29 juillet 2007

Edgar Morin, L’esprit du temps (note de lectura)

Editions Grasset Fasquelle, 1962.

Première partie. L’intégration culturelle
Chapitre premier. Un tiers-problème

La seconde industrialisation s’attaque aux images et aux rêves. La seconde colonisation est celle de l’Ame humaine. L’industrialisation de l’esprit. La technique pénètre le domaine intérieur de l’homme et y déverse des marchandises culturelles. Jamais la culture et la vie privée n’étaient entrées à ce point dans le circuit marchand et industriel, n’avaient été à la fois fabriqués industriellement et vendus mercantilement.
Une noosphère flotte au ras de la civilisation. La Tierce-Culture est issue de la presse, du cinéma, de la radio, de la télévision. La sociologie américaine l’appelle mass-culture. « Culture de masse, c’est-à-dire produite selon les normes massives de la fabrication industrielle; répandue par des techniques de diffusion massive (qu’un étrange néologisme anglo-latin, appelle mass-media); s’adressant à une masse sociale, c’est-à-dire un gigantesque agglomérat d’individus saisi en deçà et au-delà des structures internes de la société (classes, famille, etc.) » (p. 12)
Une culture oriente, développe certaines virtualités, en inhibe ou en prohibe d’autres. Une culture fournit des points d’appui pratiques à la vie imaginaire. Elle nourrit l’être mi-réel, mi-imaginaire, que chacun sécrète à l’intérieur de soi l’être mi-réel, mi-imaginaire que chacun sécrète à l’extérieur de soi et dont il s’enveloppe.
La culture nationale nous immerge dans les expériences du passé, en nous liant avec les héros de la patrie, qui eux-mêmes s’identifient au grand coprs invisible qui prend la figure maternelle (la Mère-Patrie) et paternelle (l’Etat).
La culture religieuse se fonde sur l’identification au dieu qui sauve, et à la grande communauté maternelle-paternelle que constitue l’Eglise.
La culture de masse est une culture: un corps de symboles, mythes et images concernant la vie pratique et la vie imaginaire, un système de projections et d’identifications spécifiques. Elle entre en concurence avec autres cultures.
Les sociétés modernes sont polyculturelles.
La culture de masse se fait contrôler par l’Etat et l’Eglise, et en même temps tend à corroder les autres cultures. « Née aux Etats-Unis, elle s’est déjà acclimatée en Europe occidentale. Certains de ses éléments se répandent sur tout le globe. Elle est cormopolite par vocation et planétaire par extension. Elle nous pose les problèmes de la première culture universelle de l’histoire de l’humanité. » (p. 13)

Critique intellectuelle ou critique des intellectuels

Les « cultivés » vivent sur une conception valorisante, différenciée, aristocratique de la culture. C’est pourquoi le terme « culture du XXe siècle » leur évoque immédiatement, non pas le monde de la télévision, de la radio, du cinéma, des comics, de la presse, des chansons, du tourisme, des vacances, des loisirs, mais Mondrian, Picasso, Stravinsky, Alban Berg, Musil, Proust, Joyce.
A partir de la vulgate marxiste, une critique « de gauche » considère la culture de masse comme barbiturique ou mystification délibérée. L’aliénation de l’homme dans le travail se prolonge en aliénation dans la consommation et dans les loisirs, dans la fausse culture.
La culture de masse n’est pas faite par les intellectuels. Les premiers auteurs de films étaient des amuseurs de baraques. Les journaux se sont développés hors des sphères de la création littéraire. La radio et la télévision ont été le refuge des journalistes ou comédiens ratés.
L’intelligentsia souffre une dépossession par la culture de masse. « C’est tout une conception de la culture, de l’art, qui est bafouée par l’intervention des techniques industrielles, comme par la détermination mercantile et l’orientation consommatrice de la culture de masse. Au mécénat succède le mercenariat. » (p. 16)
L’orientation consommatrice détruit l’autonomie et la hiérarchie esthétique propres à la culture cultivée.
Dans la culture de masse, pas de discontinuité entre l’art et la vie. Ni retraite solitaire, ni rites cérémoniels n’opposent la culture de masse à la vie quotidienne. Cet univers n’est pas réglementé par la police du goût, la hiérarchie du beau, la douane de la critique esthètique. « Le produit culturel est étroitement déterminé par son caractère industriel d’un part, son caractère de consommation quotidienne de l’autre, sans pouvoir émerger à l’autonomie esthétique. Il n’est pas policé, ni filtré, ni structuré par l’Art, valeur suprême de la culture des cultivés. » (p. 17)
Tout semble opposer la culture des cultivés à la culture de masse: qualité à quantité, création à production, spiritualité à matérialisme, esthétique à marchandise, élégance à grossièreté, savoir à ignorance.
« Ce sont les avant-gardistes de la culture qui ont les premiers aimé et intégré Chaplin, Hammet, le jazz, la chanson des rues. Inversement, on dédaigne avec hauteur la culture de masse là où règnent les snobismes esthétiques, les recettes littéraires, les talents maniérés, les platitudes conventionnelles. Il y a un philistinisme des « cultivés » qui relève de la même stéréotypie vulgaire que les standards méprisés de la culture de masse. Et c’est dans le moment même où elles semblent s’opposer à l’extrême que « haute culture » et « culture de masse » se rejoignent, l’une par son aristocratisme vulgaire, l’autre par sa vulgarité assoiffée de « standing ». » (p. 18)
Harold Rosenberg: « Un des aspects de la culture de masse est la critique kitschiste du Kitsch. » (Popular Culture and Kitsch Criticism, dans Dissent, Winter, 1958, pp. 15-16).
Problème posé par Edgar Morin: dans quelle mesure sommes-nous nous-mêmes enagés dans un système de défense, inconscient parfois, mais incontestable toujours, contre un processus qui tend à la destruction des intellectuels que nous sommes?

Méthode

Méthode autocritique et méthode de la totalité.

Chapitre II. L’industrie culturelle

Il a fallu des inventions techniques pour que la culture industrielle soit possible: cinématographe et télégraphe sans fil. Ces inventions ont été détournées: le cinématographe, appareil à enregistrer le mouvement, est happé par le spectacle. La T.S.F., d’usage utilitaire, est happée par le jeu, la musique, le divertissement.
Sans l’impulsion prodigieuse de l’esprit capitaliste, ces inventions n’auraient pas connu un développement aussi radicalement orienté.
L’Etat contrôle la production de la culture de masse, soit de manière négative (censure, contrôle), soit de manière positive (orientation, domestication, politisation). Le système privé veut avant tout plaire au consommateur, le système d’Etat vet éduquer, convaincre.
« L’objet de mon étude est celui des processus culturels qui se sont développés hors de la sphère d’orientation étatique (ou religieuse, ou pédagogique) sous l’impulsion première du capitalisme privé et qui peuvent du reste se diffuser par la suite jusque dans les systèmes culturels étatiques. Pour éviter toute confusion, j’emploierai le terme de culture industrielle pour désigner les caractères communs à tous les systèmes, privés ou d’Etat, d’Ouest et d’Est, réservant le terme de culture de masse pour la culture industrielle dominante à l’Ouest. » (p. 25)

Production-création: le modèle bureaucratique-industriel

« La presse, la radio, la télévision, le cinéma sont des industries ultra-légères. Légères par l’outillage producteur, elles sont ultra-légères par la marchandise produite: celle-ci tient sur la feuille du journal, sur la pellicule cinématographique, s’envole sur les ondes, et au moment de la consommation elle devient impalpable puisque cette consommation est psychique. Mais cette industrie ultra-légère est organisée sur le modèle de l’industrie la plus concentrée techniquement et économiquement. Dans le cadre privé, quelques grands groupes de presse, quelques grandes chaînes de radio et de télévision, quelques sociétés cinématographiques concentrent l’outillage (rotatives, studios) et dominent les communications de masse. Dans le cadre public, c’est l’Etat qui assure la concentration. » (p. 26)
Dans les deux systèmes, « le pouvoir culturel », celui de l’auteur de la chanson, de l’article, du projet de film, de l’idée d’émission, se trouve laminé entre le pouvoir bureaucratique et le pouvoir technique.
L’industrie du détersif produit toujours la même poudre et se borne à varier l’emballage de temps à autre. L’industrie culturelle a besoin d’unités nécessairement individualisés.
« L’industrie culturelle doit donc constamment surmonter une contradiction fondamentale entre ses structures bureaucratisées-standardisées et l’originalité (individualité et nouveauté) du produit qu’elle doit fournir. Son fonctionnement même s’opère à partir de ces deux couples antithétiques: bureaucratie-invention, standard-individualite. » (p. 27)
La possibilité d’une organisation bureaucratique-industrielle de la culture réside dans la structure même de l’imaginaire. L’analyse structurale nous montre qu’on peut réduire les mythes à des structures mathématiques. Or, toute structure constante peut se concilier avec la norme industrielle. L’industrie culturelle poursuit la démonstration à sa manière en standardisant les grands thèmes romanesques, en clichant les archétypes en stéréotypes. On fabrique des romans sentimentaux à la chaîne, à partir de certains modèles devenus conscients et rationalisés. A conditions que les produits issus de la chaîne soient individualisé.
Il y a, variable selon les industries, mais dans toutes les industries, une limite à la concentration absolue. Le même trust savonnier (Lever) est amené, non seulement à jeter concurremment sur le marché plusieurs marques de détersif (Omo, Sunil, Tide, Persil), mais à doter chaque marque d’une certaine autonomie, notamment dans l’organisation de a publicité. « [...] c’est qu’il existe, même à ce niveau élémentaire, un besoin de variété et d’individualité dans la consommation, et que l’efficacité marchande maxima se trouve dans cette forme étrange, mais relativement décentralisatrice, d’autoconcurrence. » (p. 28-29)
Le système, chaque fois qu’il y est contraint, tend à revenir au climat concurrentiel du capitalisme antérieur. De même, chaque fois qu’il y est contraint, il laisse pénétrer en lui des antidotes au bureaucratisme.
La presse de masse est beaucoup plus bureaucratique que le cinéma, parce que l’originalité et l’individualité lui sont déjà préfabriquées par l’événement, parce que le rythme de publication est quotidien ou hebdomadaire, parce que la lecture d’un journal est liée à des habitudes fortes. Le film doit trouver chaque fois son public, et surtout il doit chaque fois tenter une synthèse difficile du standard et de l’original: le standard bénéficie du sccès passé et l’original est le gage du succès nouveau, mais le déjà connu risque de lasser et le nouveau risque de déplaire. C’est pourquoi le cinéma cherche la vedette, qui unit l’archétype et l’individuel; on comprend dès lors que la vedette soit le meilleur antirisque de la culture de masse, et notamment du cinéma. » (p. 30)
Un rapport s’établit entre la logique industrielle-bureaucratique-monopolistique-centralisatrice-standardisatrice et la contre-logique individualiste-inventive-concurrentielle-autonomiste-novatrice. La contradiction invention-standardisation est la contradiction dynamique de la culture de masse. C’est l’existence de cette contradiction qui permet de comprendre, d’une part, cet immense univers stéréotypé dans le film, dans la chanson, le journalisme, la radio, et, d’autre part, cette invention perpétuelle dans le cinéma, la chanson, le journalisme, la radio, cete zone de création et de talent au sen du conformisme standardisé.
« Autrement dit, l’industrie culturelle a besoin d’une électrode négative pour fonctionner positivement. Cette électrode négative, c’est une certaine liberté au sein de structures rigides. » (p. 31) Cette liberté peut être le courant « noir » du film américain de 1945 à 1960, de Dmytrik, Kazan à Lazlo Benedeck, Martin Ritt, Nicholas Ray, le courant anarchiste de la chanson française, avec Brassens et Léo Ferré, etc.

