Paru chez Plon, 1926.
Prologue. Histoire de Mouchette
Germaine Malorthy, jeune fille de Campagne, tombe enceinte. Son père, brasseur de son état, soupçonne tout d’un coup le marquis Jacques de Cadignan, qui « ne crache pas sur les filles ». Celui-ci nie toute implication pendant une discussion privée. L’entrevue ne conclut rien.
Portrait du père Malorthy: « Incapable d’une idée générale, mais doué d’un sens aigu des valeurs réelles, il ne doutait plus d’être le premier dans sa petite ville, d’appartenir à la race des maîtres, dont les lois et les usages de chaque siècle reflètent l’image et la ressemblance – demi-commerçant, demi-rentier, possesseur d’un moteur à gaz pauvre, symbole de la science et du progrès modernes -, également supérieur au paysan titré et au médecin politique, qui n’est qu’un bourgeois déclassé. […] Il était de ces bonnes gens qui savent porter la haine, mais que la haine ne porte pas. » (p. 19-20)
Portrait de Germaine: « A seize ans, Germaine savait aimer (non point rêver d’amour, qui n’est qu’un jeu de société)… Germaine savait aimer, c’est-à-dire qu’elle nourrissait en elle, comme un beau fruit mûrissant, la curiosité du plaisir et du risque, la confiance intrépide de celles qui jouent toute leur chance en un coup, affrontent un monde inconnu, recommencent à chaque génération l’histoire du vieil univers. » (p. 21)
Le père interdit la religion dans l’éducation de Germaine, parce que « les prêtres faussent la conscience des enfants, c’est connu. »
Selon Malhorty, le médecin est « le curé du républicain » (p. 25). Ainsi, pour lui républicain est synonyme d’athée.
Mouchette (Germaine) va rendre visite au marquis pendant la nuit. Celui-ci lui conseille d’être sage et de retourner chez elle. Le vieux amant n’assume rien.
« Hasard, dit-on. Mais le hasard nous ressemble. » (p. 37)
Psychologie féminine: « Combien d’autres avant lui nourrirent cette illusion de prendre en défaut une jolie fille de seize ans, tout armée? Vingt fois vous l’aurez cru piper au plus grossier mensonge, qu’elle ne vous aura pas même entendu, seulement attentive aux mille riens que nous dédaignons, au regard qui l’évite, à telle parole inachevée, à l’accent de votre voix – cette voix de mieux en mieux connue, possédée -, patiente à s’instruire, faussement docile, s’assimilant peu à peu l’expérience dont vous êtes si fier, moins par une lente industrie que par un instinct souverain, tout en éclairs et illuminations soudaines, plus habile à deviner qu’à comprendre, et jamais satisfaite qu’elle n’ait appris à nuire à son tour. » (p. 36)
Le marquis propose à Germaine un arrangement financier en échange de sa silence. Elle est décue par la mesquinerie du personnage. Par mégarde (ou non!) Mouchette fusille le marquis.
Germaine rend visite au docteur Gallet, qui devient son deuxième amant. « Après son crime, l’amour de Gallet était pour Germaine un autre secret, un autre silencieux défi. Elle s’était d’abord jetée au bras du goujat sans âme et se cramponnait à cette autre épave. Mais l’enfant révoltée, d’une ruse très sûre, eut vite fait d’ouvrir ce cœur, comme un abcès. Autant par délectation du mal, certes, que par un jeu dangereux, elle avait fait d’un ridicule fantoche une bête venimeuse, connue d’elle seule, couvée par elle, pareille à ces chimères qui hantent le vice adolescent, et qu’elle finissait par chérir comme l’image même et le symbole de son propre avilissement. » (p. 51)
Germaine dit: « […] j’ai horriblement peur qu’on me touche…, il me semble que je suis en verre. Oui, c’est bien ça… une grande coupe vide. » (p. 55)
Elle exige de la part du docteur un avortement. Celui-ci refuse, à cause de la loi et du risque médical (Germaine est enceinte en troisième mois).
Réflexion de Germaine: « Pourquoi ne sommes-nous pas comme les bêtes qui vont, viennent, mangent, meurent sans jamais penser au public? A la porte de la boucherie centrale, tu vois des bœufs manger leur foin à deux pas du mandrin, devant le boucher aux bras rouges, qui les regarde en riant. J’envie ça, moi! » (p. 62) Ainsi, ce que Mouchette regrète ce n’est pas la finitude de la destinée humaine, mais avoir la conscience de cette finitude. C’est n’est pas la petitesse qui lui fait peur, mais l’angoisse que cette petitesse entraîne.
Mlle Malorthy a une extraordinaire propension pour le mensonge. Les discussions avec le médecin dévoilent aussi son penchant très prononcé pour la cruauté et la rhétorique théâtrale.
A la fin de l’entrevue, la fille est saisie d’une crise que le docteur qualifie de « démence furieuse ». Elle est transportée à la maison de santé du docteur Duchemin, d’où sortit un mois plus tard complètement guérie, après avoir accouché d’un enfant mort.
1. La tentation du désespoir
Discussion entre l’abbé Demange et l’abbé Menou-Segrais.
