La fin de la Renaissance, qui atteste l’épuisement et la destruction du principe de la personnalité dans les sociétés humaines, du principe de l’initiative créatrice personnelle, de la responsabilité personnelle, est le triomphe du principe collectif. Cette fin de la Renaissance se remarque non seulement dans le socialisme, mais encore dans l’anarchisme, non moins caractéristique de notre époque.
(fragment de l’ouvrage Un nouveau Moyen Âge, Réflexions sur les destinées de la Russie et de l’Europe, 1924)
Dans l’anarchisme il se produit non seulement une auto-négation de l’État humaniste, mais encore une autonégation et destruction du principe de la personnalité; c’est le krach définitif de l’individualisme au faîte de son apparent triomphe. Le principe de la personnalité était étroitement et indissolublement lié au principe de l’État. Dans l’anarchisme triomphe toute cette force aveugle de la masse, ennemie de la personnalité et de l’État. L’esprit anarchique n’est pas un esprit créateur, il porte en soi une hostilité haineuse et vindicative à l’endroit de tout débordement créateur. L’anarchisme voudrait détruire tout ce que la Renaissance a créé. Il y a en lui une revanche contre le mensonge de l’humanisme. Lorsque les sociétés humaines sont possédées par la soif de l’égalité, c’est alors que prend fin toute espèce de Renaissance, toute surabondance créatrice. Le pathétique de l’égalité est un pathétique d’envie; c’est l’envie de l’être d’autrui et l’impossibilité d’affermir l’être en soi. La passion de l’égalité est une passion du néant. Les sociétés modernes sont possédées par une passion qui consiste à déplacer le centre de gravité de l’existence, en le transférant de ce qui, par affirmation créatrice, est l’être de chacun à une envieuse négation de l’être de l’autre. Tels sont les signes d’une société caduque.
(fragment de l’ouvrage Un nouveau Moyen Âge, Réflexions sur les destinées de la Russie et de l’Europe, 1924)
La fin de la Renaissance s’annonce également dans l’anarchisme, courant-limite dans les destinées de la société européenne et qui, par sa nature et son esprit, est en opposition formelle avec ce mouvement. Jugé extérieurement, l’anarchisme semble en effet une doctrine animée par le pathos de la liberté, qui proclame le principe de l’auto-affirmation de la personne humaine. Mais au lieu d’être né d’un débordement des forces créatrices aspirant à la liberté, c’est un produit de l’envie et de la vengeance. Il est dicté par un sentiment haineux à l’égard du passé, de sa culture ainsi qu’à l’égard de tout ce qui est historique. Mais cette rancune, cette soif de revanche ayant sa source dans des souffrances et des insuffisances est contraire à l’esprit de la Renaissance et à sa joie de créer. Ce n’est pas la négation épuisante et vengeresse qui pouvait être la source de l’ivresse que procure la faculté de créer ni permettre le libre emploi de forces débordantes. À ce point de vue, l’anarchisme se rapproche nettement du socialisme. On constate en lui un processus fort intéressant, celui de la liberté se niant elle-même, se pulvérisant, se réduisant en cendres intérieurement; car celle qu’affirme l’anarchisme n’est pas la liberté de l’humanisme idéaliste qui procure la joie grâce à l’épanouissement de l’individualité créatrice. C’est une sorte de liberté sombre, tourmentée et douloureuse, dans laquelle la personne humaine s’étiole et périt, une liberté se transformant en violence. La plupart des théories anarchistes finissent en effet par adopter et préconiser les formes de structures collectivistes ou communistes, comme dans les programmes de Bakounine et de Kropotkine. Il est, à mon avis, certain que l’anarchisme constitue une manifestation de l’épuisement de la Renaissance: il est dépourvu de tout caractère humaniste et sa morale, sa façon d’envisager les rapports d’homme à homme est bien différente de celle que concevaient Goethe, Herder ou Humboldt. Tout comme le socialisme, il contient un principe de réaction contre la même période de l’histoire moderne. En dernière analyse, l’anarchisme se présente comme une révolte contre la culture, comme un refus d’accepter celle-ci avec ses inégalités, ses souffrances, mais aussi avec ses plus grands élans et ses plus riches épanouissements; or il agit ainsi au nom d’un principe de nivellement, d’effacement, d’abaissement de tout ce qui dépasse le niveau commun. Et c’est ce mouvement de réaction qui, au sein de l’anarchisme comme au sein du socialisme, manifeste la crise de l’humanisme et la fin de la Renaissance.
(fragment de l’ouvrage Le Sens de l’histoire, Essai d’une philosophie de la destinée humaine, 1923)
01 juillet 2006
Nicolae Berdiaev, L’anarchisme, (fragments)
Publicat de Radu Iliescu la 10:43 PM
Etichete: Berdiaev Nicolae
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