04 juin 2006

Nicolae Berdiaev, La mort, (fragments)

Selon la foi chrétienne, la mort est le résultat du péché et le dernier ennemi appelé à être vaincu. Et cependant elle représente, dans notre monde pécheur, un bien et une valeur. En effet, si elle provoque en nous une angoisse inexprimable, ce n’est pas uniquement du fait qu’elle est un mal, mais aussi du fait qu’elle comporte une profondeur et une majesté qui ébranlent notre monde quotidien, surpassent les forces amassées dans notre vie et qui ne correspondent qu’aux conditions de ce monde. Pour être à la hauteur de sa perception et de l’attitude qui lui est due, une intensité spirituelle et une illumination exceptionnelles sont requises. On pourrait donc suggérer que le sens de l’expérience morale de toute la vie consiste à amener l’homme à cette appréhension et à cette attitude. Platon était dans le vrai quand il enseignait que la philosophie n’est pas autre chose qu’une préparation à la mort. Mais la difficulté ne réside qu’en une chose, c’est que la philosophie est incapable de nous apprendre par elle-même comment mourir et comment vaincre la mort. Sa doctrine de l’immortalité ne nous ouvre, sous ce rapport, aucune voie. On pourrait dire que, dans ses obtentions suprêmes, l’éthique est bien plus une éthique de la mort qu’une éthique de la vie, la mort révélant la fin, qui seule communique un sens à l’existence. La vie n’est noble que parce qu’elle comporte la mort, qui atteste que l’homme est destiné à une autre vie suprême; sans elle, l’existence eût été vile et insensée. Mais, entre la vie dans le temps et la vie dans l’éternité, s’étend un abîme, que l’on ne peut franchir que par la mort, c’est-à-dire par l’angoisse de la rupture. Dans ce monde, conçu comme isolé, fini et se suffisant à lui-même, tout apparaît insensé, parce que tout ce qui est corruptible, transitoire, c’est-à-dire mortel, est la source du non-sens de ce monde et de tout ce qui s’y produit. Tel est un des aspects de la vérité accessible à un horizon limité. Heidegger a raison de dire que la quotidienneté (das Man) paralyse la nostalgie liée à la mort. La quotidienneté ne provoque en face de la mort qu’un effroi d’ordre inférieur, qu’un frémissement devant elle, comme devant la source du non-sens.

Mais il existe un autre aspect de la vérité, généralement dissimulé à l’horizon limité: la mort n’est pas seulement l’indice du non-sens de la vie, de sa corruptibilité, elle est aussi le signe de son sens suprême. La nostalgie et l’angoisse profondes qui nous étreignent devant son mystère sont la preuve de ce que nous ne relevons pas uniquement de la surface, niais de la profondeur, de ce que nous n’appartenons pas seulement à la quotidienneté de la vie dans le temps, mais aussi à l’éternité. Or si l’éternité dans le temps nous attire, elle provoque également en nous une angoisse et une nostalgie. Celles-ci sont suscitées non seulement par la fin et la mort de ce qui nous est cher, de ce à quoi nous sommes attachés, mais, à un degré plus grand et plus profond, par l’abîme qui s’étend entre le temps et l’éternité. Liées au franchisse. ment de cet abîme, l’angoisse et la nostalgie représentent aussi l’espoir de l’homme, espoir que le sens définitif est destiné un jour à se révéler et à se réaliser. Ainsi, si la mort correspond à l’angoisse de l’homme, elle correspond aussi à son espoir, bien qu’il ne le conçoive pas toujours et qu’il ne lui donne pas son vrai nom. Le sens procédant d’un autre monde embrase l’homme de ce monde et exige l’épreuve de la mort. La mort n’est pas seulement un fait biologique ou psychologique, mais aussi un phénomène de l’esprit. Son sens réside en ce que l’éternité est irréalisable dans le temps, en ce qu’en lui l’absence d’une fin correspond à un non-sens.