« […] les vieilles gens craignent moins l’erreur que le risque. » (p. 77)
« Rien de meilleur qu’une crise de rhumatisme pour vous donner le sens et le goût de la liberté. » (p. 78)
Portrait de l’abbé Menou-Segrais, curé de Campagne: « Un esprit d’indépendance farouche, un bon sens pour ainsi dire irrésistible, mais dont l’exercice ne va pas toujours sans une apparente cruauté, rendue plus sensible aux délicats par le raffinement de la courtoisie, le dédain des solutions abstraites, un goût très vif de la spiritualité la plus haute, mais difficile à satisfaire par la seule spéculation, éveillèrent d’abord la méfiance de l’évêque. […] Héritier d’une grande fortune, qu’il administrait avec sagesse, la destinant tout entière à ses nièces Segrais, vivant de peu, non pas sans noblesse, grand seigneur exilé qui rapporte, au fond de la province, quelque chose des façons et des mœurs de la Cour, curieux de la vie d’autrui, et pourtant le moins médisant, habile à faire parler chacun, tâtant les secrets d’un regard, d’un mot en l’air, d’un sourire – puis le premier à demander le silence, à l’imposer, - toujours admirable de tact et de spirituelle dignité, convive exquis, gourmand par politesse, bavard à l’occasion par condescendance et charité, si parfaitement poli que les simples curés de son doyenné, pris au piège, le tinrent toujours pour le plus indulgent des hommes, d’un rapport agréable et sûr, d’une perspicacité sans tranchant, tolérant par goût, même sceptique, et peut-être un peu suspect. » (p. 78-79)
« Je crois que le chrétien de bonne volonté se maintient de lui-même dans la lumière d’en haut, comme un homme dont le volume et le poids sont dans une proportion si constante et si adroitement calculée qu’il surnage dans l’eau s’il veut bien seulement y demeurer en repos. Ainsi – n’étaient certaines destinées singulières – j’imagine nos saints ainsi que des géants puissants et doux dont la force surnaturelle se développe avec harmonie, dans une mesure et selon un rythme que notre ignorance ne saurait percevoir, car elle n’est sensible qu’à la hauteur de l’obstacle, et ne juge point de l’ampleur et de la portée de l’élan. Le fardeau que nous soulevons avec peine, en grinçant et grimaçant, l’athlète le tire à lui, comme une plume, sans que tressaille un muscle de sa face, et il apparaît à tous frais et souriant… » (p. 86)
Menou-Segrais avoue qu’il avait fait le rêve d’introduire chez lui pour former un jeune prêtre mal noté, dépourvu des qualités naturelles pour lesquelles il a tant de faiblesse, afin de former un ministère paroissial. Mais, contrairement à ses attentes, c’est le curé Donissan qui forme son maître.
L’abbé Menou-Segrais conseille au novice ni plus ni moins que la sainteté: « Nous sommes à cette heure de la vie (elle sonne pour chacun) où la vérité s’impose par elle-même d’une évidence irrésistible, où chacun de nous n’a qu’à étendre les bras pour monter d’un trait à la surface des ténèbres et jusqu’au soleil de Dieu. Alors, la prudence humaine n’est que pièges et folies. La Sainteté! s’écria le vieux prêtre d’une voix profonde, en prononçant ce mot devant vous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais! Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. N’attendez aucun secours humain. » (p. 97)
Portrait de l’abbé Donissan: « Quand il prononçait le nom de Dieu presque à voix basse, mais avec un tel accent, disait vingt ans après un vieux métayer de Sainte-Gilles, l’estomac nous manquait, comme après un coup de tonnerre…
Nulle éloquence, et même aucune de ces naïvetés savoureuses dont les blasés s’émerveilleront plus tard, et presque toutes, d’ailleurs, d’authenticité suspecte. La parole du futur curé de Lumbres est difficile; parfois même elle choppe sur chaque mot, bégaye. C’est qu’il ignore le jeu commode du synonyme et de l’à-peu-près, les détours d’une pensée qui suit le rythme verbal et se modèle sur lui comme une cire. Il a souffert longtemps de l’impuissance à exprimer ce qu’il sent, de cette gaucherie qui faisait rire. Il ne se dérobe plus. Il va quand même. Il n’esquive plus l’humiliant silence, lorsque la phrase commencée arrive à bout de course, tombe dans le vide. Il la rechercherait plutôt. Chaque échec ne peut plus que bander le ressort d’une volonté désormais infléchissable. Il entre dans son sujet d’emblée, à la grâce de Dieu. Il dit ce qu’il a à dire, et les plus grossiers l’écouteront bientôt sans se défendre, ne se refuseront pas. C’est qu’il est impossible de se croire une minute la dupe d’un tel homme: où il vous mène on sent qu’il monte avec vous. La dure vérité, qui tout à coup d’un mot longtemps cherché court vous atteindre en pleine poitrine, l’a blessé avant vous. On sent bien qu’il l’a comme arrachée de son cœur. Hé non! il n’y a rien ici pour les professeurs, aucune rareté. » (p. 101-102)
Et encore: « Le malheureux, au jour dit, sans un reproche, rassemble en hâte quelques feuillets couverts de sa grosse écriture paysanne, monte en chaire, et pendant vingt mortelles minutes, les yeux baissés, livide, commente l’évangile du jour, hésite, bredouille, s’anime à mesure, lutte désespérément jusqu’au bout, et finit par atteindre à une espèce d’éloquence élémentaire, presque tragique… Il recommence à présent chaque dimanche, et, lorsqu’il se tait, il court un murmure de chaise en chaise, qu’il est seul à ne pas entendre, le profond soupir, comparable à rien, d’un auditoire tenu un moment sous la contrainte souveraine, et qui se détend… » (p. 103)
L’abbé Menou-Segrais pense de Donissan: « Son extérieur est d’un saint, et quelque chose en lui, pourtant repousse, met sur la défensive… Il lui manque la joie. » (p. 105) Or, en réalité, l’abbé Donissan connaissait la joie, celle de la tentation de la Sainteté.
Donissant sent, ou croit sentir, son impuissance à l’appel de la Sainteté : « Ce n’était pas la paix, car la véritable paix n’est que l’équilibre des forces et la certitude intérieure ne jaillit comme une flamme. Celui qui a trouvé la paix n’attend rien d’autre, et lui, il était dans l’attente d’on ne sait quoi de nouveau qui romprait le silence. Ce n’était pas la lassitude d’une âme surmenée, lorsqu’elle trouve le fond de la douleur humaine et s’y repose, car il désirait au-delà. Et non plus ce n’était pas l’anéantissement d’un grand amour, car dans le déliement de tout l’être le cœur encore veille et veut donner plus qu’il ne reçoit… Mais lui ne voulait rien: il attendait. » (p. 109) Donissan est un « pauvre d’esprit », et rien n’illustre mieux cette attitude que l’affirmation qu’il « attendait » - la pauvreté d’esprit est une attente, une disponibilité, une ouverture.
