02 octobre 2006

René Guénon, Etudes sur l’hindouisme, (note de lectura)

Paru chez Editions Traditionnelles, 1989.

Atmâ-Gîtâ

Publié dans V. I., mars 1930.

Bhagavad-Gîtâ, chapitre de Mahâbhârata, a été maintes fois traduit dans les langues occidentales, mais aucune de ces traductions ne témoigne d’une véritable compréhension. Le titre est généralement inexacte: « Chant du Bienheureux », mais le sens principal de Bhagavat est celui de « glorieux », « vénérable ». Le sens d’« heureux » est très secondaire.

Bhagavat est une épithète qui s’applique à tous les aspects divins, et aussi aux êtres considérés comme particulièrement dignes de vénération. Cette épithète est donnée notamment à Khrishna, huitième avatâra de Vishnu. Les Bouddhistes le donnent à Bouddha, et les Jaïnas à leurs Tirthankaras.

Les deux points de vue vishnuïte et shivaïte, qui correspondent à deux grandes voies spirituelles convenant à des êtres de nature différente, prennent chacun comme support pour s’élever vers le Principe suprême, un des deux aspects divins auquels ils doivents leurs désignations spécifiques. Les Shaivas désignent le Principe suprême comme Mahâdêva ou Mahêshwara, équivalent de Shiva, tandis que les Vaishnavas le désignent comme Nârâyana ou Bhagavat, des noms de Vishnu. « Il n’y a d’ailleurs dans tout cela aucun élément de contradiction: les noms sont multiples comme les voies auxquelles ils se rapportent, mais ces voies, plus ou moins directement conduisent toutes vers le même but; la doctrine hindoue ne connaît rien de semblable à l’exclusivisme occidental, pour lequel une seule et même voie devrait convenir pareillement à tous les êtres, sans tenir aucun compte des différences de nature qui existent entre ceux-ci. » (p. 10)

Bhagavat, étant identifié au Principe suprême, n’est autre que l’Atmâ inconditionné.
Krishna et Arjuna représentent respectivement le « Soi » et le « moi », la personnalité et l’individualité. Ils sont représentés comme montés sur un même char, le « véhicule » de l’être envisagé dans son état de manifestation. Tandis qu’Arjuna combat, Krishna conduit le char sans combattre, sans être lui-même engagé dans l’action.

La bataille symbolise l’action, sous une forme appropriée à la nature et à la fonction des Kshatriyas, à qui le livre est destiné. Ce sens est aussi, très exactement, celui de la conception islamique de la « guerre sainte » (jihad). Le champ de bataille (Kshêtra) est le domaine de l’action, dans lequel l’individu developpe ses possibilités. L’action n’affecte aucunement l’être principiel, permanent et immuable, mais concerne seulement l’« âme vivante » individuelle (jîvâtmâ).

Le même symbolisme est dans Upanishads, sous la forme de deux oiseaux: « Deux oiseaux, compagnons inséparablement unis résident sur un même arbre; l’un mange le fruit de l’arbre, l’autre regarde sans manger ». (Mundaka Upanishad, 3e Mundaka, 1er Khanda, shruti 1).

Un terme remarquable est celui de Nara-nârâyana (Celui qui marche – ou qui est porté – sur les eaux). C’est un nom de Vishnu. Les eaux représentent ici les possibilités formelles ou individuelles. « Nara » ou « nri » est l’homme, l’être individuel en tant qu’appartenant à l’espèce humaine. Ainsi, Nara et Nârâyana sont respectivement l’individuel et l’Universel, le « moi » et le « Soi ».

Le Brâhmane est le type des êtres fixes ou immuables (sthâvara), pendant que le Kshatriya est le type des êtres mobiles ou changeants (jangama)

L’esprit de l’Inde

Publié dans Le Monde Nouveau, juin 1930. Publié dans E. T., 1937.

L’opposition de l’Orient et de l’Occident est identique à celle qui s’établit entre la contemplation et l’action.

Le point de vue qui consiste à opposer purement et simplement la contemplation et l’action est le plus extérieur et le plus superficiel de tous. L’opposition existe uniquement dans les apparences. D’ailleurs, tous les contraires cessent d’être tels dès qu’on s’élève au-dessus d’un certain niveau. « Qui dit opposition ou contraste dit, par là même, désharmonie ou déséquilibre, c’est-à-dire quelque chose qui ne peut exister que sous un point de vue particulier et limité; dans l’ensemble des choses, équilibre est fait de la somme de tous les déséquilibres, et tous les désordres partiels concourent bon gré mal gré à l’ordre total. » (p. 15)

En fait, il s’agit de deux éléments également nécessaires qui se complètent et s’appuient mutuellement, et qui constituent la double activité, intérieure et extérieure, d’un seul et même être, l’homme pris en particulier ou l’humanité envisagée collectivement.

L’antithèse de l’Orient et de l’Occident consiste précisément en ce que l’Orient maintient la supériorité de la contemplation, tandis que l’Occident, et spécialement l’Occident moderne, affirme au contraire la supériorité de l’action sur la contemplation. « Ici, il ne s’agit plus de points de vue dont chacun peut avoir sa raison d’être et être accepté tout au moins comme l’expression d’une vérité relative; un rapport de subordination étant irréversible, les deux conceptions en présence sont réellement contradictoires, donc exclusives l’une de l’autre, de sorte que forcément l’une est vraie et l’autre fausse. Il faut donc choisir et peut-être la nécessité de ce choix ne s’est-elle jamais imposée avec autant de force et d’urgence que dans les circonstances actuelles; peut-être même s’imposera-t-elle encore davantage dans un prochain avenir. » (p. 16)

La contemplation est supérieure à l’action, comme l’immuable est supérieur au changement. L’action, modification transitoire et momentanée de l’être, n’a pas de principe en soi. Si elle ne se rattache à un principe qui se trouve au-delà de son domaine contingent, elle n’est que pure illusion. Le principe de l’action se trouve dans la contemplation (la connaissance). Le changement est inintelligible et contradictoire, c’est-à-dire impossible, sans un principe immuable dont il procède. « Il est évident que l’action appartient au monde du changement, du « devenir »; la connaissance seule permet de sortir de ce monde et des limitations qui lui sont inhérentes, et, lorsqu’elle atteint l’immuable, elle possède elle-même l’immutabilité, car toute connaissance est essentiellement identification avec son objet. » (p. 17)

La connaissance des Occidentaux modernes est une connaissance rationnelle et discursive, donc indirecte et imparfaite, une connaissance par reflet. En plus, ils n’apprécient que la connaissance inférieure qui peut servir à des fins pratiques: « engagés dans l’action au point de nier tout ce qui la dépasse, ils ne s’aperçoivent pas que cette action même dégénère ainsi, par défaut de principe, en une agitation aussi vaine que stérile. » (p. 17)

Dans l’organisation sociale de l’Inde, les rapports de la connaissance et de l’action sont représentés par ceux des deux premières castes, les Brâhmanes et les Kshatriyas. Le Brâhmane est le type des êtres stables, le Kshatriya est le type des êtres mobiles et changeantes. L’action n’est pas interdite au Brâhmane, ni la connaissance au Kshatriya, mais elles ne leur conviennent en quelque sorte que par accident et non essentiellement. « Aussi le Brâhmane est-il supérieur au Kshatriya, comme la connaissance est supérieure à l’action; en d’autres termes, l’autorité spirituelle est supérieure au pouvoir temporel, et c’est en reconnaissant sa subordination vis-à-vis de celle-là que celui-ci sera légitime, c’est-à-dire qu’il sera vraiment ce qu’il doit être; autrement, se séparant de son principe, il ne pourra s’exercer que d’une façon désordonnée et ira fatalement à sa perte. » (p. 18)

Aux Kshatriyas appartient toute la puissance extérieure, puisque le domaine de l’action c’est le monde extérieur. Mais leur puissance n’est rien sans un principe intérieur, purement spirituel, incarné par l’autorité des Brâhmanes. En échange de cette garantie, les Kshatriyas doivent, à l’aide de la force dont ils disposent, assurer aux Brâhmanes le moyen d’accomplir en paix, à l’abri du trouble et de l’agitation, leur propre fonction de connaissance et d’enseignement. Dans l’iconographie hindoue, cette relation est représentée par Skanda, le Seigneur de la guerre, protégeant la méditation de Ganêsha, le Seigneur de la connaissance.
« Les Brâhmanes n’ont a exercer qu’une autorité invisible, qui, comme telle, peut être ignorée du vulgaire, mais qui n’en est pas moins le principe de tout pouvoir visible; cette autorité est comme le pivot autour duquel tournent toutes choses, l’axe fixe autour duquel le monde accomplit sa révolution, le centre immuable qui dirige et règle le mouvement cosmique sans y participer; et c’est ce que représente l’antique symbole du swastika, qui est, pour cette raison, un des attributs de Ganêsha. » (p. 19)

Il n’est aucun pays où l’aptitude à la contemplation soit aussi répandue et aussi généralement développée que dans l’Inde. C’est pourquoi on peut dire que ce pays représente par excellence l’esprit oriental.

Chez les Occidentaux, la tendance naturelle vers l’action se trouve renforcée par l’exagération et la déviation de la modernité. Maintenant, les Occidentaux sont des hommes sans caste, aucun d’eux n’occupant la place et la fonction qui conviendraient à sa nature.

Pour les Orientaux, le « péril occidental » n’est pas un vain mot, et l’Occident semble vouloir entraîner l’humanité toute entière dans la ruine dont il est menacé par sa propre faute. Le péril est celui de l’action désordonnée, privée de principe. Une telle action est en elle-même un pur néant, elle ne peut conduire qu’à une catastrophe. Pourtant, d’un point de vue extérieur, ce désordre doit rentrer finalement dans l’ordre universel.

