Bernard Grasset, 1926.
Roman épistolaire. A.D., Français, voyageant en Chine, écrit à Ling-W.-Y., Chinois, voyageant en Europe. Celui-ci est « atteint par la curieuse culture occidentale dont souffrent nombre de ses compatriotes, culture uniquement livresque ».
L’Occident est « un pays dévoré par la géométrie » (p. 28).
L’Europe est « une barbarie attentivement ordonnée, où l’idée de la civilisation et celle de l’ordre sont chaque jour confondues. » (p. 33-34)
« Quelle impression de douleur monte de vos spectacles, de tous les pauvres êters que je vois dans vos rues! Votre activité m’étonne moins que ces faces de peine auxquelles je ne puis échapper. La peine semble lutter, seule à seule, avec chacun de vous; que de souffrances particulières! » (p. 35)
« Votre fois, jadis, disposait habilement le monde, et, quelque hostilité qu’elle éveille en moi, je ne puis voir sans respect les figures presque barbares où s’est pétrifiée, grâce à elle, une grande souffrance harmonieuse. Mais je ne saurais imaginer sans trouble des méditations dans lesquelles toute l’intensité de l’amour se concentre sur un corps supplicié. Et le christianisme me semble être l’école d’où viennent toutes les sensations grâce auxquelles s’est formée la conscience que l’individu prend de lui-même. J’ai parcouru les salles de vos musées; votre génie m’y a rempli d’angoisse. Vos dieux mêmes, et leur grandeur tachée, comme leur image, de larmes et de sang, une puissance sauvage les anime. Les rares visages apaisés que je voudrais aimer, un destin tragique pèse sur leurs paupières baissées: ce qui vous les a fait choisir, c’est de les savoir les élues de la mort. » (p. 36)
Sur les hommes et les arts: « L’artiste n’est pas celui qui crée: c’est celui qui sent. Quelles que soient les qualités, et la qualité, d’une œuvre d’art, elle est mineure, car elle n’est qu’une proposition de la beauté. Tous les arts sont décoratifs. Choisissons des bambous, où les oiseaux multicolores de l’imagination aiment à se poser, et des banians, qui ont la majesté des chants funèbres; donnons au jardinier, homme digne de considération, son salaire et quelque respect. Mais regardons le fleuve qui les reflète: il en est seul digne.
Chaque civilisation modèle une sensibilité. L’homme grand n’est ni le peintre ni l’écrivain; c’est celui qui saura la porter à son plus haut période. Affiner en soi-même la sensibilité de sa race, aller sans cesse, en l’exprimant, vers un plaisir supérieur, voilà la vie de ceux d’entre nous que vous appelleriez des maîtres.
Que la grandeur soit vôtre, celle de l’homme armé, celle de la douleur, ou nôtre, celle de la perfection, elle vient de l’intensité de l’émotion qu’un sentiment éveille en nous. Chez vous, c’est celui du sacrifice. L’admiration vient d’une action. Pour nous c’est seulement la conscience d’être selon le mode le plus beau. Par les formes de l’art que vous appeliez autrefois sublimes, vous exprimez une action et non un état. Cet état, don nous ne connaissons que ce qu’il prête à tous ceux qui le possèdent, cette pureté, cette désagrégation de l’âme au sein de la lumière éternelle, jamais les occidentaux ne l’ont cherché, ni son expression, même aidés de la langueur que propose en certains lieux la Méditerranée. De lui vient la seule expression sublime de l’art et de l’homme: elle s’appelle la sérénité. » (p. 38-40)
Les Européens voient les fragments mais ignorent complètement le tout.