Production et création: la création industrialisée

« Le « créateur », c’est-à-dire l’auteur, créateur de la substance et de la forme de son œuvre, a émergé tardivement dans l’histoire de la culture: c’est l’artiste du XIXe siècle. Il s’affirme précisément au moment où commence l’ère industrielle. Il tend à se désagréger avec l’introduction des techniques industrielles dans la culture. La création tend à devenir production. » (p. 31)
Il existe maintenant une analogie frappante entre les heros homérique ou les chevaliers de la Table Ronde, et les héros des épopées feuilletons en images de la presse de masse. Mais le collectivisme ne fait pas que renouer avec les formes primitives de l’art. Pour la première fois dans l’histoire c’est la division industrielle du travail qui fait éclater l’unité de la création artistique, comme la manufacture fait éclater le travail artisanal.
Le réalisateur émerge comme auteur du film, mais celui-ci est le produit d’une création conçue selon des normes spécialisées de production.
A la rationalisation représentée par la division du travail devenu collectif, correspond la standardisation, qui impose au produit culturel de véritables moules spatio-temporels.
La standardisation elle-même n’entraîne pas nécessairement la désindividualisation; elle peut être l’équivalent industriel des « règles » classiques de l’art, comme les trois unités qui imposaient des formes et des thèmes. Ainsi ni la division du travail, ni la standardisation ne sont des obstacles à l’individualisation de l’œuvre.
« Les vedettes sont des personnalités à la fois structurées (standardisables) et individualisées, et ainsi leur hiératisme résout au mieux la contradiction fundamentale. Ceci peut être un des ressorts essentiels de la vedettisation [...]. » (p. 34)
La dialectique entre la vedette et l’auteur est répulsive. Plus augmente l’individualité de la vedette, plus diminue celle de l’auteur, et inversement.
L’industrie culturelle attire et lie par de très hauts salaires les journalistes et écrivains de talent: mais elle ne fait fructifier que la partie de ce talent conciliable avec les standards. « Au sein de l’industrie culturelle se multiplie l’auteur non seulement honteux de son œuvre, mais niant que son œuvre soit son œuvre. L’auteur ne peut plus s’identifier à son œuvre. Entre elle et lui s’est créée une extraordinaire répulsion. Alors disparaît la plus grande satisfaction de l’artiste, qui est de s’identifier à son œuvre, c’est-à-dire de se justifier par son œuvre, d’y fonder sa propre transcendance. » (p. 35)
L’auteur est sur-payé, son travail le plus méprisé est souvent le mieux rétribué et de cette démoralisante corrélation naissent le cynisme, l’agressivité ou la mauvaise conscience.
Il existe une zone marginale et une zone centrale de l’industrie culturelle. Les auteurs peuvent s’exprimer dans des films marginaux, faits aux moindres frais, dans les émissions périphériques de la radio et la télévision, dans les journaux à public limité. Inversement, la standardisation restreint la part de l’invention (compte tenu de quelques grandes exceptions) dans le secteur clef de l’industrie culturelle, le secteur ultraconcentré, le secteur où joue la tendance à la consommation maxima. » (p. 36)

Chapitre III. Le grand public

Loi: tout système industriel tend à la croissance, toute production de masse destinée à la consommation tend à la consommation maxima. Les secteurs de la culture industrielle la plus concentrée, la plus dynamique, tendent au public universel (voir: Life, Paris Match, France-Soir, la superproduction d’Hollywood).
La recherche d’un grand public implique la recherche d’un dénominateur commun.
Un hebdomadaire comme Paris-Match tend systématiquement à l’éclectisme: dans un même numéro il y a spiritualité et érotisme, religion, sports, humour, politique, jeux, cinéma, voyages, exploration, art, vie privée des vedettes ou des princesses, etc. Les films standard tendent également à offrir de l’amour, de l’action, de l’humour, de l’érotisme selon des dosages variables.
La variété, au sein d’un journal, d’un film, d’un programme de radio, vise à obtenir la consommation maxima. Mais cette variété est systématisée, homogénéisée.
Quand le directeur d’un grand journal dit « mon public », il se réfère à une image d’homme moyen, résultante de chiffres de vente, vision elle-même homogénéisée.
La culture de masse est animée par ce double mouvement de l’imaginaire mimant le réel, et du réel prenant les couleurs de l’imaginaire.

Le nouveau public

A partir des années 30, aux Etats-Unis puis dans les pays occidentaux, émerge un type nouveau de presse, de radio, de cinéma, dont le caractère propre est de s’adresser à tous. En France, le quotidien Paris-Soir vise à l’universalité et effectivement l’atteint. Il attire les lecteurs de tous ordres, de toutes catégories.
La presse féminine ne s’oppose pas à une presse lasculine. La grande presse n’est pas « masculine », elle est féminine-masculine. La presse féminine se spécialise dans les contenus féminins dilués ou circonscrits dans la presse masculine-féminine.
La presse enfantine est une préparation à la presse du monde adulte.
La grande presse pour adultes s’est imbibée de contenus enfantins (notamment l’invasion des comics) et a multiplié l’emploi de l’image, c’est-à-dire d’un langage immédiatement intelligible et attractif pour l’enfant. En même temps, la presse enfantine est devenue un instrument d’apprentissage à la culture de masse.
« On peut dire que la culture de masse, dans son secteur enfantin, entraîne précocement l’enfant à la portée du secteur adulte, tandis que, dans son secteur adulte, elle se met à la portée de l’enfant. » (p. 41-42)
Horkhimer: « Le développement a cessé d’exister. L’enfant est adulte dès qu’il sait marcher, et l’adulte reste en principe stationnaire. »
L’homogénéisation des âges, entraînée par la culture industrielle, se fixe dur la dominante juvénile. Les thèmes de la culture de masse dont des thèmes « jeunes ».
Il y a une tendance au « mixage » des contenus d’intérêt féminins et masculins, avec au sein de ce mixage une légère dominante féminine, et, hors mixage, une presse féminine spécialisée dans l’économie domestique, la mode et le cœur.
Les frontières culturelles s’abolisent dans le marché commun des mass-media. La culture industrielle est le seul grand terrain de communication entre les classes sociales.
Evolution sociologique: la formation d’une gigantesque couche salariale, dans l’Occident industriel, où confluent, d’une part, l’ancien proletariat ouvrier qui accède à un niveau de vie consommateur et à des assurances sociales, d’autre part, l’ancienne classe moyenne qui se coule dans le salariat moderne. « Prestiges, conventions, hiérarchies, revendications différencient et morcellent cette grande couche salariale. Mais ce qui l’homogénéise, ce n’est pas seulement le statut salarial (assurances sociales, retraites, parfois assurances chômage), c’est l’identité des valeurs de consommation, et ce sont ces valeurs communes que véhiculent les mass-media, c’est cette unité qui caractérise la culture de masse. » (p. 45)
La culture sociologique est la culture dont le milieu de développement serait le nouveau salariat.
Leo Bogart: « Les Etats-Unis sont aujourd’hui un pays de classe moyenne, non seulement dans son revenu, mais dans ses valeurs. » (The Age of Television, p. 282).
Le nivellement des différences sociales fait partie de la standardisation des goûts et intérêts auxquels les mass-media donnent une expression et à quoi ils contribuent.
La tendance homogénéisante est une tendance cosmopolite qui tend à affaiblir les différenciations culturelles nationales au profit d’une culture des grandes aires transnationales.
Le sous-titrage et le doublage des filmes n’obéit pas aux lois de la traduction, comme le livre, mais aux lois de la hybridation industrielle.

L’homme moyen

Il est l’homme imaginaire, qui partout répond aux images par l’identification ou la projection. L’homme moyen est une sorte d’anthropos universel. Le langage adapté à cet anthropos est l’audiovisuel, langage à quadruple clavier: image, son musical, parole, écriture. Ce n’est pas l’homme universel, mais l’homme nouveau qui développe une civilisation nouvelle qui tend à l’universalité.

La consommation culturelle

Marx: « la production crée le consommateur... La production produit non seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l’objet ». La production culturelle crée le public de masse, le public universel. Sa loi fondamentale est celle du marché.
Le consommateur ne parle pas. Il répond à l’offre avec des reflexes pavloviens: le oui et le non, le succès et l’échec.
Le vrai problème est celui de la dialectique entre le système de production culturel et les besoins culturels des consommateurs.

Chapitre IV. L’art et la moyenne

D’un côté, une poussée vers le conformisme et le produit standard, d’un autre côté, une poussée vers la création artistique et la libre invention.
Robert Musil: « N’avez-vous pas remarqué que nos journalistes deviennent toujours meilleurs et nos poètes toujours pires » (dans L’Homme sans qualités, t. II, p. 436). La finition industrielle explique cette élévation et cette décrue qualitative. L’élévation qualitative des standards ne répond plus aux critères aristocratiques d’opposition de la qualité à la quantité. Elle naît de la quantité elle-même.
Le label « haute culture » est analogue à celui « haute couture ».
Le courant moyen triomphe et nivelle, brasse et homogénéise. Il favorise les esthétiques moyennes, les poésies moyennes, les talents moyens, les audaces moyennes, les vulgarités moyennes, les intelligences moyennes, les bêtises moyennes.
Le courant principal d’Hollywood montre le happy end, le bonheur, la réussite. Le contre-courant montre l’échec, la folie, la dégradation. « [...] le système tend à sécréter continuellement ses propres antidotes, et il tend continuellement à les empêcher d’agir: cette contradiction se neutralise dans le courant moyen, qui est en même temps le courant principal [...] » (p. 57)
Il y a un troisième courant, le courant noir, le courant où fermentent les mises en question et les contestations fondamentales, qui demeure en dehors de l’industrie culturelle.

Chapitre V. Le grand cracking

La culture cultivée se démocratise par le livre bon marché, le disque, la reproduction. Il y a une zone où la distinction entre culture et culture de masse devient purement formelle. La démocratisation de la culture cultivée est effectivement un des courants de la culture de masse.
La haute culture résiste à l’intégration, parfois en cultivant des valeurs fétiches, comme la signature de l’artiste ne bas de son tableau. La fétichisation peut être considérée comme une résistance à l’invasion conquérante de la culture de masse.
La culture de masse vulgarise la haute culture. « Les processus élémentaires de la vulgarisation sont: simplification, manichéisation, actualisation, modernisation. » (p. 61) Chaque fois quand Hollywood fait des films tirés de romans, il applique: schématisation de l’intrigue, réduction du nombre des personnages, réduction des caractères à une psychologie claire, élimination de ce qui pourrait être difficilement intelligible à la masse des spectateurs.
Lacclimatation crée des hybrides culturels.

Le prolongement culturel: le roman bourgeois

L’imprimerie inaugure ce qu’on pourrait appeler la paléo-culture de masse.
« Le roman au XVIIe siècle est écartelé entre les deux pôles de la chimère et du réalisme, mais bientôt ces deux pôles vont opérer une électrolyse d’où sortira le roman moderne. » (p. 63)
Albett Thibaudet a mis en relief les progrès corrélatifs au XIXe siècle de la bourgeoisie, de la démocratie, de la femme, du roman.
Le bovarysme, entendu dans ce sens d’identification entre le romanesque et le réel, sera intégré massivement dans la culture de masse, à partir de 1930, pour devenir un de ses thèmes fondamentaux. Le courant bovarysant intégre le réel dans l’imaginaire, l’imaginaire dans le réel.

Le roman populaire

L’imaginaire populaire, celui des contes de la veillée, des récits de baladins, de la tradition orale, se fixe dans l’imprimerie à partir du XVIIIe siècle. Dans cette imaginaire populaire, l’extraordinaire est plus nourri que l’ordinaire, c’est-à-dire que les courants de projection dominent les courants d’identification, à la différence de l’imaginaire bourgois, qui se coule dans le réalisme. Ces deux courants se mêlent, comme se mêlent dans la lecture du journal les lecteurs bourgeois et déjà les lecteurs populaires, où dominent les lecteurs petits-bourgeois.
A la différence de la tendance bourgoise (qui va vers le psychologisme, les conflits de sentiments et de caractères, drames ou comédies triangulaires de l’époux, l’amant et la femme adultère) le courant populaire reste fidèle aux thèmes mélodramatiques (mystère de la naissance, substitution d’enfants, parâtres et marâtres, fausses identités, déguisements, sosies, jumeaux, rebondissements extraordinaires, fausses morts, persécution d’innoncence) héritiers de la plus antique et universelle tradition de l’imaginaire (la tragédie grecque, le drame élisabéthain), mais adaptée au cadre urbain moderne.
La culture industrielle naissante ne fait qu’investir le courant de l’imaginaire populaire. Effectivement, le public des premières décennies du cinéma est le public populaire, le même que celui des feuilletons à grand tirage. La culture de masse est l’héritière du mouvement culturel des sociétés occidentales. Elle opère la métamorphose entre le courant populaire et le courant bourgeois.
L’imprimé est un signe abstrait: l’image imprimée est immobile. Le film, la télévision, la radio reproduisent directement la vie dans son mouvement réel.

Les folklores, les cultures du hic et du nunc

« Par son mouvement réel et la présence vivante, la culture de masse retrouve un caractère de la culture préimprimée, folklorique ou encore archaïque: la présence visible des êtres et des choses, la présence permanente du monde invisible. Les chants, danses, jeux, rythmes de la radio, de la télévision, du cinéma, ressuscitent l’univers des fêtes, danses, jeux, rythmes des vieux folklores. Les doubles de l’écran et du vidéo, les voix radiophoniques sont un peu comme ces esprits, fantômes, génies qui hantaient en permanence l’homme archaïque et se réincarnaient dans ses fêtes. [...] Mais, en revanche, la culture de masse brise l’unité de la culture archaïque où dans un même lieu tous participaient à la fois comme acteurs et spectateurs de la fête, du rite, de la cérémonie. Elle sépare physiquement spectateurs et acteurs. » (p. 69-70)
La culture archaïque sépare les jours de fête de la vie quotidienne. La culture de masse se répand dans tous les interstices de la vie quotidienne. Elle remplace la fête par le loisir.
Les mass-media, s’ils rétablissent le rapport humain que détruit l’imprimé, tendent à briser la structure même des rapports humains de la culture folklorique. La Culture folklorique était une culture du hic et du nunc. Les fêtes et les usages locaux étaient enracinés dans un territoire et situés dans un calendrier (anniversaires, fêtes sacrées ou profanes). La culture industrielle désagrège définitivement les cultures du hic et du nunc. Elle tend au public indéterminé. Elle n’a pas de racines, mais une implantation techno-bureaucratique. Destruction radicale? Plutôt désintégration, accompagnée d’intégrations nouvelles. Certaines thèmes folkloriques sont absorbés par la culture de masse et, avec ou sans modifications, sont universalisés.
La culture industrielle ne fabrique pas ses produits ex nihilo. Comme l’industrie de la conserve alimentaire, elle choisit parmi les produits des terroirs. Mais ces produits naturels, elle peut les transformer, les altérer plus ou moins profondément en fonction de la consommation universelle. « Un véritable cracking analytique transforme les crus naturels en produits culturels homogénéisés pour la consommation massive. » (p. 72)
« Le hic n’est pas aboli, il est relativisé. Le nunc devient un nouveau nunc cosmopolitisé, celui de la vogue, de la mode, du succès du jour, de l’éternel présent. » (p. 72)
La culture industrielle nie de façon dialectique la culture de l’imprimé et la culture folklorique, elle les désintègre en les intégrant, elle intègre l’imprimé et ses contenus, mais pour les métamorphoser, elle désintègre les folklores, mais pour en universaliser certains thèmes.