« Tous les êtres, qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, dépendent entièrement de leur principe en tout ce qu’ils sont; l’action désordonnée n’est elle-même possible que par le principe de toute action, mais, parce qu’elle est inconsciente de ce principe, parce qu’elle ne reconnaît pas la dépendance où elle est à son égard, elle est sans règle et sans efficacité positive, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, elle ne possède que le plus bas degré de réalité, celui qui est le plus proche de l’illusion pure et simple, précisément parce qu’il est le plus éloigné du principe, en lequel seul est la réalité absolue. Au point de vue du principe, il n’y a que l’ordre; mais, au point de vue des contingences, le désordre existe, et, en ce qui concerne l’humanité terrestre, nous sommes à une époque où ce désordre paraît triompher. » (p. 20-21)

Nous sommes dans le Kali-Yuga, dans l’âge sombre où la spiritualité est réduite à son minimum, par les lois du développement du cycle humain (la durée d’un Manvantara), amenant à une sorte de matérialisation progressive à travers ses diverses périodes, dont celle-ci est la dernière. Vers la fin de cet âge, tout est confondu, les castes sont mélangées, la famille même n’existe plus.

« Faut-il en conclure que le cycle actuel touche effectivement à sa fin, et que bientôt nous verrons poindre l’aurore d’un nouveau Manvantara? On pourrait être tenté de le croire, surtout si l’on songe à la vitesse croissante avec laquelle les événements se précipitent; mais peut-être le désordre n’a-t-il pas encore atteint son point le plus extrême, peut-être l’humanité doit-elle descendre encore plus bas, dans les excès d’une civilisation toute matérielle, avant de pouvoir remonter vers le principe et vers les réalités spirituelles et divines. Peu importe d’ailleurs: que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard, ce développement descendant que les Occidentaux modernes appellent « progrès » trouvera sa limite, et alors l’« âge noir » prendra fin; alors paraîtra le Kalkin-avatâra, celui qui est monté sur le cheval blanc, qui porte sur sa tête un triple diadème, signe de la souveraineté dans les trois mondes, et qui tient dans sa main un glaive flamboyant comme la queue d’une comète; alors le monde du désordre et de l’erreur sera détruit, et, par la puissance purificatrice et régénératrice d’Agni, toutes choses seront rétablies et restaurées dans l’intégralité de leur état primordial, la fin du cycle présent étant en même temps le commencement du cycle futur. Ceux qui savent qu’il doit en être ainsi ne peuvent, même au milieu de la pire confusion, perdre leur immuable sérénité; si fâcheux qu’il soit de vivre dans une époque de trouble et d’obscurité presque générales, ils ne peuvent en être affectés au fond d’eux-mêmes, et c’est là ce qui fait la force de l’élite véritable. Sans doute, si l’obscurité doit encore aller en s’étendant de plus en plus, cette élite pourra, même en Orient, être réduite à un très petit nombre; mais il suffit que quelques-uns gardent intégralement la véritable connaissance, pour être prêts, lorsque les temps seront accomplis, à sauver tout ce qui pourra encore être sauvé du monde actuel, et qui deviendra le germe du monde futur. » (p. 21-22)

Le rôle de conservation de l’esprit traditionnel, avec tout ce qu’il implique lorsqu’on l’entend dans son sens le plus profond, c’est l’élite intellectuelle orientale seule qui peut le remplir actuellement.

Sans l’esprit traditionnel, l’Inde ne serait plus rien. L’unité hindoue n’est pas une unité de race ni de langue, elle est exclusivement une unité de tradition.
La participation à la tradition n’est pleinement effective que dans la mesure où elle implique la compréhension de la doctrine, la connaissance métaphysique pure.
« La tradition permet des adaptations indéfiniment multiples et diverses dans leur modalités; mais toutes ces adaptations, dès lors qu’elles sont faites rigoureusement selon l’esprit traditionnel, ne sont autre chose que le développement normal de certaines des conséquences qui sont éternellement contenues dans le principe; il ne s’agit donc, dans tous les cas, que de rendre explicite ce qui était jusque-là implicite, et ainsi le fond, la substance même de la doctrine, demeure toujours identique sous toutes les différences des formes extérieures. » (p. 23)

A la différences des sciences traditionnelles, les sciences modernes, sous prétexte d’indépendance, sont étroitement renfermées en elles-mêmes et ne peuvent prétendre qu’à pousser toujours plus loin, mais sans sortir de leur domaine borné ni en reculer les limites d’un pas, une analyse qui pourrait se poursuivre indéfiniment sans qu’pn en soit jamais plus avancé dans la vraie connaissance des choses. « Est-ce par un obscur sentiment de cette impuissance que les modernes en sont arrivés à préférer la recherche au savoir, ou est-ce tout simplement parce que cette recherche sans terme satisfait leur besoin d’une incessante agitation qui veut être à elle-même sa propre fin? » (p. 24)

L’Inde véritable est celle de Manu et des Rishis, l’Inde de Shrî Rama et de Shrî Krishna. « Par la chaîne ininterrompue de ses Sages, de ses Gurus et de ses Yogîs, elle subsiste à travers toutes les vicissitudes du monde extérieur, inébranlable comme le Mêru; elle durera autant que le Sanâtana Dharma (qu’on pourrait traduire par Lex perennis, aussi exactement que le permet une langue occidentale), et jamais elle ne cessera de contempler toutes choses, par l’œil frontal de Shiva, dans la sereine immutabilité de l’éternel présent. Tous les efforts hostiles se briseront finalement contre la seule force de la vérité, comme les nuages se dissipent devant le soleil, même s’ils sont parvenus à l’obscurcir momentanément à nos regards.

L’action destructrice du temps ne laisse subsister que ce qui est supérieur au temps: elle dévorera tous ceux qui ont borné leur horizon au monde du changement et placé toute réalité dans le devenir, ceux qui se sont fait une religion du contingent et du transitoire, car « celui qui sacrifie à un dieu deviendra la nourriture de ce dieu »; mais que pourrait-elle contre ceux qui portent en eux-mêmes la conscience de l’éternité? » (p. 25-26)

Kundalini-Yoga

Publié dans V. I., octobre et novembre 1933.

Les tantras ont été laissés de côté par les orientalistes, d’abord à cause des difficultés de compréhension, ensuite à cause de certains préjugés.

« […] quoique l’individu ne se distingue en effet de l’Universel qu’en mode illusoire, il ne faut pas oublier que c’est de l’individu que part forcément toute « réalisation » (ce mot lui-même n’aurait autrement aucune raison d’être), et que, de son point de vue, celle-ci présente l’apparence d’une « union », laquelle, à vrai dire, n’est point quelque chose « qui doit être effectué », mais seulement une prise de conscience de « ce qui est », c’est-à-dire de l’« Identité suprême ». » (p. 28)
Le terme « yogî » (union) exprime l’aspect que prennent les choses vues du côté de la manifestation. Le terme « yoga » est appliqué à l’ensemble des divers moyens mis en œuvre pour atteindre la « réalisation ».

Le genre de yoga dont il s’agit se rattache à laya-yoga, qui consiste dans un processus de « dissolution » (laya), de résorption dans le non-manifesté des différents éléments constitutifs de la manifestation individuelle. Les éléments sont:
- le « sens interne », c’est-à-dire le « mental » (manas), joint à la conscience individuelle (ahankâra), et par l’intermédiaire de celle-ci à l’intellect (Buddhi ou Mahat);
- les cinq tanmâtras ou essences élémentaires subtiles;
- les cinq facultés de sensation (jnânêndriyas);
- les cinq facultés d’action (karmêndriyas);
- les cinq bhûtas ou éléments corporels.

Chaque bhûta, avec le tanmâtra auquel il correspond et les facultés de sensation et d’action qui procèdent de celui-ci, est résorbé dans celui qui le précède immédiatement selon l’ordre de production, de telle sorte que l’ordre de l’ordre de la résorption est le suivant:

1. la terre (prithvî), avec la qualité olfactive (gandha), le sens de l’odorat (ghrâna) et la faculté de locomotion (pâda);
2. l’eau (ap), avec la qualité sapide (rasa), le sens du goût (rasana) et la faculté de préhension (pânî);
3. le feu (têjas), avec la qualité visuelle (rûpa), le sens de la vue (chakshus) et la faculté d’excrétion (pâyu);
4. l’air (vâyu), avec la qualité tactile (sparsha), le sens du toucher (twach) et la faculté de génération (upastha);
5. l’éther (âkâsha), avec la qualité sonore (shabda), le sens de l’ouïe (shrotra) et la faculté de la parole (vâch);

Au dernier stade, le tout est résorbé dans le « sens interne » (manas), toute la manifestation individuelle se trouvant ainsi réduite à son premier terme, et comme concentrée en un point au-delà duquel l’être passe dans un autre domaine.

« Pendant que nous en sommes à cette question de terminologie, signalons aussi l’impropriété qu’il y a à traduire samâdhi par « extase »; ce dernier mot est d’autant plus fâcheux qu’il est normalement employé, dans le langage occidental, pour désigner des états mystiques, c’est-à-dire quelque chose qui est d’un tout autre ordre et avec quoi il importe essentiellement d’éviter toute confusion; d’ailleurs, il signifie étymologiquement « sortir de soi-même » (ce qui convient bien au cas des états mystiques), tandis que ce que désigne le terme de samâdhi est, tout au contraire, une « rentrée » de l’être dans son propre Soi. » (p. 29)

Il ne faut jamais perdre de vue la notion de l’analogie constitutive du « Macrocosme » et du « Microcosme », en vertu de laquelle tout ce qui existe dans l’Univers se trouve aussi d’une certaine façon dans l’homme. Vishwasâra Tantra: « Ce qui est ici est là, ce qui n’est pas ici n’est nulle part. » (Yad ihâsti tad anyatra, yan nêhâsti na tot kwachit).

Il existe dans l’être humain des « centres » correspondant à chacun des groupes de tattwas énumérés. Ces centres, bien qu’appartenant essentiellement à la forme subtile (sûkshma-shrîra), puissent en un certain sens être « localisés » dans la forme corporelle ou grossière (sthûla-sharîra).

