06 février 2005

René Guénon, Orient et Occident (note de lectura)




Paru chez Editions de la Maisnie, 1987, Paris. Edition princeps en 1924.

„East is East and West is West, and never the twain shall meet […]" Rudyard Kipling (cf. p. 7)

„Tant que les Occidentaux s'imagineront qu'il n'existe qu'un seul type d'humanité, qu'il n'y a qu'une «civilisation» à divers degrés de développement, nulle entente ne sera possible. La vérité, c'est qu'il y a des civilisations multiples, se déployant dans des sens fort différents, et que celle de l'Occident moderne présente des caractères qui en font une exception assez singulière." (p. 8-9)

„[…] il est permis de penser qu'il y a une certaine hiérarchie à observer, et que les choses de l'ordre intellectuel, par exemple, valent plus que celles de l'ordre matériel; s'il en est ainsi, une civilisation qui se montre inférieure sous le premier rapport, tout en étant incontestablement supérieure sous le second, se trouvera encore désavantagée dans l'ensemble, quelles que puissent être les
apparences extérieures; et tel est le cas de la civilisation orientale, si on la compare aux civilisations orientales. Nous savons bien que cette façon de voir choque la grande majorité des Occidentaux, parce qu'elle est contraire à tous leur préjugés; mais, toute question de supériorité à part, qu'ils veuillent bien admettre
du moins que les choses auxquelles ils attribuent la plus grande importance n'intéressent pas forcément tous les hommes au même degré, que certains peuvent même les tenir pour parfaitement négligeables, et qu'on peut faire preuve d'intelligence autrement qu'en construisant des machines. Ce serait déjà quelque chose si les
Européens arrivaient à comprendre cela et se comportaient en conséquence; leurs relations avec les autres peuples s'en trouveraient quelque peu modifiées, et d'une façon fort avantageuse pour tout le monde." (p. 9)

La nécéssité qu'une élite intellectuelle occidentale agisse comme un
ferment pour préparer la conscience publique pour cette rencontre
entre civilisations. Il faut dans ce sens une transformation mentale.
Toute vérité n'est pas bonne à dire.

Première partie. Illusions occidentales

I. Civilisation et progrès

„La civilisation occidentale moderne apparaît dans l'histoire comme
une véritable anomalie: parmi toutes celles qui nous sont connues
plus ou moins complètement, cette civilisation est la seule qui se
soit développée dans un sens purement matériel, et ce développement
monstrueux, dont le début coïncide avec ce qu'on est convenu
d'appeler la Renaissance, a été accompagné, comme il devait l'être
fatalement, d'une régression intellectuelle correspondante; […]" (p.
19)

Le dédain occidental pour les civilisations orientales mais aussi
pour le moyen âge européen.

Pour les occidentaux la science existe uniquement si elle est
susceptible d'aboutir à des applications industrielles.

Descartes a limité l'intelligence à la raison et a assigné le rôle de
la métaphysique à la physique.

„Le rationalisme, impuissant à s'élever jusqu'à la vérité absolue,
laissait du moins subsister la vérité relative; l'intuitionisme
contemporain rabaisse cette vérité à n'être plus qu'une
représentation de la réalité sensible, dans tout ce qu'elle a
d'inconsistant et d'incessamment changeant; enfin, le pragmatisme
achève de faire évanouir la notion même de vérité en l'identifiant à
celle d'utilité, ce qui revient à la supprimer purement et
simplement." (p. 21)

Dans le monde moderne le problème de la Vérité disparaît; on se
contente de régler tout en faisant appel aux applications
industrielles et à la morale, deux domaines qui se passent très bien
de la Vérité.

„Mais ce qu'il y a peut-être de plus extraordinaire, c'est la
prétention de faire de cette civilisation anormale le type même de
toute civilisation, de la regarder comme «la civilisation» par
excellence, voire même comme la seule qui mérite ce nom." (p. 22)

Le progrès est envisagé comme une croyance absolue.

„Ainsi le mot civilisation n'a pas plus d'un siècle et demi
d'existence. Il n'a fini par entrer dans le dictionnaire de
l'Académie qu'en 1835, il y a un peu moins de cent ans…" (p. 23)

La vie des mots n'est pas indépendente de la vie des idées – le mot
civilisation s'est répandu au XIXe à cause des idées nouvelles. Les
découvertes scientifiques, le développement de l'industrie, du
commerce, de la prospérité et du bien-être, avaient créé une sorte
d'enthousiasme et même de prophétisme. C'est l'utopiste Fourier qui a
appelé la période contemporaine „civilisation" et a confondu la
civilisation avec l'âge moderne…

Personne n'a défini le terme civilisation.

„Ainsi, ces deux idées de «civilisation» et de «progrès», qui sont
fort étroitement associées, ne datent l'un et l'autre que de la
seconde moitié du XVIIIe, c'est-à-dire de l'époque qui, entre autres
choses, vit naître aussi le matérialisme […]" (p. 24)

„L'histoire vraie peut-être dangereuse pour certains intérêts
politiques; et on est en droit de se demander si ce n'est pas pour
cette raison que certaines méthodes, en ce domaine, sont imposées
officiellement à l'exclusion de toutes les autres: consciemment ou
non, on écarte a priori tout ce qui permettrait de voir clair en bien
des choses, et c'est ainsi que se forme l'«opinion publique»." (p. 24)

Les progrès et les regrès sont normaux dans une civilisations, ils
peuvent alterner ou coexister dans des domaines différents.

„Certes, «le Progrès» et «la Civilisation», avec des majuscules, cela
peut faire un excellent effet dans certaines phrases aussi creuses
que déclamatoires, très propres à impressionner la foule pour qui la
parole sert moins à exprimer la pensée qu'à suppléer à son absence; à
ce titre, cela joue un rôle des plus importants dans l'arsenal de
formules dont les «dirigeants» contemporains se servent pour
accomplir la singulière œuvre de suggestion collective sans laquelle
la mentalité spécifiquement moderne ne saurait subsister bien
longtemps." (p. 26)

„Sans doute, le pouvoir des mots s'est déjà exercé plus ou moins en
d'autres temps que le nôtre; mais ce dont on n'a pas d'exemple, c'est
cette gigantesque hallucination collective par laquelle toute une
partie de l'humanité en est arrivée à prendre les plus vaines
chimères pour d'incontestables réalités; et, parmi ces idoles de
l'esprit moderne, celles que nous dénonçons présentement sont peut-
être les plus pernicieuses de toutes." (p. 26)

Pascal (dans Traité du vide) et Bacon (Antiquitas sœculi, juventus
mundi.) ont considéré que l'humanité, dans son ensemble, suit un
développement continu et unilinéaire (ce qui est un sophisme).

