24 juin 2006

Nicolae Berdiaev, Le ciel et l’enfer, (fragments)

Le besoin d’immortalité est un des besoins les plus profonds de l’être humain. Mais les croyances à l’immortalité se ressentent aussi de la limitation de l’être humain, de ses mauvais instincts qui lui ont suggéré le tableau du paradis, et surtout celui de l’enfer. Il lui était particulièrement difficile de se représenter le paradis, car, malgré tout, l’enfer est plus familier, moins relégué dans l’au-delà. Or, le tableau du paradis provoquait facilement l’ennui. La question du paradis a beaucoup inquiété Dostoïevski qui a émis à son sujet des pensées très profondes comme, par exemple, dans le Rêve de l’homme ridicule. Pour lui, la question du paradis se rattachait à celle de la liberté. Il ne concevait pas le paradis sans la liberté. Mais la liberté pouvait également créer un enfer. L’image peu engageante du paradis que l’homme a meublé des sensualités de ce monde-ci, dans lequel des justes eux-mêmes éprouvaient une volupté à la vue des tortures subies par les pécheurs relégués dans l’enfer, s’explique par le fait que le paradis a toujours été pensé d’une façon aussi peu apophatique que possible. Pensé cataphatiquement, il sera toujours insupportable, incompatible avec nos sentiments moraux et esthétiques. La vie est toujours et partout infinie. Or, le paradis pensé cataphatiquement est un paradis fini, dépourvu de toute vie authentiquement créatrice.

(fragment de l’ouvrage Dialectique existentielle du divin et de l’humain, 1947)

Le cauchemar de l’enfer résulte de la confusion entre l’Infini et l’Éternel. Mais l’idée de l’éternel enfer est absurde. L’enfer n’est pas éternel, car il n’y a pas d’autre éternité que la divine. L’enfer est une mauvaise infinitude, l’impossibilité de sortir du temps pour entrer dans l’éternité. L’enfer est un cauchemar spectral, résultat de l’objectivation de l’existence humaine plongée dans le temps de notre éon. Un enfer éternel serait un échec et une défaite de Dieu, une condamnation de la Création qui apparaîtrait alors comme une farce diabolique. Mais il y a beaucoup, beaucoup de chrétiens qui tiennent à conserver l’enfer... pas pour eux-mêmes naturellement. L’ontologie de l’enfer est la pire forme d’objectivation, la plus prétentieuse, inspirée par le sentiment de vengeance et celui de rancune. Mais la psychologie de l’enfer est possible et se rattache à une expérience réelle. La conception judiciaire de l’immortalité est une conception aussi basse que l’ancienne conception magique. L’élément pédagogique qui porte manifestement un caractère exotérique joue un grand rôle dans les théories traditionnelles sur l’immortalité. C’est la conception spirituelle de l’immortalité qui correspond à une conscience spirituelle plus élevée. Mais la conception spirituelle ne signifie pas que seule doive être considérée la partie spirituelle de l’homme. La résurrection de la chair doit également être comprise au sens spirituel. C’est le corps-âme qui est la semence, et c’est le corps-esprit qui est la moisson.

(fragment de l’ouvrage Dialectique existentielle du divin et de l’humain, 1947)

C’est à tort que l’enfer, en tant que châtiment purgé ad aeternum, est considéré comme un jugement de Dieu. Dans cette idée humaine, trop humaine, s’objective le pitoyable jugement terrestre, qui n’a rien de commun avec le jugement de Dieu. Quand l’orthodoxie condamne à l’enfer pour "hérésie", elle rend un arrêt humain. Or le jugement de Dieu, qu’attend l’âme humaine et toute la créature, aura vraisemblablement fort peu d’analogie avec cette condamnation. Selon ce jugement, les derniers seront les premiers et les premiers, derniers, ce que notre cerveau humain se refuse à comprendre. Aussi est-il inadmissible que l’homme prenne sur lui les prérogatives du jugement divin. Le jugement de Dieu viendra, mais ce sera un jugement porté sur l’idée même de l’enfer, qui s’effectuera par-delà notre distinction du bien et du mal. C’est peut-être cette idée qui se reflète dans la doctrine de la prédestination. Quoi qu’il en soit, la volonté morale de l’homme ne peut pas être orientée vers le refoulement d’un seul être en enfer, ne peut pas l’exiger, en tant que réalisation de la justice. Je puis encore admettre l’enfer pour moi-même, du fait qu’il existe dans le subjectif; je puis connaître des souffrances infernales et considérer qu’elles me sont justement infligées, mais je ne puis pas me réconcilier avec l’idée de l’enfer pour les autres.
Il est difficile de comprendre et d’accepter la psychologie de ces chrétiens dévots qui admettent paisiblement que ceux qui les entourent, parfois même leurs proches, soient en enfer. En réalité, je ne devrais pas m’accommoder de l’idée que l’être avec lequel je prends le thé puisse être condamné à la damnation. Si les hommes étaient moralement plus sensibles, ils auraient tendu toute leur volonté vers la délivrance de chaque être qu’ils ont rencontré dans la vie. Et l’on a tort d’attribuer aux hommes ce désir, lorsqu’ils favorisent le développement des vertus morales chez les autres et leur affermissement dans la juste foi. La modification morale qui s’impose ici ne peut être qu’une modification de l’attitude à l’égard des méchants eux-mêmes, des réprouvés, elle ne peut se traduire que par le désir du salut pour eux, par l’acceptation de partager leur destinée. Cela revient à dire, que je ne puis pas me sauver individuellement, me faufiler, en quelque sorte, dans le Royaume de Dieu, en escomptant mes mérites personnels. Une semblable conception du salut détruit l’unité du cosmos. Je ne puis accepter le paradis pour moi, si mes parents, mes proches, ou même simplement les êtres que j’ai été amené à rencontrer dans la vie, doivent être en enfer, si Boehme y est condamné comme "hérétique", Nietzsche comme "antéchrist", Goethe comme "païen", et Pouchkine comme "pécheur". Je ne puis concevoir comment certains catholiques, qui dans leur théologie ne sauraient faire un pas sans Aristote, peuvent admettre en toute quiétude qu’il brûle dans l’enfer en tant que non-chrétien. Cette conception nous est devenue désormais intolérable, et ce fait marque un progrès considérable de la conscience morale. Si je suis à ce point redevable à Aristote ou à Nietzsche, je dois partager leur destinée, prendre sur moi leurs tourments, les libérer de l’enfer. La conscience morale débuta par la question divine: "Caïn, qu’as-tu fait de ton frère Abel?" Elle s’achèvera par cette autre question: "Abel, qu’as-tu fait de ton frère Caïn?"

(fragment de l’ouvrage De la destination de l’homme, Essai d’éthique paradoxale, 1931)

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