Les six centres dont il s’agit sont rapportés aux divisions de la colonne vertébrale, appelée Mêru-danda parce qu’elle constitue l’axe du corps humain, de même que, au point de vue « macrocosmique », le Mêru est l’« axe du monde »: les cinq premiers, dans le sens ascendant, correspondent respectivement aux régions coccygienne, sacrée, lombaire, dorsale et cervicale, et le sixième à la partie encéphalique du système nerveux central. « […] mais il doit être bien compris qu’il ne soit point des centres nerveux, au sens physiologique de ce mot, et qu’on ne doit nullement les assimiler à divers plexus comme certains l’ont prétendu (ce qui est d’ailleurs en contradiction formelle avec leur « localisation » à l’intérieur de la colonne vertébrale elle-même), car ce n’est point d’une identité qu’il s’agit, mais seulement d’une relation entre deux ordres distincts de manifestation, relation qui est d’ailleurs suffisamment justifiée par le fait que c’est précisément par le moyen du système nerveux que s’établit une des liaisons les plus directes de l’état corporel avec l’état subtil. » (p. 32)

Les « canaux » subtils ne sont pas plus des nerfs qu’ils ne sont des vaisseaux sanguins. Il s’agit des « lignes de direction que suivent les forces vitales ». Les trois canaux principaux sont: sushumnâ, qui ocuppe la position centrale, et idâ et pingalâ, les deux nâdîs de gauche et de droite. Idâ est féminine et négative, pingalâ est masculine et positive.

Note: « Dans le symbole du caducée, la baguette centrale correspond à sushumnâ, les deux serpents à idâ et pingalâ; celles-ci sont aussi représentées parfois, sur le bâton brahmanique, par le tracé de deux lignes hélicoïdales s’enroulant en sens inverse l’une de l’autre, de façon à se croiser au niveau de chacun des nœuds qui figurent les différents centres. Dans les correspondances cosmiques, idâ est rapportée à la Lune, pingalâ au Soleil, et sushumnâ au principe igné; il est intéressant de noter la relation que ceci présente avec les trois « Grandes Lumières » du symbolisme maçonnique. » (p. 33)

Les centres sont appelés « roues » (chakras), et sont décrits aussi comme des « lotus » (padmas), dont chacun a un nombre déterminé de pétales. Les six chakras sont:
- mûlâdhâra, à la base de la colone vertébrale;
- swâdhishthâna, correspondant à la région abdominale;
- manipûra, à la région ombilicale;
- anâhata, à la région du cœur;
- vishuddha, à la région de la gorge;
- âjnâ, à la région située entre les deux yeux, c’est-à-dire au « troisième œil »;
- au sommet de la tête, autour du Brahma-randhra, est un septième « lotus »: sahasrâra ou le « lotus à mille pétales », qui n’est pas compté au nombre des chakras parce qu’il se rapporte à un état qui st au-delà des limites de l’individualité.

Note: « Les sept nœuds du bâton brahmanique symbolisent les sept « lotus »; dans le caducée, par contre, il semble que la boule terminale doive être rapportée seulement à âjnâ, les deux ailes qui l’accompagnent s’identifiant alors aux deux pétales de ce « lotus ». » (p. 34)

Suivant les descriptions données pour la méditation (dhyâna), chaque lotus porte dans son péricarpe le yantra ou symbole géométrique du bhûta correspondant, dans lequel est le bîja-mantra de celui-ci, supporté par son « véhicule » symbolique (vâhana); là réside aussi une « déité » (dêvatâ), accompagnée d’une shakti particulière. Les « déités » qui président aux six chakras, et qui ne sont autre chose que les « formes de conscience » par lesquelles passe l’être aux stades correspondants, sont respectivement, dans l’ordre ascendant: Brahmâ, Vishnu, Rudra, Isha, Sadâshîva et Shambhu. Du point de vue « macrocosmique », ils demeurent aussi dans six « mondes » (lokas) hiérarchiquement superposés: Bhûrloka, Bhuvarloka, Swarloka, Janaloka, Tapoloka et Maharloka. A sahasrâra préside Paramashiva, dont la demeure est le Satyaloka.

Les nombres des pétales sont:
- 4 pour mûlâdhâra;
- 6 pour swâdhishthâna;
- 10 pour manipûra;
- 12 pour anâhata;
- 16 pour vishuddha;
- 2 pour âjnâ; - au total 50, ce qui est aussi le nombre des lettres de l’alphabet sanscrit; toutes les lettres se retrouvent dans sahasrâra, chacune d’elle y étant répétée 20 fois (50 x 20 = 1000).

Kundalini est un aspect de la Shakti considérée comme force cosmique. Cette force même réside dans l’être humain, où elle agit comme force vitale. Elle est représentée comme enroulée sur elle-même à la façon d’un serpent. Ses manifestations s’effectuent sous la forme d’un mouvement en spirale se développant à partir d’un point central qui en est le « pôle ».

Toutes les forces vitales qui existent dans l’individualité humaine ne sont que des aspects secondaires de cette même Shakti. Lorsqu’elle est « éveillé », elle se déroule et se meut suivant une direction ascendante, résorbant en elle-même les diverses Shaktis secondaires à mesure qu’elle traverse les différents centres, jusqu’à ce qu’elle s’unisse finalement à Paramashiva dans le « lotus à mille pétales » (sahasrâra).

La nature de Kundalinî est à la fois lumineuse (jyotirmayî) et sonore (shabdamayî ou mantramayî).

Tant qu’elle demeure dans son état de repos, Kundalinî réside dans le mûlâdhâra chakra, qui est la racine (mûla) de sushumnâ et de toutes les nâdîs. Là se trouve le triangle (trikona) avec la base en haut et le sommet en bas, appelé Traipura qui est le siège de Shakti.

Kundalinî est enroulée trois fois et demie autour du linga symbolique de Shiva. Il existe une analogie entre ces trois tours et demi de l’enroulement de Kundalinî et les trois jours et demi pendant lesquels, suivant diverses traditions, l’esprit demeure encore lié au corps après la mort, et qui représentent le temps nécessaire au « dénouement » de la force vitale, demeurée à l’état « non-éveillé » dans le cas de l’homme ordinaire.

Lorsque Kundalinî est « éveillée », elle pénètre à l’intérieur de sushumnâ et, au cours de son ascension, « perce » les différents « lotus » qui s’épanouissent à son passage.

Le yogî n’aspire à la possession d’aucun état conditionné, fût-ce un état supérieur ou « céleste », si élevé même qu’il puisse être, mais uniquement à la « Délivrance ». Il ne peut pas s’attacher à des « pouvoirs » dont l’exercice relève du domaine de la manifestation la plus extérieure.

Normalement, les « pouvoirs » peuvent servir de signes indiquant que l’être a atteint effectivement tel ou tel stade. Mais ce qui compte vraiment c’est un certain « état de conscience » représenté par une « déité » (dêvatâ). Ces « êtats » eux-mêmes ne valent que comme préparation à l’« union » suprême « qui n’a avec eux aucune commune mesure, car il ne saurait y en avoir entre le conditionné et l’inconditionné. » (p. 38)

Anâhatam rapporté à la région du cœur, doit être distingué du « lotus du cœur », à huit pétales, qui est la résidence du Purusha. Ce dernier est situé dans le cœur même, considéré comme « centre vital » de l’individualité.

Il existe une concordance des chakras hindous avec les Sephiroth de la Kabbale. Il est vrai que les Sephiroth sont en nombre de dix, pendant que les chakras sont en nombre de sept, mais il faut observer que, dans la disposition de l’« arbre séphirothique » il y a trois couples placés symétriquement sur les colonnes de droite et de gauche, de sorte que l’ensemble des Sephiroth se répartit à sept niveaux différents seulement: en envisageant leurs projections sur l’axe central ou « colonne de milieu », qui correspond à sushumnâ (les deux colonnes latérales étant en relation avec idâ et pingalâ), on se trouve donc bien ramené au septénaire.

Il n’y a aucune difficulté en ce qui concerne l’assimilation de sahasrâra, « localisé » à la couronne de la tête, à la Sephirah suprême (Kether, qui signifie exactement « Couronne »).

Hokmah et Binah correspondent à âjnâ (lotus à deux pétales). Leur résultante est Daath (Connaissance), en relation avec l’« œil de la Connaissance ». Le couple Hokmah-Binah peut être mis en relation avec les deux yeux.

Hesed et Geburah concernent les attributs de « Miséricorde » et de « Justice », et sont en rapport avec les deux bras de l’homme. Se plassant au niveau des épaules, ces deux Sephiroth correspondent à vishuddha.

Thiphereth, par sa position centrale, se réfère au cœur, ce qui entraîne sa correspondance avec anâhata.

Le couple de Netsah et Hod se place aux hanches. Ils se trouvent au niveau de la région ombilicale, donc de manipûra.

Iesod correspond à mùlâdhâra, par son nom (« fondement »).

Malkuth peut être assimilé à swâdhishthâna, et la signification des noms autorise ce rapprochement, étant donné que Malkuth signifie « Royaume », tandis que swadhishthâna signifie littéralement la « propre demeure » de Shakti.

La théorie hindoue des cinq éléments

Dans la doctrine hindoue, le point de vue « cosmologique » est représenté par le Vaishêshika (approche analytique) et Sânkhya (approche synthétique).