L'histoire nous montre des civilisations qui se développent se se
meurent sans transmettre leurs connaissances. Il y a aussi des
civilisations qui ne se pénètrent pas, comme s'est le cas de l'Orient
et l'Occident.

„Au fond, l'origine de l'illusion qui s'est exprimée chez Pascal est
tout simplement celle-ci: les Occidentaux, à partir de la
Renaissance, ont pris l'habitude de se considérer exclusivement comme
les héritiers et les continuateurs de l'antiquité gréco-romaine, et
de méconnaître ou d'ignorer systématiquement tout le reste; c'est ce
que nous appelons le «préjugé classique». L'humanité dont parle
Pascal commence aux Grecs, elle se continue avec les Romains, puis il
y a dans son existence une discontinuité correspondant au moyen âge,
dans lequel il ne peut voir, comme tous les gens du XVIIe, qu'une
période de sommeil; enfin vient la Renaissance, c'est-à-dire le
réveil de cette humanité, qui, à partir de ce moment, sera composée
de l'ensemble des peuples européens." (p. 28)

L'erreur consiste à prendre la partie pour le tout: les psychologues
analysent un seul type humain, l'occidental moderne, et étendent les
résultats obtenus jusqu'à prétendre en faire des caractères de
l'homme en général.

Turgot et Condorcet ont étendue l'idée de progrès à tous les domaines
d'activité.

Un autre nom pour progrès: «évolution».

Progrès et civilisation – „dogmes modernes." (p. 30)

Les branches du «progrès»: le progrès matériel et le progrès moral
(seules qui sont comprises dans l'idée courante de «civilisation»).
Il y en a qui parlent aussi de «progrès scientifique», concept qui
s'applique surtout au développment des sciences expérimentales et de
leurs applications.

En réalité, il s'agit de décadence, de déchéance intellectuelle.

„[…] elle [la science] se réduit pour eux, non plus même à la raison
au sens cartésien, mais à la plus infime partie de cette raison, à
ses opérations les plus élémentaires, à ce qui demeure toujours en
étroite liaison avec ce monde sensible dont ils ont fait le champ
unique et exclusif de leur manifestation." (p. 31)

„Développement matériel et intellectualité pure sont vraiment en sens
inverse; qui s'enfonce dans l'un s'éloigne nécessairement de l'autre;
que l'on remarque bien, d'ailleurs, que nous disons ici
intellectualité, non rationalité, car le domaine de la raison n'est
qu'intermédiaire, en quelque façon, entre celui des sens et celui de
l'intellect supérieur: si la raison reçoit un reflet de ce dernier,
alors même qu'elle le nie et se croit la plus haute faculté de l'être
humain, c'est toujours des données sensibles que sont tirées les
notions qu'elle élabore." (p. 31-32)

L'opposition sentimentalité / matérialisme ne résouta pas les
problèmes: „En fait, matérialité et sentimentalité, bien loin de
s'opposer, ne peuvent guère aller l'une sans l'autre, et toutes deux
acquièrent ensemble leur développement le plus extrême; nous en avons
la preuve en Amérique, où, comme nous avons eu l'occasion de le faire
remarquer dans nos études sur le théosophisme et le spiritisme, les
pires extravagances «pseudo-mystiques» naissent et se répandent avec
une incroyable facilité, en même temps que l'industrialisme et la
passion des «affaires» sont poussés à un degré qui confine à la folie
[…]" (p. 33)

En vérité, le matérialisme et le sentimentalité ne constituent pas un
équilibre, mais l'addition de deux déséquilibres…

Il ne faut pas contester l'existence du progrès matériel, mais son
importance.

„Au fond, la croyance au progrès indéfini n'est que la plus naïve et
la plus grossière de toutes les formes de l'«optimisme»; quelles que
soient ses modalités, elle est donc toujours d'essence sentimentale,
même lorsqu'il s'agit du «progrès matériel»." (p. 35)

Il serait mieux de dire développement au lieu de progrès, à cause de
la valorisation qui est accordée au dernier.

„Le monde moderne a proprement inversé les rapports naturels des
divers ordres; encore une fois, amoindrissement de l'ordre
intellectuel (et même absence de l'intellectualité pure), exagération
de l'ordre matériel et de l'ordre sentimental, tout cela se tient, et
c'est tout cela qui fait de la civilisation occidentale actuelle une
anomalie, pour ne pas dire une monstruosité." (p. 36-37)

Les Occidentaux ont la tendance de juger les autres selon leur point
de vue, en leur prêtant leurs préoccupations et leurs façons de
penser.

„La science occidentale est analyse et dispersion; la connaissance
orientale est synthèse et concentration […]" (p. 37)

Dans la «civilisation» occidentale manque un principe supérieur .

„[…] de quel droit les Occidentaux prétendraient-ils imposer à tous
leur propre appréciation? Ils ne devraient pas oublier, d'ailleurs,
qu'ils ne sont qu'une minorité dans l'ensemble de l'humanité
terrestre; évidemment, cette considération de nombre ne prouve rien à
nos yeux, mais elle devrait faire quelque impression sur des gens qui
ont inventé le «suffrage universel» et qui croient à sa vertu." (p.
38)

Au nom de la «liberté» les américains veulent contraindre tout le
monde à les imiter.

„Ce que les Occidentaux appellent progrès, ce n'est pour les
Orientaux que changement et instabilité; et le besoin de changement,
si caractéristique de l'époque moderne, est à leurs yeux une marque
d'infériorité manifeste: celui qui est parvenu à un état d'équilibre
n'éprouve plus ce besoin, de même que celui qui sait ne cherche
plus." (p. 38)

„[…] que serait si les Orientaux voulaient aussi, à l'instar des
Occidentaux, et par les mêmes moyens qu'eux, imposer leur manière de
voir? Mais qu'on se rassure: rien n'est plus contraire à leur nature
que la propagande, et ce sont là des soucis qui leur sont
parfaitement étrangers; sans prêcher la «liberté», ils laissent les
autres penser ce qu'ils veulent, et même ce qu'on pense d'eux leur
est fort indifférent. Tout ce qu'ils demandent, au fond, c'est qu'on
leur laisse tranquilles; mais c'est ce que refusent d'admettre les
Occidentaux, qui sont allés les trouver chez eux, il ne faut pas
l'oublier, et qui s'y sont comportés de telle façon que les hommes
les plus paisibles peuvent à bon droit en être exaspérés. Nous nous
trouvons ainsi en présence d'une situation de fait qui ne saurait
durer indéfiniment; il n'est qu'un moyen pour les Occidentaux de se
rendre supportables: c'est, pour employer le langage habituel de la
politique coloniale, qu'ils renoncent à l'«assimilation» pour
pratiquer l'«association», et cela dans tous les domaines; mais cela
seul exige déjà une certaine modification de leur mentalité, et la
compréhension de quelques-unes au moins des idées que nous exposons
ici." (p. 39)