Chapitre VI. Une culture de loisir

La consommation de la culture de masse s’inscrit dans le loisir moderne.
Le loisir moderne n’est pas seulement l’accession démocratique à un temps libre qui était le privilege des classes dominantes. L’économie, englobant lentement les travailleurs dans son marché, se trouve amenée à leur fournir, non plus seulement un temps de repos et de récupération, mais un temps de consommation.
Le loisir est un temps gagné sur le travail. Mais c’est un temps qui se différencie du temps des fêtes, propre à l’ancien mode de vie. « Le temps des fêtes a été grignoté par l’organisation moderne et la nouvelle répartition des zones de temps libre: week-end, vacances. » (p. 75-76)
Le loisir comme temps libre n’est pas récupéré par la vie familiale traditionnelle, ni par les rapports sociaux coutumiers. La culture de masse s’étend dans la zone abandonnée par le travail, par la fête et par la famille.
Les loisirs ouvrent les horizons du bien-être, de la consommation et d’une vie privée nouvelle. La consommation des produits devient, en même temps, l’autoconsommation de la vie individuelle. Chacun tend, non plus à survivre dans la lutte contre le besoin, non plus à se recroqueviller sur le foyer familial, non pas, inversement, à consumer sa vie dans l’exaltation, mais à consommer sa propre existence. Les masses accèdent, dans le cadre d’un loisir déterminé par les développements techniques, aux niveaux d’individualité déjà atteints par les classes moyennes.
La culture de masse ignore les problèmes du travail, s’intéresse beaucoup plus au bien-être du foyer qu’à la cohésion familiale, se tient à l’écart des problèmes politiques ou religieux. C’est une culture du loisir, de la consommation et du bien-être, de l’amour et du bonheur. « Le loisir est le jardin des nouvelles nourritures terrestres. » (p. 77)
La culture de masse meuble le loisir, oriente la recherche du salut individuel dans le loisir, et acculture le loisir qui devient style de vie.
« Le loisir n’est pas seulement le fourre-tout dans lequel entrent les contenus essentiels de la vie et où l’aspiration au bonheur individuel devient exigence. Il est par lui-même éthique culturelle. Le loisir n’est pas seulement le cadre des valeurs privées, il est aussi un accomplissement en soi. » (p. 78)
Il y a quelque chose du divertissement pascalien dans la lecture des faits divers, l’hypnose du video, le week-end motorisé, les vacances touristiques: on tue le temps, on fuit l’angoisse ou la solitude, on est ailleurs. « Jamais sans doute avec le journal, la radio, la télévision, le chez-soi n’a été à ce point un ailleurs. » (p. 78)
Jeu et spectacle ont toujours été présents dans les fêtes et les loisirs anciens. Ce qui est nouveau c’est l’extension télévisionnaire ou télé-auditive du spectacle, les progrès d’une conception ludique de la vie.
La culture de masse entretient et amplifie le voyeurisme, l’attitude du spectateur pur, détaché physiquement du spectacle, qui se déroule devant ses yeux mais qu’il en peut toucher. « Le spectateur typiquement moderne est celui qui est voué à la télé-vision, c’est-à-dire qu’il voit toujours tout en plan rapproché, comme au téléobjectif, mais en même temps à une impalpable distance, même ce qui est le plus proche est à l’infini de l’image, toujours présente, certes, jamais matérialisée. » (p. 79)
L’homme télévisionnaire est un être abstrait dans un univers abstrait: d’une part, la substance active du monde s’évapore partiellement, puisque sa matérialité s’est évaporée; d’autre part, et simultanément, l’esprit du spectateur s’évade, et erre, invisible fantôme, parmi les images. Les télécommunications appauvrissent les communications concrètes de l’homme avec son milieu.
En même temps que le spectacle, la culture du loisir développe le jeu. C’est la tendance d’une partie du loisir, effectivement, à prendre la forme d’un grand jeu-spectacle. Cette tendance s’exprime de façon significative dans les vacances modernes, dans la mesure où elles représentent le temps vraiment vivant, vraiment vécu, par rapport au temps sclérosé et exsangue de l’année de travail.
Par rapport au spectateur, le touriste est, fait (« j’ai fait l’Espagne ») et acquiert (des souvenirs). Il y a introduction simultanément d’un supplément d’être et d’un quantum d’avoir dans le voir touristique. L’auto-implication physique est en même temps une appropriation, certes semi-magique ressentie comme une exaltation, un enrichissement de soi.
Le sens complexe du loisir moderne apparaît clairement dans les villages de vacances. L’organisation des vacances y est rationalisée, planifiée, quasi minutée. La technique moderne recrée un univers tahitien, et lui adjoint le confort des butagaz, douches, transistors. Cette organisation crée une étonnante société temporaire, fondée entièrement sur le Jeu-Spectacle.
« [...] l’idéal de la culture du loisir, sa finalité obscure, est la vie des olympiens modernes, héros du spectacle, du jeu et du sport. » (p. 84)
Sur les « amuseurs » (stars de cinéma, champions sportifs): « Ils vivent d’amours, de festivals, de voyages. Leur existence est délivrée du besoin. Elle s’accomplit dans le plaisir et le jeu. Leur personnalité s’épanouit sur le double clavier du rêve et de l’imaginaire. Leur travail même est une sorte de grand divertissement, voué à la glorification de leur propre image, au culte de leur propre double. » (p. 84)
La promotion du Jeu-Spectacle va de pair avec la décadence des significations du travail, avec la crise actuelle des grands systèmes de valeur (l’Etat, la religion, la famille). « De la vacance des grandes valeurs, naît la valeur des grandes vacances. » (p. 85)
Le tissu de l’individualisme moderne est effectivement nihiliste à partir du moment où rien ne vient justifier l’individu sinon son propre bonheur. L’extraordinaire développement de l’humour dans la culture de masse, l’humour remplaçant la satire dans les dessins de presse, l’humour absurde s’imposant dans le comique cinématographique témoignent du progrès de ce nihilisme et de ses antidotes, le jeu, le divertissement.

Chapitre VII. Les champs esthétiques

La culture de masse se présente notamment sous la forme de spectacles. C’est à travers les spectacles que se déversent ses contenus imaginaires. Le rapport de consommation imaginaire s’établit sur le mode esthétique.
Magie et religion réifient littéralement l’imaginaire: dieux, rites, cultes, temples, tombeaux, cathédrales, les plus solides et les plus durables de tous les monuments humains, témoignent de cette grandiose réification. Dans l’esthétique cette réification n’est jamais achevée.
« Entre la création romanesque, d’une part, et l’évocation des esprits par un sorcier ou un médium, d’autre part, les processus mentaux sont jusqu’à un certain degré analogues. Le romancier se projette dans ses héros, à la façon d’un esprit vaudou qui habite ses personnages, et inversement il écrit sous leur dictée, à la façon d’un médium possédé par les esprits (les personnages) qu’il a évoqués. » (p. 88)
Cet univers imaginaire prend vie pour le lecteur si celui-ci est à son tour possédé et médium, c’est-à-dire s’il se projette et s’identifie aux personnages en situation, s’il vit en eux et s’ils vivent en lui. Il y a un dédoublement du lecteur (ou du spectateur) sur les personnages, une intériorisation des personnages dans le lecteur (ou spectateur), simultanés et complémentaires, selon des transferts incessants et variables. Ces transferts psychiques qui assurent la participation esthétique aux univers imaginaires sont à la fois inframagiques (ils n’aboutissent pas aux phénomènes proprement magiques) et supra-magiques (ils correspondent à un stade où la magie est dépassée).
« [...] je ne définis pas l’esthétique comme la qualité propre aux œuvres d’art, mais comme un type de rapport humain beaucoup plus ample et fondamental. Ainsi, opéré sur le mode esthétique, l’échange entre le réel et l’imaginaire est, bien que dégradé (ou bien que sublimé ou quintessencié), le même échange qu’entre l’homme et l’au-delà, l’homme et les esprits ou les dieux, qui s’opérait par l’intermédiaire du sorcier ou du culte. La dégradation – ou la quintessenciation – est précisément ce passage du magique (ou du religieux) à l’esthétique. » (p. 89)
La poésie a dérivé hors de la magie, la littérature a dérivé hors de la mythologie. La musique, la sculpture, la peintrue ont dérivé hors de la religion. La finalité cultuelle ou rituelle des œuvres du passé s’est atrophiée ou a disparu progressivement pour laisser émerger une finalité proprement esthétique. Les danses modernes ressuscitent les danses archaïques de possession, mais les esprits ne sont pas là.
La culture de masse est la première culture de l’histoire mondiale qui soit aussi pleinement esthétique. Tout un secteur des échanges entre le réel et l’imaginaire, dans les sociétés modernes, s’effectue sur le mode esthétique, à travers les arts, les spectacles, les romans, les œuvres dites d’imagination. Mais, bien que fondamentalement esthétique et profane, elle sécrète une mythologie.
Les projections-identifications concernent toutes les sphères d’intérêt humain. Il n’y a pas de vraies frontières entre les trois ordres – pratique, magico-religieux, esthétique – et leurs rapports sont fluides.
« L’imaginaire est l’au-delà multiforme et multidimensionnel de nos vies, et dans lequel baignent également nos vies. C’est l’infini jaillissement virtuel, qui accompagne ce qui est actuel, c’est-à-dire singulier, limité et fini dans le temps et l’espace. C’est la structure antagoniste et complémentaire de ce qu’on appelle le réel, et sans laquelle, sans doute, il n’y aurait pas de réel pour l’homme, ou plutôt pas de réalité humaine. » (p. 91)
Les grandes mythologies contiennent de façon mêlée les différentes virtualités et les différents niveaux de l’imaginaire. Mais chaque grande mythologie a ses structures propres, et chaque culture oriente des rapports propres entre les hommes et l’imaginaire. Une culture, en fin de compte, constitue une sorte de système neuro-végétatif qui irrgue selon ses réseaux la vie réelle d’imaginaire, l’imaginaire de vie réelle.
L’imaginaire est un système projectif qui s’est constitué un univers spectral et qui permet la projection et l’identification magique, religieuse et esthétique. Dans le rapport magique et religieux, la communication imaginaire retentit profondément sur la vie: l’imaginaire dicte ses commandements. Dans le rapport esthétique, la vie est mie entre parenthèses. « Mais même s’il n’y a que mise entre parenthèses, celle-ci, ne serait-ce que parce qu’elle procure évasion ou divertissement, peut jouer un rôle consolateur ou régulateur dans la vie, soit en orientant les pressions intérieures vers les voies d’échappement imaginaires, soit en permettant des semi-assouvissement onaniste, où l’amour s’effectue avec des fantasmes; ainsi, par exemple, les innombrables agressions cinématographiques peuvent partielleemnt soulager des besoins agressifs impuissants à s’assouvir dans la vie. » (p. 92)
Il y a toujours une libération psychique dans ce qui est projection.
Parmi les projections possibles, la plus significative est celle qui prend un caractère d’exorcisme, lorsqu’elle fixe le mal sur des personnages en situation voués à une mise à mort quasi sacrificielle. Au sein de toutes ces projections joue une certaine identification: le lecteur ou le spectateur, en même temps qu’il libère hors de lui des virtualités psychiques et les fixe sur les héros en situation, identifie à lui des personnages qui pourtant lui sont étrangers, et se sent vivre des expériences qu’il ne pratique toutefois pas.
Le désir d’imitation d’un héros de roman ou de cinéma peut déboucher sur la vie, determiner des mimétismes de détail, ou orienter des conduites essentielles, comme la recherche de l’amour ou du bonheur.
Optima: l’imaginaire sécrète des mythes directeurs qui peuvent constituer de véritables « modèles de culture ».
Pessima: le rapport réel-imaginaire entretient une sorte de tension angoissante, bloquée entre le rêve et la vie; le désir d’imitation peut être intense, sans pouvoir se réaliser, et déterminer une névrose qui revient inlassablement se fixer sur l’imaginaire, insatiablement insatisfaite.
Un champ commun imaginaire est possible maintenant pour la plupart des gens.