Le nom de Vaishêshika est dérivé de vishêsha (« caractère distinctif », « chose individuelle »). Il désigne « la branche de la doctrine qui s’applique à la connaissance des choses en mode distinctif et individuel » (p. 45). Ce point de vue correspond à ce que les Grecs appelaient « philosophie physique » (mais il est vrai que les résultats entraînés par la pensée des Indiens sont différents). « Nous préférons cependant employer le terme de « cosmologie » pour éviter toute équivoque, et pour mieux marquer la différence profonde qui existe entre ce dont il s’agit et la physique des modernes; et, d’ailleurs, c’est bien ainsi que la « cosmologie » était entendue au moyen âge occidental. » (p. 45)

Vaishêshika s’est occupé de la théorie des éléments (principes constitutifs des corps), appelés en sanscrit bhûtas (mot dérivé de la racine verbale bhû, qui signifie « être », au sens de « subsister », donc l’être manifesté envisagé sous son aspect substantiel, et non pas essentiel). « Les éléments sont donc regardés comme des déterminations substantielles, ou, en d’autres termes, comme des modifications de Prakriti, modifications qui n’ont d’ailleurs qu’un caractère purement accidentel par rapport à celle-ci, comme l’existence corporelle elle-même, en tant que modalité définie par un certain ensemble de conditions déterminées, n’est rien de plus qu’un simple accident par rapport à l’Existence universelle envisagée dans son intégralité. » (p. 46)

L’« essence » et la « substance » sont deux aspects complémentaires l’un de l’autre, les deux pôles de la manifestation universelle. Les déterminations substantielles correspondent à cinq déterminations essentielles (archétypes). Ainsi, Sânkhya considère qu’il y a cinq essences élémentaires, qui ont reçu le nom de tanmâtras (« mesure » délimitant le domaine d’une certaine qualité ou « quiddité » dans l’Existence universelle). « Il va de soi que ces tanmâtras, par là même qu’ils sont de l’ordre subtil, ne sont aucunement perceptibles par les sens comme les éléments corporels et leurs combinaisons; ils sont seulement « conceptibles » idéalement, et ils ne peuvent recevoir de désignations particulières que par analogie avec les différents ordres de qualités sensibles qui leur correspondent, puisque c’est la qualité qui est ici l’expression contingente de l’essence. » (p. 47)

Les tanmâtras sont au nombre de cinq:
a) qualité sonore ou auditive (shabda);
b) qualité tangible (sparsha);
c) qualité visible (rûpa, avec le double sens de forme et de couleur);
d) sapide (rasa);
e) olfactive (gandha).

Les cinq éléments reconnus par la doctrine hindoue sont les suivants:
a) âkâsha, l’éther;
b) vâyu, l’air;
c) têjas, le feu;
d) ap, l’eau;
e) prithvî, la terre.

L’ordre est celui de leur développement ou de leur différenciation, à partir de l’éther qui est l’élément primordial. Leur genèse est décrite dans les passages de Chhândogya-Upanishad et de la Taittirîyaka-Upanishad.

A chaque élément correspond une qualité sensible qui est regardée comme sa qualité propre, celle qui en manifeste sa qualité propre:
a) à l’éther correspond l’ouïe (shrotra);
b) à l’air le toucher (twach);
c) au feu la vue (chakshus);
d) à l’eau le goût (rasana);
e) à la terre l’odorat (ghrâna).

Les théories des « philosophes physiciens » grecs n’ont admis que quatre éléments, ne reconnaissant pas l’éther comme un élément distinct. Ils s’accordent sur ce point avec les Jaïnas et les Bouddhistes, en opposition avec la doctrine hindoue orthodoxe.

Empédocle admet l’existence des cinq éléments, mais dans l’ordre suivant: l’éther, le feu, la terre, l’eau et l’air. C’est exactement l’inverse de l’ordre qu’on trouve chez Platon.

Il semble que les Orphiques et les Pythagoriciens reconnaissaient les cinq éléments, chose normale étant donné le caractère traditionnel de leurs doctrines. Aristote les admet également.

Malgré certains textes du Phédon et Timée, sans doute d’inspiration Pythagoricienne, Platon n’envisage généralement que quatre éléments.

« […] il semble assez difficile de trouver chez les Grecs une correspondance rigoureusement établie entre les éléments et les qualités sensibles; et l’on comprend sans peine qu’il en soit ainsi, car, en ne considérant que quatre éléments, on devrait s’apercevoir immédiatement d’une lacune dans cette correspondance, le nombre de cinq étant, par ailleurs, admis partout uniformément en ce qui concerne les sens. » (p. 50)

Chez Aristote, on trouve des considérations basées sur les combinaisons du chaud (principe s’expansion) et du froid (principe de condensation) avec le sec et l’humide. Le feu est chaud et sec, l’air est chaud et humide, l’eau - froide et humide, la terre – froide et sèche. Le groupement de ces quatre qualités ne concernent que les quatre éléments ordinaires, à l’exclusion de l’éther. La situation est tout à fait normale, étant donné que celui, comme élément primordial, doit contenir en lui-même les ensembles de qualités opposées ou complémentaires, coexistant en état d’équilibre.

Sur l’éther et certaines confusions trop souvent faites dans la doctrine scolastique médiévale: « L’éther doit donc être représenté comme situé au point où les oppositions n’existent pas encore, mais à partir duquel elles se produisent, c’est-à-dire au centre de la figure cruciale dont les branches correspondent aux quatre autres éléments; et cette représentation est effectivement celle qu’ont adoptée les hermétistes du moyen âge, qui reconnaissent expressément l’éther sous le nom de « quintessence » (quinta essentia), ce qui implique d’ailleurs une énumération des éléments dans un ordre ascendant ou « régressif », c’est-à-dire inverse de celui de leur production, car autrement l’éther serait le premier élément et non le cinquième; on peut remarquer aussi qu’il s’agit en réalité d’une « substance » et non d’une « essence », et, à cet égard, l’expression employée montre une confusion fréquente dans la terminologie latine médiévale, où cette distinction entre « essence » et « substance », dans le sens que nous avons indiqué, paraît n’avoir jamais été faite très nettement, ainsi qu’on ne peut que trop facilement s’en rendre compte dans la philosophie scolastique. » (p. 51)

Il ne faut pas assimiler les cinq éléments de la doctrine hindoue avec les cinq autres de la doctrine chinoise (eau, bois, feu, terre, métal – dans l’ordre de leur production). La source de la confusion est le fait que, de cinq éléments trois ont le même nom dans les deux champs. La source de l’erreur est le fait que le terme chinois « hing » a été traduit par « élément », au lieu d’« agent », beaucoup plus proche de sa signification réelle.

La notion métaphysique d’« élément » n’a rien en commun avec celle envisagée par les chimistes sous le nom de « corps simple »: « […] d’une part, la multiplicité des corps dits simples s’oppose manifestement à cette assimilation, et, d’autre part, il n’est nullement prouvé qu’il y ait des corps vraiment simples, ce nom étant seulement donné, en fait, à ceux que les chimistes ne savent pas décomposer. » (p. 52)

Définition des éléments: « En tout cas, les éléments ne sont pas des corps, même simples, mais bien les principes substantiels à partir desquels les corps sont formés; on ne doit pas se laisser tromper par le fait qu’ils sont désignés analogiquement par des noms qui peuvent être en même temps ceux de certains corps, auxquels ils ne sont aucunement identiques pour cela; et tout corps, quel qu’il soit, procède en réalité de l’ensemble des cinq éléments, bien qu’il puisse y avoir dans sa nature une certaine prédominance de l’un ou de l’autre. » (p. 52-53)

On a essayé récemment d’assimiles les éléments aux différents états physiques de la matière, telle qu’elle a été entendue par les physiciens modernes: la terre à l’état solide, l’eau à l’état liquide, l’air à l’état gazeux, le feu à l’état radiant. Cet essai est un exemple de la « vaine préoccupation, si commune de nos jours, d’accorder les idées traditionnelles avec les conceptions scientifiques profanes. » (p. 53)

Il est vrai que chacun de ces états physiques a certains rapports particuliers avec un élément déterminé, mais il ne s’agit que d’une correspondance, et non une assimilation.

Précaution méthodologique: « Il faut d’ailleurs toujours avoir le plus grand soin d’éviter de s’en tenir exclusivement à un point de vue trop systématique, c’est-à-dire trop étroitement limité et particulairsé […]. » (p. 54)

Si l’on tient à rechercher un point de comparaison avec les théories physiques, il serait plus juste de considérer les éléments comme représentant différentes modalités vibratoires de la matière, modalités sous lesquelles elle se rend perceptible successivement à chacun de nos sens. La succesion n’est que purement logique. La seule réserve est que chez les Hindous (mais aussi chez les Grecs), on ne trouve pas la notion de matière au sens des physiciens modernes. De toute façon, la conception des états vibratoires de la matière n’est pas une définition, mais une façon de parler, une analogie.

« […] les qualités sensibles expriment, par rapport à notre individualité humaine, les conditions qui caractérisent et déterminent l’existence corporelle, en tant que mode particulier de l’Existence universelle, puisque c’est par ces qualités que nous connaissons les corps, à l’exclusion de toute autre chose; nous pouvons donc voir dans les éléments l’expression de ces mêmes conditions de l’existence corporelle, non plus au point de vue humain, mais au point de vue cosmique. » (p. 55)

La conception des éléments se rattache aux conditions mêmes de toute manifestation (pas seulement l’existence corporelle).

Dans la doctrine hindoue, les trois gunas sont des qualités ou attributions constitutives et primordiales des êtres envisagés dans leurs différents états de manifestation. Au point de vue universel, elles sont inhérentes à Prakriti, en laquelle elles sont en parfait équilibre dans l’« indistinction » de la pure potentialité indifférenciée. Toute manifestation représente une rupture de cet équilibre.

Sattwa est représenté comme une tendance ascendante, tamas comme une tendance descendante et rajas, qui est intermédiaire entre les deux, comme une expansion dans le sens horizontal.

Les trois gunas se trouvent en chacun des éléments comme en tout ce qui appartient au domaine de la manifestation universelle. Mais ils s’y trouvent en des proportions différentes, établissant entre ces éléments une sorte de hiérarchie, qu’on peut regarder comme analogue à la hiérarchie qui s’établit de même entre les multiples états de l’Existence universelle.

Dans l’eau et la terre, c’est tamas qui prédomine. Physiquement, à cette force descendante et compressive correspond la gravitation ou la pesanteur.

