédiate du fait de la tendance de tomber de plus en plus bas.

Suite à quelques commentaires à Bergson: „Bien entendu, nous ne prétendons pas que Bergson lui même ait compris ces choses d’une façon aussi nette que celle qui résulte de cette «traduction» de son langage, et cela semble même assez peu probable, étant données les multiples confusions qu’il commet constamment; mais il n’en est pas moins vrai que, en fait, ces vues lui ont été suggérées par la constatation de ce qu’est la science actuelle, et que, à ce titre, ce témoignage d’un homme qui est lui-même un incontestable représentant de l’esprit moderne ne saurait être tenu pour négligeable; […].” (p. 95-96)

XIV. Mécanisme et matérialisme
Le premier produit du rationalisme a été le mécanisme cartésien. Le concept de matérialisme date du XVIIIe siècle.

Démocrite et Epicure peuvent être considérés comme „précurseurs” des modernes, mais on ne peut pas penser de „matérialisme” en ce qui les concerne, parce que cette dernière notion était encore loin d’avoir pris naissance.

„La vérité est que le matérialisme représente simplement l’une des deux moitiés du dualisme cartésien, celle précisément à laquelle son auteur avait appliqué la conception mécaniste; il suffisait dès lors de négliger ou de nier l’autre moitié, ou, ce qui revient au même, de prétendre réduire à celle-là la réalité tout entière, pour en arriver tout naturellement au matérialisme.” (p. 97)

Leibniz a montré les insuffisances d’une physique mécaniste, comme réplique à Descartes. Le principal défaut: se limiter à l’apparence des choses, le manque d’accès aux essences. Le mécanisme est „représentatif” et non explicatif. Le mécanisme se borne à donner une simple description du mouvement, tel qu’il est dans les apparences extérieures, il ne peut pas en saisir la raison. Une science basée sur de telles considérations ne pourra avoir aucune valeur de connaissance effective ni même dans le domaine relatif et limité dans lequel elle est enfermée.

Pourtant Descartes a voulu appliquer à tous les phénomènes du monde corporel la conception mécaniste. Il ne faisait aucune différence entre les corps inorganiques et les corps vivants. La fameuse théorie des animaux-machines est une des plus étonnantes absurdités que l’esprit de système ait jamais engendrées.

Le dualisme cartésien: le corps humain se trouve séparé de son âme. „En fait, l’être humain, du fait même du dualisme, se trouve comme coupé en deux parties qui n’arrivent plus à se rejoindre et qui ne peuvent former un composé réel, puisque, étant supposées absolument hétérogènes, elles ne peuvent entrer en communication par aucun moyen, de sorte que toute action effective de l’un sur l’autre est par là même rendue impossible.” (p. 99)

Tant que l’âme ne peut pas, selon les cartésiens, influencer le corps, il a été négligé. Après cela, jusqu’à sa totale négation il n’y eut qu’un pas. Etapes: mise à côté, inexistant, nié. Ainsi, le mécanisme de Descartes a préparé la voie des matérialistes.

Descartes a fait entrer dans le domaine quantitatif la moitié du monde tel qu’il le concevait. Le matérialisme a prétendu y faire entrer le monde entier.

A part le matérialisme explicit et formel, il y a encore un matérialisme de fait, pratiqué par des gens qui ne soupçonnent même pas qu’il fussent matérialistes: „[…] il y a en somme, entre ces deux matérialismes, une relation assez semblables à celle qui existe, comme nous le disions plus haut, entre le rationalisme philosophique et le rationalisme vulgaire, sauf que le simple matérialiste de fait ne revendique généralement pas cette qualité, et souvent même protesterait si on la lui appliquait, tandis que le rationaliste vulgaire, fût-il l’homme le plus ignorant de toute philosophie, est au contraire le plus empressé à se proclamer tel, en même temps qu’il se pare fièrement du titre plutôt ironique de «libre penseur», alors qu’il n’est en réalité que l’esclave de tous les préjugés courants de son époque.” (p. 100)

„Il va de soi qu’un savant, au sens actuel de ce mot, même s’il ne fait pas profession de matérialisme, en sera d’autant plus fortement influencé que toutes son éducation spéciale est dirigée dans ce sens; et, même si, comme il arrive parfois, ce savant croit n’être pas dénoué d’«esprit religieux», il trouvera le moyen de séparer si complément sa religion de son activité scientifique que son œuvre ne se distinguera en rien de celle du plus avéré matérialiste, et qu’ainsi il jouera son rôle, tout aussi bien que celui-ci, dans la construction «progressive» de la science la plus exclussivement quantitative et la plus grossièrement matérielle qu’il soit possible de concevoir; et c’est ainsi que l’action antitraditionnelle réussit à utiliser à son profit jusqu’à ceux qui devraient au contraire être logiquement ses adversaires, si la déviation de la mentalité moderne n’avait formé des êtres pleins de contradictions et incapables même de s’en apercevoir.” (p. 101)

L’uniformisation arrive à son but au moment où même les gens différents (qui se déclarent chrétiens, par exemple) agissent comme si les différences ne sont plus essentielles.

XV. L’illusion de la «vie ordinaire»
L’attitude matérialiste attire une conséquence importante dans la constitution „psycho-physiologique” de l’homme. „[…] il n’y a qu’à regarder autour de soi pour constater que l’homme moderne est devenu véritablement imperméable à toute influence autre que celle de ce qui tombe sous ses sens; non seulement ses facultés de compréhension sont devenues de plus en plus bornées, mais le champ même de sa perception s’est également restreint.” (p. 102)

Par la vie ordinaire, ou la vie courante, on entend „quelque chose où, par l’exclusion de tout caractère sacré, rituel ou symbolique (qu’on l’envisage au sens spécialement religieux ou suivant toute autre modalité traditionnelle, peu importe ici, puisque c’est également d’une action effective des «influences spirituelles» qu’il s’agit dans tous les cas), rien qui ne soit purement humain ne sairait intervenir en aucune façon; […].” (p. 102)

Le domaine sacré, même s’il n’est pas nié expressément, il est relégué au domaine de l’exceptionnel, de l’extraordinaire. C’est un renversement du point de vue traditionnel, où le domaine profane n’existe pas.

Certains emploient pour la vie ordinaire le terme de „vie réelle”, chose qui est singulièrement ironique, parce qu’il s’agit de la pire des illusions. „[…] c’est pourquoi, en toute rigueur, il n’existe pas réellement de domaine profane, mais seulement un point de vue profane, qui se fait toujours de plus en plus envahissant, jusqu’à englober finalement l’existence humaine tout entière.” (p. 103)

Les degrés de l’illusion de la „vie normale”:
- on commence par considérer que certaines choses sont soustraites à l’influence divine;
- les choses sus-dites sont considérées normales;
- les choses „normales” sont considérées les seules réelles;
- les choses qui ne figurent pas dans la liste des „normales” devienent automatiquement iréelles.

Déja nos contemporains nomment les choses sensibles avec l’adjectif „réel”, comme si les seules choses qui ont droit de „réalité” sont celles qui peuvent être constatées par la voie des sens.

La philosophie moderne est une expression „systématisée” de la mentalité generale. „[…] au fond, la philosophie proprement dite n’a pas toute l’importance que certains voudraient lui attribuer, ou que du moins elle en a surtout en tant qu’elle peut être considérée comme «représentative» d’une certaine mentalité, plutôt que comme agissant effectivement et directement sur celle-ci; du reste, une conception philosophique quelconque pourrait-elle avoir le moindre succès si elle ne répondait à quelques-unes des tendances prédominantes de l’époque où elle est formulée?” (p. 104)

La philosophie est un fruit et non un germe de l’époque. C’est vrai que la conséquence devient cause à un autre niveau.

Le mécanisme et le matérialisme n’ont pu acquérir une influénce généralisée qu’en passant du domaine philosophique au domaine scientifique.

Dans l’état présent de déchéance intellectuelle, on est arrivé à perdre complétement de vue la notion même de vérité, qui est remplacée avec celles d’utilité et de commodité.

La „science” est de nos jours essentiellement solidaire de l’industrie. La „science” contemporaine se retrouve mêlée à cette „vie ordinaire”, dont elle devient un des principaux facteurs. Mais cette science „réussit”, et, pour l’esprit instinctivement utilitariste du „public” moderne, la „réussite” ou le „succès” devient comme une sorte de „criterium de vérité”, si tant est qu’on puisse encore parler ici de vérité en un sens quelconque.

Encore sur la théorie de la conspiration: „Qu’il s’agisse d’ailleurs de n’importe quel point de vue, philosophique, scientifique ou simplement «pratique», il est évident que tout cela, au fond, ne représente qu’autant d’aspects divers d’une seule et même tendance, et aussi que cette tendance, comme toutes celles qui sont, au même titre, constitutives de l’esprit moderne, n’a certes pas pu se développer spontanément; nous avons déjà eu assez souvent l’occasion de nous expliquer sur ce dernier point, mais ce sont là des choses sur lesquelles on ne saurait jamais trop insister, et nous aurons encore à revenir dans la suite sur la place plus précise qu’occupe le matérialisme dans l’ensemble du «plan» suivant lequel s’effectue la déviation du monde moderne.” (p. 106)

Les matérialistes auraient du mal à considérer leur caractère anormal aux yeux des gens qui vivent encore dans un monde traditionnel.

