10 juillet 2005

Jean Baudrillard, Amérique, (note de lectura)





Paru chez Editions Grasset et Fasquelle, 1986.

VANISHING POINT
Moto: “Caution: objects in this mirror may be closer than they appear!” (p. 7)

San Antonio
Les Mexicans servent de guides dans la visite d’El Alamo pour exalter les héros de la nation américaine si vaillamment massacrés par leurs propres ancêtres.

Salt Lake City
La religion devenue effet spécial. Tous les Christs ici ressemblent à Björn Borg.
« Etonnante brillance et véracité moderne de ces Mormons, riches banquiers, musiciens, généalogistes internationaux, polygames (l’Empire State de New York rappelle quelque chose de cette puritanité funèbre élevée à la puissance x). L’orgueil capitaliste transsexuel des mutants fait la magie de cette ville, contrepartie de celle de Las Vegas, cette grande pute de l’autre côté du désert. » (p. 8)


Monument Valley
Dead Horse Point
Grand Canyon
Sur Grand Canyon: « Dans ce gigantesque amoncellement de signes, d’essence purement géologique, l’homme n’aura été pour rien. Seuls les Indiens peut-être en ont interprété une faible partie. Pourtant, ce sont des signes. Car l’inculture du désert n’est qu’apparente. Tout le pays navajo, le long plateau qui mène vers le Grand Canyon, les falaises qui précèdent Monument Valley, les abîmes de Green River (le secret de tout ce pays est peut-être d’avoir été un relief sous-marin, et d’avoir gardé une surréalité de relief océanique à l’air libre), tout ce pays éclate d’une présence magique, qui n’a rien à voir avec la nature. On comprend qu’il ait fallu beaucoup de magie aux Indiens, et une religion bien cruelle, pour conjurer une telle grandeur théorique de l’événement géologique et céleste du désert, pour vivre à la mesure d’un tel décor. Qu’est-ce que l’homme si les signes antérieurs à l’homme ont une telle force? Une race humaine doit inventer des sacrifices égaux à l’ordre cataclysmique naturel qui l’entoure. » (p. 9)
« […] le sens est né de l’érosion des mots, les significations sont nées de l’érosion des signes […] » (p. 9)
Toute culture est vouée aujourd’hui à devenir parc naturel.
Sur Salt Lake City, Alamogordo, Torrey Canyon: « Lieux plus etonnants que d’autres, hauts lieux de la fiction réalisée. Lieux sublimes et transpolitiques de l’extraterranéité, dans leur coïncidence d’une grandeur géologique intacte de la terre et d’une technologie sophistiquée, nucléaire, orbitale, informatique. » (p. 10)
Il existe une Amérique sidérale, celle de la liberté vaine et absolue des freeways, celle de la vitesse désertique, des motels et des surfaces minérales.
L’Amérique est une « forme nucléaire, catastrophe future » (p. 11)
L’Amérique est dominée par l’« esthétique de la disparition » (p. 11)
« Car la forme désertique mentale grandit à vue d’œil, qui est la forme épurée de la désertion sociale. La désaffection trouve sa forme épurée dans le dénuement de la vitesse. Ce que la désertion ou l’énucléation sociale a de froid et de mort retrouve ici, dans la chaleur du désert, sa forme contemplative. Le transpolitique trouve là, dans la transversalité du désert, dans l’ironie de la géologie, son espace générique et mental. L’inhumance de notre monte ultérieur, asocial et superficiel, trouve d’emblée ici sa forme esthétique et sa forme extatique. Car le désert n’est que cela: une critique extatique de la culture, une forme extatique de la disparition. » (p. 11)
Le désert est le négatif de la surface terrestre et celui des humeurs civilisés. Le silence du désert n’existe nulle part ailleurs. L’étendue du regard n’y trouve nulle part où se réfléchir.
« Désert: réseau lumineux et fossile d’une intelligence inhumaine, d’une indifférence radicale – non seulement celle du ciel, mais celle des ondulations géologiques ou seules cristallisent les passions métaphysiques de l’espace et du temps. Ici se renversent les termes du désir, chaque jour, et la nuit les anéantit. Mais attendez que le matin se lève, avec l’éveil des bruits fossiles, du silence animal. » (p. 11-12)
Sur la vitesse: « La vitesse est créatrice d’objets purs, elle est elle-même un objet pur, puisqu’elle efface le sol et les références territoriales, puisqu’elle remonte le cours du temps pour l’annuler, puisqu’elle va plus vite que sa propre cause et en remonte le cours pour l’anéantir. La vitesse est le triomphe de l’effet sur la cause, le triomphe de la surface et de l’objectalité pure sur la profondeur du désir. La vitesse crée un espace initiatique qui peut impliquer la mort et dont la seule règle est d’effacer les traces. Triomphe de l’oubli sur la mémoire, ivresse inculte, amnésique. Superficialité et réversibilité d’un objet pur dans la géométrie pure du désert. Rouler crée une sorte d’invisibilité, de transparence, de transversalité des choses par le vide. C’est une sorte de suicide au ralenti, par l’exténuation des formes, forme délectable de leur disparition. La vitesse n’est pas végétative, elle est plus proche du minéral, d’une déflection cristaline, et elle est déjà le lieu d’une catastrophe et d’une consumation du temps. Mais peut-être sa fascination n’est-elle que celle du vide, alors qu’il n’y a de séduction que du secret. La vitesse n’est que l’initiatique du vide: nostalgie d’une réversion immobile des formes derrière l’exacerbation de la mobilité. Analogue à la nostalgie des formes vivantes dans la géométrie. » (p. 12)
Il y a dans les Etats-Unis une vitalité du déracinement. « Au fond les Etats-Unis, avec leur espace, leur raffinement technologique, leur bonne conscience brutale, y compris dans les espaces qu’ils ouvrent à la simulation, sont la seule société primitive actuelle. » (p. 12)
« Seuls les puritains ont pu inventer et développer cette moralité écologique et biologique de préservation, et donc de discrimination, profondément raciale. » (p. 13)
L’Amérique est un paradis artificiel.
En Amérique, le désert est partout.
« Miracle de l’obscénité, proprement américain: de la disponibilité totale, de la transparence de toutes les fonctions dans l’espace, qui lui pourtant reste insoluble dans son étendue et ne peut être conjuré que par la vitesse. » (p. 13)
« Miracle italien: celui de la scène. Miracle américain: celui de l’obscène. » (p. 13)
La conception du voyage sans objectif, donc sans fin. Rejet des avatars touristiques et pittoresques. Le travelling pur. Les métropoles ne sont plus des lieux de plaisir, mais télévisuellement, comme scénarios.
« Bien au-delà des mœurs à découvrir, c’est l’immoralité de l’espace à parcourir qui compte. C’est elle, et la distance pure, et la délivrance du social, qui comptent. Ici, dans la société la plus morale qui soit, l’espace est vraiment immoral. Ici, dans la société la plus conforme qui soit, les dimensions sont immorales. C’est cette immoralité qui rend la distance légère et le voyage infini, c’est elle qui purifie les muscles de leur fatigue. » (p. 14)
Rouler est une forme spectaculaire d’amnésie. Le charme amnésique, ascétique et asymptotique de la disparition.
« Et cette forme spectrale de civilisation qu’ont inventée les Américains, forme éphémère et si proche de l’évanouissement, apparaît soudain comme la mieux adaptée à la probabilité, et à la probabilité seule de la vie qui nous guette. La forme qui domine l’Ouest américain, et sans doute toute la culture américaine, est une forme sismique: culture fractale, interstitielle, née d’une faille avec l’Ancien Monde, culture tactile, fragile, mobile, superficielle – il faut y circuler selon les mêmes règles pour en saisir le jeu: glissement sismique, technologies douces. » (p. 15)
La route: extermination du sens, forme désertique irréférentielle.
La règle fondamentale du voyage américain: celle du point de non-retour. L’espace est absorbé par l’espace même. « Ainsi est atteint le point centrifuge, excentrique, où circuler produit le vide qui vous absorbe. Ce moment de vertige est aussi celui de l’effondrement potentiel. Non pas tellement par la fatigue propre à la distance et à la chaleur, à l’avancée dans le désert visible de l’espace, mais à l’avancée irréversible dans le désert du temps. » (p. 16)
To-morrow is the first day of the rest of your life.

NEW YORK
« […] lumineuse, superficielle, raciale, esthétique et dominatrice, héritière de tout à la fois, Athènes, Alexandrie, Persépolis: New York. » (p. 19)
« L’effrayante diversité des visages, leur singularité, tous tendus vers une expression inconcevable. Les masques que donnaient la vieillesse et la mort dans les cultures archaïques, ici les jeunes les ont à vingt ans, à douze ans. Mais c’est comme la ville. La beauté que les cités ne prenaient qu’au fil des siècles, celle-ci l’a trouvée en cinquante ans. » (p. 20)
La scène la plus triste au monde (spectacle habituel à New York) c’est l’homme qui mange seul en public, parce que les animaux partagent ou se disputent la nourriture.
« Pourquoi les gens vivent-ils à New York? Ils n’y ont aucun rapport entre eux. Mais une électricité interne qui vient de leur pure promiscuité. Une sensation magique de contiguïté, et d’attraction pour une centralité artificielle. C’est ce qui en fait un univers auto-attractif, dont il n’y a aucune raison de sortir. Il n’y a aucune raison humaine d’être là, mais la seule extase de la promiscuité. » (p. 21)
« Ça se voit aux ciels: l’Europe n’a jamais été un continent. Dès que vous posez le pied en Amérique du Nord, vous sentez la présence d’un continent entier – l’espace y est la pensée même. » (p. 22)
L’anti-architecture inhumaine de New-York.
La démolition moderne c’est un spectacle inverse de celui d’un lancement de fusée.
Rien de plus intense, de plus électrisant, de plus vital et de plus mouvementé que les rues de New York.
« En Europe, la rue ne vit que par accès, dans des moments historiques, révolution, barricades. Sinon les gens passent vite, personne ne traîne vraiment (on n’y erre plus). C’est comme les voitures européennes: on n’y vit pas, elles n’ont pas assez d’espace. Les villes non plus n’ont pas assez d’espace – ou plutôt cet espace est réputé public, il est marqué de tous les signes de la scène publique, ce qui interdit de le traverser ou de le hanter comme un désert ou un espace indifférent.
La rue américaine ne connaît peut-être pas de moments historiques, mais elle est toujours mouvementée, vitale, cinétique, et cinématique, à l’image du pays lui-même, où la scène proprement historique et politique compte peu, mais où la virulence du changement, qu’il soit alimenté par la technologie, la différence des races, les médias, est grande: c’est la violence même du mode de vie. » (p. 23)
New York est l’anti-Arche de Noé, il est impossible de vivre à deux, chacun vit seul et cherche chaque soir un rescapé pour la dernière party.
« A New York les fous ont été libérés. Lâchés dans la ville, ils ne se distinguent pas tellement des autres punks, junkies, drogués, alcooliques ou misérables qui la hantent. On ne voit pas pourquoi une ville aussi folle garderait ses fous à l’ombre, pourquoi elle soustrairait à la circulation des spécimens d’une folie qui s’est en fait, sous de multiples formes, emparée de toute la ville. » (p. 24)

I Did It !
I did it – c’est « Le slogan d’une nouvelle forme d’activité publicitaire, de performance autistique, forme pure et vide et défi à soi-même, qui a remplacé l’extase prométhéenne de la compétition, de l’effort et de la réussite. » (p. 25)
Il existe un effet d’inutilité dans tout ce qu’on accomplit pour se prouver que l’on est capable de le faire.