Rajas prédomine dans l’air. Cet élément est regardé comme doué essentiellement d’un mouvement transversal.

Dans le feu, c’est sattwa qui prédomine, car le feu est l’élément lumineux. La force ascendante est symbolisée par la tendance de la flamme à s’élever, et elle se traduit physiquement par le pouvoir dilatant de la chaleur.

« Pour donner de ceci une interprétation plus précise, nous pouvons figurer la distinction des éléments comme s’effectuant à l’intérieur d’une sphère: dans celle-ci, les deux tendances ascendante et descendante dont nous avons parlé s’exerceront suivant les deux directions opposées prises sur le même axe vertical, en sens contraire l’une de l’autre, et allant respectivement vers les deux pôles; quant à l’expansion dans le sens horizontal, qui marque un équilibre entre ces deux tendances, elle s’accomplira naturellement dans le plan perpendiculaire au milieu de cet axe vertical, c’est-à-dire le plan de l’équateur. Si nous considérons maintenant les éléments comme se répartissant dans cette sphère suivant les tendances qui prédominent en eux, la terre, en vertu de la tendance descendante de la gravitation, doit occuper le point le plus bas, qui est regardé comme la région de l’obscurité, et qui est en même temps le fond des eaux, tandis que l’équateur marque leur surface, suivant un symbolisme qui est d’ailleurs commun à toutes les doctrines cosmogoniques, à quelque forme traditionnelle qu’elles appartiennent. L’eau occupe donc l’hémisphère inférieur, et, si la tendance descendante s’affirme encore dans la tendance de cet élément, on ne peut pas dire que son action s’y exerce d’une façon exclusive (ou presque exclusive, la coexistence nécessaire des trois gunas en toutes choses empêchant l’extrême limite d’être jamais atteinte effectivement dans quelque mode de la manifestation que ce soit), car, si nous considérons un point quelconque de l’hémisphère inférieur autre que le pôle, le rayon qui correspond à ce point a une direction oblique, intermédiare entre la verticale descendante et l’horizontale. On peut donc regarder la tendance qui est marquée par une telle diction comme se décomposant en deux autres dont elle est la résultante, et qui seront respectivement l’action de tamas et celle de rajas; si nous rapportons ces deux actions aux qualités de l’eau, la composante verticale, en fonction de tamas, correspondra à la densité, et la composante horizontale, en fonction de rajas, à la fluidité. L’équateur marque la région intermédiaire, qui est celle de l’air, l’élément neutre qui garde l’équilibre entre les deux tendances opposées, comme rajas entre tamas et sattwa, au point où ces deux tendances se neutralisent l’une l’autre, et qui, s’étendant transversalement sur la surface des eaux, sépare et délimite les zones respectives de l’eau et du feu. En effet, l’hémisphère supérieur est occupé par le feu, dans lequel l’action de sattwa prédomine, mais où celle de rajas s’exerce encore, car la tendance en chaque point de cet hémisphère, indiquée comme précédemment pour l’hémisphère inférieur, est intermédiaire cette fois entre l’horizontale et la verticale ascendante: la composante horizontale, en fonction de rajas, correspondra ici à la chaleur, et la composante verticale, en fonction de sattwa, à la lumière, en tant que chaleur et lumière sont envisagées comme deux termes complémentaires qui s’unissent dans la nature de l’élément igné. » (p. 57-59)

L’éther, le plus élevé et le plus subtil de tous les éléments, doit être placé au point le plus haut, le pôle supérieur, qui est la région de la lumière pure, par opposition au pôle inférieur, qui est la région de l’obscurité.

« Ainsi, l’éther domine la sphère des autres éléments; mais, en même temps, il faut aussi le regarder comme enveloppant et pénétrant tous ces éléments, dont il est le principe, et cela en raison de l’état d’indifférenciation qui le caractérise, et qui lui permet de réalise une véritable « omniprésence » dans le monde corporel; […]. » (p. 59-60)

Paradoxalement, l’éther occupe à la fois le point où l’action de sattwa et la totalité du domaine élémentaire.

Si nous prenons les éléments dans l’ordre où nous les avons répartis dans leur sphère, en allant de haut en bas, du plus subtil au plus dense, nous retrouvons l’ordre indiqué par Platon. Cette ordre hiérarchique ne se confond pas avec l’ordre de production des éléments: l’air y occupe un rang intermédiare entre le feu et l’eau, mais il n’en est pas moins produit avant le feu (l’air est un élément neutre en quelque sorte, et par là même correspond à un état de moindre différenciationque le feu et l’eau, parce que les deux tendances ascendante et descendante s’y équilibrent encore parfaitement l’une par l’autre).

Si l’on se place au point de vue de la production des éléments, il faut regarder leur différenciation comme s’effectuant à partir du centre de la sphère, point primordial où nous placerons alors l’éther en tant qu’il est leur principe.

« Quoi qu’il en soit, l’opinion des Bouddhistes [la théorie du « vide universel » (sarva-shûnya)] se réfute aisément en faisant remarquer qu’il ne peut pas y avoir d’espace vide, une telle conception étant contradictoire: dans tout le domaine de la manifestation universelle, dont l’espace fait partie, il ne peut pas y avoir de vide, parce que le vide, qui ne peut être conçu que négativement, n’est pas une possibilité de manifestation; en outre, cette conception d’un espace vide serait celle d’un contenant sans contenu, ce qui est évidemment dépourvu de sens. » (p. 62)

L’éther occupe tout l’espace, mais n’est pas l’espace. L’espace est un contenant, une condition de l’existence et non pas une entité indépendante. L’espace est le contenant, l’éther est le contenu.

L’éther est le principe des choses corporelles, il possède la quantité, qui est un attribut fondamental commun à tous les corps. Il est essentiellement simple, toujours en raison de son homogénéité, et comme impénétrable, parce que c’est lui qui pénètre tout.

« […] chacun de nos sens nous fait connaître, comme son objet propre, une qualité distincte de celles qui sont connues par les autres sens; or une qualité ne peut exister que dans quelque chose à quoi elle soit rapportée comme un attribut l’est à son sujet, et, comme chaque qualité sensible est ainsi attribuée à un élément dont elle est la propriété caractéristique, il faut nécessairement qu’aux cinq sens correspondent cinq éléments. » (p. 63)

La qualité sensible rapportée à l’éther est le son. Kanâda déclare: « le son est propagé par ondulations, vague après vague, ou onde après onde, rayonnant dans toutes les directions, à partir d’un centre déterminé. » Le son se propage autour de son point de départ par ds ondes concentriques, uniformément réparties suivant toutes les directions de l’espace – le mouvement le moins différencié de tous.

L’attribution de la qualité sonore à l’éther a encore une autre raison profonde, qui se rattache à la doctrine de la primordialité et de la perpétuité du son.

Le second élément, celui qui se différencie à partir de l’éther, est vâyu ou l’air. Le mot vâyu, dérivé de la racine verbale vâ, qui signifie « aller » ou « se mouvoir », désigne proprement le soufle ou le vent. La mobilité est considérée comme le caractère essentiel de cet élément.

Le mouvement de l’air donne naissance aux formes, et la qualité tangible de la forme est le toucher.

Le troisième élément est têjas ou le feu, qui se manifeste sous deux aspects principaux, comme lumière et comme chaleur. La qualité qui lui appartient en propre est la visibilité. La couleur est une propriété caractéristique de la lumière.

« Notons que les Pythagoriciens, au rapport de Plutarque, affirmaient également que « les couleurs ne sont autre chose qu’une réflexion de la lumière, modifiée de différentes manières »; on aurait donc grand tort de voir là encore une découverte de la science moderne. » (p. 66)

Sous aspect calorique, le feu est sensible au toucher. Le froid est regardé comme une propriété caractéristique de l’eau. A l’égard de la température, le feu et l’eau s’opposent l’un à l’autre.

Le troisième élément, ap ou l’eau, a pour propriétés caractéristiques, outre le froid, la densité ou la gravité, qui lui est commune avec la terre, et la fluidité ou la viscosité, qui est sa qualité essentielle.

La qualité sensible qui correspond à l’eau est la saveur.

Le cinquième élément est prithvî ou la terre, qui correspond à la modalité corporelle la plus condensée de toutes. La qualité sensible qui est propre à la terre est l’odeur.

Puisque chaque qualité sensible procède d’un élément dans lequel elle réside essentiellement, il faut que l’organe par lequel cette qualité est perçue lui soit conforme, c’est-à-dire qu’il soit lui-même de la nature de l’élément correspondant.
Le véritable organe de l’ouïe n’est pas le pavillon de l’oreille, mais la portion de l’éther qui est contenue dans l’oreille interne, et qui entre en vibration sous l’influence d’une ondulation sonore.

Le véritable organe de la vue n’est pas le globe de l’œil, ni la pupille, ni même la rétine, mais un principe lumineux qui réside dans l’œil, et qui entre en communication avec la lumière émanée des objets extérieurs ou réfléchie par eux. La luminosité de l’œil n’est pas ordinairement visible, mais elle peut le devenir dans certaines circonstances, particulièrement chez les animaux qui voient dans l’obscurité de la nuit.

Dharma

Le mot dharma est un des termes sanscrits qui embarrassent le plus les traducteurs.
M. Gualtherus H. Mees, dans Dharma and Society (N. V. Service, The Hague; Luzac and Co., London), remarque que, s’il y a dans ce terme une certaine indétermination, celle-ci n’est nullement synonyme de vague, car elle ne prouve point que les conceptions des anciens aient manqué de clarté, ni qu’ils n’aient pas su distinguer les différents aspects de ce dont il s’agit. « […] ce prétendu vague, dont on pourrait trouver bien des exemples, indique plutôt que la pensée des anciens était beaucoup moins étroitement limitée que celle des modernes, et que, au lieu d’être analytique comme celle-ci elle était essentiellement synthétique. » (p. 69)
Une traduction qui garde un peu de cette indétermination est le terme de « loi ». Une autre est le terme « ordre ».