XVI. La dégénérescence de la monnaie
Cette dégénérescence est une illustration de la victoire de la „vie ordinaire”. „[…] mais la vérité est que le point de vue «économique» lui-même et la conception exclusivement quantitative de la monnaie qui lui est inhérente ne sont que le produit d’une dégénérescence somme toute assez récente, et que la monnaie a eu à son origine et a conservé pendant longtemps un caractère tout différent et une valeur proprement qualitative, si étonnant que cela puisse paraître à la généralité de nos contemporains.” (p. 108)

Les monnaies traditionnelles sont couvertes de symboles traditionnels, dont certains présentent un sens particulièrement profond (donc impliquaient la participation des prêtres dans le déchiffrement). La monnaie n’étaient pas la chose profane d’aujourd’hui.

Le contrôle de l’autorité spirituelle sur la monnaie s’est perpétué tant que la civilisation est restée traditionnelle (au cas de l’Occident, jusqu’à la fin du Moyen Age). La destruction de l’Ordre des Templiers par Philippe le Bel est le moment où la monnaie commence à être profane, petit à petit. Il a été accusé d’avoir „altéré la monnaie”. „Il fallait donc qu’il y eût là quelque chose d’un autre ordre, et nous pouvons dire d’un ordre supérieur, car ce n’est que par là que cette altération pouvait revêtir un caractère de si exceptionnelle gravité qu’elle allait jusqu’à compromettre la stabilité même de la puissance royale, parce que, en agissant ainsi, celle-ci usurpait les prérogatives de l’autorité spirituelle qui est, en définitive, l’unique source authentique de toute légitimité […].” (p. 110)

La „profanisation” s’est passé en réduisant les choses à leur seul aspect quantitatif.

„[…] en entourant constamment l’homme des produits de cette industrie [moderne – n.n.], en ne lui permettant pour ainsi dire plus de voir autre chose (sauf, comme dans les musées par exemple, à titre de simples «curiosités» n’ayant aucun rapport avec les circonstances «réelles» de sa vie, ni par conséquent aucune influence effective sur celle-ci), on le contraint véritablement à s’enfermer dans le cercle étroit de la «vie ordinaire» comme dans une prison sans issue.” (p. 111)

On est arrivé à estimer un objet d’abord (et parfois exclusivement) par son prix.

Les mots „estimer” et „valeur” avaient une double valeur: qualitative et quantitative. La première s’est effacée pour la deuxième. „Ces exemples montrent aussi qu’il y a une véritable dégénérescence du langage, accompagnant ou suivant inévitablement celle de toutes choses; en effet, dans un monde où l’on s’efforce de tout réduire à la quantité, il faut évidemment se servir d’un langage qui lui-même n’évoque plus que des idées purement quantitatives.” (p. 112)

Chose digne à remarquer: dès que la monnaie à perdu sa valeur d’ordre supérieur, elle a vu se diminuer son pouvoir d’achat. „[…] la quantité pure étant proprement au-dessous de toute existence, on ne peut, quand on pousse la réduction à l’extrême comme dans le cas de la monnaie (plus frappant que tout autre parce qu’on y est déjà presque arrivé à la limite), aboutir qu’à une véritable dissolution.” (p. 112) Cela montre que la solution de la vie ordinaire est bien précaire.

„[…] le terme réel de la tendance qui entraîne les hommes et les choses vers la quantité pure ne peut être que la dissolution finale du monde actuel.” (p. 112)

XVII. Solidification du monde
L’ordre humain et l’ordre cosmique sont liés, de telle sorte que chacun d’eux réagit constamment sur l’autre et qu’il y a toujours une correspondance entre leurs états respectifs.

La mentalité humaine et l’ordre cosmique, au cours du cycle, s’éloignement progressivement du principe, donc de la spiritualité première qui est inhérente au pôle essentiel de la manifestation. C’est éloignement prend la forme d’une „matérialisation”.

La matière est considérée comme quelque chose d’inerte, mais un monde formé de matière inerte ne saurait pas exister.

„On pourrait dire encore, en d’autres termes, que la «matérialisation» existe comme tendance, mais que la «matérialité», qui serait l’aboutissement complet de cette tendance, est un état irréalisable; de là vient, entre autres conséquences, que les lois mécaniques formulées théoriquement par la science moderne ne sont jamais susceptibles d’une application exacte et rigoureuse aux conditions de l’expérience, où il subsiste toujours des éléments qui leur échappent nécessairement, même dans la phase où le rôle de ces éléments se trouve en quelque sorte réduit au minimum.” (p. 114)

Les „sciences” modernes sont faites de simplifications et d’approximations qui leur enlèvent toute prétentue exactitude, même toute valeur de „science” au vrai sens de ce mot.

Au lieu de „matérialisation” on peut parler de „solidification”. Bergson dit que le „solide” est le domaine propre de la raison. Cette solidification permet à la science moderne de „réussir”, non pas dans ces théories, qui d’ailleurs changent en permanence, mais dans ses applications.

L’homme moderne a perdu certaines facultés, qui lui permettaient de percer au-delà du monde sensible, terriblement atrophiées. „[…] il a fallu pour cela que l’homme soit tout d’abord amené à porter toute son attention sur les choses sensibles exclusivement, et c’est par là qu’a dû nécessairement commencer cette œuvre de déviation qu’on pourrait appeler la «fabrication» du monde moderne, et qui, bien entendu, ne pouvait «réussir», elle aussi, que précisement à cette phase du cycle et en utilisant, en mode «diabolique», les conditions présentes du milieu lui-même.” (p. 116)

Les vulgarisateurs scientistes qui clament que la science pousse les limites du monde connu affirment une chose qui est contraire à la vérité. Jamais le monde et l’homme n’ont été plus rapetissés, au point d’être réduits à de simples entités corporelles.

Mais l’homme n’est pas un simple spectateur du cycle cosmique, il en est un acteur. „En effet, la vérité est que la conception matérialiste, une fois qu’elle a été formée et répandue d’une façon quelconque, ne peut que concourir à renforcer encore cette «solidification» du monde qui l’a tout d’abord rendue possible, et toutes les conséquences qui dérivent directement ou indirectement de cette conception, y compris la notion courante de la «vie ordinaire», ne font que tendre à cette même fin, car les réactions générales du milieu cosmique lui-même changent effectivement suivant l’attitude adoptée par l’homme à son égard.” (p. 117)

La „solidification” du monde ne sera jamais totale. Son extrême aboutissement serait incompatible avec toute existence réelle. Il y aura toujours des fissures dans ce prétendu „système clos”.

XVIII. Mythologie scientifique et vulgarisation
Les théories auxquelles les savants ne croient plus survivent dans la mentalité commune à cause des vulgarisations scientifiques.

Quand la science profane quitte le domaine de la simple observation des faits et veut essayer de tirer quelque chose de l’accumulation indéfinie de détails particuliers elle édifie des théories purement hypothétiques.

Les hypothèses scientifiques sont abandonnées et remplacées par d’autres avec une rapidité croissante. Dans la pensée des savants elles prenent un caractère conventionnel, donc iréel.

Dès le début, les théories scientifiques sont provisoires, des simples „représentations”, sinon des „façon de parler”. Leibniz avait déjà montré que le mécanisme cartésien ne pouvait pas être autre chose qu’une représentation des apparence extérieures, dénoue de toute valeur proprement explicative.

Le grand public en échange accepte ces théories scientifiques comme des dogmes, en les prenant au sérieux. Encore, elles exercent leur influence longtemps après leur abandon par les savants, à cause de la vulgarisation. Celle-ci les présente sous une forme simpliste, et résolument affirmative, et non point comme les simples hypothèses qu’elles étaient en réalité pour ceux-là même qui les élaborèrent.

Les théories scientistes articulent les „mythologies” modernes. Par la survivance des hypothèses et des éléments appartenant à des théories diverses les combinations les plus hétéroclites sont possibles dans le mental collectif. „[…] d’ailleurs, en conséquence du désordre inextricable qui règne partout, la mentalité contemporaine est ainsi faite qu’elle accepte volontiers les plus étranges contradictions.” (p. 121)

Par les doctrines neo-spiritualistes est „matérialisé” le domaine suprasensible. La réalité extracorporelle est ramenée au type des choses sensibles. Les écoles occultistes, théosophistes et autres de ce genre cherchent des points de rapprochement avec les théories scientifiques modernes.

La conception „fluidique” de l’école du magnetisme animal du XVIIIe siècle a influencé l’erreur spirite.

Dans la mythologie actuelle, les fluides ont été remplacé par des „ondes” et des „radiations”.

„[…] on peut d’ailleurs remarquer, à ce propos, qu’occultisme et science moderne tendent de plus en plus à se rejoindre à mesure que la «désintégration» s’avance peu à peu, parce que tous deux s’y acheminent par des voies différentes.” (p. 126)

XIX. Les limites de l’histoire et de la géographie
La science profane, bornée au seul monde moderne, imagine chaque période de l’actuel Manvantara comme un monde dont les conditions auraient été semblables à ce qu’elles sont actuellement.

Les historiens évaluent les actions des hommes de l’antiquité et du moyen âge comme s’il s’agissait de leurs contemporains.

Les points critiques du cycle sont parsemés de cataclismes naturels.