Seconde partie. Une Mythologie moderne

Hypothèse globale: la thématique de la culture de masse correspond aux développements de la société américaine d’abord, des sociétés occidentales ensuite.
Développements:
- les masses populaires urbaines et d’une partie des campagnes accèdent à de nouveaux standards de vie: elles entrent progressivement dans l’univers du bien-être, du loisir, de la consommation, qui jusqu’alors était celui des classes bourgeoises;
- les transformations quantitatives (élévation du pouvoir d’achat, substitution accrue du travail de la machine à l’effort humain, augmentation du temps de loisir) opèrent une lente métamorphose qualitative: les problèmes de la vie individuelle se posent non plus seulement au niveau des classes bourgeoises, mais de la nouvelle grande couche salariale en développement;
- le travail salarié est privé de créativité, d’autonomie et de responsabilité;
- avec la mécanisationa ccrue, le travail est moins pénible physiquement, mais avec la spécialisation accrue, il se vide de toute substance personnelle;
- les relatives sécurités acquises dans le travail (contrats collectifs, assurances sociales, garanties fonctionnarisées, retraites), le développement du loisir, tendent à diminuer l’intensité affective des préoccupations liées à la vie de travail;.
« La culture de masse se constitue en fonction des besoins individuels qui émergent. Elle va fournir à la vie privée les images et les modèles qui donnent forme à ses aspirations. Certaines de ces aspirations ne peuvent s’assouvir dans les grandes cités policées, bureaucratisées; dans ce cas la culture délivre une évasion par procuration vers un univers où règnent l’aventure, le mouvement, l’action sans frein, la liberté, non pas la liberté au sens politique, mais la liberté au sens individuel, affectif, intime de la réalisation des besoins ou instincts inhibés ou prohibés. Mais sur un autre plan les images se rapprochent du réel, les idéaux deviennent des modèles, qui incitent à une certaine praxis... Une gigantesque poussée de l’imaginaire vers le réel tend à proposer des mythes d’autoréalisation, des héros modèles, une idéologie et des recettes pratiques pour la vie privée. Si l’on considère que, désormais, l’homme des sociétés occidentales axe de plus en plus ses préoccupations sur le bien-être et le standing d’un part, l’amour et le bonheur d’autre part, la culture de masse fournit les mythes conducteurs des aspirations privées de la collectivité. » (p. 102)

Chapitre VIII. Sympathie et happy end

A partir des années 30, se dessinent nettement des lignes de force qui orientent l’imaginaire vers le réalisme et qui stimulent l’identification du spectateur ou lecteur au héros.
C’es dans le cinéma américain que s’effectue l’évolution véritablement radicale et significative du réalisme. Les intrigues sont plausibles. Les décors donnent les apparences de la réalité. L’acteur devient de plus en plus « naturel ».
« Le héros sympathique, si différent du héros tragique ou du héros pitoyable, et qui s’épanouit à leur détriment, est le héros lié identificativement au spectateur. Il peut être admiré, plaint, mais il doit être toujours aimé. Il est aimé parce qu’il est aimable et aimant. Ce héros aimable-aimant-aimé s’introduit dans la peau des héros de films, y compris même du héros comique; celui-ci n’est plus seulement clown, c’est-à-dire grotesque; il devient lui aussi sympathique, il bénéficiera lui aussi de la happy end. » (p. 106)
Une correlation s’établit de plus en plus massivement entre le courant réaliste, le héros sympathique et la happy end.
« La happy end, c’est le bonheur des héros sympathiques, acquis de façon quasi providentielle, après des épreuves qui auraient dû normalement entraîner un échec ou une issue tragique. » (p. 106)
La happy end rompt avec une tradition millénaire, issue de la tragédie grecque. La contradiction qui fonde tout ressort dramatique, au lieu de se résoudre, comme dans la tragédie, soit par la mort du héros, soit par une longue épreuve ou expiation, est résolue par la happy end. « Dans l’universelle et millénaire tradition, le héros, rédempteur ou martyr, ou encore rédempteur et martyr, fixe sur lui, parfois jusqu’à la mort, le malheur et la souffrance. Il expie les fautes d’autrui, le péché originel de sa famille, et apaise, par son sacrifice, la malédiction ou le courroux du destin. La grande tradition a besoin, non seulement du châtiment des méchants, mais du sacrifice des innocents, des purs, des généreux. » (p. 107)
La happy end n’est pas une réparation ou apaisement, mais irruption du bonheur. L’idée de bonheur devient le noyau affectif du nouvel imaginaire. Ses héros sont de moins en moins les officiants d’un mystère sacré pour devenir les alter ego du spectateur, et celui-ci ne supporte plus que son alter ego soit immolé. Il en attend le succès, la réussite, la preuve que le bonheur est possible. Paradoxalement, c’est dans la mesure où le film se rapproche de la vie réelle qu’il s’achève sur la vision la plus iréelle, la plus mythique: la satisfaction des désirs.
Alors que depuis Kafka et Camus, la littérature des intellectuels est comme rongée par l’absurde, la culture de masse s’efforce d’acclimater, de climatiser et finalement d’étouffer l’absurde, de donner un sens à la vie en excluant le non-sens de la mort.
« La tyrannie de la happy end correspond au nouveau demos. » (p. 112)

Chapitre IX. Les vases communicants

Au début du XXe siècle l’imaginaire déferle sur les mass-media. La presse périodique, de facture romanesque (sentimentale, aventureuse ou policière) se constitue. Le cinématographe se métamorphose en spectacle et se voue principalement aux films de fiction. La radio, suivie par la télévision, devient le grand véhicule des chansons et des jeux. Ainsi, l’imaginaire a conquis une place royales dans des domaines qui a priori lui étaient étrangères: l’information (la presse), la représentation du réel (cinématographe), transmission des communications (radio).
A partir des années 30, le cours nouveau de la culture de masse introduit au sein du secteur informatif, avec de plus en plus d’insistance, certains des schèmes et des thèmes qu’il fait triompher dans l’imaginaire.
« Mettant en vedette tout ce qui peut être émouvant, sensationnel, exceptionnel, la presse de masse met, évidemment, en vedette tout ce qui concerne les vedettes elles-mêmes: leurs conversations, baisers, confidences, disputes sont transmis par des articles, potins, flashes, comme si le lecteur était le voyeur d’un grand spectacle, d’un super-show permanent dont ces olympiens seraient les acteurs. Cette extraordinaire consommation de la vie privée des vedettes va de pair avec le développement du secteur privé de l’information qui concerne non seulement la vie privée des personnages publics, mais aussi le fait divers. » (p. 114)
Les thèmes fondamentaux du cinéma – l’aventure, l’exploit, l’amour, la vie privée – sont également privilégiés au sein de l’information.
La bataille électorale prend de plus en plus la forme d’une compétition télévisée, où les qualités sympathiques du candidat, son visage, le sourire et la beauté de sa femme, deviennent des atouts politiques. Réciproquement, la propagande politique utilise certaines recettes de popularité élaborée par la culture de masse.
Le cours nouveau acentue la mise en vedette des faits divers, actes qui affirment la présence de la passion, de la mort et du destin, pour le lecteur qui maîtrise les extrêmes virulences de ses passions, prohibe ses instincts et s’abrite des périls. « Dans les faits divers, les garde-fous de la vie normale sont rompus par l’accident, la catastrophe, le crime, la passion, la jalousie, le sadisme. L’univers du fait divers a ceci de commun avec l’imaginaire (le rêve, le roman, le film) qu’il enfreint l’ordre des choses, viole les tabous, pousse à la limite la logique des passions. Il a ceci de commun avec la tragédie qu’il subit l’implacable fatalité. C’est cet univers de rêve vécu, de tragédie vécue et de fatalité que mettent en valeur les quotidiens modernes du monde occidental. » (p. 115-116)
Les faits divers sont spectaculaires: les grandes catastrophes sont quasi cinématographiques, le crime est quasi romanesque, le procès est quasi théâtral.
En même temps que la matière imaginaire privilégiée par le cours nouveau de la culture de masse est celle qui présente les apparences de la vie vécue, la matière informative privilégiée est celle qui présente les structures affectives de l’imaginaire.
Le cours nouveau tend à multiplier les contacts entre la culture de masse et ses consommateurs (courrier du cœur dans la presse, développement massi à la radio des grands jeux-concours où participe le public). « La culture de masse tend à constituer idéalement un gigantesque club d’amis, une grande famille non hiérarchisée. » (p. 119)
Depuis les héros imaginaires jusqu’aux placards publicitaires, la culture de masse charrie une infinité de stimuli, d’incitations, qui développement ou créent des envies, des désirs, des besoins. Il y a une profonde osmose entre la publicité et la culture de masse. La culture de masse développe dans l’imaginaire et l’information romancée les thèmes du bonheur personnel, de l’amour, de la séduction. La publicité propose les produits qui assurent bien-être, confort, liberation personnelle, standing, prestige, et aussi séduction.
« La culture de masse, dans un certains sens, est un aspect publicitaire du développement consommateur du monde occidental. Dans un auter sens, la publicité est un aspect de la culture de masse, un de ses prolongements pratiques. » (p. 120)

Chapitre X. Les olympiens

Les olympiens sont: stars de cinéma, champions, princes, rois, play-boys, explorateurs, artistes célèbres, Picasso, Cocteau, Dali, Sagan. L’information transforme ces olympiens en vedettes de l’actualité. Elle porte à la dignité d’événements historiques des événements dépourvus de toute signification politique.
Ce nouvel Olympe est le produit le plus original du cours nouveau de la culture de masse. Les nouveaux olympiens sont à la fois aimantés sur l’imaginaire et sur le réel, à la fois idéaux inimitables et modèles imitables; leur double nature est analogue à la double nature théologique du héros-dieu de la religion chrétienne: olympiennes et olympiens sont surhumains dans le rôle qu’ils incarnent, humains dans l’existence privée qu’ils vivent. Ils sont des condensateurs énérgétiques de la culture de masse. Ils sont des modèles de culture au sens ethnographique du terme, c’est-à-dire des modèles de vie qui tendent à détrôner les anciens modèles (parents, éducateurs, héros nationaux).
Consommée esthétiquement, la culture de masse développe, au-delà de l’esthétique, une praxis et une mythologie. Elle a ses héros, ses demi-dieux, bien qu’elle se fonde sur ce qui est la décomposition du sacré: le spectacle, l’esthétique. Mais la mythologisation est atrophiée: il n’y a pas de grand envol mythologique, comme dans les religions ou dans les épopées, mais un déploiement à ras de terre.
La culture de masse élabore des modèles, des normes. Il n’y a pas de prescriptions imposées, mais des images ou des paroles qui appellent à l’imitation, des conseils, des incitations publicitaires.
« Combien sont loin les anciennes légendes, épopées, contes de fées, combien sont différentes les religions qui permettent l’identification au dieu immortel, mais pour l’au-delà, combien sont ignorés ou affaiblis les mythes de participation à l’Etat, la nation, la patrie, la famille... Mais combien est proche, attractive, fascinante, la mythologie du bonheur. » (p. 126)

Chapitre XI. Le revolver

Hollywood a proclamé sa recette: a girl and a gun. L’érotisme et le bonheur d’une part, l’agression et l’aventure d’autre part. Les thèmes aventureux et homicides ne peuvent se réaliser dans la vie, ils tendent à se distribuer projectivement. Les thèmes amoureux interfèrent avec les expériences vécues, ils tendent à se distribuer identificativement.
Les exaltantes aventures cinématographiques répondent à la médiocrité des existences réelles. Il y a une plénitude, une surabondance, une luxuriance dévastatrice et proliférante de vie, dans les journaux et sur les écrans, qui compense l’hypotension, la régulation, la pauvreté de la vie réelle.
La liberté obtenue par les olympiens est la liberté anthropologique imaginaire où l’homme n’est plus aux ordres de la norme sociale: la loi. L’oxygène qu’il réspirent est plus riche, leur facilité de mouvement plus grande. Leurs caprices peuvent plus fréquemment devenir actes. Ils sont affranchis de la contrainte du travail et ils vivent dans les libertés du loisir.
« Ce monde de la nuit est peut-être un des plus significatifs de la culture de masse. Car l’homme policé, réglementé, bureaucratisé, l’homme qui obéit aux agents, aux pancartes d’interdiction, aux « frappez avant d’entrer », aux « c’est de la part de qui », se libère projectivement dans l’image de celui qui ose prendre l’argent ou la femme, qui ose tuer, qui ose ibéir à sa propre violence. » (p. 130)
Le gang est le clan archaïque, mais purifié de tout système traditionnel de prescriptions et d’interdits, c’est un clan à l’état naissant.
Ce qui dinstingue la culture occidentale des autres cultures, c’est l’extériorisation multiforme, massive et permanente de la violence qui jaillit des comics, de la télévision, du cinéma, des journaux, des livres. « On fait en toute sécurité l’expérience de l’insécurité, c’est-à-dire là encore de la liberté [...] » (p. 131)
Les besoins agressifs des hommes sont entretenus par les faits divers des journaux et les aventures de films et des sports violents. Dans quelle mesure y a-t-il décharge psychique, catharsis? ou permanente recharge agressive? Les deux hypothèses contradictoires sont également fondées.
Le sport est la seule issue concrèe à l’instinct de combat. Une civilisation des jeux serait en mesure de drainer inoffensivement l’énorme besoin d’affirmation offensive réprimée.
« La civilisation est une mince pellicule qui peut se solidifier et contenir le feu central, mais sans l’éteindre. La civilisation du confort paisible, de la vie sans risques, du bonheur qui veut ignorer la mort constitue-t-elle une croûte de plus en plus ferme au-dessus des énergies démentes de l’espèce? Ici encore, la réponse est double. Si effectivement la surface se durcit et se referme sur le feu central, alors la pression interne se décuple. Que la croûte vienne à se rompre, et les monstres brisant leurs chaînes feront irruption, non plus sur les écrans et les journaux, mais en chacun de nous. Toutes les expériences nous prouvent que nul n’est définitivement civilisé: un petit bourgeois paisible peut devenir, dans des conditions données, un S.S. ou un tortionnaire; la guerre des nations civilisées est au moins aussi haineuse, atroce, impitoyable que les guerres des sociétés primitives. La culture de masse nous drogue, nous soûle de bruits et de fureurs. Mais elle ne nous a pas guéris de nos fureurs fondamentales... Elle les amuse, elle les projette en films et faits divers. » (p. 135-136)