Mystic Transportation Incorporated
Un camion qui porte sur ses flancs en lettres d’or métallisées: Mystic Transportation - « C’est tout New York et son point de vue mystique sur la décadence: ici, tout les effets spéciaux, du sublime vertical à la pourriture au sol, tous les effets spéciaux de promiscuité des races et des empires, c’est la quatrième dimension de la ville. » (p. 26)
New York vit le délire de sa propre fin, il se donne la comédie de sa catastrophe. Ce n’est pas une ville politique, les minorités s’expriment sous forme de fête et de démonstration raciale de leur présence.
La violence newyorkaise est celle de tous les rapports, et elle est exponentielle. La sexualité se volatilise dans la promiscuité de tous les instants, dans de multiples contacts plus éphémères.
« Nous avons en Europe l’art de penser les choses, de les analyser, de les réfléchir. Personne ne peut nous contester cette subtilité historique et cette imagination conceptuelle, cela, même les esprits d’outre-Atlantique en sont jaloux. Mais les vérités éclatantes, les effets actuels prodigieux sont aux confins du Pacifique ou dans la sphère de Manhattan. New York, Los Angeles sont au centre du monde, il faut le dire – même si quelque chose là-dedans nous exalte et nous désenchante à la fois. Nous sommes désespérément en retard sur la stupidité et le caractère mutationnel, sur la démesure naïve et l’excentricité sociale, raciale, morale, morphologique, architecturale, de cette société. Personne n’est en mesure de l’analyser, surtout pas les intellectuels américains enfermés dans leurs campus, dramatiquement étrangers à cette mythologie concrète, fabuleuse qui s’élabore tout autour. » (p. 27-28)
« Cet univers complètement pourri de richesse, de puissance, de sénilité, d’indifférence, de puritanisme et d’hygiène mentale, de misère et de gaspillage, de vanité technologique et de violence inutile, je ne peux m’empêcher de lui trouver un air de matin du monde. C’est peut-être que le monde entier continue de rêver de lui alors même qu’il le domine et l’exploite. » (p. 28)

L’AMÉRIQUE SIDÉRALE
L’Amérique sidérale est la circulation pure, le vectoriel, le signalétique, le vertical, le spatial. L’allégresse de l’obscénité, l’obscénité de l’évidence, l’évidence de la puissance, la puissance de la simulation.
« Il n’y a pas pour moi de vérité de l’Amérique. Je ne demande aux Américains que d’être Américains. Je ne leur demande pas d’être intelligents, sensés, originaux, je ne leur demande que de peupler un espace sans commune mesure avec le mien, d’être pour moi le plus haut lieu sidéral, le plus bel espace orbital. Pourquoi irais-je me décentraliser en France, dans l’ethnique et le local, qui ne sont que les miettes et les vestiges de la centralité? Je veux m’excentrer, devenir excentrique, mais dans un lieu qui soit le centre du monde. Et dans ce sens le dernier fast-food, le plus banal suburb, la plus fade des immenses bagnoles américaines ou la plus insignifiante des majorettes de bande dessinée est plus au centre du monde que n’importe quelle manifestation culturelle de la vieille Europe. C’est le seul pays qui offre cette possibilité de naïveté brutale: vous ne demandez aux choses, aux visages, aux ciels et aux déserts que d’être ce qu’ils sont, just as it is. » (p. 31-32)
L’Amérique a la sidéralité ascétique du désert.
« L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité. C’est une hyperréalité parce que c’est une utopie qui dès le début c’est vécue comme réalisée. Tout ici est réel, pragmatique, et tout vous laisse rêveur. Il se peut que la vérité de l’Amérique ne puisse apparaître qu’à un Européen, puisque lui seul trouve ici le simulacre parfait, celui de l’immancence et de la transcription matérielle de toutes les valeurs. Les Américains, eux, n’ont aucun sens de la simulation. Ils en sont la configuration parfaite, mais ils n’en ont pas le langage, étant eux-mêmes le modèle. Ils constituent donc le matériau idéal d’une analyse de toutes les variantes possibles du monde moderne. Ni plus ni moins d’ailleurs que le furent en leur temps les sociétés primitives. La même exaltation mythique et analytique qui nous faisait tourner nos regards vers ces sociétés antérieures nous pousse à regarder aujourd’hui du côté de l’Amérique, avec la même passion et les mêmes préjugés. » (p. 32)
L’Amérique domine le monde à titre de fiction.
L’Amérique est un gigantesque hologramme, dans le sens où l’information totale est contenue dans chacun des éléments. (L’Amérique se trouve toute dans une maison californienne, dans un Burger King ou une Studebaker). Tout se découpe avec la plasticité d’un signal lumineux: la publicité, Las Vegas, public relations, électronique et vie quotidienne.
« L’hologramme est proche du phantasme, c’est un rêve tridimensionnel, et on peut y entrer comme dans un rêve. » (p. 33)
« […] on a bien l’impression que l’Amérique est faite d’une commutation fantastique d’éléments semblables, et que tout ne tient qu’au fil du rayon lumineux, d’un rayon laser qui balaie sous nos yeux la réalité américaine. Le spectral ici n’est pas le fantomal ou la danse des spectres, c’est le spectre de dispersion de la lumière. » (p. 33)
Les maisons de Santa Barbara ressemblent à des funeral homes. La question cruciale: « What are you doing after the orgy ? » Autrement dit: que faire quand tout est disponible?
La civilisation américaine, moelleuse et balnéaire, évoque irrésistiblement la fin du monde.
Concepts: sexe, plage et montagne.
« Tout est repris par la simulation. Les paysages par la photographie, les femmes par le scénarion sexuel, les pensées par l’écriture, le terrorisme par la mode et les médias, les événements par la télévision. Les choses semblent n’exister que par cette destination étrange. On peut se demander si le monde lui-même n’existe qu’en fontion de la publicité qui peut en être faite dans un autre monde. » (p. 35)
« Lorsque la seule beauté est celle créée par la chirurgie esthétique des corps, la seule beauté urbaine celle créée par la chirurgie des espaces verts, la seule opinion celle créée par la chirurgie esthétique des sondages… et voici venir maintenant, avec la manipulation génétique, la chirurgie esthétique de l’espèce. » (p. 35)
La culture américaine est une de la délimitation: « Une culture qui invente en même temps des instituts spécialisés pour que les corps viennent s’y toucher et des casseroles où l’eau ne touche pas le fond de la casserole, lequel est d’une matière tellement homogène, sèche et artificielle, que pas une seule goûte d’eau n’y adhère, de même que pas un seul instant ces corps enlacés dans le feeling et l’amour thérapeutique ne se touchent. On appelle ça l’interface ou l’interaction. Ça a remplacé le face à face et l’action, et ça s’appelle la communication. Car ça communique: le miracle est que le fond de la casserole communique sa chaleur à l’eau sans la toucher, dans une sorte d’ébullition à distance, comme un corps communique à l’autre son fluide, son potentiel érotique sans jamais le séduire ni le troubler, par une sorte de capillarité moléculaire. Le code de la séparation a tellement bien fonctionné qu’on est arrivé à séparer l’eau de la casserole et à faire que celle-ci transmette la chaleur comme un message, ou que tel corps transmette son désir à l’autre comme un message, comme un fluide à décoder. Ça s’appelle l’information, et ça s’est infiltré partout comme un leitmotiv phobique et maniaque qui touche aussi bien les relations érotiques que les instruments de cuisine. » (p. 35-36)
La rage de l’asepsie.
Le sourire des Américains participe à la cryogénisation des affects. « A défaut d’identité, les Américains ont une dentition merveilleuse. » (p. 37) Le sourire de Reagan et son effet dentifriciel.
Dans la politique américaine, l’appel à une pure congratulation animale réussit mieux que la raison ou l’intelligence politique.
« Celui qui glisse sur sa planche à roulettes avec son walkman, l’intellectuel qui travaille sur son word-processor, le rapper du Bronx qui tournoie frénétiquement au Roxy ou ailleurs, le jogger, le body-builder: partout la même blanche solitude, partout la même réfraction narcissique, qu’elle s’adresse au corps ou aux facultés mentales. » (p. 37-38)
Partout il est extraordinaire le mirage du corps. Celui-ci est choyé dans la certitude de sa non-résurrection.
« Car le corps qui se pose la question de son existence est déjà à moitié mort, et son culte actuel, mi-yogesque, mi-extatique, est une préoccupation funèbre. Le soin qu’on prend de lui vivant préfigure le maquillage des funeral homes, au sourire branché sur la mort. » (p. 38)
L’Américain n’est pas un corps, ni n’en a un. Il est branché sur son corps.
En Amérique le corps est une obsession collective asexuée.
L’intellectuel américain cherche à voir sur son ordinateur le spectacle du fonctionnement de son propre cerveau.
« Ainsi l’universitaire aux prises avec son computer, corrigeant, remaniant, sophistiquant sans relâche, faisant de cet exercice une sorte de psychanalyse interminable, mémorisant tout pour échapper au résultat final, pour repousser l’échéance de la mort et celle, fatale, de l’écriture, grâce à un éternel feed-back avec la machine. Merveilleux instrument de magie exotérique – en fait toute interaction revient toujours à une interlocution sans fin avec une machine – voyez l’enfant et son computer à l’école: vous croyez qu’on l’a rendu interactif, qu’on l’a ouvert sur le monde? on a tout juste réussi à créer un circuit intégré enfant-machine. L’intellectuel, lui, a enfin trouvé l’équivalent de ce que le teenager avait trouvé dans la stéréo et le walkman: une désublimation spectaculaire de la pensée, la vidéographie de ses concepts! » (p. 39)
La vidéo est un écran de réfraction extatique qui sert à être branché sur soi-même. Le stade vidéo a remplacé le stade du miroir. C’est l’effet spécial de notre temps.
L’extase du polaroïd: « […] tenir presque simultanément l’objet et son image, comme si se réalisait cette vieille physique, ou métaphysique, de la lumière, ou chaque objet sécrète des doubles, des clichés de lui-même que nous captons par la vue. C’est un rêve. C’est la matérialisation opticue d’un processus magique. La photo polaroïd est comme une pellicule extatique tombée de l’objet réel. » (p. 40)
« Comme le diététique, comme le body-building et des tas d’autres choses, le jogging est une nouvelle forme de servitude volontaire (c’est aussi une nouvelle forme d’adultère). » (p. 40-41)
Les joggers sont les véritables Saints des Derniers Jours et les protagonistes d’une Apocalypse en douceur.
« Rien n’évoque plus la fin du monde qu’un homme qui court seul droit devant lui sur une plage, enveloppé dans la tonalité de son walkman, muré dans le sacrifice solitaire de son énergie, indifférent même à une catastrophe puisqu’il n’attend plus sa destruction que de lui-même, que d’épuiser l’énergie d’un corps inutile à ses propres yeux. Les primitifs désespérés se suicidaient en nageant au large jusqu’au bout de leurs forces, le jogger se suicide en faisant des allers et retours sur le rivage. Ses yeux sont hagards, la salive lui coule de la bouche, ne l’arrêtez pas, il vous frapperait, ou il continuerait de danser devant vous comme un possédé. » (p. 41)
Les milliers de gens qui courent seuls dans la rue, sans égard aux autres – c’est l’univers après la catastrophe.
En Amérique le sens de la fin a été perdu: « Comme l’obèse qui n’arrête pas de grossir, comme le disque qui tourne indéfiniment sur le même sillon, comme les cellules d’une tumeur qui prolifèrent, comme tout ce qui a perdu sa formule pour s’arrêter. Toute cette société ici, y compris sa part active et productive, tout le monde court devant soi parce qu’on a perdu la formule pour s’arrêter. » (p. 41)
L’Amérique est une culture anorexique: celle du dégoût, de l’expulsion, de l’anthropoémie, du rejet.
L’anorexique dit: je ne manque de rien, donc je ne mange pas. Il veut atteindre l’extase du corps vide (l’anéantissement organique).
L’obèse dit: je manque de tout, donc je mange n’importe quoi. Il veut atteindre l’extase du corps plein (l’anéantissement dimensionnel).
Le jogger vomit son énergie plutôt qu’il ne la dépense. Il veut atteindre l’extase de la fatigue (l’anéantissement mécanique).
Dernière hantise de l’opinion publique américaine: l’abus sexuel envers les enfants.
L’Amérique est une société obsessionnelle: tout protéger, tout détecter, tout circonscrire.
L’Amérique est une société phobique: save time, save energy, save money, save our souls.
L’Amérique est une société anorexique: low tar, low energy, low calories, low sex, low speed.
« Tout recenser, tout stocker, tout mémoriser. » (p. 43)
La conception américaine quant au musée: « Tout mérite protection, embaumement, restauration. Tout est objet d’une seconde naissance, celle éternelle du simulacre. Non seulement les Américains sont missionnaires, mais ils sont anabaptistes: ayant loupé le baptême originel, ils rêvent de tout baptiser une seconde fois, et n’accordent de valeur qu’à ce sacrement ultérieur, qui est, comme on sait, la réédition du premier, mais en plus vrai – ce qui est la définition parfaite du simulacre. Tous les anabaptistes sont sectaires, et parfois violents, les Américains n’y échappent pas. Pour restituer les choses dans leur forme exacte, pour les présenter au Jugement derniers, ils sont prêts à détruire et à exterminer – Thomas Münzer était anabaptiste. » (p. 44)