Vision de Donissan: « Dans un éclair, tout lui parut possible, et le plus haut degré déjà gravi. Du fond de l’abîme où il s’était cru à jamais scellé, voilà qu’une main l’avait porté d’un trait si loin qu’il y retrouvait son doute, son désespoir, ses fautes mêmes transfigurées, glorifiées. Les bornes étaient franchies du monde où chaque pas en avant se paie d’un effort douloureux, et le but venait à lui avec la rapidité de la foudre. Cette vision intérieure fut brève, mais éblouissante. » (p. 110)
Evocation du diable: « Ah! que l’autre est fort et adroit, qu’il est patient quand il faut et, lorsque son heure est venue, prompt comme la foudre! Le saint de Lumbres, un jour, connaîtra la face de son ennemi. Il faut cette fois qu’il subisse en aveugle sa première entreprise, reçoive son premier choc. » (p. 111)
Le futur curé de Lumbres (Donissan) cachait à tous les mortifications rares et singulières qu’il s’appliquait.
De nouveau, sur le diable: « O vous, qui ne connûtes jamais du monde que des couleurs et des sons sans substance, cœurs sensibles, bouches lyriques où l’âpre vérité fondrait comme une praline – petits cœurs, petites bouches – ceci n’est point pour vous. Vos diableries sont à la mesure de vos nerfs fragiles, de vos précieuses cervelles, et le Satan de votre étrange rituaire n’est que votre propre image déformée, car le dévot de l’univers charnel est à soi-même Satan. Le monstre vous regarde en riant, mais il n’a pas mis sur vous sa serre. Il n’est pas dans vos livres radoteurs, et non plus dans vos blasphèmes ni vos ridicules malédictions. Il n’est pas dans vos regards avides, dans vos mais perfides, dans vos oreilles pleines de vent. C’est en vain que vous le cherchez dans la chair plus secrète que votre misérable désir traverse sans s’assouvir, et la bouche que vous mordez ne rend qu’un sang fade et pâli… Mais il est cependant… Il est dans l’oraison du Solitaire, dans son jeûne et sa pénitence, au creux de la plus profonde extase, et dans le silence du cœur… Il empoisonne l’eau lustrale, il brûle dans la cire consacrée, respire dans l’haleine des vierges, déchire avec la haire et la discipline, corrompt toute voie. On l’a vu mentir sur les lèvres entrouvertes pour dispenser la parole de vérité, poursuivre le juste, au milieu du tonnerre et des éclairs du ravissement béatifique, jusque dans les bras même de Dieu… Pourquoi disputerait-il tant d’hommes à la terre sur laquelle ils rampent comme des bêtes, en attendant qu’elle les recouvre demain? Ce troupeau obscur va tout seul à sa destinée… Sa haine s’est réservé les saints. » (p. 118-119)
L’abbé de Larieux, confesseur de l’abbé Donissan, n’observe rien d’extraordinaire chez celui-ci: « un peu d’inquiétude, des rêveries, un goût exagérée de l’oraison » (p. 121) et ajoute: « Je n’ai jamais rencontré de sujet plus docile: une très bonne pâte. » (p. 122)
Sur ses mortifications passées, le futur curé de Lumbres dit: « Notre pauvre chair consomme la souffrance, comme le plaisir, avec une même avidité sans mesure. » (p. 123)
Encore: « Si tu crois devoir te châtier, frappe fort, et peu de temps. » (p. 124)
Sur les flagélations du curé de Lumbres: « Si nous n’avions reçu de la bouche même du saint de Lumbres l’aveu si simple et si déchirant de ce qu’il lui a plu d’appeler la période effroyable de sa vie, on se refuserait sans doute à croire qu’un homme ait commis délibérément, avec une entière bonne foi, comme une chose siple et commune, une sorte de suicide moral dont la cruauté raisonnée, raffinée, secrète, donne le frisson. On ne peut en douter pourtant. Des jours et des jours, celui dont la tendre et sagace charité devait relever l’espérance au fond de tant de cœurs, qui paraissaient vides à jamais, entreprit d’arracher de lui-même cette espérance. Son subtil martyre, si parfaitement mêlé à la trame de la vie, finissait par se confondre avec elle. » (p. 125)
Le martyre => s’arracher de lui-même l’espérance.
Le curé de Lumbres fut toujours un médiocre métaphysicien et l’expérience seule peut faire connaître le minutieux supplice qu’inflige à l’intelligence, dépourvue des éléments de connaissance indispensable, l’obsession d’un texte obscur.
L’abbé Donissan ne nous a laisssé aucun ouvrage de doctrine ou de mystique, mais nous possédons quelques-uns de ses sermons.
