Ma thèse de doctorat soutenue, je quittais Paris pour rentrer en Egypte. Dès mon arrivée au Caire, je n’eus rien de plus pressé que de me rendre dans la banlieue de Dokki à la recherche de Cheikh Abd al-Wahid Yahia. A la rue Nawal, je frappai à la porte de la villa Fatima […] et demanda à la bonne de prier le Cheikh de me recevoir. Quelques instants après, la bonne apparut de nouveau portant un banc en bois d’aspect bien modeste et me pria de m’y asseoir et d’attendre un moment.
J’attendis à la porte, presque dans la rue. Les minutes passèrent et je commençais à trouver l’attente longue. La bonne faisait des apparitions dans l’entrée, et dès que je la voyais, je me levais de mon siège, croyant qu’elle venait m’introduire auprès de son maître. Quelque temps après, elle vint me demander de retourner le lendemain à onze heures du matin. Je quittais la maison, non sans un sentiment de surprise et de honte, mais avec l’attention bien arrêtée de voir ce Cheikh qui faisait attendre ses visiteurs dans la rue et qui les congédiait en leur demandant de retourner le lendemain.
Je fus le jour suivant exact au rendez-vous, mais pas plus heureux que la fois précédente. Le Cheikh me fit prier par sa bonne de lui écrire ce que j’avais à lui demander ; il me répondrait aux questions que je lui poserais. Je me retirais après l’échec de cette seconde tentative. Je ne lui écrivis pas. Les réponses qu’il pouvait faire aux questions que je lui aurais posées ne m’intéressaient pas autant que sa rencontre. […]
Nous prîmes un jour la résolution, M. Madero, le ministre de l’Argentine au Caire, et moi, de forcer le barrage que le Cheikh Abd al-Wahid avait élevé entre lui et le monde. Je me souviendrais toujours de ce jour où nous étions allés frapper à la porte de la villa Fatima. Un vieillard, haut de taille, le visage illuminé, l’allure imposante, les yeux brillants, nous ouvrit. Après l’échange traditionnel de salut, il nous demanda l’objet de notre visite. Le ministre lui transmit les salutations d’un ami. A peine le vieil homme eut-il entendu le nom de ce dernier, qu’il nous invita à entrer chez lui. Il garda durant notre visite le silence, et sans la diplomatie du ministre, nous nous serions trouvés dans une situation bien embarrassante. M. Madero rompit en effet le silence en rendant un vif hommage aux opinions du Cheikh Abd al-Wahid. Mais celui-ci ne se départit pas pour autant de son mutisme. Avant de nous retirer, nous lui demandâmes s’il nous permettait de lui rendre une autre visite, ce qu’il accepta fort aimablement. […]
Nos visites au Cheikh se suivirent par la suite. Il nous parla longuement et tint surtout à nous signaler que seuls les importuns qui ont du temps à perdre dans les propos personnels et futiles, croient qu’il se confine dans la solitude. Nous fûmes flattés de l’entendre dire qu’ayant perçu chez nous le désir sincère de comprendre, nous pouvions venir le voir à n’importe quel moment.
Par la suite, nous parvînmes à le sortir de son gîte et à l’accompagner à la mosquée du Sultan Abul-Ala où nous organisions des cérémonies pour la récitation du nom d’Allah. On le voyait, au cours de ces réunions, murmurer d’abord des mots inintelligibles et pris de légères secousses. Puis les mots qu’il prononçait devenait plus nets et les secousses plus fortes, pour faire place ensuite à un profond recueillement . Quand il m’arrivait de lui rappeler que l’heure du départ était venue, il se réveillait en sursaut comme s’il revenait de régions bien lointaines.
Le temps passa. Le ministre quitta l’Egypte et le Cheikh mourut, me laissant les plus beaux souvenirs.
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