« Une seule vie. Pour moi, asiatique, tout le génie grec est dans cette idée et dans la sensibilité qui en dépend. Il y a là un acte de foi. Le Grec croit l’homme distinct du monde comme le chrétien croit l’homme lié à Dieu, comme nous croyons l’homme lié au monde. Tout s’ordonne par rapport à lui. La marque particulière de ses dieux, celle qui les domine n’est point qu’ils soient humains, mais qu’ils soient personnels. L’importance de l’homme, la perfection dont il est susceptible, nous les connaissions comme lui. Mais nous concevions le monde dans son ensemble, et étions sensibles aux forces qui le composent autant qu’aux mouvements humains; l’idée du genre humain dominait déjà dans notre esprit celle de l’homme. Les Grecs ont conçu l’homme comme un homme, un être qui naît et meurs. Le cours de la vie, qui, pour notre pensée et notre sensibilité, n’a pas d’autre importance que les divisions: jeunesse, âge mûr, vieillesse, n’en ont pour les vôtres, est devenu pour eux l’élément principal de l’univers. A la conscience, je dirai presque la sensation d’être un fragment du monde, qui précède inéluctablement la notion toute abstraite de l’homme, ils substituèrent la conscience d’être un être vivant, total, distinct, sur une terre propice où les seules images passionnées étaient celles des hommes et de la mer. Et c’est une sensibilité particulière, plutôt qu’une pensée, qui vient de ces paysages presque nus incliner toutes les vôtres. L’Occident naît là, avec le dur visage de Minerve, avec ses armes, et aussi les stigmates de sa future démence. L’ardeur qui monte en nous se prépare, dites-vous, à nous perdre. Celle qui vous brûle crée. « Il est sage de laisser reposer en paix, insinuent les magiciens de mon pays, les dragons qui dorment sous la terre... » Après la mort du Sphinx, Œdipe s’attaque à lui-même. » (p. 67-69)
« L’Oriental irresponsable s’efforce à s’élever au-dessus d’un conflit dont il n’est pas l’enjeu. Le chrétien ne peut point s’en séparer; Dieu et lui sont désormais attachés l’un à l’autre, et le monde n’est plus rien que le vain décor de leur conflit. Au tourment intellectuel des Grecs, à l’inquiétude pure qu’ils trouvèrent en tentant de donner à la vie un sens humain, se joignent votre angoisse et vos gestes d’aveugles, Dieu se révèle à vous par des émotions violentes et c’est en ordonnant ces émotions que vous tendez vers lui. Tendre... Dieu, pour vous, est état; pour nous, rythme. » (p. 71)
« Il me semble que vous donnez à ce qu’un accord presque général appelle réalité, une importance excessive. Le monde créé par cet accord, et dont vous vous accommodez parce que le renier demanderait à celui qui le tenterait un grand courage, pèse lourdement sur vous. La passion, dans votre ordre social, apparaît comme une adroite fêlure. Quelle que soit notre race, nous savons que nous vivons dans des mondes préparés, mais une sorte de joie farouche nous envahit les uns et les autres lorsque l’appel de nos besoins profonds nous montre ce qu’ils ont d’arbitraire. L’homme passionné est en désaccord avec le monde qu’ila conçu, comme avec celui qu’il subit, et qu’il ait prévu la passion n’y saurait rien changer. L’homme qui veut aimer veut s’échapper, et cela est peu; mais l’homme ou la femme qui veulent être aimés, qui veulent faire perdre à un autre être, en leur faveur, sa soumission à cet accord me paraissent obéir à une nécessité si puissante que j’y trouve cette convinction: au centre de l’homme européen, dominant les grands mouvements de sa vie, est une absurdité essentielle. Ne le pensez-vous pas? » (p. 77-78)
« Les rôles de la concubine et de la courtisane demandent parfois de l’intelligence, toujours de l’adresse et de l’attention; mais toute marque individuelle y serait tenue pour une tache. Les maisons de joie luxueuses que nous voyons en occident nous étonnent toujours: il est peu de lieux où ce que l’Europe a gardé de la barbarie nous soit sensible à ce point: entre toutes les idées d’un homme, laquelle peut mieux dévoiler sa sensibilité secrète que celle qu’il se fait du plaisir? Je n’ignore pas qu’il serait ridicule de juger de l’Europe sur ces choses; néanmoins... Porter intérêt à des femmes et les désirer, seulement parce qu’elles sont belles, quelles marque de grossièreté! » (p. 82)
« Les jeunes Chinois qui lisent vos livres sont d’abord étonnés par la prétention que vous y faites paraître de comprendre les sentiments des femmes. Outre qu’un tel effort serait, à leur avis, digne de mépris, il serait nécessairement voué à l’insuccès. L’homme et la femme appartiennent à des espèces différentes. Que penseriez-vous de l’auteur qui viendrait vous exposer les sentiments de l’oiseau? Qu’il vous propose une déformation des siens. C’est ce que nous pensons de l’écrivain qui nous parle de ceux des femmes. » (p. 86-87)
