René Guénon naquit en 1888, à Blois, dans le coeur de la France, là où l'on dit parler le Français le plus pur, et mourut il y a maintenant cinquante ans au Caire où il est enterré. De nombreux lecteurs qui ont étudié son oeuvre et profité de son enseignement ne connaissent presque rien de l'homme car, ainsi qu'il l'a très souvent indiqué, il s'effaçait derrière la Doctrine métaphysique qu'il a si bien su exprimer dans un style très accessible malgré la difficulté à rendre en langage clair les vérités d'ordre universel.
Il acquit une formation universitaire qui lui permit d'enseigner le Français et les mathématiques. C'est en 1910 que remonterait sa "conversion" à l'Islam. En 1930 il partit au Caire où il s'installera définitivement puis se maria avec une égyptienne qui lui donna quatre enfants. Il s'affilia à la Tarîqa Shadhouliyya et fut connu sous le nom de `Abd al-Wâhid Yahyâ.
Très tôt, il évolua dans différents milieux ésotériques ou initiatiques, la Franc-Maçonnerie, entre autres et collabora à différentes revues. Il participa activement, de 1925 à 1927 avec Charbonneau-Lassay, l'auteur du Bestiaire du Christ, à la rédaction de la revue "Regnabit" dirigée par le père Anizan. Il mit en lumière le rapport étroit qui liait les symboles de différentes traditions passées ou orientales au Christianisme et leur commune origine sacrée. Il écrivit dans la revue "la Gnose" et fonda la revue "le Voile d'Isis" qui s'appela plus tard "les Etudes Traditionnelles". C'est dans cette revue qu'il exprima, sous forme d'articles isolés ou suivis, l'essentiel de son oeuvre qui sera ensuite reprise et publiée dans des ouvrages d'ensemble, sous les titres que nous connaissons actuellement.
Dans la revue "La Gnose", il signe du nom de Palingenius, des articles remarquables par la profondeur des idées et par leur universalisme. C'est dans cette revue qu'il définira ce qu'est justement cette Gnose dont il n'aura de cesse de montrer les différents aspects que l'on retrouve dans toutes les traditions authentiques :
"Ce qu'il faut entendre par "gnose", c'est la connaissance traditionnelle qui constitue le fonds commun de toutes les initiations et dont les doctrines et les symboles se sont transmis, depuis l'Antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, dont la longue chaîne n'a jamais été interrompue."
Cette perspective universelle de la connaissance véritable et des vérités éternelles qu'elle implique est exprimée d'une manière très forte et personnelle par Maître Eckhart de cette manière :
"Quand j'étais encore dans ma cause première, là je n'avais pas de Dieu, et j'étais ma propre cause. Je ne voulais rien, je ne désirais rien, me connaissant moi-même dans la jouissance de la vérité. C'est moi-même que je voulais et rien d'autre ; ce que je voulais, je l'étais, et ce que j'étais, je le voulais ; j'étais libre de Dieu et de toutes choses. Mais quand je sortis de ma volonté libre et que je reçu mon être créé, j'eus un Dieu ; car avant qu'il y eût des créatures, Dieu n'était pas encore Dieu, mais Il était ce qu'Il était. Lorsque la créature fut et qu'elle reçut sa nature de créature, Dieu n'était pas Dieu en Lui-même, Il était Dieu dans la créature'" (Sermon : "Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même", traduction de Gandillac).
Cette distinction entre l'Essence divine inqualifiable dans Laquelle tous les êtres sont fondus et la manifestation de toutes leurs possibilités, avec les degrés hiérarchiques qu'ils comportent, a été magistralement mis en lumière dans les livres doctrinaux que René Guénon a consacrés à ce thème majeur de la métaphysique. Cette perspective sera développée surtout dans deux de ses principaux ouvrages doctrinaux : "Les états multiples de l'être", et "l'Homme et son devenir selon le Védanta".
L'Essence divine est infinie et éternelle, elle contient toutes choses et n'est contenue par aucune d'elles même la plus sublime. En tant qu'Infini, rien ne sort d'elle et rien ne peut y entrer. Elle est à l'origine de toute chose et aucune chose n'a d'existence en dehors d'Elle. C'est pourquoi toute manifestation est rigoureusement illusoire par rapport à elle, ce qu'on retrouve formulé dans ce verset coranique fondamental : "O les êtres humains ! Vous êtes les démunis jusqu'à Allâh alors qu'Allâh est le Riche absolu qui se passe de tout et le Très-Louangé." (Coran 35-15). Nous avons résumé, en quelques phrases concises, l'essentiel de ce qui est appelé, dans le Soufisme des disciples d'Ibn `Arabî : Wahdat al-Wujûd, l'Unicité de l'Existence universelle.