Chapitre XII. L’éros quotidien

Dans la culture de masse déferle l’érotisme: la marchandise moderne tend à s’envelopper de sex-appeal. La conjonction entre l’érotisme féminin et le mouvement du capitalisme cherche à stimuler la consommation. La marchandise est chargée d’un suppliment érotique.
« En utilisant le désir et le rêve comme ingrédients et moyens dans le jeu de l’offre et de la demande, le capitalisme, loin de réduire la vie humaine au « matérialisme », l’a au contraire imprégnée d’un onirisme et d’un érotisme diffus. » (p. 138)
« L’injection d’érotisme dans la représentation d’une marchandise anérotique (les publicités qui accolent une attirante image féminine à un réfrigérateur, une machine à laver ou un soda) a pour rôle, non seulement (ou tant) d’exciter directement la consommation masculine, mais d’esthétiser aux yeux des femmes la marchandise qu’elles s’approprieront; elle met en jeu chez l’éventuelle cliente la magie d’identification séductrice; la marchandise joue à la femme désirable, pour être désirée par les femmes en faisant appel à leur désir d’être désirée par les hommes. En même temps la pin-up devient symbole esthétique de la qualité, elle indique que dans son domaine, le produit dispose des vertus charmantes de la belle. Cette pin-upisation s’ajoute à la nouvelle esthétique de l’offre marchande, par carénages aérodynamiques, emballages en cellophane, couleurs vives. » (p. 139)
La publicité a franchi le chemin qui va de la propreté à la beauté, et de la beauté au sex-appeal.
« Depuis 1900, une gigantesque Psyché, aux milliards d’incarnations imaginaires, se déshabille lentement: les jambes nous sont progressivement apparues, enivrantes, les chevelures se sont défaites et refaites, les croupes se sont agitées. Depuis 1950, le strip-tease se joue autour de la poitrine: le corsage endigue à peine une tumultueuse poussée des seins. Un flash éphémère nous révèle parfois la nudité promise et interdite. C’est le règne de la nouvelle idole, l’idole de la culture de masse; non pas la déesse nue des religions antiques, non pas la madone au corps dissimulé du christianisme, mais la femme à demi nue, en impudique pudeur, l’allumeuse permanente. » (p. 140-141)
On a dit que la femme de la pub est la femme-objet. Mais une chose est très importante quant à cette femme-objet: elle n’est pas importante uniquement pour les hommes, mais pour les hommes et les femmes à la fois. La femme-objet dicte aux femmes ses conduites séductrices. L’érotisme est standardisé.
« L’érotisation du visage qui est un phénomène de civilisation, correspond à un affaiblissement de la sexualité génitale. Les baisers, caresses répandues sur tout le corps perpétuent l’érotisme enfantin présexuel. Tout progrès de l’érotisme entraîne un affaiblissement de la différenciation sexuelle, et les progrès de l’homosexualité sont un aspect de cet affaiblissement. » (p. 142)
L’érotisme répandu par la culture de masse signifie aussi une dilution de ce qui était auparavant concentré. La sur-érotisation va de pair avec les progrès de la semi-frigidité et de la semi-impuissance.
L’érotisme est le dénominateur commun entre l’univers de l’amour, celui de la promotion des valeurs féminines et celui de la consommation.

Chapitre XIII. Le bonheur

L’effritement des valeurs traditionnelles et des grandes transcendances s’opère au profit du bonheur. Ceci est mythe, donc projection imaginaire d’archétypes de félicité, mais en même temps idée-force, recherche vécue par des millions d’adeptes.
Il y a un bonheur d’action d’une vie vécue dans l’intensité. C’est un bonheur projectif: « L’idéal imaginaire de la vie risque-tout s’oppose à l’idéal pratique de l’assurance tous-risques. L’idéal du justicier ascétique s’oppose à l’ideal du père de famille repu, l’idéal de la lutte s’oppose à l’idéal des félicités du bien-être, l’idéal de l’état de nature s’oppose à l’idéal du confort technicisé. » (p. 146)
L’individu privé. Le bonheur personnel. Le bonheur dans l’amour – qui implique le couple.
Le happy end est une éternisation projective d’un moment de félicité où se trouvent exaltés une étreinte, un mariage, une victoire, une libération. C’est un présent d’intensité heureuse. Ce thème projectif correspond à l’hédonisme du présent que développe la civilisation contemporaine.
La demande consommatrice est une demande de jouissance individuelle.
Le bonheur empirique chasse les mythologies de l’au-delà, mais il sécrète nécessairement sa propre mythologie euphorisante, l’antidote à l’angoisse diffuse des temps nouveaux. « [...] la poussée euphorisante est peut-être autant une contre-mythologie qu’une mythologie, un effort immense et diffus pour résorber la mythologie de la culpabilité, que chacun porte obscurément en soi et qui trouve difficilement ses issues purgatives dans l’univers de l’individualisme moderne vu sans doute l’affaiblissement des rites purificateurs magico-religieux (pénitence, confession, sacrifice). Mais, de plus, il y a effectivement mythologie euphorisante dans le refoulement de l’échec, du vieillissement, du dépérissement, de la mort. La culture de masse tend à rejeter à la périphérie projective les noyaux obscurs de la vie mortelle. Elle refoule les délires sexuels et passionnels, les ratages, les tragédies, dans cette périphérie qu’on nomme faits divers, où chacun se sent, non personnellement concerné, mais obscurément délivré. Elle distribue la mort et le sacrifice imaginaire sur les comparses, les bandits, les ennemis, jamais les héros, et mythologise le centre identificateur où règne le happy end. De même les baisers spiritualisés et l’érotisme épidermique des films ou de la publicité camouflent les terrifiants appels de la sexualité. La culture de masse fuit l’échec, ce deuxième visage de la vie, par l’étalage de bonheur mythologique. Elle fuit le sentiment d’absurdité, la critique radicale, la négation passionnée. » (p. 149)
Le bonheur est la religion de l’individu moderne. Cette religion n’as pas de prêtres, elle fonctionne industriellement.
« Sans doute n’y eut-il jamais, dans l’histoire de l’humanité, un appel aussi massif, aussi intensif au bonheur, en même temps qu’aussi naïf et aveugle... Le bonheur, leit-motiv d’une civilisation, est aussi le leitmotiv de la culture de masse. » (p. 151)

Chapitre XIV. L’amour

L’amour est le thème obsessionnel de la culture de masse. L’amour entretient la mythologie olympienne. Les beaux primes passionnels passent en vedette à la une. Il est le thème central du bonheur modern.
« Il y eut certes présence obsessionnelle de l’amour dans les cours d’amour et le roman courtois, dans le roman chimérique du XVIIe siècle, dans le théâtre bourgeois du début du XXe siècle, mais le propre de la culture de masse est d’universaliser dans tous ses secteurs l’obsession de l’amour. » (p. 154)
Il y a une thématique de l’amour à la fois autojustifié et vainqueur. A partir des années 30, avec le happy end, l’amour devient triomphal.
Dans l’ancien imaginaire l’amour n’arrivait que rarement à surmonter les conflits fondamentaux qui l’opposaient à la famille et à la société. Exception Le Cid, où l’amour échappe au cycle infernal de la tragédie.
« A partir des années 30, il y a dissolution les uns dans les autres des thèmes virginaux et des thèmes impurs, décadence de l’amour purement spirituel comme de l’amour purement physique au profit d’un type synthétique d’amour spirituel et charnel à la fois, symbolisé par le baiser sur la bouche, et d’un type synthétique d’amant et d’amante, bénéficiant des prestiges érotiques de la vamp ou du séducteur, mais aussi de la pureté d’âme du héros et de la vierge. L’attirance sexuelle et l’affinité des âmes se conjuguent dans un sentiment total. » (p. 156)
« Le baiser sur la bouche n’est pas seulement le substitut cinématographique de l’union des corps prohibée par les censeurs, c’est aussi la rencontre d’Eros et Psuché: le souffle, dans les mythologies archaïques, est le siège de l’âme; d’autre part, c’est dans la bouche que se fixe la sensualité première, liée à l’absorption et à l’assimilation; le baiser sur la bouche est un acte de double consommation anthropophagique, d’absorption de la substance charnelle et d’échange d’âmes; il est communion et communication de la psyché dans l’éros... » (p. 156-157)
Dans l’amour synthétique, la femme apparaît simultanément comme amante, compagne, âme-sœur, femme-enfant et femme-mère. L’homme apparaît comme protecteur et protégé, faible et fort.
Le couple est seul dans le cinéma occidental. Les parents et les enfants sont escamotés. Les devoirs publics, l’Etat, la patrie, la religion, le parti apparaissent comme des fatalités extérieures. L’amour est le fondement nucléaire de l’existence, c’est la rencontre de sa propre destinée: aimer c’est être vraiment soi, communiquer vraiment avec autrui, connaître l’intensité et la plénitude.
L’amour de la culture de masse, s’il a perdu la virulence désintégrante comme le panthéisme illimité de l’amour romantique, a conservé sa valeur absolue et totalisante.
L’amour synthétique de la culture de masse est profondément mythologique et profondément réaliste. « Il est profondément mythologique parce qu’il surmonte tous les conflits, escamote l’inceste, la sexualité, la mort. Il est profondément réaliste parce qu’il correspond aux réalités vécues de l’amour moderne: effectivement, l’amour du couple tend à devenir le fondement du mariage, effectivement la virginité s’est dévaluée, effectivement la malédiction qui frappait la sexualité s’est allégée, et des osmoses s’opèrent entre l’amour spirituel et l’amour sexuel, effectivement les barrières de classe, de race, de famille, opposent une résistance affaiblie à l’amour, effectivement l’amour devient une valeur de plus en plus centrale de l’existence. » (p. 158-159)
L’amour réel est profondément imprégné d’imaginaire. La nature semi-imaginaire de l’amour vécu permet l’irrigation constante de l’imaginaire par le réel, du réel par l’imaginaire. C’est a travers le thème de l’amour que s’opèrent les influences directes du cinéma; c’est à partir des conduites amoureuses des films que les processus d’identification débouchent sur des mimétismes pratiques.
Le love making des adolescents (faire la cour, embrasser) est quasi mimé sur le comportement amoureux des films.
Les récents développements mettent en cause le thème de l’amour unique. L’amour devient d’autant plus relatif qu’il veut se maintenir dans l’absolu. Le véritable absolu caché sous l’absolu est la recherche de l’amour.

Chapitre XV. La promotion des valeurs féminines

Pour atténuer les aspects les plus brutaux de la condition humaine (lutte pour la vie, compétition, violence physique), la culture de masse s’oriente vers la promotion des valeurs féminines. « Peut-on voir là le reflet d’un trait d’évolution bien connu: « la féminisation » des civilisations ayant atteint un certain niveau de bien-être ou de richesse, cet « épanouissement » qui est déjà « décadence » parce qu’il est « amollissement »? » (p. 163)
Au sein de la culture de masse, les thèmes « virils » (agression, aventure, meurtre) sont projectifs. Les thèmes « féminins » (amour, foyer, confort) sont identificatifs. La récupération des valeurs viriles se fait par le sport et par la chasse. La vraie praxis culturelle concerne les valeurs « féminines », amour, confort, bien-être. Il n’existe pas de secteurs spécifiquement masculins dans la culture de masse.
« Les deux grands thèmes de la presse féminine, d’une part, la maison, le bien-être, d’autre part, la séduction, l’amour, sont effectivement les deux grands thèmes identificaturs de la culture de masse, mais c’est dans la presse féminine que ces thèmes communiquent étroitement avec la vie pratique: conseils, recettes, patrons-modèles, bonnes adresses, courrier du cœur orientent et guident le quotidien savoir-vivre. » (p. 165)
La femme normale des grandes villes occidentales semble une putain aux yeux des femmes de Moscou ou de Gorki. Celles-ci ne sont pas entrées dans le circuit de l’érotisme quotidien que la culture de masse a introduit dans les mœurs occidentales.
« La femme modèle que développe la culture de masse a l’apparence de la poupée d’amour. Les publicités, les conseils, sont très précisément orientés sur les caractères sexuels secondaires (chevelure, poitrine, bouche, yeux), sur les attributs érogènes (sous-vêtements, vêtements, parures), sur un idéal de beauté mince, svelte, la hanche, la croupe, les jambes. La bouche perpétuellement saignante, le visage rituellement fardé sont une invite permanente à ce délire sacré d’amour qu’émousse évidemment la multiplicité quotidienne du stimulus. » (p. 166)
La mode descend des élites vers les masses féminines.
Le premier moteur de la mode est le besoin de changement à l’état pur, qui naît de la lassitude du déjà-vu et de l’attrait du neuf.
Le second moteur de la mode est le désir d’originalité personnelle par l’affirmation des signes d’appartenance à l’élite.
« [...] la mode se renouvelle aristocratiquement tandis qu’elle se diffuse démocratiquement. [...] elle est l’instrument de démocratisation immédiate de l’aristocratisme; elle permet au public d’imiter au plus vite l’élite [...]. » (p. 167)
Le foyer, le bien-être, la mode, l’érotisme sont les secteurs où la culture féminine est essentiellement pratique.
La presse non-féminine n’est pas masculine, elle est féminine-masculine, et englobe tous les thèmes de la presse féminine (mode, cœur, conseils pratiques, vies romancées, etc.).
Si le visage de la femme et non celui de l’homme règne sur le magazine féminin, c’est que l’essentiel y est le modèle identificateur de la femme séduisante et non l’objet à séduire. Il n’y a pas de modèle identificateur masculin qui s’impose concurremment.
L’émancipation de la femme moderne s’opère non seulement par la promotion sociale, mais par l’hyperérotisation et la transformation des servitudes ménagères en contrôle électroménager.
« Le modèle de la femme moderne opère le syncrétisme entre trois impératifs: séduire, aimer, vivre confortablement. » (p. 170)
La good-bad girl a l’apparence d’une putain ou d’une vamp, mais elle a aussi une âme candide, un cœur qui ne cherche que le grand amour. La vierge et la vamp classique disparaissent au profit de la good-bad girl.
La culture chrétienne avait poussé à l’extrême l’opposition entre le thème de la femme mère ou sœur et le thème de la sexualité.
Emma Bovary a synthétise les vertus de la vierge et celles de la prostituée.
« En même temps, l’homme se féminise: il est plus sentimental, plus tendre, plus faible. Au père autortiarei succède le père « maternel », au mari-chef succède le compagnon, à l’amant décidé succède le velléitaire. » (p. 171) Dans beaucoup de films, c’est la femme qui prend l’initiative du baiser ou du « je vous aime ». On peut parler d’une décadence profonde de la virilité.
« Le sexe de notre civilisation s’imprégne de folliculine. A la fin de l’aventure du Faust occidental, s’élève le chant de l’éternel féminin. » (p.172)