Executive Terminal
Basic Extermination
Metastatic Consumption
Partout la survie est à l’ordre du jour: diététique, écologie, protection des espèces rares.
Le paradoxe de la société américaine est qu’on n’y peut pas vraiment mourir, que l’on y est déjà mort. Dans cette société hyperprotégée on ne peut plus mourir, puisque nous sommes subtilement passés dans la trop grande facilité de vivre.
L’extermination c’est d’ôter à quelqu’un la possibilité de disposer de sa mort. Un homme déjà exterminé est spolié de la faculté de mourir.
L’explosion et l’extermination continuent après Hiroshima et Auschwitz, elles ont pris une forme endémique purulente.
« L’acharnement à survivre (et non pas à vivre) est un symptôme de cet état de choses, et sans doute le signe le plus inquiétant de dégradation de l’espèce. Car si l’on considère les formes qu’il prend actuellement, abris anti-atomiques, cryogénisation, forcing thérapeutique, on voit que ce sont exactement celles de l’extermination. Pour ne pas mourir, on choisit de s’extrader dans une bulle de protection, quelle qu’elle soit. Dans ce sens, il faut prendre comme un indice réconfortant le fait que les populations se soient rapidement désintéressées de la protection atomique (le marché des abris est devenu un simple marché de prestige, comme celui des tableaux de maîtres ou des bateaux de luxe). Il semble que, las du chantage atomique, les gens aient pris le parti de ne plus y céder et de laisser flotter la menace de destruction, dans l’obscure conscience peut-être de son peu de réalité. Bel exemple de réaction vitale sous l’apparence de la résignation. « S’il faut mourir, mieux vaut à ciel ouvert que dans des sarcophages souterrains. » Du coup, le chantage à la survie cesse, et la vie continue. » (p. 45-46)
Les masses sont devenues indifférentes à l’égard du pathos nucléaire.
Le système carcéral, grâce à ses murs, peut, dans certaines conditions, évoluer vers l’utopie plus rapidement que le système social ouvert.
L’exigence du bonheur est devenu en Amérique une quiétude fœtale. Les meurtres, les viols – constituent une violence autistique, réactionnelle. « […] pourquoi les viols s’accroissent-ils avec le taux de libération sexuelle? » (p. 47)
« Santa Cruz, comme bien d’autres aspects de l’Amérique contemporaine, c’est l’univers d’après l’orgie, d’après les convulsions de la socialité et de la sexualité. Les rescapés de l’orgie – sexe, violence politique, guerre du Vietnam, croisade de Woodstock, mais aussi les luttes ethniques et anticapitalistes, et en même temps la passion de l’argent, la passion de réussir, les technologie dures, etc., tout cela, c’était l’orgie de la modernité – les rescapés en sont là, joggant dans la tribalité, voisine de la tribalité électronique de Silicon Valley. Désintensification, décentrement, climatisation, technologies douces. Le paradis. Mais une très légère modification, disons une conversion de quelques degrés, suffit à l’imaginer comme l’enfer. » (p. 48)
La culture érotique de l’interdit: “What are your prerequisites for sex? – The door has to be locked, the lights have to be out, and my mother has to be in another State.” (p. 48)
La libération sexuelle a laissé tout le monde en état d’indéfinition: « c’est toujours la même question: une fois libéré, vous êtes forcé de vous demander qui vous êtes. » (p. 48)
La muscle-woman, qui par le seul exercice de ses muscles vaginaux parvient à reproduire exactement exactement la pénétration masculine, est un exemple d’autoréférentialité et d’économie de la différence.
Le problème général est celui de l’indifférence, liée à la récession des caractéristiques sexuelles: les signes du masculin, tout comme les signes du féminin, inclinent vers le degré zéro. Les nouveaux gender benders: Boy George, Michael Jackson, David Bowie. Les nouvelles idoles sont à la recherche d’une formule générique, à défaut d’une identité.
« A la limite, il n’y aurait plus le masculin et le féminin, mais une diffémination de sexes individuels ne se référant qu’à eux-mêmes, chacun se gérant comme une entreprise autonome. Fin de la séduction, fin de la différence, et glissement vers un autre système de valeurs. Paradoxe étonnant: la sexualité pourrait redevenir un problème secondaire, comme elle le fut dans la plupart des sociétés antérieures, et sans commune mesure avec d’autres systèmes symboliques plus fort (la naissance, la hiérarchie, l’ascèse, la gloire, la mort). La preuve serait faite que la sexualité n’était somme toute qu’un des modèles possibles, et non le plus décisif. Mais quels peuvent être aujourd’hui ces nouveaux modèles (car tous les autres ont disparu entre-temps)? Ce qu’on peut entrevoir, c’est un type d’idéal performant, d’accomplissement génétique de sa propre formule. Dans les affaires, les affects, les entreprises ou les plaisirs, chacun cherchera à développer son programme optimal. Chacun son code, chacun sa formule. Mais aussi chacun son look, chacun son image. Alors, quelque chose comme un look génétique? » (p. 49-50)
Un panneau planté à Irvine dit: “Vietnam Cambodia Lebanon Granada – We are a violent society in a violent world!” (p. 50)
Sur Halloween: « Halloween n’a rien de drôle. Cette fête sarcastique reflète plutôt une exigence infernale de revanche des enfants sur le monde adulte. Puissance maléfique dont la menace plane sur cet univers, à la mesure de sa dévotion pour les enfants eux-mêmes. Rien de plus malsain que cette sorcellerie enfantine, derrière les déguisements et les cadeaux – les gens éteignent les lumières et se cachent, de peur d’être harcelés. Et ce n’est pas un accident si certains fourrent des aiguilles ou des lames de rasoir dans les pommes ou les gâteaux qu’ils leur distribuent. » (p. 50)
« Les rires à la télévision américaine ont remplacé le chœur de la tragédie grecque. » (p. 50)
« Le Vietnam à la télévision (pléonasme, puisque c’était déjà une guerre télévisée). Les Américains luttent avec deux armes essentielles: l’aviation et l’information. C’est-à-dire le bombardement physique de l’ennemi et le bombardement électronique du reste du monde. Ce sont des armes non territoriales, alors que toutes les armes des Vietnamiens, toute leur tactique viennent de la race et du territoire.
C’est pourquoi la guerre a été gagnée des deux côtés: par les Vietnamiens sur le terrain, par les Américains dans l’espace mental électronique. Et si les uns ont remporté une victoire idéologique et politique, les autres en ont tiré Apocalypse now, qui a fait le tour du monde. » (p. 51)
La hantise américaine c’est que les feux s’éteignent. En Amérique on n’accepte pas de voir s’installer la nuit ou le repos, ni de voir cesser le processus technique. Luxe idiot d’une civilisation riche, aussi anxieuse de l’extinction des feux que le chasseur dans sa nuit primitive. Aussi fascination de l’artifice, de l’énergie, de l’espace.
Toutes les puissances mondiales ont construit un jour leur allée monumentale, donnant un raccourci perspectif de l’infini de l’empire. Elles ont utilisé toutes une architecture qui leur était propre, mais à Washington, la perspective qui va du Lincoln Memorial au Capitole est faite de musées qui se succèdent les uns aux autres. La Maison Blanche semble être le musée de la puissance mondiale.
Le survol de Los Angeles la nuit, immensité lumineuse, géométrique, incandescente, ressemble à l’enfer de Jérôme Bosch.
Los Angeles est à l’horizontalité ce que New York est à la verticalité.