« L’Occident, qui ignore l’opium, connaît la presse. » (p. 96)
« Voici bien longtemps que vous vous appliquez à vous pénétrer de votre existence. Soigneusement, vous étiquetez, classez, limitez les personnages qui vous apparaissent, et le vôtre. Munis de bésicles légers et sans branches, vous allez, myopes et attentifs, cherchant des différences. Ce soin qu’apportaient à cerner leur figures les peintres de votre XVIe siècle, pour lesquels j’ai du goût, vous l’avez de votre esprit. Parfois, seul, feuilletant un des livres auxquels vous accordez quelque prix, oubliant avec le soleil chassé une angoisse aujourd’hui familière, je prends un divertissement exquis à votre chasse de l’individu, et à vos efforts pour retenir une capture si précieuse. Car, si vous vous trouvez vous-mêmes, c’est à la manière de ces magiciens qui, après avoir appelé les démons, voient leur chambre envahie d’innombrables visages cornus et se réveillent, très tard, sous des piles de livres. Ils souffrent d’un fort grand mal de tête. Non que les livres les aient blessés; mais ils se souviennent que les diables se disputaient et se battaient, car chacun d’eux voulaient être le seul vrai; ce qui induit en de nouvelles difficultés ces magiciens ingénieux. » (p. 110)
« Il est vrai que certains Occidentaux se sont divertis, dans des livres, à réduire notre pensée à la leur. Mais ceux qui ont tenté de la connaître vraiment, ceux qui, dédaigneux des symboles vers quoi s’efforce la vôtre, sont venus vers nous, ont vite compris qu’un cerveau peut servir à des fins assez différentes, et que la conquête du monde est plus désirable que celle de son ordre. Ils ont oublié, peu à peu, les conseils des collines toscanes et des jardins français... » (p. 112-113)
« Je me suis promené, moi aussi, dans vons jardins incomparables où les statues mêlent au déclin du soleil leurs grandes ombres royales ou divines. Leurs mains ouvertes vous semblent alors élever une lourde offrande de souvenirs et de gloire. Votre cœur veut discerner dans l’union de ces ombes qui lentement s’allongent une loi longtemps attendue. Ah! quelle plainte sera digne d’une race qui, pour retrouver sa plus haute pensée, ne sait plus implorer que ses morts infidèles? Malgré sa puissance précise, le soir européean est lamentable et vide, vide comme une âme de conquérant. Parmi les gestes les plus tragiques et les plus vains des hommes, aucun, jamais, ne m’a paru plus tragique et plus vain que celui par lequel vous interroge toutes vos ombres illustres, race vouée à la puissance, race désespérée... » (p. 113-114)
« La vie qui a pénétré nos figures vous a fait croire que notre art aimait à fixer l’individuel. Elle vient, au contraire, de l’abandon des caractères individuels. La notion d’espèce, pour vous, est tout abstraite; elle vous permet de classer; elle est un moyen de connaissance. En nous elle est liée à la sensibilité. Seuls les arts d’Asie ont créé des caricatures d’animaux... Lorsque je compare votre art au nôtre, vos sensations me semblent dispersées, et les nôtres ordonnées presque comme le sont vos idées. Devinez-vous, chrétien, ce que peut être un homme dont la sensibilité est ordonnée? » (p. 120)
« Les Européens sont las d’eux-mêmes, las de leur individualisme qui s’écroule, las de leur exaltation. Ce qui les soutient est moins une pensée qu’une fine structure de négations. Capables d’agir jusqu’au sacrifice, mais pleins de dégoût devant la volonté d’action qui tord aujourd’hui leur race, ils voudraient chercher sous les actes des hommes une raison d’être plus profonde. Leurs défenses, une à une, disparaissent. Ils ne veulent pas s’opposer à ce qui est proposé à leur sensibilité, ils ne peuvent plus ne pas comprendre. La tendance qui les pousse à se déserter eux-mêmes, c’est lorsqu’ils considèrent les œuvres d’art qu’elle les domine le mieux. L’art est alors un prétexte, et le plus délicat: la plus subtile tentation, c’est celle dont nous savons qu’elle est réservée aux meilleurs. » (p. 139-140)