II. La superstition de la science

„La «Science», avec une majuscule, comme le «Progrès»,
la «Civilisation», comme le «Droit», la «Justice» et la «Liberté»,
est encore une de ces entités qu'il vaut mieux ne pas chercher à
définir, et qui risquent de perdre tout leur prestige dès qu'on les
examine d'un peu trop près. Ttoutes les soi-disant «conquêtes» dont
le monde moderne est si fier se réduisent ainsi à de grands mots
derrière lesquels il n'y a rien ou pas grand'chose: suggestion
collective, avons-nous dit, illusion qui, pour être partagée par tant
d'individus et pour se maintenir comme elle le fait, ne saurait être
spontanée […]" (p. 41)

Sur ces mots-idoles cités ci-dessus: „Ce sont de véritables idoles,
les divinités d'une sorte de «religion laïque» qui n'est pas
nettement définie, sans doute, et qui ne peut pas l'être, mais qui
n'en a pas moins une existence très réelle […]" (p. 42)

Le «libre examen» signifie en pratique la suppression de tout
principe supérieur dans la pensée.

La «tolérance» est l'indifférence à l'égard de la vérité et de
l'erreur. „Qu'on nous comprenne bien: nous n'en tendons point blâmer
la tolérance pratique, qui s'exerce envers les individus, mais
seulement la tolérance théorique, qui prétend s'exercer envers les
idées et leur reconnaître à toutes les mêmes droits, ce qui devrait
logiquement impliquer un scepticisme radical; et d'ailleurs nous ne
pouvons nous empêcher de constater que, comme tous les
propagandistes, les apôtres de la tolérance sont très souvent, en
fait, les plus intolérants des hommes." (p. 42-43)

Le rationalisme moderne commence à Descartes. Les réactions des
sentimentalistes (comme Rousseau) et des intuitionistes (comme Henri
Bergson) ne sont pas des récupérations pour autant.

„[…] nous ne croyons pas au hasard, et nous sommes persuadé que tout
ce qui existe doit avoir une cause […]" (p. 45)

„La science occidentale est un savoir ignorant" (R. Ramanathan, The
Miscarriage of Life, dans Hibbert Journal, VII, 1; cité par Benjamin
Kidd, La Science de la Puissance, p. 110)

La science moderne occidentale est „[…] un savoir irrémédiablement
borné, ignorant de l'essentiel, un savoir qui manque de principe,
comme tout ce qui appartient en propre à la civilisation occidentale
moderne. La science, telle que la conçoivent nos contemporains, est
uniquement l'étude des phénomènes du monde sensible, et cette étude
est entreprise et menée de telle façon qu'elle ne peut, nous y
insistons, être rattachée à aucun principe d'un ordre supérieur;
ignorant résolument tout ce qui la dépasse, elle se rend ainsi
pleinement indépendante dans son domaine, cela est vrai, mais cette
indépendance dont elle se glorifie n'est faite que de sa limitation
même. Bien mieux, elle va jusqu'à nier ce qu'elle ignore, parce que
c'est là le seul moyen de ne pas avouer cette ignorance […]" (p. 46)

Parti pris des scientifiques: l'homme s'est proposé uniquement une
explication des phénomènes naturels.

Affirmer qu'il existe un „inconnaissable" (Spencer) est faire d'une
affirmation d'ignorance une profession de foi.

Une prétendue doctrine: „agnosticisme".

La raison est bornée et limitée; elle constitue une des portions
inférieures de l'intelligence.

L'esprit de négation est une caractéristique du monde moderne.

Kant a déclaré que „la philosophie est, non un instrument pour
étendre la connaissance, mais une discipline pour la limiter" (Kritik
der reinen Vernunft, éd. Hartenstein, p. 256)

La science occidentale se considère indépendante et autonome, et pour
cela elle doit nier tout aspect supérieur et sacré.

La métaphysique est connaissance intellectuelle pure et transcendante.

„Presque tous les philosophes modernes sont rationalistes, d'une
façon plus ou moins étroite, plus ou moins explicite; chez ceux qui
ne le sont pas, il n'y a que sentimentalisme et volontarisme, ce qui
n'est pas moins antimétaphysique, parce que, si l'on admet alors
quelque chose d'autre que la raison, c'est au-dessous d'elle qu'on le
cherche, au lieu de le chercher au-dessus; l'intellectualisme
véritable est au moins aussi éloingée du rationalisme que peut l'être
l'intuitionnisme contemporain, mais il l'est exactement en sens
invers." (p. 51)

Traits de la pensée moderne:
- absence complète de la connaissance métaphysique;

- négation de toute connaissance autre que scientifique;

- limitation arbitraire de la connaissance scientifique elle-même à
certains domaines particuliers à l'exclusion des autres.

„La métaphysique est la connaissance des principes d'ordre universel,
dont toutes choses dépendent nécessairement, directement ou
indirectement; là où la métaphysique est absente, toute connaissance
qui subsiste, dans quelque ordre que ce soit, manque donc
véritablement de principe, et, si elle gagne par là quelque chose en
indépendance (non de droit, mais de fait), elle perd bien davantage
en portée et en profondeur." (p. 52)

La science occidentale est de surface, elle se disperse dans la
multiplicité des aspects extérieurs.

Observation intéressante: „[…] il ne semble pas qu'une théorie
scientifique de quelque ampleur soit capable de durer plus d'un demi-
siècle au maximum." (p. 52)

La méthode selon laquelle on peut arriver à une synthèse à la suite
d'une analyse est fausse: „Les fausses syntèses, qui s'efforcent de
tirer le supérieur de l'inférieur (curieuse transposition de la
conception démocratique), ne peuvent jamais être qu'hypothétiques;
[…] (p. 53)

La vraie synthèse part de principes, mais il faut de vrais principes,
et non pas d'hypothèses scientifiques.