« Aucun de cceux qui l’approchèrent ne mirent en doute son sens aigu du réel, la netteté de son jugement, la souveraine simplicité de ses voies. Nul ne montra plus de défiance aux beaux esprits, on ne les marqua même à l’occasion d’un trait plus ferme et plus dur. Si délaissé qu’on le suppose à cette époque de sa vie, comment croire que ces pieux calembours aient nourri son oraison? A-t-il prononcé vraiment sanas dégoût ces prières ostentatoires, respiré la détestable chimie des bouquets spirituels, pleuré ces larmes de théâtre? Priait-il ou, croyant prier, ne priait-il déjà plus? » (p. 127)
« Nul acte dans son humble vie dont il ne scrute les mobiles, où il ne découvre l’intention d’une volonté pervertie, nul repos qu’il ne méprise et repousse, nulle tristesse qu’il n’interprète aussitôt comme un remords, car tout en lui et hors de lui porte le signe de la colère. » (p. 128)
Contre l’idée que la religion doit être une émotion (ou surtout et d’abord une émotion): « Nul, moins que le saint de Lumbres ne fut ce que les modernes appellent, dans leur jargon, un émotif. » (p. 132)
Le cauchemar (ou peut-être vision) dans lequel le vicaire de Campagne reconnaît Satan: « Tout autre que le vicaire de Campagne, même avec une égale lucidité, n’eût pu réprimer, dans une telle conjoncture, le premier mouvement de la peur, ou du moins la convulsion du dégoût. Mais lui, contracté d’horreur, les yeux clos, comme pour recueillir au-dedans l’essentiel de sa force, attentif à s’épargner une agitation vaine, toute sa volonté tirée hors de lui ainsi qu’une épée du fourreau, il tâchait d’épuiser son angoisse. » (p. 140)
Satan, sous la forme d’un maquignon, lui dit: « Tu as reçu le baiser d’un ami, dit tranquillement le maquignon, en appuyant ses lèvres au revers de la main. Je t’ai rempli de moi, à mon tour, tabernacle de Jésus-Christ, cher nigaud! Ne t’effraye pas pour si peu: j’en ai baisé d’autres que toi, beaucoup d’autres. Veux-tu que je te dise? Je vous baise tous, veillants ou endormis, morts ou vivants. Voilà la vérité. Mes délices sont d’être avec vous, petits hommes-dieux, singulières, singulières, si singulières créatures! A parler franc, je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumière fut l’essence - dans le triple recès de vos tripes – moi, Lucifer – Je vous dénombre. Aucun de vous ne m’échappe. Je reconnaîtrais à l’odeur chaque bête de mon petit troupeau. » (p. 140-141)
Satan embrasse le curé.
Satan parle de son essence: « Je résiste au froid, dit-il: je résiste merveilleusement au froid et au chaud. Mais je m’étonne de vous voir encor là, sur cette boue glacée, immobile, assis. Vous devriez être mort, ma parole… Il est vrai que vous vous êtes bien agité tout à l’heure, sur la route, mon cher ami… Pour moi, j’ai froid, je l’avoue… J’ai toujours froid… Ce sont là des choses que vous ne me ferez pas aisément dire… Elles sont vraies pourtant… Je suis le Froid lui-même. L’essence de ma lumière est un froid intolérable… Mais laissons cela… Vous voyez devant vous un pauvre homme, avec les qualités et les défauts de son état… un courtier en bidets normands et bretons… un maquignon, qu’ils disent… Laissons cela encore! Ne considérez que l’ami, le compagnon de cette nuit sans lune, un bon copain… N’insistez pas! Ne pensez point obtenir beaucoup d’autres renseignements sur cette rencontre inattendue. Je ne désire que vous rendre service et que vous m’oubliez aussitôt. Je ne vous oublierai pas, moi. Vos mains m’ont fait beaucoup de mal… et aussi votre front, vos yeux et votre bouche… Je ne les réchaufferai jamais: elles m’ont littéralement glacé la moelle, gelé les os; ce sont les onctions sans doute, votre sacré barbouillage d’huile consacrées – des sorcelleries. N’en parlons plus… Laissez-moi aller… J’ai encore un long ruban de route. Je ne suis pas rendu. Quittons-nous ici. Tirons chacun de notre côté. » (p. 143)
Satan se reconnaît vaincu: « Laisse-moi. Ton expérience est finie. Je ne te savais pas si fort. Nous nous reverrons plus tard sans doute. Même, si tu le désires, nous ne nous reverrons plus du tout. Depuis une minute, je n’ai plus aucun pouvoir sur toi. » (p. 143)
Toujours Satan: « Ne bredouille pas tes prières. Tais-toi. Ton exorcisme ne vaut pas un clou. C’est ta volonté que je n’ai pu forcer. O singulières bêtes que vous êtes! » (p. 143)
Satan reconnaît sa soumission: « Cette guenille commence à me peser, fit-il encore, en agitant violemment les épaules. Je me sens mal dans ma gaine de peau… Donne un ordre, et tu ne trouveras plus rien de moi, même pas une odeur… » (p. 143)
Satan reconnaît encore une fois son impuissance: « Je vais te quitter, disait-elle [la voix]. Tu ne me reverras jamais. On ne me voit qu’une fois. Demeure dans ton entêtement stupide. Ah! si vous saviez le salaire que ton maître vous réserve, tu ne serais pas si généreux, car nous seuls – nous, dis-je! – nous seuls ne sommes point ses dupes et, de son amour ou sa haine, nous avons choisi – par une sagacité magistrale, inconcevable à vos cervelles de boue – sa haine… Mais pourquoi t’éclairer là-dessus, chien couchant, bête soumise, esclave qui crée chaque jour son maître! » (p. 144)
Le saint de Lumbres s’adresse enfin à Satan: « Il m’est donné de te voir, prononça lentement le saint de Lumbres. Autant que cela est possible au regard de l’homme, je te vois. Je te vois écrasé par ta douleur, jusqu’à la limite de l’anéantissement – qui ne te sera point accordé, ô créature supplicié! » (p. 145-146) La réaction de Satan est violente: « A ce dernier mot, le monstre roula de haut en bas du talus sur la route, et se tordit dans la boue, tiré par d’horribles spasmes. Puis il s’immobilisa, les reins furieusement creusés, reposant sur la tête et sur les talons, ainsi qu’un tétanique. » (p. 146) La pitié du saint est intolérable pour Satan.