(fragment de l’ouvrage De la destination de l’homme, Essai d’éthique paradoxale, 1931)

La notion philosophique de l’immortalité naturelle de l’âme, déduite de sa substantialité, est stérile, en ce qu’elle néglige le fait même de la mort. En partant de son point de vue, la lutte contre la corruption au nom de la vie éternelle se trouve être inutile. Cette doctrine correspond en somme à une métaphysique rationaliste, totalement dépourvue de tragique. Le spiritualisme scolaire n’est pas une solution au problème de la mort et de l’immortalité, c’est une spéculation de cabinet de travail, éminemment abstraite et non vitale. Et il en est de même de l’idéalisme, incapable non seulement de résoudre le problème, mais même de le poser. L’idéalisme, tel qu’il s’exprima dans la métaphysique allemande, ignore la personne, ne voit en elle qu’une fonction de l’esprit universel et de l’idée, raison pour laquelle il est si peu sensible au problème de la mort.
En effet, on ne peut percevoir la tragédie de la mort qu’en ayant une perception profonde de la personne, qu’en la regardant comme éternelle. Car, n’est tragique que la disparition de ce qui est immortel par sa valeur et sa destination. Si la mort de l’homme nous est intolérable, c’est parce que la personne qui est en lui correspond à l’idée et au dessein divins éternels, parce qu’en elle est inclue l’unité de toutes les forces et possibilités humaines. La personne ne naît pas d’un père et d’une mère, elle est créée par Dieu. L’immortalité naturelle de l’âme et du corps n’est pas donnée à l’homme engendré par un processus générique. L’homme dans ce monde est un être mortel. Mais il est conscient de l’image divine, de la personne qu’il porte en lui, il sait qu’il fait partie non seulement du monde naturel, mais aussi du monde spirituel. Et c’est pourquoi il se considère comme appartenant à l’éternité: c’est pourquoi il y aspire. Ce n’est pas l’élément psychique ou l’élément corporel, pris en eux-mêmes, qui sont éternels et immortels en l’homme, mais bien l’élément spirituel, dont l’action, en s’exerçant sur eux, forme précisément la personne, réalise l’image divine. L’homme est immortel et éternel en tant qu’être spirituel appartenant à un monde incorruptible, mais il n’est pas naturellement et de fait un être spirituel; il ne l’est que si l’esprit triomphe en lui et maîtrise ses éléments inférieurs. L’intégralité et l’unité sont engendrées par le travail de l’esprit et c’est elles qui constituent la personnalité. L’individu naturel n’est pas encore une personne et l’immortalité ne lui est pas inhérente. N’est naturellement immortelle que l’espèce. L’immortalité se conquiert par la personne et désigne une lutte en faveur de celle-ci.

(fragment de l’ouvrage De la destination de l’homme, Essai d’éthique paradoxale, 1931)