Los Angeles Freeways
Contrairement au caractère exceptionnel des autoroutes européennes, à Los Angeles le système de freeways est un lieu d’intégration, on raconte que des familles y circulent perpétuellement en mobile home sans jamais en sortir.
Sur les autoroutes américains il y a une litanie des signes. « Energie pure, statistique, déroulement rituel – la régularité des flux met fin aux destinations individuelles. C’est le charme des cérémonies: vous avez tout l’espace devant vous, comme les cérémonies ont tout le temps devant elles. » (p. 55)
« Cette manière de bondir des automobiles américaines, de décoller en souplesse, due à la conduite automatique et à la direction assistée. S’arracer sans effort, dévorer l’espace sans bruit, glisser sans secousse (le profil des routes et des autoroutes est remarquable, égal à la fluidité des mécaniques), freiner en douceur quoique instantanément, progresser comme sur un coussin d’air, n’avoir plus l’obsession de ce qui vient devant, ou de ce qui vous dépasse (ici, il y a une convention tacite du roulement collectif, en Europe il n’y a que le code de la route) – tout ça crée une expérience nouvelle de l’espace, et de tout le système social du même coup. L’intelligence de la société américaine réside tout entière dans une anthropologie des mœurs automobiles – bien plus instructives que les idées politiques. Faites dix mille miles à travers l’Amérique, et vous en saurez plus long sur ce pays que tous les instituts de sociologie ou de science politique réunis. » (p. 55)
La réalité américaine laisse penser aujourd’hui qu’elle est construite en fonction de l’écran.
La ville américaine laisser penser aujourd’hui qu’elle est construite en fonction de la route.
La cinématique et la cinétique américaines donnent une configuration mentale différente de la nôtre.
« En fait, le cinéma n’est pas là où on pense, et surtout pas dans les studios qu’on visite en foule, succursales de Disneyland – Universal Studios, Paramount, etc. Si on considère que tout l’Occident s’hypostasie dans l’Amérique, l’Amérique dans la Californie, et celle-ci dans MGM et Disneyland, alors c’est ici le microcosme de l’Occident. » (p. 56)
Disneyland est une parodie de l’imaginaire.
Le cinéma américain est partout dans les villes américaines. Tout les pays est cinématographique. Le culte des stars est le denier grand mythe de notre modernité. L’idole n’est qu’« une pure image contagieuse, un idéal violemment réalisé ». (p. 57) Les idoles ne font pas rêver, elles fascinent par leurs images. « Or, les idoles de l’ecran sont immanentes au déroulement de la vie en images. Elles sont un système de préfabrication luxueuse, synthèses brillantes des stéréotypes de la vie et de l’amour. Elles n’incarnent qu’une seule passion: celle de l’image, de l’immanence du désir à l’image. Elles ne font pas rêver, elles sont le rêve, donc elles ont toutes les caractéristiques: elles produisent un un fort effet de condensation (de cristallisation), de contiguïté (elles sont immédiatement contagieuses), et surtout: elles ont ce caractère de matérialisation visuelle instantanée (Anschaulichkeit) du désir qui est aussi celui du rêve. Elles ne portent donc pas à l’imagination romanesque ou sexuelle, elles sont visibilité immédiate, transcription immédiate, collage matériel, précipitation du désir. Des fétiches, des objets-fétiches, qui n’ont rien à voir avec l’imaginaire, mais avec la fiction matérielle de l’image. » (p. 57)
A Los Angeles, dès que tu descends de ta voiture, tu es un délinquant, dès l’instant où tu te mets à marcher, tu es une menace pour l’ordre public. La marche, la fatigue, l’activité musculaire sont devenues des biens rares, des services qui se vendent cher.
Aux Etats-Unis la gloire subit une extrême vulgarisation. « Dans ce pays, chacun a ou aura été célèbre au moins dix minutes. » (Andy Warhol)
« Dans ce pays en effet, la gloire ne revient pas à la plus haute vertu, ni à l’acte héroïque, mais à la singularité du plus petit destin. Il y en a donc absolument pour tout le monde, puisque plus l’ensemble du système est conforme, plus il y a de millions d’individus que distingue une infime anomalie. La moindre vibration d’un modèle statistique, le moindre caprice d’un computer suffisent à auréoler un comportement anormal, fût-il des plus banals, d’une gloire éphémère. » (p. 59)
L’architecture post-moderne est ludique et hallucinogène à la fois. Les façades de verre signifient qu’il n’y a pas d’interface intérieur/extérieur.
« Walkman, lunettes noires, électro-ménager automatique, voiture multicontrôles et jusqu’au dialogue perpétuel avec l’ordinateur, tout ce qu’on appelle pompeusement communication et interaction finit dans le repli de chaque monade à l’ombre de sa propre formule, dans sa niche autogéré de son immunité artificielle. » (p. 60)
La communication américaine: jamais deux regards ne se croisent.
Les fous ayant été libérés, chacun est pour l’autre un fou virtuel.
Le sourire américain est pelliculaire, en guise de protection.
A New York, la panique est un des parfums de la ville.
« Tout autour, les façades en verre fumé sont comme les visages: des surfaces dépolies. C’est comme s’il n’y avait personne à l’intérieur, comme s’il n’y avait personne derrière les visages. Et il n’y a réellement personne. Ainsi va la ville idéale. » (p. 61)
Sur les banques: « L’argent est fluide, c’est comme la grâce, il n’est jamais vôtre. Venir le réclamer est une offense à la divinité. Avez-vous mérité cette faveur? Qui êtes-vous, et qu’allez-vous en faire? Vous êtes suspect de vouloir en faire usage, un usage infect forcément, alors que l’argent est si beau dans son état fluide et intemporel, tel qu’il est dans la banque, investi au lieu d’être dépensé. Honte à vous, et baisez la main qui vous le donne. » (p. 61)
Avoir de l’argent est une situation fausse, dont la banque vous délivre.
En Amérique on est fou à lier si au lieu de croire à l’argent et à sa fluidité merveilleuse, on prétend le porter sur soi en espèces.
La culture américaine est l’héritière des déserts. Elle désigne le vide, la nudité radicale de tout établissement humain.
« Les déserts naturels m’affranchissent sur les déserts du signe. Ils m’apprennent à lire en même temps la surface et le mouvement, la géologie et l’immobilité. Ils créent une vision expurgée de tout le reste, les villes, les relations, les événements, les médias. Ils induisent une vision exaltante de la désertification des signes et des hommes. Ils constituent la frontière mentale où viennent échouer les entreprises de la civilisation. Ils sont hors de la sphère et de la circonférence des désirs. Il faut toujours en appeler aux désert du trop de signification, du trop d’intention et de la prétention de la culture. Ils sont notre opérateur mythique. » (p. 63)