„[…] les sciences, même expérimentales, ont en Orient une base
traditionnelle, nous voulons dire que, contrairement à ce qui a lieu
en Occident, elles sont toujours rattachées à certains principes;
ceux-ci ne sont jamais perdus de vue, et les choses contingentes
elles-mêmes semblent ne valoir la peine d'être étudiées qu'en tant
que conséquences et manifestations extérieures de quelque chose qui
est d'un autre ordre." (p. 54)

La science occidentale moderne: „est en parfaite harmonie avec les
besoins d'une civilisation purement matérielle." (p. 56)

Confusion moderne: on appele „science" ce qui est en
fait „industrie"; on désigne sous le nom de „savant" ce qui en fait
est un ingénieur, un inventeur ou un constructeur de machines.

„La propagande et la vulgarisation ne sont même possibles qu'au
détriment de la vérité: prétendre mettre celle-ci «à la portée de
tout le monde», la rendre accessible à tous indistinctement, c'est
nécessairement l'amoindrir et la déformer, car il est impossible
d'admettre que tous les hommes soient également capables de
comprendre n'importe quoi; ce n'est pas une question d'instruction
plus ou moins étendue, c'est une question d'«horizon intellectuel»,
et c'est là quelque chose qui ne peut se modifier, qui est inhérent à
la nature même de chaque individu humain." (p. 59)

Le désir de vulgarisation rend toutes les conceptions scientifiques
et philosophiques de notre époque très médiocres.

„Quoi que certains puissent en dire, la constitution d'une élite
quelconque est inconciliable avec l'idéal démocratique; ce qu'exige
celui-ci, c'est la distribution d'un enseignement rigoureusement
identique aux individus les plus inégalement doués, les plus
différents d'aptitudes et de tempérament; […]" (p. 60)

L'enseignement européen amène à l'anarchie et au désordre: „Une demi-
science acquise par de telles lectures, ou par un enseignement dont
tous les éléments sont puisés dans des manuels de même valeur, est
autrement néfaste que l'ignorance pure et simple; mieux vaut ne rien
connaître du tout que d'avoir l'esprit encombré d'idées fausses,
souvent indéracinables, surtout lorsqu'elles ont été inculquées dès
le plus jeune âge. L'ignorant garde du moins la possibilité
d'apprendre s'il en trouve l'occasion; il peut posséder un
certain «bon sens» naturel, qui, joint à la conscience qu'il a
ordinairement de son incompétence, suffit à lui éviter bien des
sottises. L'homme qui a reçu une demi-instruction, au contraire, a
presque toujours une mentalité déformée, et ce qu'il croit savoir lui
donne une telle suffisance qu'il s'imagine pouvoir parler de tout
indistinctement; il le fait à tort à travers, mais d'autant plus
facilement qu'il est plus incompétent; toutes choses paraissent si
simples à celui qui ne connaît rien!" (p. 61)

„Aux yeux des Orientaux, ce dont l'étude ne requiert aucune
qualification particulière ne peut avoir grande valeur et ne saurait
rien contenir de vraiment profond […]" (p. 61)

Sur la science occidentale et son enseignemnt: „[…] ce savoir est
superficiel et factice, nous signalerons que les méthodes
d'instruction en usage ont pour effet de mettre la mémoire presque
entièrement à la place de l'intelligence; ce qu'on demande aux
élèves, à tous les degrés de l'enseignement, c'est d'accumuler des
connaissances, non de les assimiler, on s'applique surtout aux choses
dont l'étude n'exige aucune compréhension […]" (p. 62)

La superstition de la science et de l'étiquette „scientifique".

La propagande „scientiste" a sévit sous deux formes:
○ l'instruction obligatorie;

○ la vulgarisation.

L'«égalité» se réduit pour les Occidentaux, dès qu'ils sortent de
chez eux, à l'uniformité.

L'orgueil, tout comme l'humilité, sont des choses bien occidentales.
Les deux sentiments sont étrangers à la sagesse orientale. L'humilité
cache aussi une certaine forme d'orgueil, parce qu'on accorde à
l'homme une supériorité qui lui fait défaut.

III. La superstition de la vie

Les Occidentaux reprochent aux civilisation orientales leur caractère
de fixité, de stabilité, qui leur apparaît comme la négation du
progrès.

Le caractère des civilisations orientales participe à l'immutabilité
des principes. Si elles changent, il s'agit uniquement d'adaptation.

La civilisation occidentale manque de principe, et c'est pourquoi
elle est éminement changeante.

„L'Occidental, mais spécialement l'Occidental moderne (c'est toujours
de celui-là que nous voulons parler), apparaît comme essentiellement
changeant et inconstant, comme voué au mouvement sans arrêt et à
l'agitation incessante, et n'aspirant d'ailleurs point à en sortir;
son état est, en somme, celui d'un être qui ne peut parvenir à
trouver son équilibre, mais qui, ne le pouvant pas, refuse d'admettre
que la chose soit possible en elle-même ou simplement souhaitable, et
va jusqu'à tirer vanité de son impuissance. Ce changement où il est
enfermé et dans lequel il se complaît, dont il n'exige point qu'il le
mène à un but quelconque, parce qu'il en est arrivé à l'aimer pour
lui-même, c'est là, au fond, ce qu'il appelle «progrès», comme s'il
suffisait de marcher dans n'importe quelle direction pour avancer
sûrement; mais avancer vers quoi, il ne songe même pas à se le
demander; et la dispersion dans la multiplicité qui est inévitable
conséquence de ce changement sans principe et sans but, et même sa
seule conséquence dont la réalité ne puisse être contestée, il
l'appelle «enrichissement»: encore un mot qui, par le grossier
matérialisme de l'image qu'il évoque, est tout à fait typique et
représentatif de la mentalité moderne." (p. 76-77)

Le goût occidental pour la recherche sans finalité, rien que pour soi.

L'Occidental appelle „«mort» tout ce qui constitue un aboutissement
définitif, comme il nomme «vie» ce qui n'est qu'agitation stérile. Le
goût maladif de la recherche, véritable «inquiétude mentale» sans
terme et sans issue, se manifeste tout particulièrement dans la
philosophie moderne, dont la plus grande partie ne représente qu'une
série de problèmes tout artificiels, qui n'existent que parce qu'ils
sont mal posés, qui ne naissent et ne subsistent que par des
équivoques soigneusement entrentenues; […]" (p. 78)

„[…] dénoncer le sentimentalisme, ce n'est point nier la
sentimentalité, pas plus que dénoncer le rationalisme ne revient à
nier la raison; sentimentalisme et rationalisme ne représentent
pareillement que des abus, encore qu'ils apparaissent à l'Occident
moderne comme les deux termes d'une alternative dont il est incapable
de sortir." (p. 79)

L'esprit moderne est presque uniquement tourné vers l'extérieur.