Nous éprouvons une terreur non seulement à l’idée de la perte de la personne, mais à l’idée aussi de la disparition du monde. Il existe une Apocalypse personnelle et une Apocalypse universelle. L’état d’esprit apocalyptique est celui dans lequel l’idée de la mort atteint une intensité extrême, tout en étant une voie menant à une nouvelle vie. L’Apocalypse est une révélation de la mort du monde, bien que celle-ci n’ait pas en elle le dernier mot. Ce n’est pas seulement l’homme, les peuples et la culture qui y sont destinés, mais l’humanité dans son ensemble, l’univers entier. Et il est curieux de constater que l’appréhension que suscite en nous cette idée est plus grande que celle de notre mort personnelle. À vrai dire, la destinée de la personne et la destinée du monde sont intimement liées, elles s’enchevêtrent par mille réseaux. Aux époques où l’état d’esprit apocalyptique fait défaut, l’obsession de la mort est atténuée pour l’homme par le sentiment de son immortalité générique, dans laquelle les résultats de sa vie et de ses oeuvres sont destinés à survivre et à se perpétuer. Mais l’Apocalypse marque la fin de cette perspective, en elle chaque créature et toute la création sont placées de manière immédiate devant le jugement de l’éternité. Même l’espoir relatif d’atteindre l’immortalité et d’éterniser nos oeuvres à travers nos enfants nous est refusé, tous les espoirs ayant une fin dans le temps. L’apocalypse est un paradoxe du temps et de l’éternité qui résiste à la rationalisation. La fin de notre monde survient déjà dans notre temps, bien qu’elle marque aussi la cessation de ce temps et se trouve conséquemment par-delà ses limites. C’est là une antinomie analogue à celles de Kant. Lorsque la fin viendra, le temps n’existera plus. Et c’est pourquoi nous ne pouvons penser la fin du monde que d’une manière paradoxale, c’est-à-dire à la fois dans le temps et dans l’éternité. Tout comme la fin de l’homme pris individuellement, elle est un événement à la fois immanent et transcendant. Et notre angoisse et notre nostalgie sont précisément dues à cette conciliation, qui nous demeure inaccessible, de l’en-deçà et de l’au-delà, du temps et de l’éternité. Aussi bien pour nous que pour l’univers entier, sonne l’heure de la catastrophe imminente, du "saut" à travers l’abîme, de l’inconcevable évasion hors du temps, s’effectuant encore dans le temps. Si, dans notre temps pécheur, notre monde pécheur avait été infini, c’eût été une hallucination tout aussi atroce que la prolongation illimitée de la vie d’un être individuel. C’eût été, en quelque sorte, le triomphe du non-sens. Aussi le pressentiment de la venue de la fin ne provoque-t-il pas qu’une angoisse et une nostalgie, mais parallèlement un espoir en la révélation et en la victoire du sens. Car le Jugement dernier, appelé à être prononcé sur la personne et sur le monde, pour peu qu’on en perçoive la signification intérieure, n’est pas autre chose que l’obtention du sens assignant aux valeurs et aux qualités leur place légitime.
Le paradoxe du temps et de l’éternité n’existe pas seulement par rapport à la destinée du monde; il s’affirme aussi quant à la destinée de la personne. En effet, on objective la vie éternelle, on la naturalise et on la confond avec une existence d’outre-tombe. Elle nous apparaît comme une sphère naturelle de l’être, différente tout simplement de la nôtre. Mais la vie éternelle, si on la prend intérieurement, est, de par son principe, d’une tout autre qualité que la vie naturelle et même supra-naturelle considérée dans son ensemble: elle est une vie spirituelle, chez laquelle l’éternité commence encore dans le temps. Si la vie de l’homme avait été intégralement transformée en vie spirituelle, si le principe esprit y avait subjugué définitivement l’élément psychique et corporel, la mort en tant que fait naturel n’aurait jamais apparu, l’accession à l’éternité se serait effectuée sans son intermédiaire. Car la vie éternelle n’est pas la vie du futur, mais la vie du présent, la vie dans la profondeur de l’instant, où s’effectue précisément la rupture du temps. C’est pourquoi la conception qui place l’éternité dans l’avenir, en tant qu’existence d’outre-tombe, qui compte sur la mort dans le temps pour communier à la vie divine, offre une erreur éthique. Dans l’avenir, en somme, l’éternité ne s’instaurera jamais, car il n’y a en elle qu’un mauvais infini. Et ce n’est que l’enfer que nous pouvons considérer sous cet aspect. Cette cessation de la projection de la vie dans le temps correspond, selon la terminologie de Heidegger, à la cessation de ce souci qui temporalise l’être. La mort existe du dehors, comme un certain fait naturel, se produisant dans l’avenir et elle désigne une temporalisation de l’être, une projection de la vie dans l’avenir. Du dedans, c’est-à-dire du point de vue de l’éternité, se révélant dans la profondeur de l’instant, la mort n’existe pas, elle n’est qu’un moment de la vie éternelle, du mystère de la vie. La mort n’existe qu’en deçà, dans l’être temporalisé, dans l’ordre de la "nature".

(fragment de l’ouvrage De la destination de l’homme, Essai d’éthique paradoxale, 1931)

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