Porterville
C’est une ville totalement dépourvue de centre. Même pas de banques, de bâtiments administratif, de mairie, la ville n’a pas de coordonnées, elle est comme une plantation.
« Seul élément de culture, seul élément mobile: la voiture. Pas de centre culturel, pas de centre de distraction. Société primitive: même identification motrice, même phantasme collectif de déroulement – breakfast, movie, service religieux, l’amour et la mort, tout en voiture -, la vie entière en drive-in. Grandiose. » (p. 65)
« La Death Valley est toujours aussi grande et mystérieuse. Feu, chaleur, lumière, tous les éléments du sacrifice. Il faut toujours amener quelque chose en sacrifice au désert, et le lui offrir comme victime. Une femme. Si quelque chose doit y disparaître, quelque chose d’égal à la beauté du désert, pourquoi pas une femme? » (p. 66)
Dans le désert, tout ce qui est humain est artificiel.
« Death Valley et Las Vegas sont inséparables, il faut accepter tout ensemble, la durée immuable et l’instantanéité la plus folle. » (p. 66) Affinité entre la stérilité des espaces et la stérilité de la dépense.
L’originalité de la société américaine vient du fait qu’elle défie le jugement et opère une confusion prodigieuse des effets. Il faut ajouter: la violence des contrastes, l’indistinction des effets positifs ou négatifs, le télescopage des races, des techniques, des modèles, la valse des simulacres et des images. Le fait irrésistible et fondamental de l’Amérique est le mouvement.
Death Valley - « phénomène naturel sublime » (p. 67)
Las Vegas - « phénomène culturel abject » (p. 67)
« Le désert est une extension naturelle du silence intérieur du corps. Si le langage, les techniques, les édifices de l’homme sont une extension de ses facultés constructives, le désert seul est une extension de sa faculté d’absence, le schème idéal de sa forme disparue. » (p. 68)
Le désert est autre chose qu’un espace qu’on aurait débarrassé de toute substance. Tout comme le silence n’est pas ce dont on aurait ôté tout bruit.
Le désert américain n’est pas érodée et monotone comme le désert australien. Ni mystique, comme les déserts de l’Islam. Il est géologiquement dramatique. Le désert américain est une superproduction géologie.
« Pour nous modernes et ultra-modernes, comme pour Baudelaire qui a su saisir dans l’artifice le secret de la véritable modernité, seul est saisissant le spectacle naturel qui livre en même temps la profondeur la plus émouvante et le simulacre total de cette profondeur. » (p. 69)
« Monument Valley, c’est la géologie de la terre, c’est le mausolée des Indiens, et c’est la caméra de John Ford. C’est l’érosion, c’est l’extermination, mais c’est aussi le travelling et l’audiovision. […] D’où la scénographie exceptionnelle des déserts de l’Ouest, en ce qu’ils réunissent le hiéroglyphe le plus ancestral, la luminosité la plus vive, et la superficialité la plus totale. » (p. 69-70)
Le désert est comme l’image de la séparation de l’âme et du corps. C’est une délivrance organique, au-delà de la transition abjecte du corps vers l’inexistence charnelle. Le désert est au-delà la phase de la pourriture, de la phase humide du corps, de la phase organique de la nature.
« Le désert est une forme sublime qui éloigne de toute socialité, de toute sentimentalité, de toute sexualité. » (p. 70)
Rien ne rêve dans le désert, chaque soir la terre y plonge dans des ténèbres parfaitement calmes, dans le noir de sa gestation alcaline. Par contre, Santa Barbara est un rêve, avec tous les processus du rêve: l’accomplissement fastidieux de tous les désirs, la condensation, la translation, la facilité, tout devient vite irréel.
« Plutôt qu’un rapprochement, la confrontation entre l’Amérique et l’Europe fait apparaître une distorsion, une coupure infranchissable. Ce n’est pas seulement un décalage, c’est un abîme de modernité qui nous sépare. On naît moderne, on ne le devient pas. Et nous ne le sommes jamais devenus. Ce qui saute aux yeux à Paris, c’est le XIXe siècle. Venu de Los Angeles, on atterrit dans le XIXe siècle. Chaque pays porte une sorte de prédestination historique, qui en marque presque définitivement les traits. Pour nous, c’est le modèle bourgeois de 89 et la décadence interminable de ce modèle qui dessine le profil de notre pays. Rien n’y fait: tout tourne ici autour du rêve bourgeois du XIXe siècle. » (p. 72)