Chapitre XVI. Jeunesse

Dans le groupe archaïque, la vieillesse détient l’autorité de la sagesse; le passage à l’état adulte s’accomplit selon des rites qui assurent une véritable mort de l’enfance et une naissance de la virilité. Avec le développement des civilisations, l’autorité des vieillards se dégrade, l’accès à l’état adulte est ralenti; il n’y a pas de rupture déchirante entre l’enfance et l’âge d’homme; le cocon familial entoure longtemps de sa tiède protection la formation de l’individu; l’adieu au royaume de la mère n’est consommé que par la mort. » (p. 173)
L’homme adulte européen est concurrencé par l’homme jeune, voire le jeune homme. Saint-Just et Robespierre étaient presque des adolescents.
« Toute poussée juvénile correspond à une accélération de l’histoire: mais plus largement, dans une société en évolutionr rapide, et surtout dans une civilisation en devenir accéléré comme la nôtre, l’essentiel n’est plus l’expérience accumulée mais l’adhérence au mouvement. L’expérience des anciens devient rabâchage désuet, anachronisme. La « sagesse des vieillards » se mue en radotage. Il n’y a plus de sagesse. »
La culture de masse est un mouvement de dégérontogratisation, à laquelle correspond une « pédocratisation » . L’universelle montée des jeunes dans les hiérarchies correspond à l’universelle dévaluation de la vieillesse. La vieillesse devient comme détachée, rejetée du cours réel de la vie.
1789 marque le lever du soleil de la juvénilité politique.
Dès 1777 Les Souffrances du Jeune Werther annoncent le lever du soleil de la juvénilité culturelle.
« Les nouveaux pères seraient incapables de faire régner une autorité à laquelle ils ne croient pas. Ils n’ont plus de tabous à faire respecter, plus de virginité de filles à sauvegarder, plus de culte des ancêtres ou d’éthique paternelle à transmettre aux garçons. Ce sont des pères-maternels, des « copains » afectueux. L’enfant a moins à lutter contre son père pour devenir adulte, mais peut plus difficilement s’identifier à son père. Il y a dépérissement de l’image paternelle. » (p. 175-176) Mais l’absence de père est ressentie comme vide, angoisse, ennui. Il y a un appel inconscient vers le père idéal, autoritaire, mais humain, qui a manqué aux victimes de plus un plus nombreuses d’un père trop humain.
« La décadence de l’image du père et de la mère s’opère au profit, d’une part, de grandes autorités paternelles-maternelles, comme la Nation, qui est Etat-père et Patrie-mère, l’Eglise, voire le parti, et d’autre part [...] des modèles de la culture de masse. » (p. 176)
Les enfants de l’âge nouveau ne retrouvent pas l’image de la Mère souveraineté enveloppante et celle du Père souveraineté ordinatrice. Ces deux images n’existent pas dans l’imaginaire moderne.
Les comics et les films américains vont imposer le règne du héros sans famille. Ce n’est pas la situation d’orphélin des héros mythologiques, tout simplement on ignore tout sur les parents des héros de la culture de masse: cette détermination est purement et simplement ignorée. L’invisibilité des parents est le thème significatif du cinéma américain.
« Le sage vieillard est devenu le petit vieux retraité. L’homme mûr est devenu le croulant. Le père déchu ou amical s’efface en un fondu au gris dans l’imaginaire cinématographique. La femme est partout présente, mais la mère enveloppante a disparu.
Les modèles d’identification, les fonctions tutélaires désertent à la fois la famille et l’homme mûr pour se transférer ailleurs: - les olympiens de chair, les héros imaginaires de la culture de masse s’emparent de fonctions traditionnellement remplies par la famille et les ancêtres.
Le nouveau modèle, c’est l’homme à la recherche de la réalisation de soi, à travers l’amour, le bien-être, la vie privée. C’est l’homme et la femme qui ne veulent pas vieillir, qui veulent rester toujours jeunes pour toujours s’aimer et toujours jouir du présent. » (p. 178-179)
Le rajeunissement se démocratise.
« [...] la nouvelle Trinité – amour, beauté, jeunesse -, auréole le nouveau modèle: l’adulte juvénile à trente, quarante, cinquante, soixante ans, bientôt au-delà sans doute, jusqu’aux portes de la mort, avec l’angoisse de la mort qui donne sa fièvre au présent. » (p. 180)
L’adolescence surgit en tant que classe d’âge dans la civilisation du XXe siècle. L’adolescence en tant que telle n’apparaît que lorsque le rite social de l’initiation perd sa vertu opératoire, dépérit ou disparaît.
Les sociétés traditionnelles ont des membres d’âge adolescent, non des adolescents. L’adolescent est un personnage véritablement nouveau, incertain, instable, contradictoire, conjugant dans un état trouble les virtualités des deux âges.
Pour les adolescents, les « valeurs de sincérité » priment les « valeurs de fidélité ».
Les rapports de projection-identification entre l’adolescence et la culture de masse fonctionnent d’une façon différente que pour les adultes. Alors que pour les adultes le monde du gang, de la liberté, du meurtre sont paisibles évasions projectives, ces thèmes peuvent devenir modèles de conduite pour les adolescents. La culture de masse peut fournir des exemples à certains délinquants.
« Ainsi la culture de masse désagrège les valeurs gérontogratiques, elle accentue la dévaluation de la vieillesse, elle donne forme à la promotion des valeurs juvéniles, elle assimile une partie des expériences adolescentes.
Sa maxime est « soyez beaux, soyeuz amoureux, soyez jeunes ». Historiquement, elle accélère le devenir lui-même accéléré d’une civilisation. Sociologiquement, elle contribue au rajeunissement de la société. Anthropologiquement, elle vérifie la loi du retardement continu de Bolk, en prolongeant l’enfance et la juvénilité chez l’adulte. Métaphysiquement, elle est une protestation illimitée contre le mal irrémédiable de la vieillesse. » (p. 185)

Chapitre XVII. La culture planétaire

Le système de communications de masse est un système universel. Les thèmes culturels de la culture de masse sont diffussés dans les films, la presse, la radio, la télévision des nations occidentales.
Malgré les différences ethniques, le type de beauté américaine s’est imposé au Japon par la coiffure, le fard, le débridage des yeux, le vêtement, les conduites. Le premier vol spatial sociétique a en même temps inauguré la vedettisation à l’américaine, par la photo intime de Titov avec sa jolie femme.
La religion, l’Etat, la famille contiennent l’invasion de la culture de masse.
« La culture de masse est effectivement dans sa nature a-nationale, a-étatique, anti-accumulatrice. Ses contenus essentiels sont ceux des besoins privés, affectifs (bonheur, amour), imaginaires (aventures, liberté), ou matériels (bien-être). Mais c’est précisément aussi ce qui fait sa force conquérante. Partout où le développement technique ou industriel crée des conditions nouvelles de vie, partout où s’effritent les anciennes cultures traditionnelles, émergent les nouveaux besoins individuels, la recherche du bien-être et du bonheur. » (p. 188)
La culture de masse est un enjeu dans le processus de mondialisation que provoque le développement technique et économique.
Un langage universel dans ce qu’il a d’immédiatement concret se répand lui aussi: le langage des images: photos, films, comics, publicité, affiches.
La culture de masse fait appel aux dispositions affectives d’un homme imaginaire universel, proche de l’enfant et de l’archaïque, mais toujours présent dans l’homo faber moderne. Mais le cosmopolitisme de la culture de masse est aussi la promotion d’un type d’homme moderne qui s’universalise, l’homme qui aspire à une vie meilleure, l’homme qui cherche son bonheur personnel et qui affirme les valeurs de la nouvelle civilisation.
La culture de masse apporte des modèles culturels dans tous les domaines: rapports amoureux, beauté, habillement, séduction, érotisme, savoir-vivre, logement.
Sur son terrain, la culture de masse n’a pas de véritable concurrent.
« En fait et paradoxalement, au moment même où elle semble faire triompher les valeurs de l’américanisme ou de l’individualisme bourgeois sur le globe, la culture de masse contribue à saper la domination bourgeoise et la prépondérance américaine. » (p. 192)
En contribuant à la débilitation et à la hétérogénéisation des intellectuels, la culture de masse est l’opium sociologique des classes moyennes et de la bourgeoisie du Tiers-Monde. Tout comme elle est l’alcool des masses populaires.
La culture de masse détruit plus radicalement que toutes les propagandes politiques, les valeurs traditionnelles et les modèles héréditaires. Elle transforme ses rêves projectifs en aspirations: l’aspiration au bien-être, à la vie individuelle. La consommation imaginaire provoque un accroissement de la demande consommatrice réelle.
La culture de masse entretient les rêves d’une vie à l’américaine dans une grande partie de la jeunesse populaire urbaine, mais ces rêves n’ont pas de débouchés, sinon dans quelques mimétismes (blouson, coca-cola, rock and roll).
« Seul un cataclysme généralisé, une nouvelle guerre mondiale, c’est-à-dire une perturbation profonde dans le devenir planétaire (qui n’est pas exclue) pourrait mettre fin à ce processus qui verrait à son terme le triomphe de l’américanisme et le désastre de l’Amérique. » (p. 195)

Chapitre XVIII. L’esprit du temps

L’interrogation

La culture de masse pose un problème de fond. Ce n’est pas celui de sa valeur artistique, ni celui de sa valeur humaniste, ni celui de l’aliénation (mot vide de sens). « [...] celui du cours que prend la vie dans l’aire technique-industrielle-consommatrice la plus avancée du globe, et qu’elle prendra nécessairement dans toute société de consommation, quelle que soit l’idéologie officielle. » (p. 198)

Mythologie de la Terre

« La culture de masse est un embryon de religion du salut-terrestre, mais il lui manque la promesse de l’immortalité, le sacré et le divin, pour s’accomplir en religion. Les valeurs individuelles qu’elle exalte – amour, bonheur, accomplissement de soi – sont précaires et périssables; l’individu terrestre et mortel, fondement de la culture de masse, est lui-même ce qu’il y a de plus précaire et de plus périssable; cette culture est engagée dans l’histoire en mouvement, son rythme est celui de l’actualité, son mode de participation est ludico-esthétique, son mode de consommation est profane, son rapport avec le monde est réaliste. » (p. 198)
Les olympions sont des héros de fictions, ils ne sont pas des dieux, mais mortels comme nous. Le développement des mythes est atrophié, il n’y a pas de mythe de la création du monde, pas de cosmogonie, pas de Révélation, pas de Tables de la Loi. La Fatalité et la Providence sont toujours présentes, mais ce sont des forces occultes.
« Aussi, malgré sa fragilité institutionnelle, malgré son impuissance à s’accomplir en religion du salut terrestre, malgré le réalisme qui, par ailleurs, lui est nécessaire, malgré son misérable et périssable fondement, la culture de masse déploie la mythologie de l’individu du XXe siècle. Inversement: malgré cette mythologie, elle demeure profane et terre à terre. » (p. 199)
la culture de masse ne peut s’institutionnaliser en religion, ne peut se fonder sur le pouvoir temporel et disposer d’appareil coercitif. Elle se fonde sur le marché, la consommation, la libidinosité. Sa banière est une photo de pin-up, ses rites sont les signatures d’autographes, ses cultes sont les bravos du public.