„Non seulement l’homme, parce que ses facultés étaient beaucoup moins étroitement limitées, ne voyait pas le monde avec les mêmes yeux qu’aujourd’hui, et y percevait bien des choses qui lui échappent désormais entièrement; mais, corrélativement, le monde même, en tant qu’ensemble cosmique, était vraiment différent qualitativement, parce que des possibilités d’un autre ordre se reflétaient dans le domaine corporel et le «transfiguraient» en quelque sorte […].” (p. 129)

Les archéologues trouvent ce qu’ils cherchent, des vestiges qu’ils peuvent comprendre. Ils retrouvent une barrière autour du VIe siècle av. J.-Cr. (le commencement de l’histoire) et encore une autour du commencement de Kali-Yuga.
Les recherches et les théories des modernes ne parviennent qu’à la négation de tout ce qui ne correspond à leur point de vue. On dit des anciens qu’ils ont mal vu, ou mal rapporté, mais cela revient à affirmer qu’avant notre époque les hommes étaient atteints de troubles sensoriels et mentaux.

„Or il y a bien réellement une «géographie sacrée» ou traditionnelle, que les modernes ignorent aussi complètement que toutes les autres connaissances du même genre; il y a un symbolisme géographique aussi bien qu’un symbolisme historique, et c’est la valeur symbolique des choses qui leur donne leur signification profonde, parce que c’est par là qu’est établie leur correspondance avec des réalités d’ordre supérieur […]” (p. 133)

Il y a des lieux capables de servir de support pour l’action des influences supérieures (tel certains centres traditionnels principaux ou secondaires – oracles, lieux de pèlerinage) tout comme il y a des bouches des Enfers.

XX. De la sphère au cube
La solidification du monde peut être représentée dans le symbolisme géométrique comme un passage graduel de la sphère au cube.

La sphère (l’Œuf du Monde) est la forme primordiale, qui contient en soi toutes les autres, qui en sortent par des différenciations suivant certaines directions particulières.

l’Œuf du Monde = Brahmânda

La forme sphérique parfaite ne se trouve jamais réalisée dans le monde corporel.
Le cube est la forme qui correspond au maximum de spécifications.

L’immobilité du solide est, au point le plus bas, l’immutabilité principielle. Le cube symbolise l’idée de base, de fondement, qui correspond précisément au pôle substantiel.

Dans la métaphysique orientale, la forme cubique ou carrée est rapportée à la Terre, pendant que la forme sphérique ou circulaire au Ciel.

La sphère est l’équivalent de l’essence, le cube – de la substance. Ils sont symbolisés dans beaucoup de traditions par le compas et l’equerre.

La Grande Triade: le Ciel, l’Homme et la Terre.

La forme du Paradis terrestre, qui correspond au symbolisme du cycle, est circulaire, pendant que la forme du Jérusalem céleste est carrée. On dirait que le cercle devient carré, par l’effet d’une cristallisation.

Le changement du cercle en carré équivalent est ce qu’on désigne comme la «quadrature du cercle». Ce problème restera insoluble jusqu’à la fin du cycle.

XXI. Caïn et Abel
Le fait de tout compter, enregistrer, réglementer est aussi un symptome de la solidification du monde. Dans les cultures traditionnelles il existe l’interdiction du récensement.

Les administrations traitent les hommes comme si ceux-ci étaient déjà des unités numériques toutes semblables entre elles, comme si l’uniformité „idéale” était déjà réalisée.

On vante la rapidite et la facilité croissante des communications entre les pays les plus éloignés mais il est la plupart des fois plus difficile d’entrer dans certains pays qu’avant l’invention des moyens mécaniques de transport.

Les peuples nomades ne trouvent aucune place dans le monde moderne. Les villes deviennent plus importantes que les villages.

Caïn est agriculteur, donc sédentaire, et Abel est berger, donc nomade.

La Thorah hébraïque se rattache au type de la loi des peuples nomades. La fixation du peuple hébreu dépendait de l’existence même du Temple de Jérusalem; dès que celui-ci est détruit, le nomadisme reparaît sous la forme spéciale de la „dispersion”.
Les peuples agriculteurs construisent tôt ou tard les premières villes.

„D’une façon générale, les œuvres des peuples sédentaires sont, pourrait-on dire, des œuvres du temps: fixés dans l’espace à un domaine strictement délimité, ils développent leur activité dans une continuité temporelle qui leur apparaît comme indéfinie. Par contre, les peuples nomades et pasteurs n’édifient rien de durable, et ne travaillent pas en vue d’un avenir qui leur échappe; mais ils ont devant eux l’espace, qui ne leur oppose aucune limitation, mais leur ouvre au contraire constamment de nouvelles possibilités.” (p. 145)

Caïn – le principe de compression, représenté par le temps.
Abel – le principe d’expansion, représenté par l’espace.

Le temps use l’espace. De même, les sédentaires absorbent peu à peu les nomades.
Les sédentaires s’exercent sur le règne végétal et minéral, les nomades – sur le règne animal. Les sédentaires se constituent des symboles visuels, les nomades – des symboles sonores (yantra – symbole figuré; mantra – symbole sonore).

„Ainsi, les sédentaires créent les arts plastiques (architecture, sculpture, peinture), c’est-à-dire les arts des formes qui se déploient dans l’espace; les nomades créent les arts phonétiques (musique, poésie), c’est-à-dire les arts des formes qui se déroulent dans le temps; car, redisons-le encore une fois de plus à cette occasion, tout art, à ses origines, est essentiellement symbolique et rituel, et ce n’est que par une dégénérescence ultérieure, voire même très récente en réalité, qu’il perd ce caractère sacré pour devenir finalement le «jeu» purement profane auquel il se réduit chez nos contemporains.” (p. 146-147)

Ceux qui travaillent pour le temps sont stabilisés dans l’espace; ceux qui errent dans l’espace se modifient sans cesse avec le temps.

Le nomadisme, sous son aspect „maléfique” et dévié, exerce une action „dissolvante” sur tout avec quoi il entre en contact; de son côté, le sédentarisme, sous le même aspect, ne peut mener en définitive qu’aux formes les plus grossières d’un matérialisme sans issue.

XXII. Signification de la métallurgie
La ville contemporaine est une agglomération artificielle de minéraux. Tout comme la pierre s’est substitué au bois, à notre époque c’est le métal qui se substitue à la pierre.

Dans certaines cultures il y a au moins une mise à l’écart des ouvriers qui travaillent les métaux. Le métier des forgerons est associé avec la pratique d’une magie inférieure, quand il ne s’agit pas d’une sorcellerie pure et simple.

Dans d’autres traditions la métallurgie a été la base d’ordres initiatiques importants (les Mystères kabiriques). „[…] ce qu’il faut en retenir pour le moment, c’est que la métallurgie a à la fois un aspect «sacré» et un aspect «exécré», et, au fond, ces deux aspects procèdent d’un double symbolisme inhérent aux métaux eux-mêmes.” (p. 152)

Les métaux, en raison de leur correspondance astrales, sont „les planètes du monde inférieur”, pourvus d’un aspect bénéfique et d’un aspect maléfique.
Le forgéron grec – Vulcain. Le forgéron biblique: Tubalcaïn. Les Kabires, toujours des forgérons, avaient un aspect double, terrestre et céleste.

La solidification du monde aboutit au règne de la quantité.

Les métaux sont en relation avec les „trésors cachés”. Ces derniers sont gardés par des „gardiens” qu’on ne peut pas approcher sans la qualification recquise.

Il existe l’interdiction dans le cas de certains rites pour le pratiquant d’avoir du métal sur lui.

XXIII. Le temps changé en espace
Le temps use l’espace par un effet de contraction. Mais le temps lui-même se déroule avec une vitesse toujours croissante. „Cette accélération devient plus apparente que jamais à notre époque, parce qu’elle s’exagère dans les dernières périodes du cycle, mais, en fait, elle existe constamment du commencement à la fin de celui-ci; on pourrait donc dire que le temps ne contracte pas seulement l’espace, mais il se contracte aussi lui-même progressivement; cette contraction s’exprime par la promotion décroissante des quatre Yugas, avec tout ce qu’elle implique, y compris la diminution correspondante de la durée de la vie humaine.” (p. 157)

Aujourd’hui les hommes vivent plus vite qu’autrefois.

„A son degré le plus extrême, la contraction du temps aboutirait à le réduire finalement à un instant unique, et alors la durée aurait véritablement cessé d’exister, car il est évident que, dans l’instant, il ne peut plus y avoir aucune succession.” (p. 157)

Le temps se change en espace quand tout se passe en simultanéité. „[…] un «retournement» s’opère en dernier lieu contre le temps et au profit de l’espace: au moment même où le temps semblait achever de dévorer l’espace, c’est au contraire l’espace qui absorbe le temps; et c’est là, pourrait-on dire en se référant au sens cosmologique du symbolisme biblique, la revanche finale d’Abel sur Caïn.” (p. 158)
Dans les théories mathématiques récentes, le temps est regardé comme la quatrième dimension.

Il est à remarquer que l’on parle de la fin du monde comme étant la «fin du temps», mais non une «fin de l’espace».

„[…] la fin d’un cycle tel que celui de l’humanité actuelle n’est véritablement la fin du monde corporel lui-même qu’en un certain sens relatif, et seulement par rapport aux possibilités qui, étant incluses dans ce cycle, ont alors achevé leur développement en monde corporel; mais, en réalité, le monde corporel n’est pas anéanti, mais «transmué», et il reçoit aussitôt une nouvelle existence, puisque, au delà du «point d’arrêt» correspondant à cet instant unique où le temps n’est plus, «la roue recommence à tourner» pour le parcours d’un autre cycle.” (p. 160)
La fin du cycle est la restauration d’un état primordial.