Le diable se transforme en un double de l’abbé Donissan. Ils échangent des menaces. L’homme promet d’apprendre tous les secret du démon. Satan lui promet des tortures: « Nous te travaillerons avec intelligence, poursuivait l’autre. Aie souci de nous nuire. Nous te tarauderons à notre tour. Il n’est pas de rustre dont nous ne sachions tirer parti. Nous te dégraisserons. Nous t’affinerons. » (p. 151)
Après le rencontre avec Satan, le prêtre comprend qu’il vient de recevoir un don exceptionnel, celui de voir dans les profondeurs de l’âme de chaque homme qu’il rencontre: « Il voyait. Il voyait de ses yeux de chair ce qui reste caché au plus pénétrant – à l’intuition la plus subtile – à la plus ferme éducation: une conscience humaine. Certes, notre propre nature nous est, partiellement, donnée; nous nous connaissons sans doute un peu plus clairement qu’autrui, mais chacun doit descendre en soi-même, et à mesure qu’il descend les ténèbres s’épaississent jusqu’au tuf obscur, au moi profond, où s’agitent les ombres des ancêtres, où mugit l’instinct, ainsi qu’une eau sous la terre. Et voilà… et voilà que ce misérable prêtre se trouvait soudain transporté au plus intime d’un autre être, sans doute à ce point même où porte le regard du juge. Il avait conscience du prodige, et il était dans le ravissement que ce prodige fût si simple, et sa révélation si douce. Cette effraction de l’âme, qu’un autre que lui n’eût point imaginée sans éclairs et sans tonnerre, à présent qu’elle était accomplie, ne l’effrayait plus. Peut-être s’étonnait-il que la révélation en fût venue si tard. Sans pouvoir l’exprimer (car il ne sut l’exprimer jamais), il sentait que cette connaissance était selon sa nature, que l’intelligence et les facultés dont s’énorgueillissent les hommes y avaient peu de part, qu’elle était seulement et simplement l’effervescence, l’expansion, la dilatation de la charité. Déjà, incapable de se juger digne d’une grâce singulière, exceptionnelle, dans la sincerité de son humble pensée, il était près de s’accuser d’avoir retardé par sa faute cette initiation, de n’avoir pas encore assez aimé les âmes, puisqu’il les avait méconnue. » (p. 156)
Le vicaire rencontre Mouchette, qui vient de quitter son amant (lequel? qu’importe!).
L’abbé lui dit: « Nous sommes mauvais juges en notre propre cause, et nous entretenons souvent l’illusion de certaines fautes, pour mieux nous dérober la vue de ce qui en nous est tout à fait pourri et doit être rejeté à peine de mort. » (p. 165)
L’abbé Donissan lit dans l’âme de Mouchette et lui dit: « Mais, quand l’esprit de révolte était en vous, j’ai vu le nom de Dieu écrit dans votre cœur. » (p. 166)
Sur l’expérience spirituelle: « La langue humaine ne peut être contrainte assez pour exprimer en termes abstraits la certitude d’une présence réelle, car toutes nos certitudes sont déduites, et l’expérience n’est pour la plupart des hommes, au soir d’une longue vie, que le terme d’un long voyage autour de leur propre néant. Nulle autre évidence que logique ne jaillit de la raison, nul autre univers n’est donné que celui des espèces et des genres. Nul feu, sinon divin, qui force et fonde la glace des concepts. » (p. 166)
Sur ce que l’homme commun peut percevoir de la sainteté: « C’est que la vie n’est confusion et désordre que pour qui la contemple du dehors. Ainsi l’homme surnaturel est à l’aise si haut que l’amour le porte et sa vie spirituelle ne comporte aucun vertige sitôt qu’il reçoit les dons magnifiques, sans s’arrêter à les définir et sans chercher à les nommer. » (p. 167)
Définition de Satan: « […] un maître de jour en jour plus attentif et plus dur; rêve jadis à peine distinct d’autres rêves, désir plus âpre à peine, voix entre mille autres voix, à cette heure réelle et vivante; compagnon et bourreau, tour à tour plaintif, languissant, source des larmes, puis pressant, brutal, avide de contraindre, puis encore à la minute décisive, cruel, féroce, tout entier présent dans un rire douloureux, amer, jadis serviteur, maintenant maître. » (p. 167)
« Dieu nous assiste jusque dans nos folies. Et, quand l’homme se lève pour le maudire, c’est Lui seul qui soutient cette main débile! » (p. 68)
Mouchette se sent conquise par l’abbé Donissan. Pour la première fois dans sa vie, elle voit la réalité de son âme et de ses pêchés.
« Parfois, lorsque l’âme même fléchit dans son enveloppe de chair, le plus vil souhaite le miracle et, s’il ne sait prier d’instinct au moins, comme une bouche à l’air respirable, s’ouvre à Dieu. » (p. 180)
« Que d’autres se débattent ainsi, vainement serrés sur la poitrine de l’ange dont ils ont entrevu, puis oublié la face! Les hommes regardent curieusement s’agiter tel d’entre eux marqué de ce signe, et s’étonnent de le voir tour à tour frénétique dans la recherche du plaisir, désespéré dans sa possession, promenant sur toutes choses un regard avide et dur, où le reflet même de ce qu’il désire s’est effacé! » (p. 180)
Après le rencontre avec l’abbé Donissan, Mouchette décide d’appler Satan: « D’ailleurs, qu’elle l’eût nommé ou non, il ne devait venir qu’à son heure et par une route oblique. L’astre livide, même imploré, surgit rarement de l’abîme. Aussi n’eût-elle su dire, à demi consciente, quelle offrande elle faisait d’elle-même, et à qui. Cela vint tout à coup, monta moins de son esprit que de sa pauvre chair souillée. La compoction, que l’homme de Dieu avait en elle suscitée un moment, n’était plus qu’une souffrance entre souffrances. La minute présente était toute angoisse. Le passé un trou noir. L’avenir un autre trou noir. Le chemin où d’autres vont pas à pas, elle l’avait déjà parcouru: si petit que fût son destin, au regard de tant de pécheurs légendaires, sa malice secrète avait épuisé tout le mal dont elle était capable – à une faute près – la dernière. Dès l’enfance, sa recherche s’était tournée vers lui, chaque désillusion n’ayant été que prétexte à un nouveau défi. Car elle l’aimait. » (p. 182)
« Où l’enfer trouve sa meilleure aubaine, ce n’est pas dans le troupeau des agités qui étonnent le monde de forfaits retentissants. Les plus grands saints ne sont pas toujours les saints à miracles, car le contemplatif qui vit et meurt le plus souvent ignoré. Or l’enfer aussi a ses cloîtres. » (p. 182)
Caractérisation de Mouchette: « cette mystique ingénue, petite servante de Satan, sainte Brigitte du néant » (p. 182). Elle se suicide avec le rasoir de son père.