L’UTOPIE RÉALISÉE
« L’Amérique correspond pour l’Européen, encore aujourd’hui, à une forme sous-jacente de l’exil, à un phantasme d’émigration et d’exil, et donc à une forme d’intériorisation de sa propre culture. En même temps, elle correspond à une extraversion violente, et donc au degré zéro de cette même culture. Aucun autre pays n’incarne à ce point cette fonction de désincarnation, et tout ensemble d’exacerbation, de radicalisation, des données de nos cultures européennes… » (p. 75)
Ce qui était en Europe ésotérisme critique et religieux s’est transformé sur le Nouveau Continent en exotérisme pragmatique.
L’Amérique est l’utopie matérielle du mode de vie, de la réussite et de l’action comme illustration profonde de la loi morale.
En Europe, l’attention est concentrée sur la politique et l’histoire. En Amérique, sur l’utopie et la morale.
« L’Amérique est la version originale de la modernité, nous sommes la version doublée ou sous-titrée. L’Amérique exorcise la question de l’origine, elle ne cultive pas d’origine ou d’authenticité mythique, elle n’a pas de passé ni de vérité fondatrice. Pour n’avoir pas connu d’accumulation primitive du temps, elle vit dans une actualité perpétuelle. Pour n’avoir pas connu d’accumulation lente et séculaire du principe de vérité, elle vit dans la simulation perpétuelle, dans l’actualité perpétuelle des signes. Elle n’a pas de territoire ancestral, celui des Indiens est circonscrit aujourd’hui dans des réserves qui sont l’équivalent des musées où elle stocke les Rembrandt et les Renoir. Mais c’est sans importance – l’Amérique n’a pas de problème d’identité. Or la puissance future est dédiée aux peuples sans origine, sans authenticité, et qui sauront exploiter cette situation jusqu’au bout. Voyez le Japon, qui dans une certaine mesure réalise ce pari mieux que les Etats-Unis eux-mêmes, réussissant, dans un paradoxe pour nous inintelligible, à transformer la puissance de la territorialité et de la féodalité en celle de la déterritorialité et de l’apesanteur. Le Japon est déjà un satellite de la planète Terre. Mais l’Amérique fut déjà en son temps un satellite de la planète Europe. Qu’on le veuille ou non, le futur s’est déplacé vers les satellites artificiels. » (p. 76)
« Les Etats-Unis, c’est l’utopie réalisée. » (p. 76)
La crise européenne est celle d’idéaux historiques en proie à leur réalisation impossible.
La crise américaine est celle de l’utopie réalisée confrontée à sa durée et à sa permanence.
Les américains considèrent que, par une rupture géographique et mentale (l’émigration), ont réalisé une culture qui a matérialisé les rêves de tout le monde: justice, abondance, droit, richesse, liberté. Il ne faut pas négliger la consécration phantasmique de tout cela par le cinéma.
« Le dynamisme des « nouveaux mondes » témoigne toujours de leur supériorité sur leur patrie d’origine: ils opérationnalisent l’idéal que les autres cultivaient comme fin dernière et secrètement impossible. » (p. 77)
« Le moment, pour des valeurs jusqu-là transcendantes, de leur réalisation, de leur projection ou de leur effondrement dans le réel (l’Amérique) est un moment irréversible. C’est ce qui, quoi qu’il arrive, nous sépare des Américains. Nous ne les rattraperons jamais, et nous n’aurons jamais cette candeur. Nous ne faisons que les imiter, les parodier avec cinquante ans de retard, et sans succès d’ailleurs. Il nous manque l’âme et l’audace de ce qu’on pourrait appeler le degré zéro d’une culture, la puissance de l’inculture. Nous avons beau nous adapter plus ou moins, cette vision du monde nous échappera toujours, tout comme la Weltanschauung transcendentale et historique de l’Europe échappera toujours aux Américains. Pas plus que les pays du Tiers Monde n’intérioriseront jamais les valeurs de démocratie et de progrès technologique – les coupures définitives existent et ne se ravalent pas. » (p. 78)
Les Européens sont des utopistes nostaliques déchirés par l’idéal mais répugnant à sa réalisation.
Les Européens vivent dans la négativité et la contradiction. Les Américains vivent dans le paradoxe (celui d’une utopie réalisée).
La qualité du mode de vie européen réside dans la subtilité de l’esprit critique.
La qualité du mode de vie américain réside dans l’humour pragmatique et paradoxal.
« […] le charme et la puissance de l’(in)culture américaine viennent justement de la matérialisation soudaine et sans précédent des modèles. » (p. 78)
L’Amérique n’a jamais manqué de violence, d’événements et d’hommes, mais ce qui lui a manqué est l’histoire. Octavio Paz a affirmé que l’Amérique a été créée dans le dessein d’échapper à l’histoire, d’édifier une utopie à l’abri de l’histoire. « L’histoire comme transcendence d’une raison sociale et politique, comme vision dialectique et conflictuelle des sociétés, ce concept n’est pas le leur – de même que la modernité, comme rupture originelle d’avec une certaine histoire justement, ne sera jamais la nôtre. » (p. 80)
L’Amérique, par sa position de rupture radicale, a donné naissance à la modernité.
L’Europe est au centre du Vieux Monde. L’Amérique est un centre neuf et excentrique.
« Du jour où est née outre-Atlantique cette modernité excentrique en pleine puissance, l’Europe a commencé de disparaître. Les mythes se sont déplacés. Tous les mythes de la modernité sont aujourd’hui américains. Rien ne sert de s’en affliger. A Los Angeles, l’Europe a disparu. Comme dit I. Huppert: « Ils ont tout. Ils n’ont besoin de rien. Ils envient certes, et admirent notre passé et notre culture, mais au fond nous leur apparaissons comme une sorte de Tiers Monde élégant. » (p. 81)
« […] ils sont d’emblée, dès le seuil de notre histoire, une culture de la promiscuité, du mixage, du mélange national et racial, de la rivalité et de l’hétérogénéité. » (p. 81)
Il existe une profonde différence de tonalité raciale, ethnique, entre l’Amérique et la France. En Amérique c’est un mixage violent. En France, pas de mélange, mais un transfert de situation coloniale en métropole.
Ironiquement, la culture française a parié sur l’universel (philosophiquement) et est en danger de périr par l’universel (la globalisation). La centralisation française empêche la diversification vers le bas et la fédération vers le haut. Il est aussi impossible de s’intégrer dans un super-ensemble cohérent (l’Europe).
Le principe de l’utopie réalisée chez les Américains empêche la réalisation chez eux de la métaphysique et de l’imaginaire. « Ce qui s’est pensé en Europe se réalise en Amérique – tout ce qui disparaît en Europe réapparaît à San Francisco! » (p. 83)
« Nous reprochons aux Américains de ne savoir analyser ni conceptualiser. Mais c’est leur faire un faux procès. C’est nous qui imaginons que tout culmine dans la transcendence, et que rien n’existe qui n’ait été pensé dans son concept. Non seulement eux ne s’en soucient guère, mais leur perspective est inverse. Non pas conceptualiser la réalité, mais réaliser le concept, et matérialiser les idées. » (p. 83)
En Amérique, le réel est fabriqué à partir des idées, pendant qu’en Europe le réel sert de source pour les idées et les idéologies.
Les Américains croient aux faits, mais pas à la facticité. Ils ne savent pas que le fait est factice, comme son nom l’indique. « […] c’est vrai au fond: rien ne trompe, il n’y a pas de mensonge, il n’y a que de la simulation, qui est justement la facticité du fait. » (p. 84)
« Toutes les autres sociétés sont marquées par une quelconque hérésie, par une quelconque dissidence, par une quelconque méfiance vis-à-vis de la réalité, par la superstition d’une volonté maligne et l’abduction de cette volonté à force de magie, par la croyance en la puissance des apparences. Ici, pas de dissidence, pas de suspicion, le roi est nu, les faits sont là. » (p. 84)
« C’est une société qui fait inlassablement sa propre apologie, ou qui se justifie perpétuellement d’exister. Tout doit être rendu public, ce qu’on vaut, ce qu’on gagne, comment on vit – il n’y a pas de place pour un jeu plus subtil. Le look de cette société est autopublicitaire. Témoin le drapeau américain, partout présent, sur les plantations, les agglomérations, les stations-service, les tombes des cimetières, non pas comme signe héroïque, mais comme sigle d’une bonne marque de fabrique. C’est simplement le label de la plus belle entreprise internationale qui ait réussi: les USA. » (p. 84-85)
L’Amérique n’est pas surréaliste (celui-ci est un concept européen), son extravagance est passée dans les choses. La folie européenne subjective est devenue en Amérique objective. Aussi l’ironie, l’exces et la fantasmagorie. La violence américaine est autopublicitaire, autojustificatrice.
« […] nous ne résoudrons jamais l’énigme du rapport entre les fondements négatifs de la grandeur et cette grandeur elle-même. L’Amérique est puissante et originale, l’Amérique est violente et abominable – il ne faut chercher ni à effacer l’un ou l’autre, ni à réconcilier les deux. » (p. 87)
La liberté américaine s’est perdue dans la libération des mœurs et dans l’agitation. « […] l’agitation, comme on sait, est une des principales activités des Américains. » (p. 87)
L’égalité américaine a joué le rôle de génératrice de puissance. Tocqueville: « Ce que je repproche à l’égalité, ce n’est pas d’entraîner les hommes à la poursuite de jouissances défendues, c’est de les absorber entièrement dans la recherche des jouissances permises. » (p. 88)
« C’est autour d’elle [de l’égalité – n.n.] que se redessine le paradoxe de Tocqueville, à savoir que l’univers américain tend à la fois vers l’insignifiance absolue (toutes choses tendent à s’y égaliser et à s’y annuler en puissance) et vers l’originalité absolue – aujourd’hui plus encore qu’il y a cent cinquante ans, les effets ayant été multipliés par l’extension géographique. Un univers génial par le développement irrépressible de l’égalité, de la banalité et de l’indifférence. » (p. 88)
Il est étonnant de voir combien peu ont changé les Américains les deux derniers siècles, bien moins que les sociétés européennes. Ils vivent l’hystérésie utopique et morale des Puritains.
Dans la conscience collective des Américains sont inscrits des modèles de pensée du XVIIIe siècle: utopique et pragmatique, et non pas ceux imposés par la Révolution française: idéologique et révolutionnaire.
Le micromodèle des sectes s’est élargi à l’Amérique entière. « Dès l’origine, les sectes ont joué le plus grand rôle dans le passage à l’utopie réalisée, qui est l’équivalent d’un passage à l’acte. Ce sont elles qui vivent de l’utopie (l’Eglise la tient pour hérésie virtuelle) et qui s’emploient à précipiter le Royaume de Dieu sur terre, alors que l’Eglise s’en tient à l’espérance du salut et aux vertus théologales. » (p. 89)
« Si l’Amérique perd cette perspective morale sur elle-même, elle s’effondre. Ceci n’est peut-être pas évident pour des Européens, pour qui l’Amérique est une puissance cynique et sa morale une idéologie hypocrite. Nous ne voulons pas croire à la vision morale qu’ont les Américains d’eux-mêmes, mais nous avons tort. Lorsqu’ils se demandent sérieusement pourquoi d’autres peuples les détestent, nous aurions tort de sourire, car c’est cette même interrogation qui permet les Watergate et la dénonciation impitoyable de la corruption et des tares de leur propre société au cinéma et dans les média – une liberté que nous pouvons leur envier, nous sociétés véritablement hypocrites, où le secret et la respectabilité, l’affectation bourgeoise, couvrent toujours les affaires individuelles et publiques. » (p. 89)
Par le mode de vie, par la révolution des mœurs, l’Amérique a instauré la légitimité du mode de vie. Dans la vision protestante, le salut appartient aussi au mode de vie. Comme ça, la religion est entre dans les mœurs, et elle se trouve dépourvue de valeur transcendante. « C’est la religion comme mode de vie. » (p. 90) La politique est aussi entrée dans les mœurs, ses stratégies sont désormais modales, et non pas finales. La sexualité est psychologisée, sécularisée à usage domestique. Elle est entrée dans le mode de vie.
L’histoire américaine est faite simultanément de l’exaltation de la loi et de ceux qui ont désobéi à la loi. Le conformisme américain vit de l’absence de préjugés et de prétention.
« Voyez cette fille qui vous sert dans le guestroom: elle le fait en toute liberté, avec le sourire, sans préjugés ni prétention, comme si elle était assise en face de vous. Les choses ne sont pas égales, mais elle ne prétend pas à l’égalité, celle-ci est acquise dans les mœurs. Tout le contraire du garçon de café, sartrien, complètement aliéné à sa représentation, et qui ne résout cette situation qu’en passant à un métalangage théâtral, en affectant par ses gestes une liberté ou une égalité qu’il n’a pas. D’où l’intellectualité malheureuse de son comportement, qui est celle, chez nous, de presque toutes les classes sociales. » (p. 91)
« En Amérique – ceci est banal – on est étonné par l’oubli presque naturel des statuts, l’aisance et la liberté des relations. Cette aisance peut nous paraître banale ou vulgaire, elle n’est jamais ridicule. C’est notre affectation qui est ridicule. » (p. 91)
En Amérique, la définition de la liberté est spatiale et mobile.
« La grande leçon de tout ceci, c’est que la liberté et l’égalité, comme l’aisance et la grâce, n’existent que données d’avance. Ça, c’est le coup de théâtre démocratique: l’égalité est au départ, et non pas à la fin. C’est ce qui fait la différence entre la démocratie et l’égalitarisme: la démocratie suppose l’égalité au départ, l’égalitarisme la suppose à la fin. » (p. 92)
Les Européens sont voués à l’imaginaire et à la nostalgie du futur. Le mode de vie américain est spontanément fictionnel. La fiction américaine n’est pas abstraction – il y a une infirmité américaine vis-à-vis de l’abstraction.
« Plus que dans le mouvement des institutions, c’est dans la libération des techniques et des images qu’il faut chercher la forme glorieuse de la réalité américaine, dans la dynamique immorale des images, dans l’orgie de biens et de services, orgie de puissance et d’énergie inutile (mais qui dira où s’arrête l’énergie utile?), où éclate beaucoup plus l’esprit publicitaire que l’esprit public. » (p. 93-94)
« […] le comble de la libération, sa conséquence logique, est dans l’orgie spectaculaire, dans la vitesse, dans l’instantanéité du changement, dans l’excentricité généralisée. » (p. 94)
La politique se libère dans le spectacle et dans l’effet publicitaire.
La sexualité se libère dans toutes ses anomalies et ses perversions.
Le corps et le langage se libèrent dans l’accélération de la mode.
« Libéré n’est pas l’homme dans sa réalité idéale, dans sa vérité intérieure ou dans sa transparence – libéré est l’homme qui change d’espace, qui circule, qui change de sexe, de vêtements, de mœurs selon la mode, et non selon la morale, qui change d’opinion selon les modèles d’opinion, et non selon sa conscience. C’est ça la libération pratique, qu’on le veuille ou non, qu’on en déplore ou non le gaspillage et l’obscénité. » (p. 94)
Pendant que l’Europe absorbe la modernité à doses homéopathiques, l’Amérique est l’espace de la modernité radicale. Pendant que l’Europe a le culte de la différence, la modernité américaine est basée sur l’indifférence.
L’anti-utopie européenne (anticulture, subversion du sens, destruction de la raison, fin de la représentation) s’est réalisé en Amérique, de la façon la plus simple et la plus radicale.
L’Europe pense et réalise quelque chose de temps en temps. L’Amérique réalise tout de façon empirique et brutale. En Amérique, le réel et l’imaginaire ont pris fin pour ouvrir tous les espaces à la simulation.
« C’est le mode de vie américain, que nous jugeons naïf ou culturellement nul, c’est lui qui nous donnera le tableau analytique complet de la fin de nos valeurs – chez nous vainement prophétisée – avec l’envergure que lui donne la dimension géographique et mentale de l’utopie. » (p. 96)
Une révolution réussie est une utopie réalisée.
« Si vous acceptez de tirer les conséquences de vos rêves, pas seulement politiques et sentimentaux, mais aussi théroques et culturels, alors vous devez considérer l’Amérique, encore aujourd’hui, avec le même enthousiasme naïf que les générations qui ont découvert le Nouveau Monde. » (p. 96)
Sur le mystère américain: « Mystère d’une société qui ne cherche pas à se donner un sens ou une identité, qui ne se paie ni de transcendance ni d’esthétique et qui, précisément à cause de cela, invente la seule grande verticalité moderne dans ses buildings, qui sont ce qu’il y a de plus grandiose dans l’ordre vertical, et n’obeissent pourtant pas aux règles de la transcendance, qui sont l’architecture la plus prodigieuse et n’obéissent pourtant pas aux lois de l’esthétique, ultra-modernes, ultra-fonctionneles, mais avec quelque chose de non spéculatif, de primitif et de sauvage – une culture, ou une inculture, comme celle-ci est pour nous un mystère. » (p. 96)
Pour l’Européen sont familiers: l’introversion, la réflexion, les effets de sens à l’ombre du concept. Pour l’Américain – l’objet libére de son concept, l’extraversion.
La culture américaine a fait le sacrifice de l’intellect et de toute esthétique, par transcription littérale dans le réel.
« Dans la « pensée sauvage » non plus il n’y a pas d’univers naturel, pas de transcendance de l’homme ni de la nature, ni de l’histoire – la culture est tout ou rien, comme on voudra. Cette indistinction se retrouve au comble de la simulation moderne. Là non plus, il n’y a pas d’univers naturel, et vous ne pouvez faire la différence entre un désert et une métropole. » (p. 97)
Il n’y a pas de discours culturel en Amérique, pas de ministère de la culture, pas de commissions, pas de subventions, pas de promotion. Il n’y a pas de fétichisme du patrimoine, pas de religion théologale. « Pas de culture de la culture, pas de religion de la religion. » (p. 98)
La culture américaine c’est l’espace, c’est la vitesse, c’est le cinéma, c’est la technologie. « En Amérique, le cinéma est vrai, parce que c’est tout l’espace, tout le mode de vie qui sont cinématographique. Cette coupure, cete abstraction que nous déplorons n’existe pas: la vie est cinéma. » (p. 98)
Si la publicité interrompt les films à la TV, c’est pour souligner qu’au fond il n’y a pas de différence qualitative entre les deux genres. La plupart des films sont pure et simple illustration du mode de vie. La publicité canonise le mode de vie par l’image.
Texte de G. Faye: « La Californie s’impose comme mythe total de notre temps. Multiracialité, technologie hégémonique, narcissisme “psy”, criminalité urbaine et bains audiovisuels: super-Amérique, la Californie s’impose comme antithèse absolue de l’authentique Europe… de Hollywood au rock-sirop, de ET à La Guerre des Etoiles, des prurits pseudo-contestataires des campus aux délires de Carl Sagan, des néo-gnostiques de Silicon Valley aux mystiques du wind-surf, des gourous néo-indiens à l’aérobic, du jogging à la psychanalyse comme forme de démocratie, de la criminalité comme forme de psychanalyse à la télévision comme pratique de despotisme, la Californie s’est campée comme lieu mondial du simulacre et de l’inauthentique, comme synthèse absolue du stalinisme cool. Terre hystérique, point focal de rassemblement des déracinés, la Californie est le lieu de la non-histoire, du non-événement, mais en même temps du grouillement et du rythme ininterrompu de la mode, c’est-à-dire de la vibration dans l’immobilisme, cette vibration qui la hante, puisqu’à tout instant le tremblement de terre la menace.
La Californie n’a rien inventé: elle a tout pris à l’Europe, et le lui a resservi défiguré, privé de sens, repeint aux dorures de Disneyland. Centre mondial de la folie douce, miroir de nos déjections et de notre décadence, la californite, cette variante chaude de l’américanisme, déferle aujourd’hui sur la jeunesse et s’impose comme forme mentale de SIDA… Contre l’angoisse révolutionnaire des Européens, la Californie impose son long cortège de faux-semblants: parodie du savoir sur les campus sans rites, parodie de la ville et de l’urbanité dans l’amas de Los Angeles, parodie de la technique à Silicon Valley, parodie de l’œnologie avec les vins tiédasses de Sacramento, parodie de la religion avec les gourus et les sectes, parodie de l’érotisme avec les beach-boys, parodie de la drogue avec les acides (?), parodie de la sociabilité avec les communities… Il n’est pas jusqu’à la nature californienne qui ne soit une parodie hollywoodienne des antiques paysages méditerranéens: mer trop bleue (!?), montagnes trop sauvages, climat trop doux ou trop aride, nature inhabitée, désenchantée, fuie par les dieux: terre sinistre sous un soleil trop blanc et visage immobile de notre mort, puisqu’il est vrai que l’Europe mourra bronzée, souriante et la peau tiède sous le soleil des vacances. » (apud p. 99-101)
Selon Baudrillard, le texte de G. Faye est à la fois vrai et faux. C’est vrai que la Californie est le miroir de notre décadence, mais cette décadence a une énérgie hyperréelle, elle a toute l’énergie du simulacre. L’originalité et la puissance de la Californie proviennent du fait qu’elle est le lieu mondial de l’inauthentique.
« Ce qui est neuf en Amérique, c’est le choc du premier niveau (primitif et sauvage) et du troisième type (le simulacre absolu). Pas de second degré. » (p. 101)
« Mais nulle vision de l’Amérique ne se justifie en dehors de ce renversement: Disneyland, ça, c’est authentique! Le cinéma, la télé, ça, c’est le réel! Les freeways, les safeways, la vitesse, les déserts, ça, c’est l’Amérique, pas les mysées, pas les églises, pas la culture… Ayons pour ce pays l’admiration qu’il mérite, et tournons les yeux vers le ridicule de nos propres mœurs, c’est le bénéfice et l’agrément des voyages. Pour voir et sentir l’Amérique, il faut au moins un instant avoir senti dans la jungle d’un downtown, dans le Painted Desert ou dans la courbe d’un freeway, que l’Europe avait disparu. Il faut au moins un instant s’être demandé: « Comment peut-on être Européen? » (p. 102)