La „chute” est l’éloignement du centre du monde. „Cet éloignement n’est d’ailleurs qu’une autre représentation de la marche descendante du cycle, car le centre d’un état tel que le nôtre, étant le point de communication directe avec les états supérieurs, est en même temps le pôle essentiel de l’existence dans cet état; aller de l’essence vers la substance, c’est donc aller du centre vers la circonférence, de l’intérieur vers l’extérieur, et aussi, comme la représentation géométrique le montre clairement dans ce cas, de l’unité vers la multiplicité.” (p. 160)

Paradêsha (sanscr.) = région suprême

Regnum Dei intra vos est = Le Royaume de Dieu est en vous

Pour atteindre le Royaume de Dieu (le Paradis) il faut supprimer le déroulement du temps. L’affranchissement de cette condition est possible pour certains êtres, mais pour l’humanité en ensemble, elle doit parcourir le cycle de sa manifestation corporelle jusqu’à la fin.

XXIV. Vers la dissolution
Il y a deux tendances qui dirrigent l’humanité vers sa fin:
- la solidification du monde;
- la dissolution.

Toute fin est une dissolution du manifesté comme tel. La seconde des deux tendances semble commencer à devenir prédominante.

„[…] l’illusion de sécurité qui régnait au temps où le matérialisme avait atteint son maximum d’influence, et qui alors était en quelque sorte inséparable de l’idée qu’on se faisait de la «vie ordinaire», s’est en grande partie dissipée du fait même des événements et de la vitesse croissante avec laquelle ils se déroulent, si bien qu’aujourd’hui l’impression dominante est, au contraire, celle d’une instabilité qui s’étend à tous les domaines; et, comme la «solidité» implique nécessairement la stabilité, cela montre bien encore que le point de plus grande «solidité» effective, dans les possibilités de notre monde, a été non seulement atteint, mais déjà dépassé, et que, par conséquent, c’est proprement vers la dissolution que ce monde s’achemine désormais.” (p. 163)

Les dernières théories physiques prennent la forme des théories entièrement mathématiques, en se situant de cette manière du côté purement quantitatif.

Le „solide”, même à son maximum de densité et d’impénétrabilité, garde quelques éléments qualitatifs.

Le nombre est le domaine de la quantité discontinue.

„Il y a donc, dans la réduction graduelle de toutes choses au quantitatif, un point à partir duquel cette réduction ne tend plus à la «solidification», et ce point est en somme celui où l’on en arrive à vouloir ramener la quantité continue elle-même à la quantité discontinue; les corps ne peuvent plus alors subsister comme tels, et ils se résolvent en une sorte de poussière «atomique» sans consistance; on pourrait donc, à cet égard, parler d’une véritable «pulvérisation» du monde, ce qui est évidemment une des formes possibles de la dissolution cyclique.” (p. 164)

Il est évident que les „savants” modernes ne savent aucunement où ils vont.

C’est vrai que l’emprise du matérialisme diminue, mais les „fissures” qui s’ouvrent communiquent en bas. Ce qui interfère avec le monde sensible ne peut être que le psychisme cosmique inférieur, dans ce qu’il a de plus destructif et de plus désagrégeant.

Les mots „traditions”/„traditionnaliste” sont appliqués en ignorant toute connaissance effective des vérités traditionnelles.

Les „traditionnalistes” mal avisés fondent de grands espoirs sur ce qu’on appelle aujourd’hui la «métapsychique» pour apporter un remède aux maux du monde moderne.

Le matérialisme a joué un rôle, et encore un rôle important dans la logique diabolique de la fin, mais la négation qu’il représente ne suffit plus. „[…] elle [la négation représentée par le matérialisme - n.n.] a servi efficacement à interdire à l’homme l’accès des possibilités d’ordre supérieur, mais elle ne saurait déchaîner les forces inférieures qui seules peuvent mener à son dernier point l’œuvre de désordre et de dissolution.” (p. 167)

„La dérisoire sécurité de la «vie ordinaire», qui était l’inséparable accompagnement du matérialisme, est dès maintenant fortement menacée, certes, et l’on verra sans doute de plus en plus clairement, et aussi de plus en plus généralement, qu’elle n’était qu’une illusion; mais quel avantage réel y a-t-il à cela, si ce n’est que pour tomber aussitôt dans une autre illusion pire que celle-là et plus dangereuse à tous les points de vue, parce qu’elle comporte des conséquences beaucoup plus étendues et plus profondes, illusion qui est celle d’une «spiritualité à rebours» dont les divers mouvements «néo-spiritualistes» que notre époque a vus naître et se développer jusqu’ici, y compris même ceux qui présentent déjà le caractère le plus nettement «subversif», ne sont encore que de bien faibles et médiocres précurseurs?” (p. 167-168)

XXV. Les fissures de la grande muraille
La solidification du monde ne sera jamais complète, de la manière qu’il devienne le „système clos” des matérialistes.

Dans le symbolisme de la tradition hindoue, cette «Grande Muraille» est la montagne circulaire Lokâloka, qui sépare le cosmos (loka) des ténèbres extérieures (aloka).

Dans la tradition islamique, par ces fissures pénétreront, aux approches de la fin du cycle, les hordes dévastatrices de Gog et Magog (dans la tradition hindoue, ce sont les démons Koka et Vikoka). Ces entités sont décrites comme des géants et comme des nains, „gardiens des trésors cachés” qui ont un aspect extrêmement maléfique.

Ces tentatives d’entrer dans le monde sensibles datent depuis le commencement de Kali-Yuga (époque d’obscuration).

La solidification du monde a été maximale dans la première partie des temps modernes (celle qui peut être définie comme mécaniste et matérialiste).

„[…] les actions des centres spirituels s’est fermée de plus en plus, parce que les influences supérieures qu’ils transmettent normalement à notre monde ne peuvent plus se manifester à l’extérieur, étant arrêtées par cette «coquille» impénétrable […].” (p. 172)

„[…] ceux qui voudraient le plus sincèrement combattre l’esprit moderne en sont eux-mêmes presque tous affectés à leur insu, si bien que tous leurs efforts sont par là condamnés à demeurer sans aucun résultat appréciable […]” (p. 172)

La bonne volonté est loin d’être suffisante. Pour combattre l’esprit moderne il faut aussi, et même avant tout, une connaissance effective.

Les forces maléfiques sont propagées à l’aide de:
- les adhérents des sectes „néo-spiritualistes”;
- les philosophes „intuitionnistes”;
- les savants „métapsychistes”;
- les psychologues.

XXVI. Chamanisme et sorcellerie
L’époque actuelle doit épuiser les possibilités les plus inférieures.

Dicton arabe: „Il existe beaucoup de sciences, mais peu de savants.” (el-ulûm kathîr, walaken el-ulamâ balîl)

Il est saisissant l’acharnement avec lequel les modernes ont entrepris d’exhumer les vestiges d’époques passées et de civilisations disparues, auxquels ils sont d’ailleurs incapables de rien comprendre en réalité.

Il faut dissiper une erreur d’interprétation due au matérialisme: celle qu’il existe des choses purement matérielles. C’est une idée due aux sciences modernes, qui isolent l’objet des principes supérieurs auxquels il est attaché. Si elle admettait qu’il en fût autrement, elle devrait par là même reconnaître que la vraie nature de cet objet lui échappe.

„En effet, le monde corporel, en réalité, ne peut pas être considéré comme un tout se suffisant à lui-même, ni comme quelque chose d’isolé dans l’ensemble de la manifestation universelle; au contraire, et quelles que puissent être les apparences dues actuellement à la «solidification», il procède tout entier de l’ordre subtil, dans lequel il a, peut-on dire, son principe immédiat, et par l’intermédiaire duquel il se rattache, de proche en proche, à la manifestation informelle, puis aua non-manifesté; s’il en était autrement, son existence ne pourrait être qu’une illusion pure et simple, une sorte de fantasmagorie derrière laquelle il n’y aurait rien, ce qui, en somme, revient à dire qu’il n’existerait en aucune façon.” (p. 176)

Personne n’est arrivé a donner une définition exacte de la distinction du vivant et du non-vivant, précisément parce qu’il n’y a pas d’objet inanimé dans l’univers.

„On peut donc, si l’on veut, appeler «animisme» une telle façon d’envisager les choses, en n’entendant par ce mot rien plus ni d’autre que l’affirmation qu’il y a dans celles-ci des éléments «animiques»; et l’on voit que cet «animisme» s’oppose directement au mécanisme, comme la réalité même s’oppose à la simple apparence extérieure; il est d’ailleurs évident que cette conception est «primitive», mais tout simplement parce qu’elle est vraie, ce qui est à peu près exactement le contraire de ce que les «évolutionnistes» veulent dire quand ils la qualifient ainsi.” (p. 176-177)

La théorie cartésienne des animaux-machines est une véritable anomalie.

L’ethnologie appelle „primitives” des formes qui ne sont que des dégénérescences d’un niveau ou d’un autre, mais pas aussi bas que leur interprétation.