Le plein et le creux

Dans la culture de masse, le brassage entre l’imaginaire et le réel est beaucoup plus intime que dans les mythes religieux ou féerique. L’imaginaire ne se projette pas dans le ciel, mais se fixe sur la terre. Les dieux – stars, olympiens – les démons – criminels, assasins – sont parmi nous, de notre extraction, comme nous mortels. La culture de masse est réaliste.
La proximité entre le pôle réel et le pôle imaginaire fait que le développement de la consommation imaginaire provoque un accroissement de la demande réelle, des besoins réels. La croissance économique s’axe dans un sens qui aurait semblé incroyable il y a un siècle: réaliser l’imaginaire. Les participations imaginaires et les participations à la vie rélle, loin de s’exclure, s’entretiennent.
La culture de masse procure fictivement tout ce qui ne peut être consommé pratiquement. « Elle est ainsi l’aventure des vies sans aventures, le dénuement des vies confortables, le confort des vies dénuées, le crime du père de famille honorable, la noblesse des êtres sans noblesse, la cruauté des âmes sensibles, la sensibilité des insensibles... » (p. 201)
La culture de masse travaille dans deux directions inverses. D’un part, les doubles qu’elle nous propose vivent à notre place, libres, souverains. Ils nous consolent de la vie qui nous manque. D’autre part, ils nous incitent à l’imitation, nous donnent des exemples. D’une part, la culture de masse nourrit la vie, d’autre part, elle atrophie la vie.
La culture de masse calme ou anulle les besoins impracticables, entretient ou excite les besoins praticables. Mais la culture de masse bloque réciproquement le réel et l’imaginaire dans une sorte de somnambulisme permanent ou de psychose obsessionnelle.
Au cas des adolescents, la culture de masse n’est pas agent d’adaptation, mais ferment d’inadaptation. « [...] la culture de masse favorise incontestablement les « rébellions sans cause » juvéniles qui font éruption en tous les points du globe, y compris et surtout dans les sociétés les mieux « intégrées ». » (p. 202)
« Autrement dit, la culture de masse s’adapte aux déjà adaptés et adapte les adaptables, c’est-à-dire qu’elle intègre à la vie sociale là où les développements économiques et sociaux lui fournissent ses terreaux; la révolte adolescente ne peut résister longtemps et doit subir l’intégration dans la nouvelle et grande couche consommatrice qui adhère au mode de vie nouveau. » (p. 203)

L’âme de la technique

La technique objective, rationalise, dépersonnalise.
Il y a une chosification technicienne tout comme il y a une « réification » fétichiste.
La culture de masse oppose au réel abstrait et chosifié la revanche imaginaire de la qualité et du concret.
La récupération du passé perdu a lieu par un dépassement ludique de la vie technicisée, propre au loisir moderne.
« L’affirmation de l’objectivité technique correspond à une affirmation de l’homme-sujet. Une civilisation qui réduit tout en objets accroît nécessairement, ce faisant, la part subjective de ceux qui dominent, s’approprient ou consomment les objets. Plus le monde devient objectif, plus l’homme devient subjectif. Cette remarque ne doit pas être schématisée, car, en fait, à travers le développement de la civilisation technicienne, d’innombrables fragments de la vie humaine sont happés par l’objectivation (horaires, salaires, prix, organisation, rationalisation, abstraction, quantification, chosification). Mais il est également de la logique de ce développement qu’un supplément de subjectivité puisse rééquilibrer un supplément d’objectivité, que par exemple une objectivation de la vie de travail puisse susciter une subjectivation de la vie hors travail. » (p. 204-205)
La culture de masse a une double nature: technicienne et contre-technicienne, abstraite et concrète, objectivante et subjectivante, industrielle et individualiste. Les standards industriels de la consommation sont en même temps des comprimés vitaminés d’âme, des pastilles de personnalisation. La technique et le capitalisme portent en eux une civilisation réaliste, mais qui réimbibe le monde empirique d’âme.

L’individu privé

Le développement technique-industriel-capitaliste prend en charge l’individualisme bourgeois.
La culture de masse prend racine dans la phase consommatrice des sociétés techniciennes – industrielles – capitalistes – bourgeoises. Elle correspond à une vie où la faim a cessé de faire problème, où le poids des nécessités primitives s’aténue, où l’homme consommateur émerge.
« Celui-ci [l’homme consommateur] est un être libidineux, par rapport au petit bourgeois du passé toujours freiné par le souci d’épargne, la morale, la religion. Les grands verrous inhibiteurs tiennent encore, mais partout le désir de satisfaire les désirs s’infiltre dans la vie. Le capitalisme est le grand agent de la libidinisation moderne, mettant accent sur le profit d’abord, ensuit sur la consommation, et sans relâche sur l’argent. Celui-ci veut de moins en moins s’enfouir, s’investir, de plus en plus se consommer. La culture de masse intervient dans le mouvement. Elle sait transformer les désirs en rêves et les rêves en désirs. Elle joue sur l’Eros polymorphe et est elle-même un visage de l’Eros polymorphe. » (p. 206-207)
L’homme consommatur n’est pas seulement l’homme qui consomme de plus en plus, c’est celui qui se désintéresse de l’investissement. Dans la société traditionnelle, si la subsistance était assurée, la vie individuelle était engagée dans le travail d’accumulation.
Le monde de la production devient abstrait et glacé, livré aux techniciens, à l’élite du pouvoir. Les hommes réels trouvent refuge dans la consommation, le loisir, la vie privée. L’individu, dès lors qu’il est déchargé du souci de sa protection, de sa vieillesse et de l’avenir de ses enfants, dès lors qu’il se trouve automatisé dans son travail et infirme face aux grands pouvoirs, cherchera désormais à consommer sa propre vie.
L’individu consommateur valorise de plus en plus le présent. Le passé ne lui offre plus sagesse et règle de vie. Le futur est pour lui incroyablé: les traditionnels dangers de guerre se sont mués en une grande menace apocalyptique. Il est comme ses héros de films: héros sans passé, sans futur, au-delà de la happy end.
« Cet individualisme est l’héritier de l’individualisme petit-bourgeois, mais les déterminations techniques-industrielles-capitalistes-consommatrices, ainsi que le dynamisme propre à la culture de masse lui ont inoculé des additifs, l’ont repétri et vitaminé. » (p. 209)
La culture de masse fournit à l’égoïsme petit-bourgeois les modèles de prestige, du standing, du contentement de soi. Elle fournit à la médiocrité quotidienne sa compensation imaginaire.

L’esprit du temps

Par rapport à l’hédonisme classique, le nouvel individualisme participe au présent du monde. La culture de masse privilégie le présent. Elle tend à détruire le in illo tempore des mythes pour le remplacer par un « c’est arrivé cette semaine ».
La culture de masse opère une incessante vidange par le renouvellement des modes, vogues, vagues. Au temps dit éternel de l’art succède le temps fulgurant des succès et des flashes, le flux de l’actualité.
C’est une culture dans le devenir, elle n’est pas culture du devenir. L’homme accepte ainsi sa nature transitoire, sans l’assumer.
« Les grandes valeurs transcendantes ont été abrasées par le devenir accéléré d’une civilisation protégée dans le temps irréversible. Les valeurs fondées sur la consommation de la vie présente leur succèdent. Le sentiment qu’il faut chercher la vérité et le sens dans les apparences phénomentales devient dominant. L’étant devient la réalité essentielle. » (p. 211)
La culture de masse ramène l’esprit au présent. Simultanément, elle opère une prodigieuse circulation des esprits vers les ailleurs. « C’est la télévision qui accomplit l’extrême ubicuité des ailleurs dans l’extrême immobilité de l’ici. Un concentré multiple de cosmos s’offre quotidiennement au téléspectateur en pantoufles. » (p. 212) L’esprit tisse un champ spatial de plus en plus large et constant de l’ailleurs-ici et de l’ici-ailleurs, c’est-à-dire un nouveau rapport avec l’espace, le monde. Plus l’étranger devient familier, plus le familier devient inconnu... La culture de masse impose un rapport déraciné, mobile, errant à l’égard du temps et de l’espace.
« La culture de masse ne se tient pas sur l’épaule du Zeitgeist, elle est accrochée à ses basques. » (p. 213)
L’homme qui devient tout sait en même temps qu’il n’est rien. Au lieu de voir cette réalité se transformer dans une angoisse, la culture de masse la refoule aussi bien dans les divertissements cosmiques que dans le mythe du bonheur et de la recherche de la sécurité.
« Aussi ne trouve-t-on guère, dans la culture de masse, l’interrogation intérieure de l’homme aux prises avec lui-même, avec la vie, avec la mort, avec le grand mystère de l’univers. Il n’y a pas de révolte anthropologique, pas d’Œdipe etde Sphinx, pas de plongée vertigineuse dans le tuf de l’existence, parce que tout s’y développe dans l’horizontalité, à la surface des événements, réels et imaginaires, et dans le mouvement. Et l’apport inoubliable de la culture de masse est bien dans tout ce qui est mouvement: le western, le film et roman policier, et mieux, criminel, la grande frénésie comique, et cosmique, la science-fiction, les danses et rythmes américano-africains, le radio-reportage, le fait divers, le flash. » (p. 213)
« [...] ce qui est mort, ce n’est pas tellement Dieu, qui a sa planque hors du monde, c’est l’Etre. » (p. 214)
L’homme moderne vit de l’affirmation individuelle et de la participation cosmique.

Cours futur?

La culture de masse évolue.
On peut anticiper la constitution d’une nouvelle sphère qui s’arracherait à l’orbite de la culture de masse pour graviter autour de la « haute culture ».
Il existe un mouvement qui ramène les olympiens à une toise moyenne continue. Il y a aussi une crise du bonheur dans l’Olympe: « D’une part, une vie moins esclave des nécessités matérielles et des aléas naturels, d’autre part une vie devenant esclave de futilités. D’une part une vie meilleure d’autre part une insatisfaction latente. D’une part un travail moins pénible, d’autre part un travail dépourvu d’intérêt. D’une part une famille moins oppressive, d’autre part une solitude plus oppressive. D’une part une société protectrice et un Etat assistantiel, d’autre part la mort toujours irréductible et plus absurde que jamais. D’une part, l’accroissement des relations de personne à personne, d’autre part l’instabilité de ces relations. D’une part l’amour plus libre, d’autre part la précarité des amours. D’une part l’émancipation de la femme, d’autre part les nouvelles névroses de la femme. D’une part moins d’inégalité, d’autre part plus d’égoïsme. » (p. 217)
L’existence moderne est vouée à l’actuel et au superficiel, à la mythologie du bonheur et à la philosophie de la sécurité, à la vie en serre, mais sans racines, au grand divertissement et à la jouissance parcellaire.
« Nous pouvons percevoir que toute positivité nouvelle qui s’établit dans le monde déclenche une nouvelle négativité, que tout plein provoque un creux, que toute satiété appelle une angoisse, que la marche de l’homme s’accomplit dans la dialectique de la satisfaction et de l’insatisfaction, que les progrès déplacent la finitude et la particularité de l’être humain sans les réduire. » (p. 218)
Une très vieille question sous-tend la culture de masse: que peut, que doit faire un homme de sa vie, lorsqu’il débouche hors du cap de la nécessité?

Apendices
1. Nouvel esprit du temps

Dans la société de consommation, les déviances deviennent sources de nouvelles tendances et de nouveaux développements.
Double fil: d’une part la problématisation de la culture de masse débouche sur la problématique de la révolution culturelle; d’autre part, la crise de la culture débouche sur la crise de société.
L’esprit du temps 1950-1960 était la culture de masse. Le nouvel esprit du temps fait éclater la culture de masse. La notion de crise devient cruciale.
Les traits de la crise:
- régression de ses déterminismes et accroissement des incertitudes;
- passage de la stabilité à l’instabilité;
- transformation de complémentarités en oppositions et en antagonismes;
- irruption de déviances qui se transforment rapidement en tendances;
- recherche de solutions nouvelles.
La culture de masse post-60-70 commence à perdre son caractère homogénéisant, unifié, intégré et euphorisant.
La crise commence toujours à partir d’une éruption déviante. Cette éruption donne naissance à une onde de choc, qui, se répercutant, fait naître une onde plus large. Ainsi, il y a deux étapes: l’onde de choc, très énergique et corrosive, qui prend un caractère « contestataire », « contre-culturel », « révolutionnaire ». L’onde large se répand dans le système, prend un caractère évolutionniste, néo-moderniste. Par exemple, la libidinalité, qui à la « grande époque » de la culture de masse, était cultivée dans et pour la consommation, à travers l’érotisme imaginaire et la publicité, sort du lit qui lui avait été tracé après 1967-1969 et se déchaîne (onde de choc) dans la revendication illimitée du désir et du plaisir, rejetant toute censure et tout tabou. Elle se répand (onde large) dans la libéralisation des mœurs, la régression des censures érotico-sexuelles dans la vie et dans le spectacle. De la même manière, le néo-archaïsme et le néo-naturisme, drainés dans les week-ends et vacances pendant la culture de masse, sont devenus exigeants et virulents.
« Désormais il n’y a plus de dualité entre « culture de masse » et « culture cultivée ». Il y a trois pôles culturels en interactions complexes (c’est-à-dire, rappelons-le, à la fois complémentaires, concurrentes et antagonistes): a) le pôle de la nouvelle culture de masse traversée par la problématisation et la reformulation; b) le pôle de la culture cultivée, fortement vitaminée en contestation et subversivité et où l’intelligentsia se veut de plus en plus critique; c) le pôle de la « contre-culture », avec ses foyers dissidents/parasites tendant à la révolution culturelle. » (p. 227)