L'Essence divine constitue le "Soi ultime", dont Guénon parlera en termes magistraux. Citons-le dans un passage capital de l'"Homme et son devenir selon le Védanta" au chapitre distinction du "Soi" et du "Moi" :
"Le "Soi" est principe transcendant et permanent dont l'être manifesté, l'être humain par exemple, n'est qu'une modification qui ne saurait d'ailleurs aucunement affecter le principe"… "Le Soi en tant que tel, n'est jamais individualisé et ne peut pas l'être, car, devant être toujours envisagé sous l'aspect de l'éternité et de l'immutabilité qui sont des attributs nécessaires de l'Etre pur, il n'est évidemment susceptible d'aucune particularisation qui le ferait être autre que soi-même. Immuable en sa propre nature, il développe seulement les possibilités indéfinies qu'il comporte en soi-même par le passage relatif de la puissance à l'acte à travers une indéfinité de degrés et cela sans que sa permanence essentielle en soit affectée, précisément parce que ce passage n'est que relatif et parce que ce développement n'en est un, à vrai dire, qu'autant qu'on l'envisage du côté de la manifestation en dehors de laquelle il ne peut être question de succession quelconque, mais seulement d'une parfaite simultanéité, de sorte que cela même qui est virtuel sous un certain rapport ne s'en trouve pas moins réalité dans l'éternel présent. A l'égard de la manifestation, on peut dire que le "Soi" développe ses possibilités dans toutes les modalités de réalisation, en multitude indéfinie, qui sont pour l'être intégral autant d'états différents, états dont un seul, soumis à des conditions d'existence très spéciales qui le définissent, constitue la portion ou plutôt la détermination particulière de cet être qui est l'individualité humaine."
Le grand maître du Soufisme, Ibn `Arabî, né à Murcie en 560/1165 et mort à Damas en 638/1240 ne dira pas autre chose sous des formes propres à l'Islam à propos du "Wujûd" ou de la Réalité absolue qui manifeste Ses possibilités infinies.
Le "Wujûd" comporte des "degrés" innombrables. Le premier est celui de l'Essence absolue ou le Mystère du Mystère qui transcende toute relation, toute manifestation et toute détermination et qui demeure inaccessible, inconnaissable et indicible. On ne parle de l'Essence qu'en termes négatifs et en tant que telle, elle ne se révèle pas.
Ibn `Arabî distinguera, dans la Possibilité infinie de l'Essence, l'Unité absolue indivisible et indifférenciée que René Guénon dénommera "la Non-dualité". Cette Unité contient en Elle, d'une manière synthétique tous les Noms divins sans qu'on puisse pourtant en distinguer un seul en Elle. Dieu Lui-même y fait allusion dans le hadîth saint suivant :
"J'étais un Trésor (caché) ; Je n'étais pas connu. Or, J'ai aimé être connu. Je créai les créatures et Je les fis connaître par Moi. Alors elles Me connurent."
Ce Processus primordial sera décrit par Ibn `Arabî par l'expression : "La Surabondance sanctissime" (al-Fayd al-aqdas).
Au degré suivant, et aux confins de la manifestation universelle, Ibn `Arabî distingue l'Unicité divine ou l'Unité plurale, qu'il appellera : "la Surabondance sainte" (al-Fayd al- muqaddas) en laquelle l'Essence absolue est envisagée comme le Principe de la Manifestation des possibilités divines. Elle comporte une infinité de propriétés et de réalités qui sont resserrées dans le Point métaphysique qui la symbolise. René Guénon parlera de ce principe comme de l'Etre pur, Principe de la Manifestation universelle.
Nous pouvons remarquer que les deux points de vue, celui de l'universalisme des doctrines traditionnelles de tous les temps que Guénon a su si bien exprimer dans toute son oeuvre immense, et celui d'Ibn `Arabî, coïncident mais, bien entendu, sous des modes d'expressions très différents.