Sur la dégénérescence: „En effet, dans les cas de dégénérescence, c’est naturellement la partie supérieure de la doctrine, c’est-à-dire son côté métaphysique et «spirituel», qui disparaît toujours plus ou moins complètement; par suite, ce qui n’était originairement que secondaire, et notamment le côté cosmologique et «psychique», auquel appartiennent proprement l’«animisme» et ses applications, prend inévitablement une importance prépondérante; le reste, même s’il subsiste encore dans une certaine mesure, peut facilement échapper à l’observateur du dehors, d’autant plus que celui-ci, ingnorant la signification profonde des rites et des symboles, est incapable d’y reconnaître ce qui relève d’un ordre supérieur (pas plus qu’il ne le reconnaît dans les vestiges des civilisations entièrement disparues), et croit pouvoir tout expliquer indistinctement en termes de «magie», voire même de «sorcellerie» pure et simple.” (p. 177-178)

Le chamanisme est regardé comme une des formes typiques de l’«animisme». Pour beaucoup, le chamanisme est synonyme de sorcellerie, ce qui est certainement inexact.

Le chamanisme ressemble au fétichisme par le fait que dans les deux cas (pour le chamanisme – les personnes; pour le fétichisme – les objets) il s’agit de condensation d’influences subtiles.

Même si la cosmologie chamaniste est très complexe (et ressemblante à celle védique), les pratiquants se consacrent à ces applications très basses, comme la magie et la divination, chose qui pourrait nous suggérer déjà une dégénérescence, sinon une déviation. Un indice inquiétant: le chaman a une liaison avec un animal (lycanthropie?).

Les chamans reconnaissent deux sortes d’influences: bénéfiques et maléfiques. Leur activité se concentre sur la deuxième catégorie, qui doit être empêchée de nuire.

Sur la théorie de la conspiration: „Nous savons qu’il y a ainsi, par le monde, un certain nombre de «réservoirs» d’influences dont la répartition n’a assurément rien de «fortuit», et qui ne servent que trop bien aux desseins de certaines «puissances» responsables de toute la déviation moderne; mais cela demande encore d’autres explications, car on pourrait, à première vue, s’étonner que les restes de ce qui fut autrefois une tradition authentique se prêtent à une «subversion» de ce genre.” (p. 180)

XXVII. Résidus psychiques
„[…] il faut remarquer que ce cas des vestiges qui subsistent d’une tradition dégénérée et dont la partie supérieure ou «spirituelle» a disparu est, au fond, tout à fait comparable à celui des restes psychiques qu’un être humain laisse derrière lui en passant à un autre état, et qui, dès qu’ils ont été ainsi abandonés par l’«esprit», peuvent aussi servir à n’importe quoi; […].” (p. 181)

Pour se manifester, les influences spirituelles ont besoin de supports appropriés. Si ces influences se retirent, leurs anciens supports ne restent pas complétement vide. Au cas où il s’agit de centres traditionnels et initiatiques importants, éteints depuis quelque temps, celui-ci présente le plus grand danger à cet égard, parce qu’il peut être confisqué par des magiciens noirs.

L’emploi des vestiges archéologique peut entraîner de très mauvaises surprises. Certains d’entre eux peuvent être impregnés d’influences psychiques très basses.

Les déviations n’héritent pas des civilisations traditionnelles mortes que quelques apparences. „[…] dès que des organisations traditionnelles sont assez amoindries et affaiblies pour ne plus être capables d’une résistence suffisante, des agents plus ou moins directs de l’«adversaire» (ebr. Shatan) peuvent déjà s’y introduire pour travailler à hâter le moment où la «subversion» deviendra possible; il n’est pas certain qu’ils y réussissent dans tous les cas, car tout ce qui a encore quelque vie peut toujours se ressaisir; mais, si la mort se produit, l’ennemi se trouvera ainsi dans la place, pourrait-on dire, tout prêt à en tirer parti et à utiliser aussitôt le «cadavre» à ses propres fins.” (p. 184)

L’«adversaire» a intérêt de s’emparer des lieux sacrés pas uniquement à cause des influences psychiques qui y abondent, mais aussi à cause de l’emplacement (qui corresponde à une géographie sacrée, susceptible cette fois-ci à être détournée).

Le secret initiatique tient de l’inéffable, de l’incomuniquable, ce qui le met à l’abri de toute recherche indiscrète.

„Il y a là, pourrait-on dire, une sorte de «nécromancie» qui met en œuvre des restes psychiques tout autres que ceux des individualités humaines, et ce n’est assurément pas la moins redoutable, car elle a par là des possibilités d’action bien autrement étendues que celles de la vulgaire sorcellerie, et il n’y a même aucune comparaison possible sous ce rapport; il faut d’ailleurs, au point où en sont les choses aujourd’hui, que nos contemporains soient vraiement bien aveugles pour n’en avoir pas même le moindre soupçon!” (p. 186)

XXVIII. Les étapes de l’action antitraditionnelle
Le monde moderne a été fait par l’action antitraditionnelle.

Les influences spirituelles agissent par l’intermédiaire d’êtres humains, représentants autorisés de la tradition, bien que celle-ci soit réellement «supra-humaine». La contre-tradition fait de même.

La première chose visée par les agents humains qui incarnent la contre-tradition est l’initiation, l’ésotérisme traditionnel.

Tout, dans la civilisation moderne, apparaît comme de plus en plus artificiel, dénaturé et falsifié. „Il suffirait pourtant, nous semble-t-il, d’un peu de logique pour se dire que, si tout est ainsi devenu artificiel, la mentalité même à laquelle correspond cet état de choses ne doit pas l’être moins que le reste, qu’elle aussi doit être «fabriquée» et non point spontanée; et, dès qu’on aurait fait cette simple réflexion, on ne pourrait plus manquer de voir les indices concordants en ce sens se multiplier de toutes parts et presque indéfiniment; d’échapper aussi complètement aux «suggestions» auxquelles le monde moderne comme tel doit son existence même et sa durée, car ceux même qui se déclarent le plus résolument «antimodernes» ne voient généralement rien de tout cela, et c’est d’ailleurs pourquoi leurs efforts sont si souvent dépensés en pure perte et à peu près dépourvus de toute portée réelle.” (p. 188)

L’action antitraditionnelle a visé le changement de la mentalité générale et la destruction des ordres traditionnels d’Occident.

Toujours sur la théorie de la conspiration: „[…] si l’on songe à l’incompréhension totale dont les XVIIe et XVIIIe siècles ont fait preuve à l’égard du moyen âge, et cela sous tous les rapports, il devrait être facile de comprendre qu’un changement aussi complet et aussi brusque n’a pas pu s’accomplir d’une façon naturelle et spontanée.” (p. 189)

Etapes de l’antitraditionnalisme:
- l’humanisme a été la prétention de réduire l’homme à soi-même, exclusion de tout ce qui est supra-humain;
- le rationalisme a dénié à l’être la possession et l’usage des facultés transcendentales;
- l’homme a été tourné vers les choses extérieures et sensibles (le mécanisme et le matérialisme);
- la solidification;
- la dissolution.

„C’est là l’état où nous en sommes présentement: le matérialisme ne fait plus que se survivre à lui-même, et il peut sans doute se survivre plus ou moins longtemps, surtout en tant que «matérialisme pratique»; mais, en tout cas, il a désormais cessé de jouer le rôle principal dans l’action antitraditionnelle.” (p. 190-191)

Maintenant le monde s’ouvre en bas, permettant le contact avec les forces dissolvantes et destructives du domaine subtil inférieur. „[…] c’est donc le «déchaînement» de ces forces, pourrait-on dire, et leur mise en œuvre pour achever la déviation de notre monde et le mener effectivement vers la dissolution finale, qui constituent cette seconde partie ou cette seconde phase dont nous venons de parler.” (p. 191)

L’«adversaire» se concentre maintenant sur la contre-initiation.

XXIX. Déviation et subversion
Le monde moderne est un monde dévié par rapport à l’état normal qui est celui de toutes les civilisations traditionnelles.

Sur la déviation: „[…] la déviation est susceptible de degrés indéfiniment multiples, pourrait-on dire, de sorte qu’elle peut s’opérer peu à peu et comme insensiblement […].” (p. 192)

Sur la subversion: „Mais, quand la déviation arrive à son terme extrême, elle aboutit à un véritable «renversement», c’est-à-dire à un état qui est diamétralement opposé à l’ordre normal, et c’est alors qu’on peut parler proprement de «subversion», suivant le sens étymologique de ce mot […].” (p. 192)

Le cycle final a trois étapes:
- déviation;
- subversion;
- retournement (qui est le redressement, le rétablissement de l’ordre normal).

Sur l’état actuel du monde: „On pourrait dire que la subversion, ainsi entendue, n’est en somme que le dernier degré et l’aboutissement même de la déviation, ou encore, ce qui revient au même, que la déviation tout entière ne tend en définitive qu’à amener la subversion, et cela est vrai en effet; dans l’état présent des choses, bien qu’on ne puisse dire encore que la subversion soit complète, on en a déjà des signes très visibles dans tout ce qui présente le caractère de «contrefaçon» ou de «parodie» auquel nous avont plusieurs fois fait allusion, et sur lequel nous reviendrons plus amplement par la suite.” (p. 193)

L’esprit de négation peut revêtir tous les déguisements (ce qui revient à dire que Satan est l’ange de Dieu, et aussi qu’il se transforme en ange de lumière).