« Oui, celui qui regarde les formes qui se sont succédé en Europe depuis dix ans et ne veut pas s’efforcer de comprendre a l’impression de la folie, d’une folie conscience d’elle-même et satisfaite. Ces œuvres, et le plaisir qu’elles apportent, peuvent être « apprises » comme une langue étrangère; mais, cachée par leur succession, on devine une force angoissante qui domine l’esprit. Toujours renouveler certains aspects du monde en les regardant avec des yeux nouveaux, il y a, dans cette recherche, une ingéniosité ardente qui agit sur l’homme à la façon d’un stupédiant. Les rêves qui nous ont possédés appellent d’autres rêves, de quelque façon que s’exerce leur sortilège: plante, tableau ou livre. Le plaisir spécial que l’on trouve à découvrir des arts inconnus cesse avec leur découverte, et ne se transforme pas en amour. Que viennent d’autres formes qui nous toucheront, e que nous n’aimerons pas, rois malades à qui chaque jour apporte les plus beaux présents du royaume, à qui chaque soir ramène une avidité fidèle et désespérée... » (p. 140-142)
« Il y aurait donc dans la victoire des formes sur l’esprit quelque chose de plus profond que la force du plaisir et l’exaltation d’une sensibilité un peu vulgaire. Le plaisir voluptueux, et celui de la nouveauté, séduisement aisément des esprits médiocres, mais ils seraient sans force contre ceux qui sont préparés à les combattre. En vérité, une culture ne meurt que de sa propre faiblesse. En face de notions qu’elle ne peut acquérir, elle se condamne à trouver dans leur destruction l’élément de sa renaissance, ou à l’anénatissement. Aussi voyons-nous naître, dans l’Europe entière, le jeu parfois amer des expériences artistiques. » (p. 143-144)
« Entre l’esprit oriental et l’esprit occidental s’appliquant à penser, que crois saisir d’abord une différence de direction, je dirais presque de démarche. Celui-là veut dresser un plan de l’univers, en donner une image intelligible, c’est-à-dire établir entre des choses ignorées et des choses connues une suite de rapports susceptibles de faire connaître celles qui étaient jusque-là obscures. Il veut se soumettre le monde, et trouve dans son action une fierté d’autant plus grande qu’il croit le posséder davantage. Son univers est un mythe cohérent. L’esprit oriental, au contraire n’accorde aucune valeur à l’homme en lui-même; il s’ingénie à trouver dans les mouvements du monde les pensées qui lui permettront de rompre les attaches humaines. L’une veut apporter le monde à l’homme, l’autre propose l’homme en offrande au monde... » (p. 154-155)
« Pour le penseur de l’Extrême-Orient, une seule connaissance est digne d’être acquise, celle de l’univers. Il s’applique à créer en lui, selon les règles établies, des états de pensée et de sensibilité qui se continuent mutuellement; qui sont dirigés, dès leur origine, dans un certain sens et parviennent à donner aux vues de l’esprit, qui sont hypothèses, un caractère de certitude.
Le monde est le résultat de l’opposition de deux rythmes qui pénètrent toutes les choses existantes. Leur équilibre absolu serait le néant; toute création vient de sa rupture et ne peut être que différence. Ces deux rythmes n’ont de réalité que dans la mesure où ils servent à exprimer humainement l’opposition, depuis celle du masculin et du féminin, jusqu’à celle des idées de permanence et de transformation.
Nous avons tout naturellement le sentiment de l’univers comme vous avez celui de la patrie, et les états de sensibilité qu’ils déterminent ne diffèrent qu’en ceci: notre exaltation n’est pas appuyée sur une préférence. De même que vous donnez au sentiment de patrie une armature d’histoire, nos penseurs se pénètrent d’une doctrine. Celle des taoïstes leur propose des rythmes, comme les vôtres vous proposent des contructions. Elle leur enseigne à ne voir dans les formes que des choses négligeables, nées d’hier et déjà presque mortes, semblables à la succession des flots dans les fleuves sans âge. Puis, une façon particulière de respirer, et, parfois, la contemplation d’un miroir, leur fait, après une durée souvent fort longue, perdre conscience du monde extérieur, et donnent à leur sensibilité une intensité extrême. Les images qui s’étaient attachées à la contemplation, origine de sa méditation, s’effacent; ils ne trouvent plus en eux que l’idée des rythmes, à laquelle se lie une puissante exaltation. L’idée et l’exaltation, associées, montent jusqu’à la perte de toute conscience, qui est la communion avec le principe, l’unité des rythmes ne se retrouvant qu’en lui. » (p. 160-162)
L’entrevue du Français avec Wang-Loh. Celui-ci parle de la maladie dont souffre la Chine: la perte de son esprit. La Chine est en train de mourir de la même mort que l’Europe...
04 juillet 2007
André Malraux, La Tentation de l’Occident (notes de lecture)
Publicat de Radu Iliescu la 10:00 PM
Etichete: Malraux André
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