LA FIN DE LA PUISSANCE?
Thèse: « Les années 50 aux US, c’est le moment le plus fort (When the things were going on), dont la nostalgie est toujours sensible: l’extase de la puissance, la puissance de la puissance. Les années 70, la puissance est toujours là, mais le charme est rompu. C’est le moment de l’orgie (la guerre, le sexe, Manson, Woodstock). Aujourd’hui, l’orgie est finie. Les US sont eux aussi, comme tout le monde, affrontés à un ordre mondial mou, à une situation mondiale molle. C’est l’impuissance de la puissance. » (p. 105)
Les US ne sont plus le centre de la puissance mondiale, tout simplement parce ce centre n’existe plus.
« L’Amérique est restée maîtresse de la puissance, politique ou culturelle, comme effet spécial. » (p. 105)
L’Amérique entière est devenue californienne, à l’image de Reagan. Celui-ci a étendu aux dimensions de l’Amérique la vision cinématographique et euphorique, extravertie et publicitaire, des paradis de l’Ouest.
« Fragilisés par la guerre du Vietnam, aussi inintelligible pour eux que l’irruption des petits hommes verts dans une bande dessinée, et qu’ils ont d’ailleurs traitée de la même façon, à distance, comme une guerre télévisuelle, sans comprendre la vindicte du monde à leur égard et ne pouvant concevoir face à eux, puisqu’ils sont l’utopie réalisée du Bien, que l’utopie réalisée du Mal: le communisme, ils se sont réfugiés à l’ombre de la facilité, dans un illusionnisme triomphal. Là aussi tout à fait californien, car en réalité ce n’est pas toujours le soleil en Californie, bien souvent la brume y joue avec le soleil, ou avec le smog à Los Angeles. Et pourtant vous en gardez un souvenir solaire, un souvenir écran ensoleillé. Tel est le mirage Reagan. » (p. 106)
« Gouverner signifie aujourd’hui donner des signes acceptables de crédibilité. C’est comme dans la publicité, et on y obtient le même effet, l’adhésion à un scénario, quel qu’il soit, politique, ou publicitaire. Celui de Reagan est les deux à la fois, et c’est un scénario réussi. » (p. 106)
La société étant assimilée à une entreprise, tout est dans le générique, dans le synopsis de performance. On ne juge que sur l’image. « Tous nos gouvernements modernes doivent à la régulation publicitaire de l’opinion publique une sorte de métastabilité politique. Les défaillances, les scandales, les échecs n’entraînent plus de catastrophe. L’essentiel est qu’ils soient rendus crédibles, et le public rendu sensible à l’effort qu’on fait dans ce sens. L’immunité « publicitaire » des gouvernements est semblable à celle des grandes marques de lessive. » (p. 107)
« On ne compte plus les erreurs des dirigeants, dans tous les pays, qui eussent précipité leur perte en d’autres temps et dont tout le monde, dans un système de simulation de gouvernement et de consensus par l’indifférence, s’arrange aisément. Le peuple ne tient plus orgueil de ses chefs, et ceux-ci ne tiennent plus orgueil de leurs décisions. Il suffit de la moindre compensation en trompe l’œil pour rétablir la confiance publicitaire. Ainsi l’opération de Grenade après les trois cent morts de Liban. Scénario sans risque, mise en scène calculée, événement artificiel, succès assuré. Les deux événements d’ailleurs, le Liban et le Grenade, témoignaient de la même irréalité politique: l’un, terroriste, échappait complètement à la volonté; l’autre, complètement truqué, ne lui échappait pas assez. Ni l’un ni l’autre n’avaient de sens au regard de l’art de gouverner. Ils se répondaient dans le vide, ce qui définit aujourd’hui la scène politique. » (p. 107)
La génération des Yuppies: débarrassée de toute nostalgie, de toute mauvaise conscience, et de toute subconscience même des années folles, amoureuse des affaires moins pour le profit ou le prestige que comme une sorte de performance et de démonstration technique. « Les Yuppies ne sont pas des transfuges de la révolte, c’est une nouvelle race sûre d’elle, amnistiée, blanchie, évoluant avec aisance dans le performatif, mentalement indifférente à toute autre finalité que celle du changement et de la promotion (promotion de tout: des produits, des hommes, de la recherche, des carrières, du mode de vie!). » (p. 108)
La facilité des Yuppies est impitoyable. Leur logique: si l’utopie est réalisée, le malheur n’existe pas, les pauvres ne sont plus crédibles. La logique du must exit: Poor people must exit. Le disenfranchising des pauvres.
Le Quatrième Monde est une excommunication de ceux qui n’entrent pas dans l’utopie réalisée. « L’affranchissement fut un événement historique: ce fut l’émancipation des serfs et des esclaves, la décolonisation du Tiers Monde, et, dans nos sociétés, les diverses franchises: celles du travail, du vote, du sexe, des femmes, des prisonniers, des homosexuels – aujourd’hui partout acquises. Les droits sont partout acquis. Virtuellement, le monde est libéré, il n’y a plus à se battre pour rien. Mais en même temps des groupes entiers se désertifient de l’intérieur (les individus aussi). Le social les oublie, et ils s’oublient eux-mêmes. Ils tombent hors champ, zombies voués à l’effacement et aux courbes statistiques de disparition. C’est le Quatrième Monde. Des secteurs entiers de nos sociétés modernes, des pays entiers du Tiers Monde tombent dans cette zone désertifiée du Quatrième Monde. Mais alors que le Tiers Monde avait encore un sens politique (même si ce fut un échec mondial retentissant), le Quatrième Monde, lui n’en a pas. Il est transpolitique. Il est le résultat du désintéressement politique de nos sociétés, du désintéressement social de nos sociétés avancées, de l’excommunication qui frappe justement les sociétés de communication. Ceci est valable à l’échelle du globe. » (p. 109-110)
« La politique des Etats elle-même devient négative. Elle ne vise plus tellement à socialiser, à intégrer, à créer de nouvelles franchises. Derrière ces apparences de socialisation et de participation, elle désocialise, elle désaffranchit, elle expulse. L’ordre social se contracte sur les échanges, les technologies, les groupes de pointe, et en s’intensifiant ainsi il désintensifie des zones entières qui deviennent des réserves, même pas des réserves: des décharges, des terrains vagues, nouveaux déserts pour les nouveaux pauvres, comme on voit se désertifier le territoire autour des centrales atomiques ou des autoroutes. » (p. 110)
Question: quelle situation résultera de ce désaffranchissement progressif?
La confiance investie en Reagan est une confiance paradoxale. « Comme on distingue le sommeil réel et le sommeil paradoxal, il faudrait distinguer la confiance réelle et al confiance paradoxale. La première est accordée à un homme ou à un chef en fonction de ses qualités et de son succès. La confiance paradoxale est celle qu’on accorde à quelqu’un en fonction de son échec ou de l’absence de qualités. » (p. 111)
L’échec de la prophétie entraîne une croyance surajouteée autour du leader qui a fait la prophétie. Cela conduit à la pensée que l’échec de la prophétie américaine (la perspective de l’utopie réalisée, alliée à la puissance mondiale) a conduit à la crédibilité de Reagan. « Avec Reagan, c’est un système de valeurs jadis efficace qui s’idéalise et devient imaginaire. C’est l’image de l’Amérique qui devient imaginaire pour les Américains eux-mêmes, alors qu’elle est sans doute profondément compromise. Ce retournement d’une confiance spontanée en une confiance paradoxale et d’une utopie réalisée en une hyperbole imaginaire me semble un tournant décisif. » (p. 111)
Définition de l’hystérésie: « processus de ce qui continue de se développer par inertie, de l’effet qui se poursuit quand la cause a disparu. » (p. 112)
L’Amérique est en hystérésie de puissance.
L’Amérique souffre moins que l’Europe de la convalescence des grandes idées, parce que ce n’est pas là le moteur de son développement. Elle souffre de la disparition des idéologies qui la contestaient, et de l’affaiblissement de tout ce qui s’opposait à elle. « Aujourd’hui, l’Amérique n’a plus la même hégémonie et n’exerce plus le même monopole, mais elle est en quelque sorte incontestée, et incontestable. Elle était une puissance, elle est devenue un modèle (l’entreprise, le marché, l’initiative libre, la performance) qui s’universalise jusqu’en Chine. Le style international est devenu américain. » (p. 112-113)
L’Amérique: décadence politique et grandeur publicitaire. « La puissance américaine ne semble pas inspirée par un génie propre (elle fonctionne par inertie, au coup par coup, dans le vide, embarrassée de sa propre force) – par contre l’Amérique se paie une sorte de flash, de coup de publicité. Il y a comme une puissance mythique et publicitaire de l’Amérique à travers le monde, égale à la polarisation publicitaire autour de Reagan. C’est ainsi, par cette sorte de valeur ajoutée, de crédibilité exponentielle, autoréférentielle et sans fondement véritable, qu’une société entière se stabilise sous perfusion publicitaire. La surfusion du dollar sur les places mondiales en est le symbole et le plus bel exemple. » (p. 113)
« C’est là la véritable crise de la puissance américaine, celle d’une stabilisation potentielle par inertie, d’une assomption de puissance dans le vide. Elle s’apparente sous bien des aspects à la perte des défenses immunitaires dans un organisme surprotégé. C’est pourquoi Reagan atteint du cancer me semble d’une ironie poétique. La figure du cancer est un peu à l’image de cette crédibilité transparente, de cette euphorie d’un corps qui ne produit plus d’anticorps, menacé de destruction par excès de fonctionnalité. Le chef de la plus grande puissance mondiale atteint du cancer! Le pouvoir saisi par les métastases! Les deux pôles de notre civilisation se réjoignent. » (p. 113)
On peut aussi parler d’un effet de ménopause (qui n’est pas spécifique à l’Amérique): rémission de l’esprit public, recentrage général après les convulsions des années 70, fin de toute nouvelle frontière, gestion conservatrice et publicitaire des choses, austerité et training, business et jogging, fin de la défonce et de l’orgie, restauration d’une sorte d’utopie naturaliste de l’entreprise et d’une conservation biosociologique de la race.
« Quant à la réalité américaine, même liftée elle garde une envergure, une surdimension, et en même temps une sauvagerie intacte. Toutes les sociétés finissent par prendre un masque, et pourquoi pas celui de Reagan? Mais ce qui reste intact, c’est ce qui était là au début: l’espace et le génie de la fiction. » (p. 114)