Toute contrefaçon spirituelle est parodique. Il y a toujours un élément grotesque plus ou moins apparent, qui n’échappe pas à l’observateur tant soit peu perspicace.

Les rites civiques et laïques – pseudo-religion.

Le naturisme – pseudo-nature.

Les loisirs – pseudo-repos.

Tous ces pseudos sont „[…] des falsifications et rien d’autre, et des falsifications dont le but n’est que trop évident pour ceux qui sont encore capables de réfléchir.” (p. 194)

Il faut se poser la question: qu’est-ce qui rend cette contrefaçon possible? La raison est dans le rapport d’analogie inverse qui existe entre le point le plus haut et le point le plus bas.

„[…] la première des deux phases que nous avons distinguées dans l’action antitraditionnelle représente simplement une œuvre de déviation, dont l’aboutissement propre est le matérialisme le plus complét et le plus grossier; quant à la seconde phase, elle pourrait être caractérisée plus spécialement comme une œuvre de subversion (car c’est bien là ce à quoi elle tend plus directement), devant aboutir à la constitution de ce que nous avons déjà appelé une «spiritualité à rebours», ainsi que la suite le montrera encore plus clairement.” (p. 195-196)

XXX. Le renversement des symboles
„On s’étonne parfois qu’un même symbole puisse être pris en deux sens qui, apparemment tout au moins, sont directement opposés l’un à l’autre […] un certain rapport de corrélation, prenant la forme d’une opposition, de telle sorte que l’un d’eux soit pour ainsi dire l’inverse ou le «négatif» de l’autre.” (p. 197)

Toute manifestation existe sous la forme d’une dualité (deux pôles - ne pas confondre avec le dualisme cartésien, qui considère la dualité comme irréductible).

La dualité est un complémentarisme, et non une opposition. Il n’y a pas d’opposition qui ne puisse devenir complémentarisme à un certain niveau, pour rentrer finalement dans l’unité du principe commun dont les deux parties procèdent.

Le fait d’envisager dans un symbole deux aspects contraire n’a rien de parfaitement légitime. Les deux aspects ne s’excluent point et sont susceptibles d’être envisagés simultanément.

Dans l’ordre spatial, la dualité verticale est celle du haut et du bas, et la dualité horizontale celle de la droite et de la gauche. Attribuer une valeur maléfique ou bénéfique au symbole n’est pas correct. „Cette subversion peut consister, soit à attribuer à l’aspect «maléfique», tout en le reconnaissant cependant comme tel, la place qui doit normalement revenir à l’aspect «bénéfique», voire même une sorte de supématie sur celui-ci, soit à interpréter les symboles au rebours de leur sens légitime, en considérant comme «bénéfique» l’aspect qui est en réalité «maléfique» et inversement.” (p. 200)

Par exemple, le serpent (interprété toujours comme maléfique par les Occidentaux) peut être Agathodaimôn ou Kakodaimôn.

Un tel «renversement» intentionnel s’exerce aussi sur des mots ou des formules, de façon à former des sortes de mantras à rebours, comme on peut le constater dans certaines pratiques de sorcellerie, même dans la «sorcellerie de campagne» telle qu’elle existe encore en Occident.

„[…] la subversion la plus habile et la plus dangereuse est certainement celle qui ne se trahit pas par des singularités trop manifestes et que n’importe qui peut facilement apercevoir, mais qui déforme le sens des symboles ou renverse leur valeur sans rien changer à leur apparences extérieures.” (p. 201)

„[…] il arrive malheureusement parfois que ceux qui croient combattre le diable, quelque idée qu’ils s’en fassent d’ailleurs, se trouvent ainsi tout simplement, sans s’en douter le moins du monde, tranformés en ses meilleurs serviteurs!” (p. 202)

XXXI. Tradition et traditionalisme
La falsification de toutes choses s’étend aussi sur le langage (l’emploi abusif de certains mots détournés de leur véritable sens).

„Il ne s’agit plus là seulement de cette dégénérescence à laquelle nous avons fait allusion plus haut, et par laquelle beaucoup de mots sont arrivés à perdre le sens qualitatif qu’ils avaient à l’origine, pour ne plus garder qu’un sens tout quantitatif; il s’agit plutôt d’un «détournement» par lequel des mots sont appliqués à des choses auxquelles ils ne conviennent nullement, et qui sont même parfois opposées à celles qu’ils signifient normalement.” (p. 203)

C’est un symptôme évident de confusion intellectuelle.

L’idée même de «tradition» est utilisée illégitimement.

„[…] on est forcé de reconnaître aussi que ces erreurs d’interprétation et ces méprises involontaires servent trop bien certains «plans» pour qu’il ne soit pas permis de se demander si leur diffusion croissante ne serait pas due à quelqu’une de ces «suggestions» qui dominent la mentalité moderne et qui, précisément, tendent toujours au fond à la destruction de tout ce qui est tradition au vrai sens de ce mot.” (p. 204)

La mentalité moderne n’est en somme que le produit d’une vaste suggéstion collective, qui, s’exerçant continuellement au cours de plusieurs siècles, a déterminé la formation et le développement progressif de l’esprit antitraditionnel.

L’idée même de tradition a été détruite à un tel point que ceux qui aspirent à la retrouver ne savent plus de quel côté se diriger, et ils sont prêts à accepter toutes les fausses idées qu’on leur présentera à sa place et sous son nom.

„On s’en aperçoit bien en lisant les écrits, de moins en moins rares, où l’on trouve les plus justes critiques à l’égard de la «civilisation» actuelle, mais où, comme nous le disions déjà précédemment, les moyens envisagés pour remédier aux maux ainsi dénoncés ont un caractère étrangement disproportionné et insignifiant, enfantin même en quelque sorte: projets «scolaires» ou «académiques», pourrait-on dire, mais rien de plus, et, surtout, rien qui témoigne de la moindre connaissance d’ordre profond.” (p. 204-205)

Le traditionnaliste n’est qu’un simple chercheur, souvent loin du véritable esprit traditionnel.

Emploi abusif: „tradition” comme „coutume”, „usage” - „[…] confusion de la tradition avec les choses les plus bassement humaines et les plus complètement dépourvues de tout sens profond.” (p. 206)

Il n’y a pas de tradition que si elle implique un élément d’ordre supra-humain. Les agents conscients ou inconscients de la déviation moderne nient le supra-humain. Il ne peut y avoir de „tradition philosophique”, ni de „tradition scientifique”. On applique, à tort, le nom de tradition aux choses qui sont par leur nature les plus antitraditionnelles possibles: „tradition humaniste”, „tradition laïque”, „tradition révolutionnaire”.

La constitution des „nationalités” a été le moyen employé pour détruire l’organisation sociale traditionnelle du moyen âge.

„Au degré de confusion mentale où est parvenue la grande majorité de nos contemporains, les associations de mots les plus manifestement contradictoires n’ont plus rien qui puisse les faire reculer, ni même leur donner simplement à réfléchir.” (p. 207)

La plupart des „réactions” des „traditionnalistes” ne visent que le retour à un moindre désordre”.

XXXII. Le néo-spiritualisme
Ceux qui veulent réagir contre le désordre actuel et ne sont pas pourvus des connaissances nécessaires se retrouvent „neutralisés” et dirigés vers des voies sans issue.

Le prétexte qui leur est donné à ceux qui veulent agir contre le monde moderne est celui de combatre le matérialisme.

„Il est dès lors facile de comprendre pourquoi une telle attitude [le combat contre le matérialisme – n.n.] doit maintenant être encouragée et diffusée: ceux-là sont les meilleurs auxiliaires inconscients qu’il soit possible de trouver pour la seconde phase de l’action antitraditionnelle; le matérialisme ayant à peu près fini de jouer son rôle, ce sont eux qui répandront dans le monde ce qui doit lui succéder; et ils seront même utilisés pour aider activement à ouvrir les «fissures» dont nous parlions précédemment, car, dans ce domaine, il ne s’agit plus seulement d’«idées» ou de théories quelconques, mais aussi, en même temps, d’une «pratique» qui les met en rapport direct avec les forces subtiles de l’ordre le plus inférieur; ils s’y prêtent d’ailleurs d’autant plus volontiers qu’ils sont complètement illusionnés sur la véritable nature de ces forces, et qu’ils vont même jusqu’à leur attribuer un caractère «spirituel».” (p. 211) – c’est ce que René Guénon appelle „néo-spiritualisme”.

Ironiquement, les écoles néo-spiritualistes (spiritisme, théosophisme) se trouvent en concurrence, mais prêchent à la fois la fraternité. Leur opposition n’est qu’illusoire, parce qu’elles tendent vers le même but.

Le néo-spiritualisme n’est qu’un matérialisme transposé, étendu au delà des limites du monde corporel. „[…] ce sont ces représentations grossières du monde subtil et soi-disant «spirituel» […] et qui ne sont guère faites que d’images empruntées au domaine corporel.” (p. 212)

Les écoles néo-spiritualistes ont souffert l’influence de la „mythologie” scientifique dès qu’elles ont pris naissance. Il faut noter la place exceptionnelle que les idées „évolutionnistes” et „progressistes” y tiennent.

Le néo-spiritualisme est conforme aux tendances „expérimentales” de la mentalité moderne.