Les Grecs étaient incapables de se libérer de la forme; les modernes
semblent surtout inaptes à se dégager de la matière.

„[…] l'évolutionisme est comme un produit de ces deux grandes
superstitions modernes, celle de la science et celle de la vie, et ce
qui fait son succès, c'est précisément que le rationalisme et le
sentimentalisme y trouvent l'un et l'autre leur satisfaction […]" (p.
83-84)

Bergson imagine Dieu même comme une entité en mouvement.

„Ce sont donc bien ces idées de vie et d'action qui constituent, chez
nos contemporains, une véritable hantise, et qui se transportent dans
un domaine qui voudrait être spéculatif; en fait, c'est la
suppression de la spéculation au profit de l'action qui envahit et
absorbe tout." (p. 84)

Les pragmatistes nient la vérité à cause de son inutilité immédiate.

„Vie et action sont étroitement solidaires; le domaine de l'une est
aussi celui de l'autre, et c'est dans ce domaine limité que se tient
toute la civilisation occidentale, aujourd'hui plus que jamais." (p.
85)

La théorie extrême-orientale de la non-action n'est pas accessible à
la mentalité occidentale, parce qu'il n'est pas concevable pour un
occidental ordinaire qu'on puisse se libérer de l'action.

Agir pour le plaisir d'agir, cela ne peut s'appeler qu'agitation.

L'état de l'Occident ne peut pas durer indéfiniment, et un changement
de direction s'imposera tôt ou tard.

Le «moralisme» n'est qu'un autre visage du sentimentalisme.

„La morale, quelle que soit la base qu'on lui donne, et quelle que
soit aussi l'importance qu'on lui attribue, n'est et ne peut être
qu'une règle d'action; pour des hommes qui ne s'intéressent plus qu'à
l'action, il est évident qu'elle doit jouer un rôle capital, et ils
s'y attachent d'autant plus que les considérations de cet ordre
peuvent donner l'illusion de la pensée dans une période de décadence
intellectuelle; c'est là ce qui explique la naissance
du «moralisme»." (p. 88)

A partir de Kant presque toute la philosophie moderne est pénétrée
de «moralisme».

Il y a une dégénérescence de l'idée religieuse dans les sectes
protestantes qui se manifeste par la réduction de l'élément doctrinal
au profit de l'élément moral ou sentimental.

Ce n'est pas une coïncidence que l'époque de la Réforme est la même
que celle de la Renaissance.

„[…] à la religion se substitue, par la suppression de l'élément
intelectuel […], la religiosité, c'est-à-dire une simple aspiration
sentimentale plus ou moins vague et inconsistante; et cette
religiosité est à la religion à peu près ce que l'ombre est au
corps." (p. 90)

Chez les anglo-saxons le moralisme et le goût pour l'action sévit le
plus, ce qui trahit leur liaison.

„La facilité avec laquelle on abuse de certains mots est vraiment
extraordinaire: il en est qui sont arrivés à appeler «traditions» des
usages populaires, ou même des habitudes d'origine toute récente,
sans portée et sans signification; quant à nous, nous nous refusons à
donner ce nom à ce qui n'est qu'un respect plus ou moins machinal de
certaines formes extérieures, qui parfois ne sont plus que
des «superstitions» au sens étymologique du mot; la vraie tradition
est dans l'esprit d'un peuple, d'une race ou d'une civilisation, et
elle a des raisons d'être autrement profonde." (p. 91)

Les mots qui ont fasciné les siècles:

○ raison (XVIIIe);

○ science (XIXe);

○ vie (XXe).

La superstition signifie étymologiquement une chose qui a survécu à
elle-même, alors qu'elle a perdu toute sa véritable raison d'être.

Il y a une tendance nominaliste dans la philosophie moderne, qui
remplace l'idée par le mot ou l'image.

Tout changement de l'état actuel de choses devrait porter sur la
mentalité générale.

„[…] qu'on ne s'y trompe pas: les «dirigeants», connus ou inconnus,
savent bien que, pour agir efficacement, il leut faut avant tout
créer et entretenir des courants d'idées ou de pseudo-idées, et ils
ne s'en font pas faute; […]" (p. 93-94)

Sur l'idée pure: „l'idée pure n'a aucun rapport immédiat avec le
domaine de l'action, et elle ne peut avoir sur l'extérieur
l'influence directe qu'exerce le sentiment; mais l'idée n'en est pas
moins le principe, ce par quoi tout doit commencer, sous peine d'être
dépourvu de toute base solide." (p. 94)

Il est nécessaire de restaurer l'intellectualité en Occident, ne fût-
ce que dans une élite restreinte.

„[…] si l'Oriental peut subir patiemment la domination matérielle de
l'Occident, c'est parce qu'il sait la relativité des choses
transitoires, et c'est parce qu'il porte, au plus profond de son
être, la conscience de l'éternité." (p. 95)

IV. Terreurs chimériques et dangers réels

„Les Occidentaux, malgré la haute opinion qu'ils ont d'eux-mêmes et
de leur civilisation, sentent bien que leur domination sur le reste
du monde est loin d'être assurée d'une manière définitive, qu'elle
peut être à la merci d'événements qu'il leur est impossible de
prévoir et à plus forte raison d'empêcher." (p. 97)

Mais le plus grand péril pour l'Occident est lui-même: „Au point où
les choses sont arrivées dès maintenant, il n'est pas besoin de
beaucoup d'imagination pour se représenter l'Occident finissant par
se détruire lui-même, soit dans une guerre gigantesque dont la
dernière ne donne encore qu'une faible idée, soit par les effets
imprévus de quelque produit qui, manipulé maladroitement, serait
capable de faire sauter, non plus une usine ou une ville, mais tout
un continent." (p. 97-98)

Comparaison: „L'Occident oublie, d'ailleurs, qu'il n'avait aucune
existence historique à une époque où les civilisations orientales
avaient déjà atteint leur plein développement; avec ses prétentions,
il apparaît aux Orientaux comme un enfant qui, fier d'avoir acquis
rapidement quelques connaissances rudimentaires, se croirait en
possession du savoir total et voudrait enseigner à des vieillards
remplis de sagesse et d'expérience. Ce ne serait là qu'un travers
assez inoffensif, et dont il n'y aurait qu'à sourire, si les
Occidentaux n'avaient à leur disposition la force brutale; mais
l'emploi qu'ils font de celle-ci change entièrement la face des
choses, car c'est là qu'est le véritable danger pour ceux qui, bien
involontairement, entrent en contact avec eux, et non dans
une «assimilation» qu'ils sont parfaitement incapables de réaliser,
n'étant ni intellectuellement ni même physiquement qualifiés pour y
parvenir." (p. 99)

Une civilisation qui est sans cesse en mouvement comme c'est le cas
de la civilisation euro-américaine, sans principe directeur, ne peut
pas exercer une influence réelle sur celles qui possèdent tout ce qui
manque à elle-même.

