Je ressentais un grand désir de rencontrer celui qui, par son œuvre et sa discrète orientation, avait tant contribué à nous frayer un chemin vers la Vérité. La Providence facilita ce dessein en me procurant un poste de professeur d’anglais au Lycée franco-arabe de Damas. Et c’est de là qu’à l’occasion de mes premières vacances scolaires, à Pâques de l’année 1947, je pus me rendre au Caire où Guénon avait accepté de me recevoir. Ce fut mon ami Martin Lings, alors lecteur de littérature anglaise à l’Université Fuad, qui me conduisit chez René Guénon avec lequel il était en contact quasi quotidien. Guénon habitait, dans le quartier de Duqqi, une modeste villa qu’il avait baptisée " Fatima " du nom de son épouse, une chérifa - descendante du Prophète Muhammed -, qui lui avait déjà donné deux filles : Khadija et Layla, alors âgées de 3 et 1 an environ. […]
Le souvenir de cette première visite à la villa Fatima se fond aujourd’hui avec celui de toutes celles que j’ai eu le privilège de lui rendre par la suite, au cours de la même semaine de Pâques, puis durant l’été de la même année 1947, et, plus tard, en mars-avril 1948, et en juillet 1949. Pour en restituer l’atmosphère, je ne puis faire mieux que citer ce que j’écrivais de Damas à mes parents le 5 avril 1947 à mon retour du Caire : " Ce séjour m’a permis de rendre souvent visite à René Guénon, dont la santé est maintenant rétablie et qui est certes un des hommes les plus simplement bienveillants que l’on puisse rencontrer ".
J’ai passé bien des heures, au cours de ces trois années, dans la pièce où travaillait Cheikh Abd al-Wahid, assis dans un fauteuil à la droite du bureau sur lequel il travaillait et qu’il ne quittait à aucun moment, sauf pour aller prier dans le salon voisin aux heures prescrites. Il écrivait de son écriture régulière, légèrement penchée vers l’avant, bien appuyée et sans ratures, ne s’interrompant que pour allumer une fine cigarette tirée de la boîte posée sur sa table ou pour émettre de sa voix sourde, un peu tremblante, quelques réflexions sur l’objet de sa lettre ou sur le sujet de l’article qu’il était en train de rédiger pour le prochain numéro des Etudes traditionnelles. Parfois, son épouse ou le jeune serviteur attaché à la maison venait lui demander un des menus objets qu’il tenait serrés dans un tiroir de son bureau : des allumettes, une paire de ciseaux, une pelote de ficelle… Son épouse s’adressait à lui avec douceur, l’interpellant avec le titre de " ustadh ", " professeur ". Elle pouvait être accompagnée de l’aînée des fillettes et porter la plus petite dans ses bras.
Le Cheikh les accueillait avec tendresse, le visage éclairé d’un grand sourire et il ne manquait pas d’extraire du tiroir à surprises quelque sucrerie dont les fillettes s’emparaient avec ravissement…Ainsi, je me sentais comme faisant partie de la famille, en partageant les préoccupations de René guénon écrivain et celles du chef de famille. […]
Au temps où je l’ai connu, Cheikh Abd al-Wahid ne sortait plus de chez lui que deux fois par an : une fois en compagnie d’un " frère dans la voie ", Seyyid Ramadan, pour aller prier au tombeau de son maître, le Cheikh Abd ar-Rahman ILLaysh al-Kabir, à qui est dédié Le symbolisme de la Croix. De ce maître soufi, d’origine maghrébine, il m’a un jour montré la photographie : un beau visage de vieillard très basané, drapé dans un Hayk. Quant à la seconde sortie hors de la villa Fatima, il s’agissait d’une partie de campagne où la famille était au complet : tous se rendaient en taxi dans le jardin et la maison de Martin Lings, près des pyramides de Gizeh. J’ai eu le bonheur de participer pendant l’été 1947 à l’une de ces journées où Cheikh Abd al-Wahid, loin de ses préoccupations habituelles, se montrait détendu et attentif à tout ce qui se passait autour de lui. […]
En juillet 1949, au début du mois de Ramadan, je fus invité à venir rompre le jeûne. Je le trouvai étendu sur le divan du salon, et il m’expliqua que le jeûne le fatiguait au point qu’il ne pouvait travailler que la nuit, la journée étant consacrée à la prière et au repos. Dès que retentit le coup de canon annonçant le coucher du soleil, Hajja Fatima nous apporta une tasse de café turc, qui fut bue en même temps que nous allumions une cigarette. Ensuite de quoi, Cheikh Abd al-Wahid accomplit la prière du maghreb, dont je suivis les mouvements derrière lui. Après un excellent repas à l’égyptienne et une paisible veillée, je pris congé du Cheikh et de sa famille. […] Un an plus tard, en novembre 1950, il tombait sérieusement malade, en même temps que ses trois enfants. Tous furent soignés avec un dévouement admirable par Hajja Fatima, pourtant enceinte pour la quatrième fois. Mais son corps déjà affaibli par d’anciens épisodes de maladie et par le manque de mouvement ne résista pas à cette ultime agression…
13 août 2007
Jean-Louis Michon, Cheikh Abdel Wahid Yahia (fragment)
Publicat de Radu Iliescu la 10:53 PM
Etichete: Michon Jean-Louis
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