28 janvier 2006

Henry Bonnier, René Guénon: La transparence d’un visage, (texte intégral)





Publié dans René Guénon (1886-1951). Colloque du Centenaire, Le Cercle de Lumière, 1993.

Rien… Non, rien qui retienne l’œil, à première vue, ni l’attention. A peu de temps de sa mort, au Caire, René Guénon, photographié comme à la sauvette, se tient là, devant un mur de pierre – est-ce un obstacle selon le monde? ou une solide certitude selon l’esprit? -, et, sortant de grandes manches, ses mains pendent, non pas inutiles, mais soumises, c’est cela même, soumises, je veux dire: dans un état de soumission qui marque toute la silhouette, des épaules légèrement arrondies au visage dans lequel, en dépit du mauvais éclairage, on peut deviner un regard étonné et bon – un regard d’innocence? – à quoi répond un demi-sourire, comme si, à peine entrouvertes, les lèvres laissaient passer un “Me voici…” murmuré plus que dit…

Osseux, le visage, et trahissant (ou avouant) la méditation, les heures passées à écrire ou à prier, la frugalité, sans que rien d’amer apparaisse: ce qui devait être fait l’a été, selon qui l’on fut, suivant qui l’on devint, jusqu’à ce que l’être coïncidât parfaitement avec son Seigneur – ce qui explique que l’apparence, tout en os, en rides, soit sur le point de s’effacer, couverte en grande partie par cette sorte de manteau noir dont les deux côtés, n’étant pas fermés, s’ouvrent sur une robe blanche qui, trait lumineux, partage la silhouette en deux, dessinant et posant ainsi un axe dont la tête, coiffée de blanc, serait tout à la fois le sommet et le départ…

De l’homme, ainsi que l’on dit en Occident, il ne reste – pour combien de temps encore? – que ce visage perdu, déjà rongé par les ombres de la Nuit, tout en oubli, architecture résumée à ses seules tensions, hormis cette oreille, vaste, bien dégagée, par laquelle il ne cessa d’entendre, lui qui n’arrêta pas d’être à l’écoute de l’être et ce nez, immense, démesuré, par lequel, d’une respiration l’autre, il découvrit, puis s’imposa, le respir, le grand Respir aux quatre phases, d’expiration, d’arrêt, d’inspiration, d’arrêt, dont il apprit qu’il n’est jamais semblable, bien qu’il soit récurrent.

Le voici donc, puisque ses lèvres l’ont murmuré, porteur d’une œuvre plurielle qui s’est détachée de lui, titre après titre, et de laquelle il s’est libéré, même si ses disciples, gens de chapelle plus que de cathédrale, continuent à se déchirer à son sujet, la lettre primant souvent l’esprit dans cette sorte de disputes. Et pourtant, devant cette photographie qui le montre si humble, si décisivement humble, et si équilibré, si décisivement équilibré, il n’est pas possible de ne pas mettre en balance cette œuvre et la façon dont elle s’est résolue en son auteur.

Lui, un ésotériste? Lui, un historien des religions? Il y a temps pour tout, affirment les Saintes Ecritures. René Guénon est à regarder, non pas comme si son œuvre devait être lue en une seule fois et dans le désordre, mais selon l’arc de son destin, chaque livre étant replacé à sa date exacte dans cette vie. Comme cette photographie nous y invite instamment, cette œuvre est à juger à son résultat, à ce sourire qui se suffit à lui-même, à ce sourire entendu, si je peux m’exprimer ainsi, lequel appelle de notre part un effort d’imagination. Car enfin, si tout cet être, vie et œuvre mêlées, se résout sans peur de mourir, dans un sourire, il doit bien y avoir, dans cette œuvre justement, une phrase, quelques mots qui, aussi légers que ce sourire, expliquent et le justifient.

Par delà l’ésotériste ou l’historien des religions, qui est d’autant plus contesté que ses critiques prennent la partie pour le tout, il y a le métaphysicien, celui des “Etats multiples des l’Etre” ou encore du “Symbolisme de la crois”, grâce à qui l’infini a trouvé sa véritable perspective, et la métaphysique pure sa meilleure définition. Et peut-être faut-il énoncer ici les premiers mots du célèbre hadith: “J’étais un trésor caché…” qui est au cœur du cœur de René Guénon, comme il le fut au cœur d’Ibn ‘Arabi, pour comprendre ce sourire. Car l’Amour de Dieu a créé des êtres, et c’est l’expiration, et les êtres n’ont pas d’autre hâte, d’après ce hadith, que de restituer leur propre amour à la source même de l’Amour et c’est l’inspiration. En d’autres termes, l’origine de l’être est en Dieu, et l’être n’a pas d’autre désir que de retourner à son origine – par amour.

Tel que se tient René Guénon sur cette photographie, il est loisible de supposer que la réintégration s’est opérée et que le mur devant lequel il se trouve borne le monde qu’il a quitté et au pied duquel il veille, témoin de lui-même autant que de ceux qui, à son exemple, ont choisi de témoigner.

A lui, à tout jamais, ce mot d’Ibn ‘Arabi: “Le monde de la nature est fait d’une multitude de formes qui se reflètent en un seul miroir ou, plutôt, c’est une seule forme reflétée par d’innombrables mirroirs.”

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