„[…] toutes les supériorités dont se targuent les Occidentaux sont
purement imaginaires, à l'exception de la seule supériorité
matérielle; celle-là n'est que trop réelle, personne ne la leur
conteste, et, au fond, personne ne la leur envie non plus; mais le
malheur est qu'il en abusent." (p. 100)

„Lorsqu'une nation européenne s'empare d'un pays quelconque, ne fût-
il habité que par des tribus vraiment barbares, on ne nous fera pas
croire que c'est pour avoir le plaisir ou l'honneur de «civiliser»
ces pauvres gens, qui ne l'ont point demandé, qu'on entreprend une
expédition coûteuse, puis des travaux de toutes sortes; il faut être
bien naïf pour ne pas se rendre compte que le vrai mobile est tout
autre, qu'il réside dans l'espérance de profits plus tangibles. Ce
dont il s'agit avant tout, quels que soient les prétextes invoqués,
c'est d'exploiter le pays, et bien souvent, si on le peut, ses
habitants en même temps, car on ne saurait tolérer qu'ils continuent
à y vivre, à leur guise, même s'ils sont peut gênants; mais, comme ce
mot d'«exploiter» sonne mal, cela s'appelle, dans le langage
moderne, «mettre en valeur» un pays: c'est la même chose, mais il
suffit de changer le mot pour que cela ne choque plus la sensibilité
commune." (p. 101)

„C'est un étrange état d'esprit, surtout chez des hommes qui parlent
sans cesse de «droit» et de «liberté», que celui qui les porte à
dénier aux civilisations autres que la leur le droit à une existence
indépendante; c'est là tout ce qu'on leur demanderait dans bien des
cas, et ce n'est pas se montrer trop exigeant; il est des Orientaux
qui, à cette seule condition, s'accommoderaient même d'une
administration étrangère, tellement le souci des contingences
matérielles existe peu pour eux; ce n'est que lorsqu'elle s'attaque à
leurs institutions traditionnelles que la domination européenne leur
devient intolérable." (p. 102)

Le péril jaune, dont le premier qui a parlé fût Guillaume II, n'a pas
de couverture réelle.

En dehors de quelques exceptions individuelles et le Japon, le
progrès matériel n'intéresse personne en Orient.

Deux attitudes par rapport au progrès: „Les uns ne veulent à aucun
prix entendre parler de ce prétendu progrès et, se renfermant dans un
attitude de résistance purement passive, continuent à se comporter
comme s'il n'existait pas; les autres préfèrent accepter
transitoirement ce progrès, tout en ne le regardant que comme une
nécessité fâcheuse imposée par des circonstances qui n'auront qu'un
temps, et uniquement parce qu'ils voient, dans les instruments qu'il
peut mettre à leur disposition, un moyen de résister plus
efficacement à la domination occidentale et d'en hâter la fin." (p.
108)

Le panislamisme n'est pas une forme de nationalisme.

Le bolchevisme n'a pas été une attitude anti-occidentale, même si les
Russes possédaient quelques traits orientaux. C'était une pure forme
de modernisme.

Quant au judaïsme, il n'est pas étranger à l'esprit moderne non plus.

„[…] le rôle prépondérant joué dans le bolchevisme par les éléments
israélites est pour les Orientaux, et surtout pour les Musulmans, un
grave motif de se méfier et de se ternir à l'écart; […]" (p. 111)

Conditions pour le rapprochement entre Occident et Orient:

○ détruire tous les préjugés;

○ instaurer la véritable intellectualité;

○ réforme complète de l'esprit occidental.

„[…] la diversité des civilisations, qui a toujours existé, est la
conséquence naturelle des différences mentales qui caractérisent les
races." (p. 115)

„Une civilisation normale, au sens où nous l'entendons, pourra
toujours se développer sans être un danger pour les autres
civilisations; ayant conscience de la place exacte qu'elle doit
occuper dans l'ensemble de l'humanité terrestre, elle saura s'y tenir
et ne créera aucun antagonisme, parce qu'elle n'aura aucune
prétention à l'hégémonie, et parce qu'elle s'abstiendra de tout
prosélytisme." (p. 115)


Deuxième partie. Possibilités de rapprochement

I. Tentatives infructueuses

Les tendances antitraditionnelles se manifestent par:

○ l'amour pour la nouveauté;

○ la recherche de l'originalité.

„[…] c'est à l'Occident de se rapprocher de l'Orient, puisque c'est
lui qui s'en est éloigné, et c'est en vain qu'il s'efforcera de
persuader à l'Orient de se rapprocher de lui, car l'Orient estime
n'avoir pas plus de raisons de changer aujourd'hui qu'au cours des
siècles précédents." (p. 122)

„Certes, c'est bien l'Occident qui est allé trouver les Orientaux,
mais avec des intentions toutes contraires: non pour s'instruire
auprès d'eux, comme il sied aux jeunes gens qui se rencontrent avec
des vieillards, mais pour s'efforcer, tantôt brutalement, tantôt
insidieusement, de les convertir à sa propre manière de voir, pour
leur prêcher toutes sortes de choses dont ils n'ont que faire ou dont
ils ne veulent pas entendre parler. Les Orientaux, qui tous
apprécient fort la politesse, sont choqués de ce prosélytisme
intempestif comme d'une grossièreté; venant s'exercer dans leur
propre pays, il constitue même, ce qui est encore plus grave à leurs
yeux, un manquement aux lois de l'hospitalité; et la politesse
orientale, qu'on ne s'y trompe pas, n'est point un vain formalisme
comme l'observation des coutumes tout extérieures auxquelles les
Occidentaux donnent le même nom: elle repose sur des raisons
autrement profondes, parce qu'elle tient à tout l'ensemble d'une
civilisation traditionnelle, tandis que, en Occident, ces raisons
ayant disparu avec la tradition, ce qui subsiste n'est plus que
superstition à proprement parler, sans compter les innovations dues
tout simplement à la «mode» et à ses caprices injustifiables, et avec
lesquelles on tombe dans la parodie." (p. 123)

Le prosélytisme est le signe de la prédominance du sentimentalisme au
détriment de la pureté.