XXXIII. L’intuitionnisme contemporain
L’appel au „subconscient” est l’appel aux éléments psychiques les plus inférieurs de l’être humain. Cela apparaît dans les théories philosophiques de William James et d’Henri Bergson.

La critique que Bergson apporte au rationalisme est juste, mais au lieu à s’adresse à l’intuition intellectuelle (qu’il ignore tout comme les rationalistes), il invoque une prétendue intuition d’ordre uniquement sensitif et «vital», dans la notion extrêmement confuse de laquelle l’intuition sensible proprement dite se mêle aux forces les plus obscures de l’instinct et du sentiment.

Cet „intuitionnisme” a des affinités manifestes avec le „néo-spiritualisme”. L’attitude de l’un par rapport au rationalisme est en quelque sorte parallèle à celle de l’autre par rapport au matérialisme. Les deux tendent vers l’infra-humain et placent la réalité dans le devenir exclusivement, ce qui est la négation formelle de tout principe immuable.

Les théories modernes, sans exception, ont tendance à réduire la religion à un fait purement humain, ce qui revient à la nier, consciemment ou inconsciemment. Les théories de la religion se ramenent à deux types principaux:
- le type „psychologique”, qui prétend l’expliquer par la nature de l’individu humain;
- le type „sociologique”, qui veut y voir un fait d’ordre exclusivement humain.

L’originalité de Bergson est d’avoir accepté les deux explications. Il évite d’utiliser le mot «vérité», il le remplace par «réalité», qui pour lui ne désigne que ce qui est soumis à un changement continuel.

Ce que Bergson appelle la „religion dynamique”, la religion intérieur, n’est en fait que totalement autre chose que la vraie religion, parce qu’elle n’a pas de dogmes ni de rites (considérés figés). Il ne reste qu’une vague „religieusité”, aspiration confuse vers un „idéal” quelconque. „C’est cette «religiosité» que Bergson prend pour une religion supérieure, croyant ainsi, comme tous ces qui obéissent aux mêmes tendances, «sublimer» la religion alors qu’il n’a fait que la vider de tout son contenu positif, parce qu’il n’y a effectivement, dans celui-ci, rien qui soit compatible avec ses conceptions […].” (p. 217)

Aucune théorie psychologique n’est allée plus loin que le «sentiment religieux», qui n’est pas, et ne peut pas être, la religion.

Sur Bergson: „Nous admirons l’intrépidité avec laquelle ce philosophe, enfermé dans son cabinet, et d’ailleurs bien garanti contre les attaques de certaines influences qui assurément n’auraient garde de s’en prendre à un auxiliaire aussi précieux qu’inconscient, nie a priori tout ce qui ne rentre pas dans le cadre de ses théories […].” (p. 219)

„[…] et comment un philosophe pourrait-il comprendre qu’il devrait, tout comme le commun des mortels, s’abstenir de parler de ce qu’il ne connaît pas?” (p. 220)

Dans la contre-tradition la magie joue un rôle croissant.

„[…] les philosophes profanes, dans des cas de ce genre [Bergson et William James – n.n.] ne sont généralement aptes qu’à jouer un rôle de dupes, et à servir ainsi d’«intermédiaires» inconscients pour en duper beaucoup d’autres; quoi qu’il en soit, en fait de «superstition», il n’y eut assurément jamais mieux, en cela donne la plus juste idée de ce que vaut réellement toute cette «philosophie nouvelle», comme se plaisent à l’appeler ses partisans!” (p. 220-221)

XXXIV. Les méfaits de la psychanalyse
Note en bas de page: „Une remarque en passant: pourquoi les principaux représentants des tendances nouvelles, comme Einstein en physique, Bergson en philosophie, Freud en psychologie, et bien d’autres encore de moindre importance, sont-ils à peu près tous d’origine juive, sinon parce qu’il y a là quelque chose qui correspond exactement au côté «maléfique» et dissolvant du nomadisme dévié, lequel prédomine inévitablement chez les Juifs détachés de leur tradition?” (p. 222)

Dans la psychologie apparaissent les mêmes tendances que dans la philosophie, mais plus inquiétantes, parce que elles y trouvent une application pratique dangereuse. La plus répandue est la psychanalyse.

„[…] un des caractères les plus singuliers de la science moderne n’est-il pas de ne jamais savoir exactement à quoi elle a affaire en réalité, même quand il s’agit simplement des forces du domaine corporel?” (p. 222)

La psychologie actuelle n’envisage que le „subconscient”, et jamais le „superconscient”. Certains parlent même d’«inconscient». Les psychologues considèrent les états d’autant plus «profonds» qu’ils sont plus inférieurs. C’est un indique suplémentaire qu’il s’agit d’une route à l’encontre la spiritualité, la seule vraiment profonde, parce qu’elle touche au principe et au centre même de l’être.

Le domaine de la psychologie ne s’étendant jamais vers le haut, quand il lui arrive quelque chose qui tient du superconscient, elle prétend l’annexer au subconscient.

Les interprétation psychanalytiques du symbolisme ont un caractère satanique. „[…] le caractère généralement ignoble et répugnant des interprétations psychanalytiques constitue, à cet égard, une «marque» qui ne saurait tromper; et ce qui est encore particulièrement significatif à notre point de vue, c’est que […] cette même marque se retrouve précisément aussi dans certaines manifestations spirites […].” (p. 225)

L’usage thérapeutique de la psychanalyse ne peut être qu’extrêmement dangereux pour ceux qui s’y soumettent. De la même façon se comporte la radiesthésie.

„En réalité, la psychanalyse ne peut avoir pour effet que d’amener à la surface, en le rendant clairement conscient, tout le contenu de ces «bas-fonds» de l’être qui forment ce qu’on appelle proprement le «subconscient»; cet être, d’ailleurs, est déjà psychiquement faible par hypothèse, puisque, s’il en était autrement, il n’éprouverait aucunement le besoin de recourir à un traitement de cette sorte; il est donc d’autant moins capable de résister à cette «subversion», et il risque fort de sombrer irrémédiablement dans ce chaos de forces ténébreuses imprudemment déchaînées; si cependant il parvient malgré tout à y échapper, il en gardera du moins, pendant toute sa vie, une empreinte qui sera en lui comme une «souillure» ineffaçable.” (p. 226)

La psychanalyse est une parodie profane de la descente aux Enfers. En fait, il s’agit d’une contrefaçon, d’une „chute dans le bourbier”. „[…] on sait que ce «bourbier» avait notamment sa figuration sur la route qui menait à Eleusis, et que ceux qui y tombaient étaient des profanes qui prétendaient à l’initiation sans être qualifiés pour la recevoir, et qui n’étaient donc victimes que de leur propre imprudence.” (p. 227)

Celui qui veut pratiquer la psychanalyse doit se laisser psychanalyser lui-même. Cela implique la reconnaissance du fait ce l’être qui a subi cette opération n’est plus jamais tel qu’il était auparavant, il en porte une empreinte ineffaçable, comme l’initiation, mais à l’envers. Il s’agit d’une transmission initatique, du développement du psychisme inférieur.

„[…] la psychanalyse présente, par ce côté, une ressemblance plutôt terrifiante avec certains «sacrements du diable»!” (p. 229)

XXXV. La confusion du psychique et du spirituel
Dans le monde moderne il y a une confusion très répandue entre le psychique et le spirituel. Depuis longtemps les Occidentaux ne savent plus distinguer l’âme et l’esprit.

Rien n’est mauvais à 100%: „[…] en somme, tout dépend de l’usage qui est fait d’un tel développement, et, avant tout, il est nécessaire de considérer s’il est pris pour une fin en soi, ou au contraire pour un simple moyen en vue d’atteindre un but d’ordre supérieur.” (p. 231)

Tout peut servir d’occasion ou de support à celui qui s’engage dans la voie qui doit mener à une réalisation spirituelle. Tout comme n’importe quoi peut être un obstacle, si l’être s’y arrête et se laisse illusionner par l’apparence de «réalisation».

Sur la contre-initiation: „C’est là, en effet, prendre littéralement la spiritualité «à rebours», lui substituer ce qui en est véritablement l’inverse, puisqu’il conduit inévitablement à sa perte définitive, et c’est en quoi consiste le «satanisme» proprement dit; qu’il soit du reste conscient ou inconscient suivant les cas, cela change assez peu les résultats; et il ne faut pas oublier que le «satanisme inconscient» de certains, plus nombreux que jamais à notre époque de désordre étendu à tous les domaines, n’est véritablement, au fond, qu’un instrument au service du «satanisme conscient» des représentants de la «contre-initiation».” (p. 234)

Ceux qui recherchent la réalisation supérieure pour faire des „phénomènes” ne savent pas que ces derniers peuvent être tout à fait semblables chez un saint et chez un sorcier, donc n’ont aucune valeur en soi.

XXXVI. La pseudo-initiation
Satan est l’esprit de négation et de subversion – la contre-initiation.

„La «pseudo-initiation» n’est réellement qu’un des produits de l’état de désordre et de confusion provoqué, à l’époque moderne, par l’action «satanique» qui a son point de départ conscient dans la «contre-initiation»; […].” (p. 236)

„[…] il faut ajouter encore […] que les rites, en vertu de leur nature «sacrée» au sens le plus strict du mot, sont quelque chose qu’il n’est jamais possible de simuler impunément.” (p. 237)

Les organisations „pseudo-initiatiques” fabriquent pour leurs membres une fausse tradition à l’aide du syncrétisme qui consiste à rassembler des éléments empruntés un peu partout, saus aucune compréhension réelle de leur véritable signification. Ces éléments sont groupés autour des „idées directrices”, qui sont tout à fait modernes et profanes. Le résultat ne peut être qu’antitraditionnel.