Le curé Menou-Segrais, suite à la confession de son vicaire, demande pour celui-ci une retraite prolongée dans un couvent. Il croyait bien qu’il s’agissait d’un fait exceptionnel, mais « Nous ne sommes plus au temps des miracles. On les craindrait plutôt, mon ami. L’ordre public y est intéressé. L’administration n’attend qu’un prétexte pour nous tomber dessus. De plus la mode est aux sciences – comme ils disent – neurologique. Un petit bonhomme de prêtre qui lit dans les âmes comme dans un livre… On vous soignerait, mon garçon. » (p. 188)
Et encore: « Depuis des mois je vous observe, sans doute avec trop de prudence, d’hésitation. Cependant j’ai vu clair, dès le premier jour. Certaines grâces vous sont prodiguées comme avec excès, sans mesure: c’est apparemment que vous êtes exceptionnellement tenté. L’Esprit-Saint est magnifique, mais ses libéralités ne sont jamais vaines: il les proportionne à nos besoins. Pour moi, ce signe ne peut tromper: le diable est entré dans votre vie. » (p. 191)
Et encore: « Vous n’êtes point né pour plaire, car vous savez ce que le monde hait le mieux, d’une haine perspicace, savante: le sens et le goût de la force. Ils ne vous lâcheront pas de sitôt… Le travail que Dieu fait en nous, reprit-il après un court silence, est rarement ce que nous attendons. Presque toujours l’Esprit-Saint nous semble agir à rebourd, perdre du temps. Si le morceau de fer pouvait concevoir la lime qui le dégrossit lentement, quelle rage et quel ennui! C’est pourtant ainsi que Dieu nous use. Certaines vies de saints paraissent d’une affreuse monotonie, un vrai désert. » (p. 192-193)
Sur le démon: « S’il ne savait abuser des dons de Dieu, il ne serait rien de plus qu’un cri de haine dans l’abîme, auquel aucun écho ne répondrait. » (p. 199)
De nouveau l’abbé Menou-Segrais: « Mon expérience des âmes, une réflexion de plusieurs mois me portent à croire que Dieu vous a choisi. Les nigauds incrédules n’admettent pas les saints. Les nigauds dévots s’imaginent qu’ils poussent tout seuls comme l’herbe des champs. Peu savent que l’arbre est d’autant plus fragile qu’il est d’essence plus rare. Votre destinée, à laquelle tant d’autres destinées sont liées sans doute, cela est à la merci d’un faux pas, d’un abus même involontaire de la grâce, d’une décision hâtive, d’une incertitude, d’une équivoque. Et vous m’êtes confiés! Vous êtes à moi! De quelles mains tremblantes je vous offre à Dieu! Aucune faute ne m’est permise. Qu’il m’est cruel de ne pouvoir me jeter à genoux à vos côtés, rendre grâces avec vous! J’attendais de jour en jour une confirmation surnaturelle des desseins de Dieu sur votre âme. J’attendais cette confirmation de votre zèle, de votre influence grandissante, de la conversion de mon petit troupeau. Et dans votre vie si troublée, si pleine d’orages, le signe a éclaté comme la foudre. Il me laisse plus perplexe qu’avant. Car il est sûr désormais que ce signe est équivoque, que le miracle même n’est pas pur! » (p. 200)
Lumbres est un mot-valise: lumières + ténébres.
Après la période de réclusion dans un cloîre: « Cinq ans plus tard, en effet, l’ancien vicaire de Campagne était nommé curé desservant d’une petite paroisse, au hameau de Lumbres. Ses œuvres y sont connues de tous. La gloire, auprès de laquelle toute gloire humaine pâlit, alla chercher dans ce lieu désert le nouveau curé d’Ars. La deuxième partie de ce livre, d’après des documents authentiques et des témoignages que personne n’oserait récuser, rapporte le dernier épisode de son extraordinaire vie. » (p. 203)
2. Le saint de Lumbres
Le curé de Lumbre déçoit les hommes du grand monde: « M. Loyolet, inspecteur d’Académie (au titre d’agrégé ès lettres), a voulu voir le saint de Lumbres, dont tout le monde parle. Il lui a fait une visite, en secret, avec sa fille et sa dame. Il était un peu ému. « Je m’étais figuré un homme imposant, dit-il, ayant de la tenue et des manières. Mais ce petit curé n’a pas de dignité: il mange en pleine rue, comme un mendiant… » « Quel dommage, disait-il aussi, qu’un tel homme puisse croire au diable! » (p. 208)
« Il faut n’être qu’un pauvre prêtre pour savoir ce que c’est que l’effrayante monotonie du péché! » (p. 208)
Le curé de Luzarnes a une paroisse voisine de celle de Lumbres: « M. le curé de Luzarbes est un hommes simple. Il vit un peu; d’un petit nombre de sentiments simples, que sa prudence n’exprime pas. » (p. 217) Ironique!
L’abbé Donissan est appelé pour guérir un enfant malade de la paroisse de Luzarnes.