„[…] l'humanitarisme, avec toutes ses rêveries, n'est bien souvent
qu'un masque des intérêts matériels, masque imposé par
l'hypocrisie «moraliste»; nous ne croyons guère aux désintéressement
des apôtres de la «civilisation», et d'ailleurs, à vrai dire, le
désintéressement n'est pas une vertu politique. Au fond, ce n'est ni
sur le terrain économique ni sur le terrain politique que les moyens
d'une entente pourront jamais être trouvés […]" (p. 125)

La science occidentale est construite de telle manière qu'elle „crée
fatalement un état d'esprit aboutissant à la négation de toute autre
connaissance […]" (p. 126)

La science moderne, tout comme la philosophie, est accessible à tout
homme qui se donne la peine de l'étudier.

La réception de la philosophie européenne pour en Orient: „Aussi la
philosophie, avec ses essais d'explication, ses délimitations
arbitraires, ses subtilités inutiles, ses confusions incessantes, ses
discuttions sans but et son verbiage sans consistance, leur apparaît-
elle comme un jeu particulièrement puéril; nous avons rapporté
ailleurs l'appréciation de cet Hindou qui, entendant pour la première
fois exposer les conceptions de certains philosophes européens,
déclara que c'étaient là des idées bonnes tout au plus pour un enfant
de huit ans." (p. 129-130)

La spéculation devrait être mieux valorisée que l'action.

L'esprit moderne conserve beaucoup d'animosité contre la religion.

„Si les orientaux n'ont point la religion au sens occidental du mot,
ils en ont tout ce qui leur convient; en même temps, ils ont plus au
point de vue intellectuel, puisqu'ils ont la métaphysique pure, dont
la théologie n'est en somme qu'une traduction partielle, affectée de
la teinte sentimentale qui est inhérente à la pensée religieuse comme
telle; s'ils ont au moins d'un autre côté, ce n'est qu'au point de
vue sentimental, et parce qu'ils n'en ont nul besoin." (p. 133)

Parmi les manifestations de la pensée occidentale:

○ les unes sont ridicules pour les Orientaux (les plus modernes);

○ les autres sont respectables, mais appropriées qu'à l'Occident
seulement.

„[…] l'ignorance pure et simple est bien préférable aux idées
fausses." (p. 135)

Sur les productions des orientalistes: „[…] elles ont surtout pour
effet, d'une part, d'égarer les Occidentaux qui y ont recours sans
avoir par ailleurs le moyen d'en rectifier les erreurs, et, d'autre
part, de contribuer encore à donner aux Orientaux, par
l'incompréhension qui y est étalée, la plus fâcheuse idée de
l'intellectualité occidentale." (p. 135)

La majorité des orientalistes ne sont que des érudits. Or l'érudition
n'est qu'une myopie intellectuelle qui borne tout savoir à des
recherches de détail.

Il y a des orientalistes qui prétendent expliquer les idées de
l'Orient, sans au moins faire appel aux explications des
représentants autorisés des civilisations qu'ils veulent étudier.

Le préjugé classique: la seule civilisation qui mérite le nom est la
civilisation gréco-latine.

Le plus grand désastre de l'orientalistique sont les orientalistes
allemands.

„La vérité est que nulle conception orientale n'est «pessimiste», et
que le Bouddhisme même ne l'est pas; il est vrai que l'on n'y trouve
pas davantage d'«optimisme», mais cela prouve tout simplement que ces
étiquettes et ces classifications ne s'y appliquent pas, non plus que
toutes celles qui sont faites pareillement pour la philosophie
européenne, et que ce n'est pas de cette façon que les questions se
posent pour les Orientaux; pour envisager les choses en termes
d'«optimisme» ou de «pessimisme», il faut le sentimentalisme
occidental […] et la sérénité profonde que donne aux Hindous la pure
contemplation intellectuelle est bien au delà de ces contingences."
(p. 140)

Exemples d'erreurs:

○ Schopenhauer avec le «pessimisme» bouddhiste;

○ Deussen, qui a interprété les Indes en fonction de la conception de
Schopenhauer;

○ Max Müller, qui a cherché les germes du bouddhisme dans les textes
védiques.

En dehors des orientalistes, qui ont au moins une bonne foi
incontestable, il y a les théosophistes, qui offrent un tissu
d'erreurs grossières.

Sur la théosophie: „[…] c'est l'esprit antitraditionnel qui, sous le
couvert d'une pseudo-tradition de fantaisie, se donne libre cours
dans ces théories inconsistantes dont la trame est formée par une
conception évolutionniste; sous les lambeaux empruntés aux doctrines
les plus variées, et derrière la terminologie sanscrite employée
presque toujours à contresens, il n'y a que des idées tout
occidentales." (p. 142)

„[…] en outre, le bon sens même se raréfie singulièrement aujourd'hui
en Occident, le déséquilibre mintal y gagne de plus en plus, et c'est
ce qui fait le succès actuel du théosophisme et de toutes les autres
entreprises plus ou moins analogues, que nous réunissons sous la
dénomination générique de «néo-spiritualisme»." (p. 143)

On cherche moins à comprendre les doctrines orientales qu'à les
réduire aux conceptions occidentales, ce qui revient à les dénaturer
complétement.

„[…] les Occidentaux n'atteignent rien de l'intellectualité
orientale; lors même qu'ils s'imaginent la saisir et en traduire
l'expression, ils ne font que la caricaturer, et, dans les textes et
dans les symboles qu'ils croient expliquer, ils ne retrouvent que ce
qu'ils y ont mis eux-même, c'est-à-dire des idées occidentale: c'est
que la lettre n'est rien en elle-même, et que l'esprit leur échappe."
(p. 145)

II. L'accord sur les principes

En Occident sont appelés „principes" des lois scientifiques un peu
plus générales que les autres, qui ne sont en réalité que des
conclusions et des résultats inductifs, sinon des simples hypothèses.

On parle aussi de „principes" quand il ne s'agit de d'opinions
morales à base sentimentale.

Certaines théories scientifiques sont appelées aussi
principes: „principe des nationalités", „principes révolutionnaires".

Le mot „principe", comme le mot „tradition", sont appliqués en
Occident à tout et à rien en particulier. Aussi le mot „religion",
qui se retrouve dans des combinaison telles „religion de la
patrie", „religion du devoir", „religion de la science". Le langage
ne fait que représenter la confusion qui règne en Occident.

