11 décembre 2005

René Guénon, Le Délire Théosophique, (fragment)

Parmi les pseudo-doctrines qui exercent une influence néfaste sur des portions plus ou moins étendues de la mentalité occidentale, et qui, étant d’origine très récente, peuvent se ranger pour la plupart sous la dénomination commune de « néo-spiritualisme », il en est, (…) qui n’ont aucun point de contact avec les études orientales, celle dont il s’agit plus précisément, et qui n’a d’ailleurs d’oriental que la forme extérieure sous laquelle elle se présente, est ce que nous appellerons le « théosophisme ». L’emploi de ce mot, malgré ce qu’il a d’inusité, se justifie suffisamment par le souci d’éviter les confusions; il n’est pas possible, en effet, de se servir dans ce cas du mot de « théosophie », qui existe depuis fort longtemps pour désigner, parmi les spéculations occidentales, quelque chose de tout autre et de beaucoup plus respectable, dont l’origine doit être rapportée au moyen âge; ici, il s’agit uniquement des conceptions qui appartiennent en propre à l’organisation contemporaine qui s’intitule « Société Théosophique », dont les membres sont des « théosophistes », expression qui est d’ailleurs d’un usage courant en anglais, et non point des « théosophes ». Nous ne pouvons ni ne voulons faire ici, même somairement, l’historique, pourtant intéressant à certains égards, de cette « Société Théosophique », dont la fondatrice sut mettre en œuvre, grâce à l’influence singulière qu’elle exerçait sur son entourage, les connaissances assez variées qu’elle possédait, et qui font totalement défaut à ses successeurs; sa prétendue doctrine, formée d’éléments empruntés aux sources les plus diverses, souvent de valeur douteuse, et rassemblés en un syncrétisme confus et peu cohérent, se présenta d’abord sous la forme d’un « Bouddhisme ésotérique », qui, comme nous l’avons déjà indiqué, est purement imaginaire; elle a abouti à un soi-disant « Christianisme ésotérique » qui n’est pas moins fantaisiste. Née en Amérique, cette organisation, tout en se donnant comme internationale, est devenue purement anglaise par sa direction, à l’exception de quelques branches dissidentes d’assez faible importance; malgré tous ses efforts, appuyés par certaines protections que lui assurent des considérations politiques, que nous ne préciserons pas, elle n’a jamais pu recruter qu’un très petit nombre d’Hindous dévoyés, profondément méprisés de leurs compatriotes, mais dont les noms peuvent en imposer à l’ignorance européenne; d’ailleurs, on croit assez généralement dans l’Inde que ce n’est là qu’une secte protestante d’un genre un peu particulier, assimilation que semblent justifier à la fois son personnel, ses procédés de propagande et ses tendances « moralistes », sans parler de son hostilité, tantôt sournoise et tantôt violente, contre toutes les institutions traditionnelles. Sous le rapport des productions intellectuelles, on a vu paraître surtout, depuis les indigestes compilations du début, une foule de récits fantastiques, dus à la « clairvoyance » spéciale qui s’obtient, paraît-il, par le « développement des pouvoirs latents de l’organisme humain »; il y a eu aussi quelques traductions assez ridicules de textes sanskrits, accompagnées de commentaires et d’interprétations plus ridicules encore, et que l’on n’ose pas étaler trop publiquement dans l’Inde, où l’on répand de préférence les ouvrages qui dénaturent la doctrine chrétienne sous prétexte d’en exposer le prétendu sens caché: un secret comme celui-là, s’il existait vraiment dans le Christianisme, ne s’expliquerait guère et n’aurait aucune raison d’être valable, car il va sans dire que ce serait perdre sa peine que de chercher de profonds mystères dans toutes ces élucubrations « théosophistes ».
Ce qui caractérise à première vue le « théosophisme », c’est l’emploi d’une terminologie sanskrite assez compliquée, dont les mots sont souvent pris dans un sens très différent de celui qu’ils ont en réalité, ce qui n’a rien d’étonnant, dès lors qu’ils ne servent qu’à recouvrir des conceptions essentiellement occidentales, et aussi éloignées que possible des idées hindoues. Ainsi, pour donner un exemple, le mot karma, qui signifie « action » comme nous l’avons déjà dit, est employé constamment dans le sens de « causalité », ce qui est plus qu’une inexactitude; ce qui est plus grave, c’est que cette causalité est conçue d’une façon toute spéciale, et que, par une fausse interprétation on arrive à la travestir en sanction morale. Nous nous sommes très suffisamment expliqué sur ce sujet pour qu’on se rende compte de toute la confusion de points de vue que suppose cette déformation, et encore, en la réduisant à l’essentiel, nous laissons de côté toutes les absurdités accessoires dont elle est entourée; quoi qu’il en soit, elle montre combien le « théosophisme » est pénétré de cette sentimentalité qui est spéciale aux Occidentaux, et d’ailleurs, pour voir jusqu’à il pousse le « moralisme » et le pseudo-mysticisme, il n’y a qu’à ouvrir l’un quelconque des ouvrages où ses conceptions sont exprimées; et même, quand on examine des ouvrages de plus en plus récents, on s’aperçoit que ces tendances vont en s’accentuant encore, peut-être parce que les chefs de l’organisation ont une mentalité toujours plus médiocre, mais peut-être aussi parce que cette orientation est vraiment celle qui répond le mieux au but qu’ils se proposent. La seule raison d’être de la terminologie sanskrite, dans le « théosophisme », c’est de donner à ce qui lui tient lieu de doctrine, car nous ne pouvons consentir à appeler cela une doctrine, une apparence propre à faire illusion aux Occidentaux et à séduire certains d’entre eux, qui aiment l’exotisme dans la forme, mais qui, pour le fond, sont très heureux de retrouver là des conceptions et des aspirations conformes aux leurs, et qui seraient fort incapables de comprendre quoi que ce soit à des doctrines authentiquement orientales; cet état d’esprit, fréquent chez ce qu’on appelle les « gens du monde », est assez comparable à celui des philosophes qui éprouvent le besoin d’employer des mots extraordinaires et prétentieux pour exprimer des idées qui, en somme, ne diffèrent pas très profondément de celles du vulgaire.

(fragment de l’Introduction à l’étude des doctrines hindoues, Vega).

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