DESERT FOR EVER
« Ce pays est sans espoir. Les ordures mêmes y sont propres, le trafic lubrifié, la circulation pacifiée. Le latent, le laiteux, le léthal – une telle liquidité de la vie, liquidité des signes et des messages, une telle fluidité des corps et des bagnoles, une telle blondeur des cheveux et une telle luxuriance des technologies douces y font rêver l’Européen de mort et de meurtre, de motels pour les suicidaires, orgy and cannibalism, pour faire échec à cette perfection de l’océan, de la lumière, à cette facilité insensée de la vie, à l’hyperréalité de toutes choses ici. » (p. 117)
« Pour nous les fanatiques de l’esthétique et du sens, de la culture, de la saveur et de la séduction, pour nous pour qui cela seul est beau qui est profondément moral, et seule passionnante la distinction héroïque de la nature et de la culture, pour nous qui sommes indéfectiblement liés aux prestiges du sens critique et de la transcendance, pour nous c’est un choc mental et un dégagement inouï de découvrir la fascination du non-sens, de cette déconnexion vertigineuse également souveraine dans les déserts et dans les villes. Découvrir qu’on peut jouir de la liquidation de toute culture et s’exalter du sacre de l’indifférence. » (p. 118-119)
« Pas de désir: le désert. Le désir est encore d’une lourde naturalité, nous vivons de ses vestiges en Europe, et de ceux d’une culture critique agonisante. Ici les villes sont des déserts mobiles. Pas de monuments, pas d’histoire: l’exaltation des déserts mobiles et de la simulation. Même sauvagerie dans les villes incessantes et indifférentes que dans le silence intact des Badlands. Pourquoi LA, pourquoi les déserts sont-ils si fascinants? C’est que toute profondeur y est résolue – neutralité brillante, mouvante et superficielle, défi au sens et à la profondeur, mouvante et superficielle, défi au sens et à la profondeur, défi à la nature et à la culture, hyperespace ultérieur, sans origine désormais, sans référence. » (p. 119)
L’univers américain est désertique, tout comme l’univers européen est théâtral.
Il existe dans l’Amérique une absence d’architecture dans les villes. Fin de l’esthétique.
Le seul tissu de la ville américaine est celui des freeways. L’acte collectif de circuler est celui d’une socialité transférentielle.
« Pas d’ascenseur ni de métro à Los Angeles. Pas de verticalité ni d’underground, pas de promiscuité ni de collectivité, pas de rues ni de façades, pas de centre ni de monument: un espace fantastique, une succession fantomatique et discontinuelle de toutes les fonctions éparses, de tous les signes sans hiérarchie – féerie de l’indifférence, féerie des surfaces indifférentes – puissance de la pure étendue, celle qu’on retrouve dans les déserts. Puissance de la forme désertique: c’est l’effacement des traces dans le désert, du signifié des signes dans les villes, de toute psychologie dans les corps. Fascination animale et métaphysique, celle, directe, de l’étendue, celle, immanente, de la sécheresse et de la stérilité. » (p. 120-121)
L’Amérique est la conjonction d’une inculture radicale et d’une beauté naturelle, du prodige naturel et du simulacre absolu.
« Ailleurs les beautés naturelles sont lourdes de sens, de nostalgie, et la culture elle-même insupportable de gravité. Les cultures fortes (Mexique, Japon, Islam) nous renvoient le miroir de notre culture dégradée, et l’image de notre culpabilité profonde. Le surcroît de sens d’une culture forte, rituelle, territoriale, fait de nous des gringos, des zombies, des touristes assignés à résidence dans les beautés naturelles du pays. » (p. 121)
« Le désert n’est pas un paysage, c’est la forme pure qui résulte de l’abstraction de toutes les autres. » (p. 122)
Sur le désert et le jeu: « Sa définition est absolue, sa frontière initiatique, les arêtes vives et les contours cruels. C’est le lieu des signes d’une impérieuse nécessité, d’une inéluctable nécessité, mais vides de sens, arbitraires et inhumains, qu’on traverse sans les déchiffrer. Transparence sans appel. Les villes du désert elles aussi s’arrêtent net, elles n’ont pas d’environnement. Et elles tiennent du mirage, qui peut s’évanouir à chaque instant. Il n’est que de voir Las Vegas, sublime Las Vegas, surgir tout entière du désert, dans ses lumières phosphorescentes, à la tombée du jour, et retourner, après avoir épuisé toute la nuit son intense énergie superficielle, plus intense encore aux lueurs de l’aube, retourner au désert quand le jour se lève, pour saisir le secret du désert et de ce qui y fait signe: une discontinuité enchanteresse, un rayonnement total et intermittent.
Affinité secrète du jeu et du désert: l’intensité de jouer redoublée par la présence du désert aux confins de la ville. La fraîcheur climatisée des salles contre la chaleur rayonnante du dehors. Le défi de toutes les lumières artificielles à la violence de la lumière solaire. Nuit du jeu ensoleillée de tous côtés, c’est l’obscurité scintillante des salles en plein désert. Le jeu lui-même est une forme désertique, inhumaine, inculte, initiatique, défi à l’économie naturelle de la valeur, une folie aux confins de l’échange. Mais lui aussi a une limite rigoureuse, et s’arrête brutalement, ses confins sont exacts, sa passion est sans confusion. Ni le désert ni le jeu ne sont des espaces libres: ce sont des espaces finis, concentriques, croissant en intensité vers l’intérieur, vers un point central: l’âme du jeu ou le cœur du désert – espace de prédilection, espace immémorial où les choses perdent leur ombre, où l’argent perd sa valeur, et où l’extrême rareté des traces et de ce qui y fait signe conduit les hommes à rechercher l’instantanéité de la richesse. » (p. 122-123)

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