Le terme dharma est dérivé de la racine dhri, qui signifie porter, supporter, soutenir, maintenir. Comme toutes les applications du dharme se rapportent toujours au monde manifesté, il s’agit d’un principe de conservation des êtres.

Il ne faut pas faire la confusion entre dharma et Atmâ: Atmâ est non-manifesté, donc immuable; et dharma en est une expression en ce sens qu’il reflète l’immutabilité principielle dans l’ordre de la manifestation.

Dharma n’est pas pur changement, il maintient une certaine stabilité dans le devenir. La racine dhri est presque identique, comme forme et comme sens, à la racine dhru, de laquelle dérive le mot dhruva qui désigne le « pôle ».

Dharma est « […] ce qui demeure invariable au centre des révolutions de toutes choses, et qui règle le cours du changement par là même qu’il n’y participe pas. » (p. 70)

La conception du dharma se rattache assez directement à la représentation symbolique de l’« axe » par la figure de l’« Arbre du Monde ».

Il existe une parenté de la notion de dharma avec celle de rita, qui a étymologiquement le sens de « rectitude ». En même temps, rita est identique au mot « rite », et ce terme désigne tout ce qui est accompli conformément à l’ordre.

Dans toute conception traditionnelle, il y a toujours une stricte correspondance entre l’ordre humain et l’ordre cosmique, et c’est précisément le rite qui maintient leurs relations d’une façon consciente, impliquant en quelque sorte une collaboration de l’homme, dans la sphère où s’exerce son activité, à l’ordre cosmique lui-même.

La notion du dharma n’est pas limitée à l’homme, mais s’étend à tous les êtres et à tous leurs états de manifestation.

On peut parler du dharma propre de chaque être (swadharma) ou de chaque groupe d’êtres, tel qu’une collectivité humaine par exemple.

L’idée de « justice » convient parfois pour rendre le sens de dharma, mais en tant qu’elle est une expression humaine de l’équilibre ou de l’harmonie, un des aspects du maintien de la stabilité cosmique.

Les Ecritures traditionnelles hindoues assignent à la vie humaine quatre buts, dans un ordre hiérarchiquement ascendant: artha, kâma, dharma, moksha. Le dernier, la « Délivrance », est le seul but suprême, et il est d’ordre entièrement différent des trois autres et sans commune mesure avec le relatif.

Artha comprend l’ensemble des biens de l’ordre corporel.

Kâma est le désir, dont la satisfaction constitue le bien de l’ordre psychique.
Dharma est supérieur et à artha et à kâma, c’est un but d’ordre spirituel.

Varna

Gualtherus H. Mees, dans Dharma and Society, garde le terme sanscrit varna sans le traduire, sauf parfois par une expression comme celle de « classes naturelles ». Il ne s’agit de rien comparable aux classes sociales de l’Occident. Ainsi, il vaut mieux employer le mot « caste ».

Mees veut faire une différence entre varna et « caste », en considérant qu’il existe aujourd’hui en Inde des castes multiples, et le système des varnas primitifs était moins complexe. Ces données ne reposent sur rien de traditionnel.

Le mot jâti est employé comme un synonyme de varna. Il signifie littéralement « naissance ». Il désigne « la nature individuelle de l’être, en tant qu’elle est nécessairement déterminée dès sa naissance même, comme ensemble des possibilités qu’il développera au cours de son existence; cette nature résulte avant tout de ce qu’est l’être en lui-même, et secondairement seulement des influences du milieu, dont fait partie l’hérédité proprement dite » (p. 76) Tout de même, entre l’être est le milieu existe une certaine loi d’« affinité ».

Un changement de caste chez un individu quelconque suppose chez lui un changement de nature qui serait l’équivalent dun changement subtil d’espèce dans la vie d’un animal ou d’un végétal. On peut dire que jâti signifie « espèce ».

Un apparent changement de caste ne pourrait être que la réparation d’une erreur. Le fait qu’une telle erreur peut parfois se produire (par suite de l’obscuration du Kali-Yuga) n’empêche nullement la possibilité de déterminer la caste véritable dès la naissance. Les moyens de cette détermination peuvent être fournis par certaines sciences traditionnelles.


Le mot varna signifie proprement « couleur », et par extension « qualité ». Il peut être pris pour désigner la nature individuelle.

Mees écarte l’interprétation bizarre proposée par certains, qui veulent voir dans le sens de « couleur » la preuve que la distinction des varnas aurait été, à l’origine, basée sur des différences de race.

Vishnu-Purâna: « Quand Brahmâ, conformément à son dessein, voulut produire le monde, des êtres en lesquels sattwa prévalait provinrent de sa bouche; d’autres en lesquels rajas était prédominant provinrent de sa poitrine; d’autres en lesquels rajas et tamas étaient forts l’un et l’autre provinrent de ses cuises; enfin, d’autres provinrent de ses pieds, ayant pour caractéristique principale tamas. Des ces êtres furent composés les quatre varnas, les Brâhmanas, les Kshatriyas, les Vaishyas et les Shûdras, qui étaient provenus respectivement de sa bouche, de sa poitrine, de ses cuisses et de ses pieds. »

Sattwa est représenté par la couleur blanche, attribuée aux Brâhmanes.
Le rouge est la couleur représentative de rajas, couleur aussi des Kshatriyas.
Les Vaishyas, caractérisés par un mélange des deux gunas inférieurs, ont pour couleur symbolique le jaune.

Le noir, couleur de tamas, est celle qui convient aux Shûdras.

L’hiérarchisation des varnas se superpose exactement à celle des éléments. Il faut remarquer que la place de l’éther doit être occupée par Hamsa, la caste primordiale unique qui existait dans le Krita-Yuga, qui contenait les quatre varnas ultérieurs en principe et à l’état indiférencié.

On peut établir une correspondance entre les quatre varnas et les quatre âshramas ou stages réguliers de l’existence: dharma correspond bien effectivement à sattwa, kâma à rajas, artha à un mélange de rajas et de tamas.

La fonction du Vaishya se rapporte bien à l’acquisition d’artha ou des biens de l’ordre corporel. Kâma ou le désir est le mobile de l’activité qui convient proprement au Kshatriya. Le Brâhmana est le représentant et le gardien naturel du dharma.

« Quant à moksha, ce but suprême est, comme nous l’avons déjà dit, d’un ordre entièrement différent des trois autres et sans aucune commune mesure avec eux; il se situe donc au-delà de tout ce qui correspond aux fonctions particulières des varnas, et il ne saurait être contenu, comme le sont les buts transitoires et contingents, dans la sphère qui représente le domaine de l’existence conditionnée, puisqu’il est précisément la libération de cette existence même; il est aussi, bien entendu, au-delà des trois gunas, qui ne concernent que les états de la manifestation universelle. » (p. 80-81)

Tantrisme et magie

On a coutume, en Occident, d’attribuer au Tantrisme un caractère « magique ». « […] il y a là une erreur d’interprétation en ce qui concerne le Tantrisme, et peut-être aussi en ce qui concerne la magie, au sujet de laquelle nos contemporains n’ont en général que des idées extrêmement vagues et confuses […]. » (p. 83)

« […] nous rappellerons que la magie, d’ordre si inférieur qu’elle soit en elle-même, est cependant une science traditionnelle authentique; comme telle, elle peut légitimement avoir une place parmi les applications d’une doctrine orthodoxe, pourvu que ce ne soit que la place subordonnée et très secondaire qui convient à son caractère essentiellement contingent. » (p. 83)

Le développement des sciences traditionnelles particulières a pris un énorme essor dans la période où l’humanité est la plus éloignée de l’intellectualité pure, dans le Kali-Yuga. Ainsi, elles y prennent une importance qu’elles n’avaient jamais pu avoir dans les périodes antérieures. Le développement des sciences traditionnelles n’est qu’un cas particulier de cette « matérialisation » nécessaire des « supports » pour la connaissance supérieure. Le risque est toujours la déviation.

Tantra est une forme doctrinale spécialement adaptée au Kali-Yuga. Elle insiste tout spécialement sur la « puissance » comme moyen et même comme base possible de la « réalisation ». C’est pourquoi elle accorde une importance considérable aux sciences traditionnelles susceptibles de contribuer au développement de cette « puissance ». Mais l’essentiel du Tantrisme n’est pas là. « […] cultiver la magie pour elle-même, aussi bien d’ailleurs que prendre pour but l’étude ou la production de « phénomènes » de n’importe quel genre, c’est s’enfermer dans l’illusion au lieu de tendre à s’en libérer; ce n’est là que la déviation, et, par conséquent, ce n’est plus le Tantrisme, aspect d’une tradition orthodoxe et « voie » destinée à conduire l’être à la véritable « réalisation ». » (p. 85)

Il existe une initiation tantrique.

La magie n’a rien d’initiatique en elle-même: « […] si même il arrive qu’un rituel initiatique mette en œuvre certains éléments apparemment « magiques », il faudra nécessairement que, par le but qu’il leur assigne, et par la façon dont il les emploie en conformité avec ce but, il les « transforme » en quelque chose d’un tout autre ordre, où le « psychique » ne sera plus qu’un simple « support » du spirituel; et ainsi ce n’est plus du tout de magie qu’il s’agira là en réalité, pas plus que, par exemple, il ne s’agit de géométrie quand on effectue rituellement le tracé d’un yantra; le « support » pris dans sa « matérialité », si l’on peut s’exprimer ainsi, ne doit jamais être confondu avec le caractère d’ordre supérieur qui lui est essentiellement conféré par sa destination. » (p. 85)

Le Cinquième Véda

L’erreur « historiciste » c’est une conséquence de la mentalité « évolutionniste »: « […] il consiste, en effet, à supposer que toutes choses ont dû débuter de la façon la plus rudimentaire et la plus progressive, si bien que telle ou telle conception serait apparue à un moment déterminé, et d’autant plus tardivement qu’elle est jugée d’ordre plus élevé, ceci impliquant qu’elle ne peut être que « le produit d’une civilisation déjà avancée », suivant une expression devenue si courante qu’elle est parfois répétée comme machinalement par ceux-là mêmes qui essaient de réagir contre une telle mentalité, mais qui n’ont que des intentions « traditionnalistes » sans aucune véritable connaissance traditionnelle. » (p. 87)

Au contraire, c’est à l’origine que tout ce qui appartient au domaine spirituel et intellectuel se trouve dans un état de perfection. Ainsi, tous les résultats de la prétendue « critique historique » sont réduits à néant.