„[…] l'égalitarisme démocratique n'est que la conséquence et la
manifestation, dans l'ordre social, de l'anarchie intellectuelle; les
Occidentaux d'aujourd'hui sont véritablement, à tous égards, des
hommes «sans caste», comme disent les Hindous, et même «sans
famille», au sens où l'entendent les Chinois; ils n'ont plus rien de
ce qui fait le fond et l'essence des autres civilisations." (p. 148)

La société moderne: „L'intellectualité pure étant supprimée, chaque
domaine spécial et contingent est regardé comme indépendant; l'un
empiète sur l'autre, tout se mêle et se confond dans un chaos
inextricable; les rapports naturels sont intervertis, ce qui devrait
être subordonné s'affirme autonome, toute hiérarchie est abolie au
nom de la chimérique égalité, dans l'ordre mintal comme dans l'ordre
social; et, comme l'égalité est malgré tout impossible en fait, il se
crée de fausses hiérarchies, dans lesquelles on met au premier rang
n'importe quoi: science, industrie, morale, politique ou finance,
faute d'avoir la seule chose à laquelle puisse et doive normalement
revenir la suprématie, c'est-à-dire, encore une fois, faute de
principes vrais." (p. 149)

„Ce que nous appelons une civilisation traditionnelle, c'est une
civilisation qui repose sur des principes au vrai sens de ce mot,
c'est-à-dire où l'ordre intellectuel domine tous les autres, où tout
en procède directement ou indirectement et, qu'il s'agisse de
sciences ou d'institutions sociales, n'est en définitive
qu'applications contingentes, secondaires et subordonnées des vérités
purement intellectuelles." (p. 150)

Il faudrait commencer par la restauration de la connaissance des
principes. „La connaissance des principes est rigoureusement la même
pour tous les hommes qui la possèdent, car les différences mentales
ne peuvent affecter que ce qui est d'ordre individuel, donc
contingent, et elles n'atteignent pas le domaine métaphysique pur;
sans doute, chacun exprimera à sa façon ce qu'il aura compris, dans
la mesure où il pourra l'exprimer, mais celui qui aura compris
vraiment saura toujours, derrière la diversité des expressions,
reconnaître la vérité une, et ainsi cette diversité inévitable ne
sera jamais une cause de désaccord." (p. 153-154)

Si les principes sont faciles à adopter, l'initiation aux sciences
traditionnelles n'est pas simple du tout.

Les sciences occidentales s'occupent de la quantité des résultats,
sans aucune attention à la qualité: „c'est la dispersion dans le
détail infini." (p. 156)

„[…] le dernier mot de la science et de la philosophie occidentale,
c'est le suicide de l'intelligence […]" (p. 156-157)

La civilisation occidentale du Moyen Age avait un caractère
traditionnel. La civilisation islamique est celle qui ressemble le
plus à la civilisation occidentale médiévale.

Dans la scolastique européenne il y a des éléments de métaphysique
vraie.

„[…] l'Europe du moyen âge eut à diverses reprises, sinon d'un façon
continue, des relations avec les Orientaux, et que ces relations
eurent une action considérable dans le domaine des idées; on sait,
mais peut-être incomplètement encore, ce qu'elle dut aux Arabes,
intermédiaires naturels entre l'Occident et les régions plus
lointaines de l'Orient; et il y eut aussi des rapports directs avec
l'Asie centrale et la Chine même." (p. 164)

„[…] la civilisation occidentale du moyen âge, avec ses connaissances
vraiment spéculatives (même en réservant la question de savoir
jusqu'où elles s'étendaient), et avec sa constitution sociale
hiérarchisée, était suffisamment comparable aux civilisations
orientales pour permettre certains échanges intellectuels (avec la
même réserve), que le caractère de la civilisation moderne, par
contre, rend actuellement impossibles." (p. 164)

III. Constitution et rôle de l'élite

Le concept guénonien d'élite intellectuelle n'a pas de comune mesure
avec ce qui est désigné comme tel dans l'Occident. „D'une façon
générale, il y a plus de ressources avec un ignorant qu'avec celui
qui s'est spécialisé dans un ordre d'études essentiellement limité,
et qui a subi la déformation inhérente à une certaine éducation;
l'ignorant peut avoir en lui des possibilités de compréhension
auxquelles il n'a manqué qu'une occasion pour se développer, et ce
cas peut être d'autant plus fréquent que la manière dont est
distribué l'enseignement occidental est plus défectueuse." (p. 169)

„Tout ce qui se rapporte à l'ordre métaphysique est, en soi,
susceptible d'ouvrir, à qui le conçoit vraiment, des horizons
illimités; ce n'est pas là une hyperbole ni une façon de parler, mais
il faut l'entendre tout à fait littéralement, comme une conséquence
immédiate de l'universalité même des principes. Ceux à qui l'on parle
simplement d'études métaphysiques, et de choses qui se tiennent
exclusivement dans le domaine de la pure intellectualité, ne peuvent
guère se douter, au premier abord, de toute ce que cela implique;
qu'on ne s'y trompe pas: il s'agit là des choses les plus formidables
qui soient, et auprès desquelles tout le reste n'est qu'un jeu
d'enfants. C'est pourquoi, d'ailleurs, ceux qui veulent aborder ce
domaine sans posséder les qualifications requises pour parvenir au
moins aux premiers degrés de la compréhension vraie, se retirent
spontanément dès qu'ils se trouvent mis en demeure d'entreprendre un
travail sérieux et effectif; les véritables mystères se défendent
d'eux-mêmes contre toute curiosité profane, leur nature même les
garantit contre toute atteinte de la sottise humaine, non moins que
des puissances d'illusion que l'on peut qualifier de «diaboliques»
(libre à chacun de mettre sous ce mot tous les sens qu'il lui plaira,
au propre et au figuré)." (p. 172-173)

„Ce retour devra s'effectuer par ordre, en allant des principes aux
conséquences, et en descendant par degrés jusqu'aux applications les
plus contingentes; et il ne pourra se faire qu'en utilisant à la fois
les données orientales et ce qui reste d'éléments traditionnels en
Occident même, les unes complétant les autres et s'y superposant sans
les modifier en eux-mêmes, mais en leur donnant, avec le sens le plus
profond dont ils soient susceptibles, toute la plénitude de leur
propre raison d'être." (p. 183)

IV. Entente et non fusion

„Toutes les civilisations orientales, malgré la très grande
différence des formes qu'elles revêtent, sont comparables entre
elles, parce qu'elles ont toutes un caractère essentiellement
traditionnel; chaque tradition a son expression et ses modalités
propres, mais, partout où il y a tradition, au sens vrai et profond
de ce mot, il y a nécessairement accord sur les principes." (p. 191)

„[…] quoi qu'en prétendent certains, l'histoire ne se répète pas, et
il n'y a dans le monde que des choses analogues, non des choses
identiques […]" (p. 192)