Encore sur Sabiroux, le prêtre de Luzarnes: « C’est un bon prêtre assidu, ponctuel, qui n’aime pas qu’on trouble sa vie, fidèle à sa classe, à son temps, aux idées de son temps, prenant ceci, laissant cela, tirant de toutes choses un petit profit, né fonctionnaire et moraliste, et qui prédit l’extinction du paupérisme – comme ils disent – par la disparition de l’alcool et des maladies vénériennes, bref l’avènement d’une jeunesse saine et sportive, en maillots de laine, à la conquête du royaume de Dieu. » (p. 217)
« Mais il y a quelque chose entre Dieu et l’homme, et non pas un personnage secondaire… Il y a… il y a cet être obscur, incomparablement subtil et têtu, à qui rien ne saurait être comparé, sinon l’atroce ironie, un cruel rire. A celui-là Dieu s’est livré pour un temps. C’est en nous qu’Il est saisi, dévoré. C’est de nous qu’Il est arraché. Depuis des siècles le peuple humain est mis sous le pressoir, notre sang exprimà à flots afin que la plus petite parcelle de la chair divine soit de l’affreux bourreau l’assouvissement et la risée… Oh! notre ignorance est profonde! Pour un prêtre érudit, courtois, politique, qu’est-ce que le diable, je vous demande? A peine ose-t-on le nommer sans rire. Ils le sifflent comme un chien. Mais quoi! pensent-ils l’avoir rendu familier? Allez! Allez! c’est qu’ils ont lu trop de livres, et n’ont pas assez confessé. On ne veut que plaire. On ne plaît qu’aux sots, qu’on rassure. » (p. 235-236)
Le curé de Lumbres dit au curé de Luzarnes: « Le péché entre en nous rarement par la force, mais par ruse. Il s’insinue comme l’air. Il n’a ni forme, ni couleur, ni saveur qui lui soit propre, mais il les prend toutes. Il nous use par dedans. Pour quelques misérables qu’il dévore vifs et dont les cris nous épouvantent, que d’autres sont déjà froids, et qui ne sont même plus des morts, mais des sépulcres vides. Notre-Seigneur l’a dit: quelle parole, Sabiroux! L’ennemi des homme vole tout, même la mort, et puis il s’envole en riant. » (p. 240)
Parmi ceux qui rendent visite au saint de Lumbres il y a aussi un romancier célèbre: « L’illustre vieillard exerce, depuis un demi-siècle, la magistrature de l’ironie. Son génie, qui se flatte de ne respecter rien, est de tous le plus docile et le plus familier. S’il feint la pudeur ou la colère, raille ou menace, c’est pour mieux plaire à ses maîtres, et, comme une esclave obéissante, tour à tour mordre ou caresser. Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés, la vérité même est servie. Une curiosité, dont l’âge n’a pas encore émoussé la pointe, et qui est l’espèce de vertu de ce vieux jongleur, l’entraîne à se renouveler sans cesse, à se travailler devant le miroir. Chacun de ses livres est une borne où il attend le passant. Chacun de ses livres est une borne où il attend le passant. Aussi bien qu’une fille instruite et polie par l’âpre expérience du vice, il sait que la manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne, et, dans sa rage à se contredire et à se renier, il arrive à prêter chaque fois au lecteur un homme tout neuf.
Les jeunes grammairiens qui l’entourent portent aux nues sa simplicité savante, sa phrase aussi rouée qu’une ingéue de théâtre, les détours de sa dialectique, l’immensité de son savoir. La race sans moelle, aux reins glacés, reconnaît en lui son maître. Ils jouissent, comme d’une victoire remportée sur les hommes, au spectacle de l’impuissance qui raille au moins ce qu’elle ne peut étreindre, et réclament leur part de la caresse inféconde. Nul être pensant n’a défloré plus d’idées, gâché plus de mots vénérables, offert aux goujats plus riche proie. De page en page, la vérité qu’il énonce d’abord avec une moue libertine, trahie, bernée, brocardée, se retrouve à la dernière ligne, après une suprême culbute, toute nue, sur les genoux de Sganarelle vaimqueur… Et déjà la petite troupe, bientôt grossie d’un public hagard et dévot, salue d’un rire discret le nouveau tour du gamin centenaire.
- Je suis le dernier des Grecs, dit-il de lui-même, avec un rictus singulier. » (p. 264-265)
Encore sur le grand littérateur: « […] il hait d’instinct ce qui lui ressemble et goûte, sans l’avouer, l’amère ivresse de se mépriser chez les autres. Mieux que personne, il sait par quelle nuance légère et fragile l’homme qui ne fait profession que d’esprit se distingue du sot, et dans certains niais bien disants le vieux cynique flaire avec rage un petit de la même portée. » (p. 270)
Selon certains signes, la figure exposée et ridiculisée dans la personne de ce romancier à succès est celle d’André Gide, le grand pontife des lettres de l’époque. Une allusion est par exemple la paraphrase: « l’auteur du Cierge Pascal », or nous savons très bien que certains romains gidiens (Les caves du Vatican, Les Nourritures terrestres, par exemple), contiennent des allusions à l’univers chrétien facilement trouvables, mais dépourvue de toute valeur théologique ou morale. Ironiquement, celui qui avait usé et abusé de l’imagologie chrétienne est venu chez un saint dépourvu de charme, mais à coup sûr un vrai chrétien.
L’amour pour l’univers de la Grèce classique semble être une autre liaison entre le personnage de Bernanos et son modèle, André Gide. Il y a dans le texte d’autres allusions au narcissisme qui confirment la thèse de Gide comme inspiration pour ce personnage.