Il n’existe rien de tel que ce qui est appelé « Védisme », « Brâhmanisme » et « Hinsouisme », des soi-disant doctrines qui auraient vu le jour à des époques successives. En réalité, il s’agit d’une seule et même tradition, contenue intégralement dans le Vêda. « […] l’unité et l’invariabilité essentielles de la doctrine sont ainsi assurées, quels que soient d’ailleurs les développements et les adaptations auxquelles elle pourra donner lieu pour répondre plus particulièrement aux besoins et aux aptitudes des hommes de telle ou telle époque. » (p. 89)

Sur les développements de la doctrine: « Il doit être bien entendu, en effet, que l’immutabilité de la doctrine en elle-même, ne fait obstacle à aucun développement ni à aucune adaptation, à la seule condition qu’ils soient toujours en stricte conformité avec les principes, mais aussi, en même temps, que rien de tout cela ne constitue jamais des « nouveautés », puisqu’il ne saurait en tout cas s’agir d’autre chose que d’une « explication » de ce que la doctrine impliquait déjà de tout temps, ou encore d’une formulation des mêmes vérités en termes différents pour les rendre plus aisément accessibles à la mentalité d’une époque plus « obscurcie ». Ce qui pouvait tout d’abord être saisi immédiatement et sans difficulté dans le principe même, les hommes des époques postérieures ne surent plus l’y voir, à part des cas exceptionnels, et il fallut alors suppléer à ce défaut général de compréhension par un détail d’explication et de commentaires qui jusque-là n’étaient nullement nécessaires; de plus, les aptitudes à parvenir directement à la pure connaissance devenant toujours plus rares, il fallut ouvrir d’autres « voies » mettant en œuvre des moyens de plus en plus contingents, suivant en quelque sorte, pour y remédier dans la mesure du possible, la « descente » qui s’effectuait d’âge en âge dans le parcours du cycle de l’humanité terrestre. Ainsi, pourrait-on dire, celle-ci reçut, pour atteindre ses fin transcendantes, des facilités d’autant plus grandes que son niveau spirituel et intellectuel s’abaissait davantage, afin de sauver tout ce qui pouvait l’être encore, en tenant compte des conditions déterminées inévitablement par la loi du cycle. » (p. 89)

Il ne faut pas voir dans le Tantrisme ni une doctrine à part, ni un « système » quelconque, mais plutôt d’un « esprit ». Les enseignements qui constituent la base du Tantrisme sont exprimés dans les traités qui portent le nom générique de Tantras, nom qui a un rapport direct avec le symbolisme du tissage. Au sens propre, tantra est la « chaîne » d’un tissu.

Les Tantras sont souvent regardés comme formant un « cinquième Vêda », spécialement destiné aux hommes du Kali-Yuga.

« La doctrine des Tantras n’est donc et ne peut être en somme qu’un développement normal, suivant certains points de vue, de ce qui est déjà contenu dans le Vêda, puisque c’est en cela, et en cela seulement, qu’elle peut être, comme elle l’est en fait, partie intégrante de la tradition hindoue; et, pour ce qui est des moyens de « réalisation » (sâdhana) prescrits par les Tantras, on peut bien dire que, par là même, ils sont aussi dérivés légitimement du Vêda, puisqu’ils ne sont au fond rien d’autre que l’application et la mise en œuvre effective de cette même doctrine. » (p. 91)

Le fait que les rites strictement « védiques » ne soient plus actuellement praticables, résulte trop clairement du seul fait que le some, qui y joue un rôle capital, est perdu depuis un temps qu’il est impossible d’évaluer « historiquement ». « […] et il est bien entedu que, quand nous parlons ici du soma, celui-ci doit être considéré comme représentant tout un ensemble de choses dont la connaissance, d’aborde manifeste et accessible à tous, est devenue cachée au cours du cycle, tout au moins pour l’humanité ordinaire. » (p. 92)

Les « supports » grâce auxquels une « réalisation » demeura possible devinrent de plus en plus « matérialisés » d’une époque à l’autre, conformément à la marche descendante du développement cyclique.

Le Tantrisme semble être une « voie » plus « active » que « contemplative », du côté de la « puissance » plus que du côté de la connaissance. Le Tantrisme donne une grande importance à la « voie du héros » (vîra-mârga). Le vîra (le héros) se distingue du pashu – l’être assujetti aux liens de l’existence commune.
« […] qu’on se souvienne, à ce propos, que le rôle propre du « héros » est partout et toujours représenté comme une « queste », qui, si elle peut être couronnée de succès, risque aussi d’aboutir à un échec; et la « queste » même suppose qu’il y a, lorsque le « héros » paraît, quelque chose qui a été perdu antérieurement et qu’il s’agit pour lui de retrouver; cette tâche, au terme de laquelle le vîra deviendra divya, pourra être définie, si l’on veut, comme la recherche du soma ou du « breuvage d’immortalité » (amritâ), ce qui est d’ailleurs, au point de vue symbolique, l’exact équivalent de ce que fut en Occident la « queste du Graal »; et, par le soma retrouvé, la fin du cycle rejoint son commencement dans l’« intemporel ». » (p. 94)

Nâma-Rûpa

Dans la tradition hindoue, l’individualité est considérée comme constituée par l’union de deux éléments: nâma (nom) et rûpa (forme). La réunion nâma-rûpa comprend l’individualité tout entière.

Nâma correspund au côté « essentiel » de l’individualité – rûpa à son côté « substantiel ». C’est un peu l’équivalent de ce que les scolastiques ont appelé « forme » et « matière », mais c’est surtout rûpa qui devrait être l’équivalent de « forme », tandis que nâma correspond surtout à l’« essence » (le terme de « matière » présent beaucoup d’inconvénients).

Nâma correspond à la partie subtile de l’individualité, pendant que râpa à sa partie corporelle ou sensible.

« Dans tous les cas, quand l’être est affranchis de la condition individuelle, on peut dire qu’il est par là même « au-delà du nom et de la forme », puisque ces deux termes complémentaires sont proprement constitutifs de l’individualité comme telle: il est bien entendu qu’il s’agit en cela de l’être qui est passé à un état supra-individuel, car, dans un autre état individuel, donc encore « formel », il retrouverait forcément l’équivalent de nâma et de rûpa, bien que la « forme » ne soit plus alors corporelle comme elle l’est dans l’état humain. » (p. 96)
Nâma est susceptible d’une certaine transposition dans laquelle il n’est plus le corrélatif de rûpa, notamment lorsqu’il est dit que ce qui subsiste quand un homme meurt est nâma.

Pourtant, ce n’est plus la même chose quand l’être qui subsiste comme nâma est passé dans le monde des dêvas, un état angélique, ou supra-individuel. Un tel état étant « informel », on ne peut plus parler de rûpa. Dans ce cas, l’être est « au-delà de la forme », mais il n’est pas aussi « au-delà du nom ».

Nâma équivaut à l’« idée » platonicienne, au sens transcendant de l’« archétype », c’est-à-dire réalité du « monde intelligible » dont le « monde sensible » n’offre qu’un reflet ou une ombre.

Le terme nâma a deux sens: d’abord celui de principe informel ou « spirituel » de l’être, qu’on peut appeler aussi sa pure « essence », et, d’autre part, celui de partie subtile de l’individualité, qui n’est « essence » qu’en un sens tout relatif et par rapport à sa partie corporelle.

« […] il doit y avoir nécessairement une certaine correspondance entre la constitution de l’être manifesté dans cet état et celle de l’individu humain, par là même que c’est toujours d’un état « formel » qu’il est question. » (p. 99)

Le nom est une expression de l’essence. Le nom, au sens littéral, est un son, donc appartient à l’ordre auditif, tandis que la forme appartient à l’ordre visuel. Ainsi, l’œil est pris comme symbole de l’expérience sensible, tandis que l’oreille est prise comme symbole de l’intellect intuitif. « Il va de soi que, en elles-mêmes, l’ouïe et la vue relèvent également du domaine sensible; mais, pour leur transposition symbolique, lorsqu’elles y sont ainsi mises en rapport l’une avec l’autre, il y a à envisager entre elles une certaine hiérarchie, qui résulte de l’ordre de développement des éléments, et par conséquent des qualités sensibles qui s’y rapportent respectivement: la qualité auditive, se rapportant à l’éther qui est le premier des éléments, est plus « primordiale » que la qualité visuelle, qui se rapporte au feu; et l’on voit que, par là, la signification du terme nâma se relie d’une façon directe à des idées traditionnelles qui ont dans la doctrine hindoue un caractère vraiment fondamental, nous voulons dire celle de la « primordialité du son » et celle de la « perpétuité du Vêda ». » (p. 100)

Mâya

A. K. Coomaraswamy a fait remarquer récemment qu’il est préférable de traduire Mâyâ par « art » plutôt que par « illusion »: « Celui qui produit la manifestation par le moyen de son « art » est l’Architecte divin, et le monde est son « œuvre d’art »; comme tel, le monde n’est ni plus ni moins irréel que ne le sont nos propres œuvres d’art, qui, à cause de leur impermanence relative, sont aussi irréelles si on les compare à l’art qui « réside » dans l’artiste. » (p. 101)

Le danger du terme « illusion » c’est qu’il risque souvent de passer pour « irréalité » entendue d’une façon absolue. En fait, l’illusion participe à la réalité, mais dans un degré différent.