Le théosophisme, tradition pseudo-orientale, s’est formé par le syncrétisme. Il n’a en commun avec les doctrines orientales qu’une terminologie mal comprise et mal appliquée.

„Si l’on faisait remarquer après cela, comme une sorte de circonstance atténuante, qu’il y a presque toujours là-dedans, malgré tout, quelques éléments dont la provenance est réellement traditionnelle, nous répondrons ceci: toute imitation, pour se faire accepter, doit naturellement prendre au moins quelques-uns des traits de ce qu’elle simule, mais c’est bien là ce qui en augmente encore le danger; le mensonge le plus habile, et aussi le plus funeste, n’est-il pas précisément celui qui mélange de façon inextricable le vrai avec le faux, s’efforçant ainsi de faire servir celui-là au triomphe de celui-ci?” (p. 245-246)

XXXVII. La duperie des «prophéties»
Les prophéties sont uniquement dans les Livres sacrées de différentes traditions. Tout autre chose n’est que prédiction.

Même s’il y a dans les prédictions certains choses vraies, tout est déformé et source de subversion.

Toujours la théorie de la conspiration: „[…] il y a là comme une sorte d’«épidémie» psychique éminemment contagieuse, mais qui rentre trop bien dans le plan de subversion pour être «spontanée», et qui, comme toutes les autres manifestations du désordre moderne (y compris les révolutions que les naïfs croient aussi «spontanées»), suppose forcément une volonté consciente à son point de départ.” (p. 249-250)

La mode représente le changement incessant et sans but, en contraste avec la stabilité et l’ordre qui règnent dans les civilisations traditionnnelles.

Le temps auquel remonte la déviation moderne: du XIVe au XVIe siècle.

„[…] le diable est assurément fort habile, mais pourtant il ne peut jamais s’empêcher d’être ridicule par quelque côté!” (p. 252)

Les prophéties de la Grande Piramide, basées sur des calculs mal définis, annoncent l’entrée de l’humanité dans une nouvelle ère.

„Au fond, il s’agit surtout actuellement, pour certains, de créer un «état d’esprit» favorable à la réalisation de «quelque chose» qui rentre dans leurs desseins, et qui peut sans doute se trouver différé par l’action d’influences contraires, mais qu’ils espèrent bien amener ainsi à se produire un peu plus tôt ou un peu plus tard; il nous reste à voir plus exactement à quoi tend cette entreprise «pseudo-spirituelle», et il faut bien dire, sans vouloir pour cela être aucunement «pessimiste» (d’autant plus qu’«optimisme» et «pessimisme» sont, comme nous l’avons expliqué en d’autres occasions, deux attitudes sentimentales opposées qui doivent rester également étrangères à notre point de vue strictement traditionnel), que c’est là une perspective fort peu rassurante pour un assez prochain avenir.” (p. 253-254)

XXXVIII. De l’antitradition à la contre-tradition
L’antitradition, qui n’est qu’une déviation, a pour l’expression la plus complète le matérialisme, tel qu’il régnait à la fin du XXe siècle.

La contre-tradition contrefait les idées traditionnelles.

„[…] le triomphe apparent de la «contre-tradition» ne sera que passager, et que c’est au moment même où il semblera le plus complet qu’elle sera détruite par l’action d’influences spirituelles qui interviendront alors pour préparer immédiatement le «redressement» final […]” (p. 256)

Théorie de la conspiration: „[…] en effet, c’est évidemment celle-ci [la contre-tradition, n.n.] qui, après avoir travaillé constamment dans l’ombre pour inspirer et diriger invisibilement tous les «mouvements» modernes, en arrivera en dernier lieu à «extérioriser», si l’on peut s’exprimer ainsi, quelque chose qui sera comme la contrepartie d’une véritable tradition, du moins aussi complètement et aussi exactement que le permettent les limites qui s’imposent nécessairement à toute contrefaçon possible.” (p. 256)

La contre-tradition ne sera jamais qu’une parodie, la plus extrême et la plus immense.

Dans l’ésotérisme islamique, il est dit que celui qui se présente à une certaine «porte», sans y être parvenu par une voie normale et légitime, voit cette porte se fermer devant lui et est obligé de retourner en arrière, non pas cependant comme un simple profane, ce qui est désormais impossible, mais comme sâher (sorcier ou magicien opérant dans le domaine des possibilités subtiles d’ordre inférieur).

Ayliyâ esh-Shaytân – saints de Satan;
Ayliyâ er-Rahman – saints d’Allah.

Même la contre-initiation fait partie du plant providentiel pour l’ordre total.

XXXIX. La grade parodie ou la spiritualité à rebours
La contre-tradition est une spiritualité à rebours.

Beaucoup de personnes ont l’idée éronnée qu’il y a deux principes (le Bien et le Mal) qui luttent l’un contre l’autre. L’idée est éronnée, parce qu’elle met le Satan au même niveau que Dieu. „Cette conception, en effet, revient à affirmer une dualité principielle radicalement irréductible, ou, en d’autres termes, à nier l’Unité suprême qui est au delà de toutes les oppositions et de tous les antagonismes; qu’une telle négation soit le fait des adhérents, il n’y a pas lieu de s’en étonner, et elle peut même être sincère de leur part, puisque le domaine métaphysique leur est complètement fermé; qu’il soit nécessaire pour eux de répandre et d’imposer cette conception, c’est encore plus évident, car c’est seulement par là qu’ils peuvent réussir à se faire prendre pour ce qu’ils ne sont pas et ne peuvent pas être réellement, c’est-à-dire pour les représentants de quelque chose qui pourrait être mis en parallèle avec la spiritualité et même l’emporter finalement sur elle.” (p. 261-262)

La contre-tradition propage l’idée d’un Saint-Empire à rebours, conduit par un Antéchrist qui ne sera qu’un Chakravartî à l’envers. En arabe il est désigné par dajjâl (imposteur).

Sur la contre-tradition et le règne de l’Antéchrist: „Ce ne sera plus le «règne de la quantité», qui n’était en somme que l’aboutissement de l’«antitradition»; ce sera au contraire, une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d’une qualité prise au rebours de sa valeur légitime et normale; après l’«égalitarisme» de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une hiérarchie inversée, c’est-à-dire proprement une «contre-hiérarchie», dont le sommet sera occupé par l’être qui, en réalité, touchera de plus près que tout autre au fond même des «abîmes infernaux».” (p. 265)

El-Mesîha – Messie
El-Mesîkh – L’Antéchrist (un seul point ajouté à la lettre finale – le personnage est aussi „le déformé”). Comme signe extérieur, il aura des dissymétries corporelles, signe d’un déséquilibre intérieur.

„[…] l’Antéchrist doit évidemment être aussi près que possible de cette «désintégration», de sorte qu’on pourrait dire que son individualité, en même temps qu’elle est développée d’une façon monstrueuse, est pourtant déjà presque annihilée, réalisant ainsi l’inverse de l’effacement du «moi» devant le «Soi», ou, en d’autres termes, la confusion dans le «chaos» au lieu de la fusion dans l’Unité principielle; […].” (p. 266)

„Au surplus, le faux est forcément aussi l’«artificiel», et, à cet égard, la «contre-tradition» ne pourra pas manquer d’avoir encore, malgré tout, ce caractère «mécanique» qui est celui de toutes les productions du monde moderne dont elle sera la dernière; plus exactement encore, il y aura en elle quelque chose de comparable à l’automatisme de ces «cadavres psychiques» dont nous avons parlé précédemment, et elle ne sera d’ailleurs, comme eux, faite que de «résidus» animés artificiellement et momentanément, ce qui explique encore qu’il ne puisse y avoir là rien de durable; cet amas de «résidus» galvanisé, si l’on peut dire, par une volonté «infernale», est bien, assurément, ce qui donne l’idée la plus nette de quelque chose qui est arrivé aux confins mêmes de la dissolution.” (p. 267)

XL. La fin d’un monde
„A la vérité, il peut y avoir ainsi bien des «fins du monde», puisqu’il y a des cycles de durée très diverse, contenus en quelque sorte les uns dans les autres, et que la même notion peut toujours s’appliquer analogiquement à tous les degrés et à tous les niveaux; mais il est évident qu’elles sont d’importance fort inégale, comme les cycles mêmes auxquels elles se rapportent, et, à cet égard, on doit reconnaître que celle que nous envisageons ici a incontestablement une portée plus considérable que beaucoup d’autres, puisqu’elle est la fin d’un Manvantara tout entier, c’est-à-dire de l’existence temporelle de ce qu’on peut appeler proprement une humanité, ce qui, encore une fois, ne veut nullement dire qu’elle soit la fin du monde terrestre lui-même, puisque, par le «redressement» qui s’opère au moment ultime, cette fin même deviendra immédiatement le commencement d’un autre Manvantara.” (p. 268)

L’âge d’or n’est pas pour l’humanité actuelle. Il se situera au commencement du prochain Manvantara.

„[…] on peut dire en toute rigueur que la «fin d’un monde» n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion.” (p. 272)