En partant de ces principes universels et essentiels qui caractérisent l'être humain dans sa dimension divine, René Guénon va développer, toujours en plein accord avec les Traditions authentiques de tous les temps actuellement connues, les différents états de la constitution de cet être humain fait à l'image même de Dieu, ainsi qu'on le retrouve explicitement tant dans la Tradition hébraïque que dans l'Islam. Il est l'Homme universel qui totalise aussi bien les degrés divins que les degrés cosmiques dans leurs réalités informelles ou angéliques et formelles ou individuelles.
La conscience que l'être humain a de sa constitution intégrale est amoindrie ou oblitérée par le jeu incessant de la manifestation dans la multiplicité cosmique. Cette perte de conscience ou cette aliénation spirituelle s'effectue progressivement, selon des lois cycliques rigoureuses que les diverses traditions appellent "les quatre âges de l'Humanité". René Guénon y fera souvent référence, surtout dans ses ouvrages critiques, tels que "la Crise du monde moderne", "le Règne de la quantité et les signes des temps" ou "Orient et Occident". Il y décrit avec beaucoup de force de conviction la décadence du monde actuel que la Tradition hindoue appelle "l'âge sombre ou l'âge de fer". Les Messagers divins et les Prophètes, êtres parfaitement réalisés en Dieu et possédant la connaissance essentielle et existentielle, sont envoyés à chaque phase critique de la décadence humaine pour rappeler les vérités essentielles et instituer les moyens de grâce adéquats pour que les êtres humains reconnaissent, d'une manière plénière la présence du divin en eux. Certains ouvrages de Guénon présentent cet aspect de la réalisation spirituelle et des organisations traditionnelles qui y donnent accès. Citons : "Initiation et réalisation spirituelle" et "Aperçus sur l'initiation". Il mettra en garde aussi contre les pseudo-ésotérismes et les subversions doctrinales dans deux ouvrages fondamentaux : "le Spiritisme" et "le Théosophisme".
Après ce trop court survol de l'oeuvre de René Guénon et de son contenu doctrinal, nous voudrions montrer pour conclure quelle a été et quelle est encore actuellement l'influence de cette oeuvre en France et son rayonnement à l'étranger.
Guénon a précisé à plusieurs reprises qu'il n'était pas un maître spirituel et, par conséquent, qu'il n'avait pas de disciples au sens strict du terme. Il faut comprendre, de cette déclaration, qu'il n'avait pas cette charge mais que sa fonction était principalement de faire prendre conscience, aux personnes de bonne volonté et d'aspiration spirituelle sincère, de la Doctrine universelle et de la réalisation spirituelle qui en découle. Ses disciples intellectuels sont alors ceux qui relèvent de cette perspective. Ainsi, tant en France que dans d'autres pays voisins, un nombre appréciable de personnes, formées par l'intermédiaire de son oeuvre, sont revenues à leur tradition d'origine ou ont adhéré à l'une des formes de révélations accessibles aux occidentaux comme par exemple l'Islam et le Soufisme qui en constitue l'aspect intérieur. C'est à travers certaines d'entre elles, qui assimilèrent profondément son oeuvre, que va se développer, sous la forme islamique, la publication d'oeuvres d'Ibn `Arabî et de son Ecole. Michel Vâlsan fut, en France, le représentant qualifié qui fit connaître, dans les Etudes traditionnelles, par des traductions et des annotations fort pertinentes, certains des ouvrages du Maître andalou. De plus, actuellement, des disciples de Michel Vâlsan ou des personnes qui ont bénéficiées à la fois de l'apport de René Guénon et de Michel Vâlsan continuent de faire connaître tant les oeuvres du Shaykh al-Akbar, Ibn `Arabî, que celles d'autres maîtres soufis authentiques.
René Guénon est maintenant mondialement connu, aussi bien par la réédition et la diffusion permanente de ses ouvrages en français, que par leurs traductions en de nombreuses langues. Puisse le contenu universel de son oeuvre continuer de rayonner de plus en plus dans notre monde trop souvent submergé par le progrès technique et les valeurs économiques au détriment de l'aspect spirituel de l'être humain, et cela avant que la fin de l'âge sombre dont parlent les différentes traditions ne vienne sceller le cycle cosmique actuel !
04 août 2007
Maurice Gloton, Apport de l'oeuvre de René Guénon à l'Occident et à l'Orient (texte intégral)
Publicat de Radu Iliescu la 8:08 PM
Etichete: Gloton Maurice
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