Bilan fait par l’écrivain: « C’est là sa vie – tout ce que le temps épargne – qui dans son passé garde encore forme et figure; le reste n’est rien, son œuvre, ni la gloire. L’effort de cinquante années, sa carrière illustre, trente livre célèbres… Hé quoi! cela compte-t-il si peu?... Que de niais vont s’écriant que l’art… Quel art? Le merveilleux jongleur en connaît seulement les servitudes. Il l’a porté comme un fardeau. L’harmonieux bavard qui n’a parlé que de lui ne s’est pas exprimé une fois. L’univers, qui croit l’aimer, ne sait que ce qui le déguise. Il est exilé de ses livres et, par avance, dépossédé… Tant de lecteurs, pas un ami! » (p. 284)
Un fragment très amer sur les déchéances de la littérature: « La certitude qu’il échappe ainsi pour toujours, qu’on n’aura de lui qu’un simulacre, fait briller son regard malicieux. Le meilleur de son œuvre ne mérite pas d’autre conclusion que cette plaisanterie in extremis. Il ne souhaite aucun disciple. Ceux qui l’entourent sont des ennemis. Impuissants à renouveler un charme, une gentillesse dont leur maître eut le secret, ils se contentent de pasticher adroitement son style. Leurs plus grandes audaces sont dans l’ordre de la grammaire. « Ils démontent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter. » La jeunesse décimée, qui vit Péguy couché dans les chaumes, à la face de Dieu, s’éloigne avec dégoût du divan où la supercritique polit ses ongles. Elle laisse à Narcisse le soin de raffiner encore sur sa délicate impuissance. Mais elle hait déjà, de toutes les forces de son génie, les plus robustes et les mieux venus du troupeau qui briguent la succession du mauvais maître, grincent au nez des plus grands, et n’ont d’autre espoir en ce monde que de pousser leur crotte aigre et difficile au bord de toutes les sources spirituelles où les malheureux vont boire. » (p. 284-285)
Prisionnier d’une esthétique sans but, l’écrivain se dit: « La saintenté, avoue-t-il, comme toutes choses en ce monde, n’est belle à voir qu’en scène: l’envers du décor est puant et laid. » (p. 288-289)
L’écrivain, Antoine de Saint-Marin, pense: « Ainsi passons-nous du froid au chaud, rêve Saint-Marin, tantôt bouillants d’ardeur, effervescents, tantôt froids et las, selon des lois méconnues, et sans doute inconnaissables. Jadis, notre scepticisme était encore un défi. L’indifférence même, où nous croyons plus tard tout atteindre, n’est bientôt qu’une pose assez fatigante à garder. Quelle crampe, Seigneur! derrière le sourire épicurien. Mais nos petits-neveux ne réussiront pas mieux que nous. L’esprit humain fait varier sans cesse la forme et la courbure de son aile, attaque l’air sous tous les angles, du négatif au positif, et ne vole jamais. Quoi de plus décrié que ce nom de dilettante, porté jadis avec honneur? La nouvelle génération fut manifestement marquée d’un autre signe; on a su lequel depuis: c’était celui de son sacrifice, sort honorable, envié par les militaires. J’ai vu, tout frémissant d’une impatience sacrée, le jeune Lagrange pareil à un pressentiment vivant… Il goûte avant moi le repos qu’il a détesté. Croyants ou libertins, de quelqu mot qu’on nous nomme, ce n’est pas assez que notre recherche soit vaine; chaque effort hâte notre fin. L’air même que nous respirons brûle au-dedans, nous consume. Douter n’est plus rafraîchissant que nier. Mais d’être un professeur de doute, quel supplice chinois! Encore, dans la force de l’âge, la recherche des femmes, l’obsession du sexe congestionne habituellement les cerveaux, refoule la pensée. Nous vivons dans le demi-délire de la délectation morose, coupé d’accès de désespoir lucide. Mais d’année en année les images perdent leur force, nos artères filtrent un sang moins épais, notre machine tourneà vide. Nous remâchons dans la vieillesse des abstractionsde collège, qui tenaient de l’ardeur de nos désirs toute leur vertu; nous répétons des mots non moins épuisés que nous-mêmes; nous guettons aux yeux des jeunes gens les secrets que nous avons perdus. Ah! l’épreuve la plus dure est de comparer sans cesse à sa propre déchéance l’ardeur et l’activité d’autrui, comme si nous sentions glisser inutilement sur nous la puissante vague de fond qui ne nous lèvera plus… A quoi bon tenter ce qui ne peut être tenté qu’une fois? Ce bonhomme de prêtre à fait moins sottement qui s’est retiré de la vie avant que la vie ne se retirât. Sa vieillesse est sans amertume. Ce que nous regrettons de perdre, il souhaite en être au plus tôt délivré; quand nous nous lamentons de ne plus sentir de pointe au désir, il se flatte d’être moins tenté. Je jurerais qu’à trente ans il s’était fait des félicités de vieillard, sur quoi l’âge n’a pu mordre. Est-il trop tard pour l’imiter? Un paysan mystique, nourri de vieux livres et des leçons de maîtres grossiers, dans la poudre des séminaires, peut s’élever par degrés à la sérénité du sage, mais son expérience est courte, sa méthode naïve et parfois saugrenue, compliquée d’inutiles superstitions. Les moyens dont il dispose, à la fin de sa carrière, mais dans la pleine force de son génie, un maître illustre, ont une autre efficacité. Emprunter à la sainteté ce qu’elle a d’aimable; retrouver sans roideur la paix de l’enfance; se faire au silence et à la solitude des champs; s’étudier moins à ne rien regretter qu’à ne se souvenir de rien; observer par raison, avec mesure, les vieux préceptes d’abstinence et de chasteté, assurément précieux; jouir de la vieillesse comme de l’automne ou du crépuscule; se rendre peu à peu la mort familière, n’est-ce pas un jeu difficile, mais rien qu’un jeu, pour l’auteur de beaucoup de livres, dispensateur d’illusion? » (p. 290-291) Etant selon son propre mot un « simulacre », Saint-Marin veut simuler la saintenté… à son profit.
Bernanos sur cet auteur ridiculisé: « Pas une minute cet homme pourtant subtil qui, à défaut de goût véritable, ressent au moins la grossièreté d’autrui comme une contrainte physique, n’échappe au piège de sa propre bassesse. Il remue ces idées pêle-mêle, avec une assurance naïve, se flatte de n’avoir qu’à faire un choix entre tant de solides raisons. » (p. 292)
Il retrouve le saint de Lumbres mort, assis sur une chaise. Le saint semble lui dire: « Tu voulais ma paix, viens la prendre! » (p. 298) Leur rencontre n’a pas lieu, le projet de l’homme qui porte un nom de saint (Saint-Marin) de rencontre un saint véritable n’est qu’un échec. Il arrive trop tard, sans mériter la grâce de connaître l’homme choisi par Dieu.
15 octobre 2006
Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, (note de lectura)
Publicat de Radu Iliescu la 3:24 PM
Etichete: Bernanos Georges
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