La traduction du terme « Mâya » par « magie » semble influencée par « le préjugé occidental moderne qui veut que la magie n’ait que des effets purement imaginaires, dépourvus de toute réalité » (p. 101).

Mâya est le « pouvoir » maternel (Shakti) par lequel agit l’Entendement divin. Elle est Kriya-Shakti, c’est-à-dire l’Activité divine. Elle est inhérente à Brahma même ou au Principe suprême. De plus, Mâya, « art » divin qui réside dans le Principe, s’identifie aussi à la « Sagesse », Sophia.

Mâya est la mère de l’Avatâra.

Prakriti est l’aspect inférieur de Mâya.

Le « voile de Mâya » est avant tout le tissu dont est faite la manifestation. Dans certaines représentations sont figurés des êtres divers sur ce voile, ce qui indique la première fonction du voile, de « support » pour la manifestation. Ce n’est que secondairement qu’il apparaît comme cachant ou enveloppant le Principe, et cela parce que la manifestation dissimule celui-ci à nos regards.

« […] ce qui est illusoire, c’est le point de vue qui fait considérer la manifestation comme extérieure au Principe […] » (p. 103) C’est en ce sens que l’« illusion » est aussi « ignorance » (avidyâ).

« L’illusion peut donc, si l’on veut, être entendue en deux sens différents, soit comme une fausse apparence que les choses prennent par rapport à nous, soit comme une moindre réalité de ces choses mêmes par rapport au Principe; mais, dans l’un et l’autre cas, elle implique nécessairement un fondement réel, et, par conséquent, elle ne saurait jamais être en aucune façon assimilée à un pur néant. » (p. 104)

Sanâtana Dharma

La notion de Sanâtana Dharma n’a pas d’équivalent exact en Occident. Ananda K. Coomaraswamy pensait qu’une traduction quasi exacte est celle de Philosophia Perennis, expression prise dans le sens entendu au moyen âge. Quand même, à cause des différences notables, ces deux notions ne peuvent pas être assimilées l’une à l’autre.

Le latin perennis est bien réellement un équivalent de l’adjectif sanâtana. Mais le terme sanscrit a aussi le sens de « primordial ». Par rapport à lui, le terme scolastique européen semble plus limité.

Le terme Philosophia correspond lui-aussi à une limitation scolastique. Ce qui est sûr est que l’usage qu’en font les modernes peut facilement donner lieu à des équivoques. « […] la Philosophia Perennis n’est point « une » philosophie, c’est-à-dire une conception particulière, plus ou moins bornée et systématique, et ayant pour auteur tel ou tel individu, mais le fond commun d’où procèdent toutes les philosophies dans ce qu’elles ont de réellement valable […] » (p. 107).

La Sagesse (Sophia) ne doit pas être confondue avec l’aspiration qui y tend ou la recherche qui peut y conduire (Philosophia). Techniquement parlant, le terme le plus correct serait Sophia Perennis, parce que c’est le résultat qui compte.

Dharma est regardée comme une connaissance qui doit être réalisée effectivement, et qui en plus comporte des applications s’étendant à toutes les modalités de la vie humaine sans aucune exception.

Par sa racine dhri qui a le sens de porter, supporter, soutenir, maintenir, le terme Dharma désigne un principe de conservation des êtres, et par conséquant de stabilité, pour autant que celle-ci est compatible avec les conditions de la manifestation.

Dharma est nécessairement sanâtana, grâce à l’idée de stabilité et de permanence.
Par le fait même qu’il est conçu comme principe de conservation des êtres, le Dharma réside dans la conformité à leur nature essentielle. Il existe en ce sens une dharma pour chaque être, pour chaque période, pour chaque communauté, pour chaque état d’existence. Quand on parle de Sanâtana Dharma, c’est pour toute une humanité, au long d’un Manvantara.

Mânava-Dharma est la « loi » ou la « norme » propre d’un Manvantara, formulée dès son origine par le Manu qui le régit, c’est-à-dire par l’Intelligence cosmique qui y réfléchit la Volonté divine et y exprime l’Ordre universel. Quand même, l’idée de « loi » entraîne une certaine restriction inhérente à l’aspect « législatif » proprement dit, qui assurément est fort loin de constituer toute la tradition, quoiqu’il en soit partie intégrante dans toute civilisation normale.

Sous un certain rapport, le Dharma pourrait être défini comme conformité à l’ordre, ce qui explique la parenté existant entre cette notion et celle de rita, qui étymologiquement à le sens de « rectitude » comme le Te de la tradition extrême-orientale avec lequel le Dharma hindou a bien des rapports.

Sur le rite: « Il doit être bien entendu que le rite, qui correspond alors au « sacré », conserve au contraire toujours le même caractère « dharmique », si l’on peut s’exprimer ainsi, et représente ce qui demeure encore tel qu’il était antérieurement à cette dégénérescence, et que c’est l’activité non rituelle qui n’est réellement qu’une activité déviée ou anormale. En particulier, tout ce qui n’est que « convention » ou « coutume », sans aucune raison profonde, et d’institution purement humaine, n’existait pas originairement et n’est que le produit d’une déviation; et le rite, envisagé traditionnellement comme il doit l’être pour mériter ce nom, n’a, quoi que certains puissent en penser, absolument aucun rapport avec tout cela, qui ne peut jamais en être que contrefaçon ou parodie. De plus, et ceci est encore un point essentiel, quand nous parlons ici de conformité à l’ordre, il ne faut pas entendre seulement par là l’ordre humain, mais aussi, et même avant tout, ordre cosmique; dans toute conception traditionnelle, en effet, il y a toujours une stricte correspondance entre l’un et l’autre, et c’est précisément le rite qui maintient leurs relations d’une façon consciente, impliquant en quelque sorte une collaboration de l’homme dans la sphère où s’exerce son activité, à l’ordre cosmique lui-même. » (p. 110-111)

En tant que tradition intégrale, Sanâtana Dharma comprend toutes les branches de l’activité humaine, participant du caractère « non-humain » inhérent à tout tradition. Il s’agit donc de l’opposé de l’« humanisme », donc du point de vue qui prétend tout réduire au niveau purement humain, au fond, le point de vue profane lui-même.

« Au point de vue traditionnel, toute science et tout art ne sont réellement valables et légitimes qu’en tant qu’ils se rattachent aux principes universels, de telle sorte qu’ils apparaissent en définitive comme une application de la doctrine fondamentale dans un certain ordre contingent, de même que la législation et l’organisation sociale en sont une aussi dans un autre domaine. » (p. 111-112)

La définition de Sanâtana Dharma: « […] ce n’est pas autre chose que la Tradition primordiale, qui seule subsiste continuellement et sans changement à travers tout le Manvantara et possède ainsi la perpétuité cyclique, parce que sa primordialité même la soustrait aux vicissitudes des époques successives, et qui seule aussi peut, en toute rigueur, être regardée comme véritablement et pleinement intégrale. » (p. 112)
La Tradition primordiale, par suite de la marche descendante du cycle, est devenue cachée et inaccessible pour l’humanité ordinaire. Toute tradition orthodoxe en est une adaptation aux conditions spéciales de tel peuple ou de telle époque. Toute tradition orthodoxe est un reflet de la Tradition primordiale.

« Il est intéressant de remarquer que la tradition hindoue et la tradition islamique sont les seules qui affirment explicitement la validité de toutes les autres traditions orthodoxes; et, s’il en est ainsi, c’est parce que, étant la première et la dernière en date au cours du Manvantara, elles doivent intégrer également, quoique sous des modes différents, toutes ces formes diverses qui se sont produites dans l’intervalle, afin de rendre possible le « retour aux origines » par lequel la fin du cycle devra rejoindre son commencement, et qui, au point de départ d’un autre Manvantara, manifestera de nouveau à l’extérieur le véritable Sanâtana Dharma. » (p. 114)

Un conception erronée trop répandue à notre époque est celle qui croit pouvoir retrouver le Sanâtana Dharma en procédant à une sorte de simplification plus ou moins arbitraire de la tradition. « Il est à remarquer que, généralement, ce que ces « réformateurs » s’attachent à éliminer ainsi avant tout est précisément ce qui a la signification la plus profonde, soit parce que celle-ci leur échappe entièrement, soit parce qu’elle va à l’encontre de leurs idées préconçues […]. » (p. 114-115)

Ceux qui imaginent que la Tradition primordiale doit être simple procèdent d’une infirmité ou faiblesse intellectuelle. « […] et pourquoi la vérité serait-elle obligée de s’accomoder à la médiocrité des facultés de compréhension de la moyenne des hommes actuels? » (p. 115)

Une autre conception erronée appartient aux écoles contemporaines « occultistes », qui font appel au « syncrétisme », c’est-à-dire au rapprochement de diverses traditions d’une façon toute extérieure et superficielle, non pas pour essayer d’en dégager ce qu’elles ont de commun, mais pour juxtaposer des éléments empruntés aux unes et aux autres. Le résultat de ces constructions fantaisistes est uune « sagesse antique » ou une « doctrine archaïque » dont seraient issues toutes les traditions. « Il va de soi que tout cela, quelles que’en soient les prétentions, ne saurait avoir la moindre valeur et ne répond qu’à un point de vue purement profane, d’autant plus que ces conceptions s’accompagnent presque invariablement d’une méconnaissance totale de la nécessité, pour quoiconque veut pénétrer à un degré quelconque dans le domaine de la spiritualité, d’adhérer avant tout à une tradition déterminée; et il est bien entendu que nous voulons parler en cela d’une adhésion effective avec toutes les conséquences qu’elle implique, y compris la pratique des rites de cette tradition, et non point d’une vague sympathie « idéale » comme celle qui porte certains Occidentaux à se déclarer hindous ou bouddhistes sans trop savoir ce que c’est, et en tout cas sans même jamais songer à obtenir un rattachement réel et régulier à ces traditions. » (p. 116)

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