2. La crise culturelle

La crise de la culture cultivée

La culture classique du siècle de Louis XIV contient des éléments d’intégration manifestes, mais aussi des éléments de désintégration latents, qui vont se mettre en œuvre au XVIIIe siècle. Ainsi commence le tourbillon du romantisme.
La crise du « beau » commence avec le romantisme. Le « beau » est chassé par le « laid » qui devient un « beau » nouveau. Aujourd’hui, c’est la « recherche » qui est prônée en tant que modèle.
Tant que le systeme peut proposer des modèles, tout va bien. La crise commence quand il n’y a plus de modèle de remplacement.
La crise de l’art commence avec Rimbaud et le surréalisme. L’art supérieur à la vie, l’art royaume enchanté et magique, paradis de la culture cultivée, apparaît comme un univers artificiel et vain.
L’intelligentsia, au cours du XXe siècle, demeure dépendante de la relation mécénale, et elle est engagée dans une nouvelle dépendance: l’économie de production, avec le développement de l’industrie culturelle, la met sous la coupe du producteur capitaliste ou bureaucrate.
L’intellectuel cherche un autre système global, d’une anticulture radicale qui soit la vraie culture.
Marx avait le premier discerné l’ambivalence de la culture cultivée qui, tout en étant une culture de classe, porte en elle une universalité potentielle.
C’est en Mai 68 que se conjuguent tous les assauts culturels-anticulturels, l’agressivité esthétique contre l’art et l’agressivité éthique contre la culture. Cette révolte prend, d’une part, un aspect idéologique bien connu; d’autre part, un aspect existentiel de révolution culturelle:
- l’aspect idéologique, superficiel et dogmatique se fixe et s’égare dans le populo-jdanovisme d’art de parti se voulant au service du peuple, ou bien s’exprime à travers les formules activistes de l’art militant;
- l’aspect existentiel où l’art disparaît comme essence séparée, où la culture disparaît comme système séparé de la société ou de l’individu, où un état de grâce inouï s’épanouit, où la levée de la répression interne se combine à une harmonie anarchique, au-delà de l’ordre et du désordre dans l’espace enchanté des universités occupées, est précisément celui de la révolution culturelle.
« C’est alors qu’émerge le mythe d’une culture anthropologique, où le code serait universel, communicable immédiatement à tous, où le savoir serait décompartimenté (non plus source de techniques mais source de vérités existentielles), démystifié (non plus bourgeois mais universel), où les modèles seraient des modèles d’épanouissement individualiste-communautaire, où la culture assurerait une communication intense et extatique avec l’existence. » (p. 234)
La société anthropo-culturelle est celle où anticulture et culture sont à la fois mutuellement niées et extatiquement réconciliées. C’est la destruction de la culture cultivée mais pour reconstruire une anthropo-socio-culture à partir de sa sève.
La culture cultivée accepte la problématique de crise qui devient un de ses signes d’originalité et de supériorité. Elle peut récupérer comme expression et art la révolte et la contestation.
La culture cultivée suit l’un de ses courants profonds qui est de rechercher l’arkhé, à travers les arts « primitifs », naïfs, et post-primitifs, post-naïfs.
« La culture cultivée nous apparaît donc comme un système complexe, contradictoire, évolutif. Historiquement, elle oscille entre ces deux pôles: elle est, d’une part, le parachèvement d’une civilisation; d’autre part, sa contestation. Elle est, à notre époque, l’un et l’autre, et c’est cette ambivalence qui effraie aussi bien la pensée que l’action. » (p. 237)

La paupérisation théorique

Les approches de cette culture sont pauvres, unilatérales, incapables de concevoir la complexité et les ambivalences du système.
Le problème du « don »:
a) pourquoi la famille Bach est-elle exceptionnelle, c’est-à-dire pourquoi les « talents » artistique, littéraire ou philosophique sont-ils si peu transmissibles?
b) pourquoi les Jean-Jacques Rousseau, les Whitman et plus largement les vocations qui font passer tel enfant des classes peu cultivées à l’intelligentsia?
L’école récupère une partie des éléments enzymatiques qui se forment dans les couches marginales et les couches populaires, afin de les cultiver pour les carrières de l’intelligentsia ou de l’administration. Le système est assez souple pour sélectionner en même temps le gros travailleur et le brillant sujet, mais demeure trop disciplinaire, rituel, formel pour constituer le vrai bouillon de culture pour tous les déviants. Une bonne part de ceux-ci ne peut supporter le système scolaire, et, quand elle n’est pas rejetée et broyée, se cultive par la voie autodidacte en marge, par lectures et expériences personnelles.

Culture de masse et développement culturel

La culture de masse oscille entre la culture cultivée dont elle serait une variante misérable, vulgarisée, commercialisée, et la culture au sens ethno-sociologique. La culture de masse, comme la culture cultivée, comporte une part mythologique-onirique qui se présente, non pas sous forme de croyance religieuse ou de foi patriotique, mais de fictions, spectacles, divertissements.
La culture de masse se définit par rapport à l’ensemble de la société, englobant l’élite privilégiée: c’est la culture de l’individu privé dans la société bourgeoise-techno-industrielle moderne.
Le savoir sur quoi se fonde la culture de masse est en « mosaïque », constitué par un agrégat d’informations non reliées entre elles, à la différence de la culture cultivée de l’âge classique qui était constituée par un savoir peu abondant, mais dont les éléments étaient fortement reliés les uns aux autres. Le code est pauvre, car l’industrie culturelle communique avec le plus large public possible. Les patrons-modèles formulent les idéaux de la vie privée individuelle et orientent vers l’exutoire imaginaire les pulsions agressives-aventureuses prohibées dans la vie réelle. La relation existentielle est située sous le signe du bonheur, de l’amour, du confort, du plaisir, du standing.
Problèmes fondamentaux: qu’est-ce qu’un développement culturel tant qu’on n’a pas explicité ce qu’est la culture, c’est-à-dire examiné tous les problèmes que nous avons traversés et qui nous heurtent à la contradiction et à la crise de la culture cultivée?
L’évolution culturelle n’est pas celle d’une progression continue, mais celle d’un devenir heurté, avec bonds, ruptures, régressions.

Le diagnostic culturel

Le diagnostic sera ici extrêmement sommaire. Non pas panoramique, mais centré sur quelques phénomènes remarquables.

La crise des humanités

Cette crise met en cause même la possibilité de toute politique culturelle.
La prédominance de l’information sur la connaissance, de la connaissance sur la pensée ont désintégré le savoir. Les sciences ont contribué puissament à cette désintégration, en spécialisant à l’extrême le savoir. La science n’a pu susciter un savoir sur les ruines de l’ancien savoir humaniste-essayiste-littéraire, mais un agrégat de connaissances opérationnelles.
Les progrès du savoir scientifique ont été désontologisants: ils ont désintégré l’être du monde et l’être de l’homme sur quoi se fondaient les vérités.
Si les sciences désintègrent effectivement les anciennes humanités et l’humanisme implicite ou explicite qui les fondait, elles échouent complètement à constituer de nouvelles humanités. « Le problème fondamental pour toute politique de la culture est donc celui de la constitution de nouvelles humanités. » (p. 246)

L’appel néo-archaïque

Il y a un bang culturel qui consiste dans un gigantesque mouvement de retour dans la nature, englobant les mille variantes de retour symboliques-réels: vacances, week-ends, produits naturels, vie rustique, objets artisanaux.

L’alternance culturelle

La vie de travail est soumise à la techné et à la détermination urbaine, la vie de détente-loisir-vacances est placée sous le signe de l’arkhé.
« En réalité, il s’agit d’une alternance ternaire qui se développe, fondée sur trois pôles de vie: le premier pôle est le travail, soumis pour la majorité à l’hyper-parcellarisation, la rationalisation, la techno-bureaucratisation, la discipline autoritaire, et, même pour ceux qui bénéficient des avantages du commandement (managers, etc.), du surmenage physique ou intellectuel; le second pôle est l’appartement ou pavillon, querencia-refuge de l’individu privé, du couple, que l’on ferme à l’agression du monde extérieur, que l’on calfeutre et où l’on installe le confort, mais que l’on ouvre tout grand au monde par la télévision, dont l’écran-membrane désamorce les guerres et les horreurs du monde, mieux, les transforme en spectacle; le troisième pôle est celui des week-ends (pour ceux qui ont la possibilié de la résidence secondaire) et des vacances où s’instaure provisoirement le règne d’une utopie concrète: dans les week-ends, simili-vie rustique archaïque, dans les fermes à poutres apparentes avec barbecues et salle de bain, simili-vie communautaire avec amis, épanouissement de vie personnelle; ce sont surtout les vacances qui prennent figure d’utopie concrète, en réalisation par une société provisoire, comme les villages de vacances du Club Méditerranée, les valeurs de liberté et de communauté étouffées dans la vie quotidienne. » (p. 247-248)

La résurgence communautaire

L’organisation néo-capitaliste des loisirs propose l’épanouissement de l’individualité dans la communauté, dans une société sans hiérarchie de classe, fraternelle-égalitaire, échappant à la tyrannie de l’argent. C’est l’utopie vacancière.
Le communisme, sous forme d’alternance vacancière ou sous la forme d’une exigence d’alternative révolutionnaire, apparaît comme une exigence de ce siècle, nourrie par les carences de la civilisation bourgeoise, nourrie aussi par la crise culturelle généralisée.

3. La métamorphose de la culture de masse

La crise du bonheur

A partir de 1955, certains caractères de la culture de masse changent: le cinéma cesse d’être la clef de voûte de la culture de masse. L’industrie culturelle devient aussi une industrie du loisir et des vacances. La mythologie euphorique de l’individu privé fait place à la construction d’utopies concrètes, telles les clubs de vacances.
L’Olympe révèle une crise du bonheur (avec les tourments d’Elizabeth Taylor, la tentative de suicide de Brigitte Bardot, le suicide de Marilyn Monroe). La crise des olympiens déséquilibre tout l’édifice idéologique de la culture de masse.

L’utopie concrète

« L’utopie concrète signifie que des îlots d’harmonie et d’épanouissement seraient aménagés dans la grande société technologique, rationalisée, moderne où pourraient être refoulées et éliminées les contraintes pesantes de la vie quotidienne. » (p. 251)
Deux types d’îlots:
a) la maison;
b) les vacances.
« La maison, redevenue siège d’énormes investissements psycho-affectifs et de la micro-économie personnelle, est le lieu où l’individu moderne veut reprendre racine: il aspire à en devenir propriétaire, non seulement pour des raisons strictement économiques, mais pour y aménager sa querencia inaliénable. Il la dote de robots esclaves éléctroménagers; il doit en faire un petit paradis de confort, de bien-être, de « standing », bellement décoré et aménagé. La maison est fermée sur elle-même, mais elle est ouverte sur le monde, grâce à la télévision, qui assume un nouveau lien avec le monde, réel et imaginaire; dès lors l’agression et la violence sont transmuées en représentation. La voiture aussi permet de « sortir » et d’explorer l’espace extérieur, mais, là encore, c’est le spectacle de la « balade », du tourisme, qui autorise la jouissance des substances esthétiques et gastronomiques, et qui facilite la communication entre les îlots domestiques amis. Ainsi, la maison, la télévision, la voiture constituent la nouvelle triade qui aménage la micro-utopie concrète, assurent à la fois son autarcie et ses communications. » (p. 252)

La problématique de la vie privée

L’intérieur aussi devient le siège d’une crise: crise du couple, crise de l’amour et de l’érotisme, crise de la relation parents-enfants.
« Aussi l’industrie culturelle dirige-t-elle ses pseudopodes vers une utopie plus intense, encore que provisoire, celle des loisirs, des week-ends et surtout des vacances, où elle propose de réaliser, avec tout le confort moderne, l’état de nature idyllique, libre, rousseauiste, qui est la nostalgie récurrente d’une civilisation technicienne-bourgeoise-urbaine de plus en plus éloignée des sources biologiques. » (p. 252-253)
La culture de masse se « polycentrise ».
Marx avait raison: « Le producteur crée le consommateur. [...] Il ne crée pas seulement un objet pour le sujet, mais un sujet pour l’objet. »

4. La crise présente

Il s’agit d’une crise de société d’une profondeur et d’une gravité extrêmes. Certes, une telle société pourrait continuer cahin-caha, dans une demi-fossilisation et une demi-décomposition, si elle ne subit pas de trop fortes perturbations internes et externes.

5. L’avenir

La conjuncture culturelle « crisique » s’inscrit dans le devenir politique, social, économique des sociétés occidentales.
L’idée du Moyen Age moderne: est-ce que les chemins de la modernité ne mènent pas d’eux-mêmes vers un nouveau Moyen Age? Notre société chasse le mythe pour la rationalité, mais suscite de nouveaux mythes et de nouvelles irrationalités. Ce qui se passe actuellement, c’est la dislocation, l’atrophie, la fossilisation, voire la décomposition à la fois d’un monde qui n’arrive pas à mourir et d’un monde qui n’arrive pas à naître. D’où un état hybride, ambigu, incertain, non décisif, état mixte que l’on peut appeler dans ce sens intermédiaire « Moyen Age ». Il y a un état hybride et incertain, marqué par la décadence d’une légitimité culturelle sans qu’il y ait affirmation d’une nouvelle légitimité.
Au cœur urbain de la civilisation moderne occidentale, dans les grandes métropoles, quelque chose s’est désintégré dans les dix dernières années. Il faut mettre en connexion des phénomènes perçus comme séparés:
- l’accroissement des insatisfactions, tourments et névroses, en même temps qu’il y a accroissement des biens matériels;
- les désertions périodiques de plus en plus amples pour se retremper dans la nature;
- la diffusion de plus en plus amble des drogues dites médicaments et des drogues dites stupéfiants;
- la constitution d’îlots marginaux, déviants ou hors-la-loi dans des couches jusqu’alors bien intégrées de populations;
- les éruptions contestataires;
- l’extension de la délinquance et de la criminalité.
L’idée de Moyen Age moderne nous suggère que notre civilisation est arrivée au point où son accomplissement déclenche la métastase du mal interne qui la ruinera.
L’idée de l’âge de fer planétaire. Le destin de l’humanité oscille entre deux possibilités. La première est celle de la régression généralisée. Dans la régression, le désordre signifie non liberté et chance, mais agression, rapacité, peur. L’ordre signifie non protection, mais oppression et sacralité. L’ordre et le désordre signifient ensemble rite, prison, camp, torture, mort. La seconde possibilité extrême serait un progrès décisif: la constitution d’une métasociété qui s’articulerait de la relation interpersonnelle à la fédération internationale. Cette dernière possibilité est peu probable.


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