07 mai 2006

Frithjof Schuon, L’Œil du cœur, (note de lectura)

Paru chez Gallimard, 1950.

Préface
Ce livre est comme un prolongement de l’Unité transcendante des Religions. Il s’adresse à ceux qui, s’étant assimilé les vérités dont il s’agit, n’éprouvent aucune peine à en comprendre les multiples applications.
Le rationalisme admet pour vrai ce qu’on prouve. D’autre part, la vérité est indépendante de notre disposition à l’admettre ou à ne pas l’admettre. L’idée de preuve est proportionnée à un besoin de causalité, et il est des vérités qui ne sauraient être prouvées à tout le monde.
« […] à rigoureusement parler, la pensée rationaliste admet une donnée non point parce que celle-ci est vraie, mais parce qu’on peut la prouver, - ou faire semblant de la prouver, - ce qui revient à dire que la dialectique l’emporte ici, en fait sinon en théorie, sur la vérité. » (p. 8)
Il existe deux types de preuves: rationnelle ou logique d’un côté et intellectuelle ou symbolique de l’autre. La première est faillible dans la mesure où les propositions du syllogisme peuvent être fausses. Par contre, la preuve symbolique dépend de « prémisses » qui ne peuvent ne pas être exactes, puisqu’elles s’identifient à la nature même des choses. La « preuve symbolique », dont la force réside dans l’analogie entre le symbole communiquant et la vérité à communiquer, et non dans la combinaison logique de deux propositions, sert à « actualiser » une connaissance, non pas ajoutée du dehors, mais contenue virtuellement dans l’intelligence elle-même.
La preuve symbolique s’identifie à ce qui doit être prouvé, en ce sens qu’elle « est » cette chose à un moindre niveau de réalité. Le tout est de ne pas confondre la « matérialité » du symbole avec son essence ontologique.
Sur ce qui semble être de l’idolatrie, mais en fait n’en est pas: « […] la doctrine hindoue, lorsqu’elle préconise l’adoration de la Divinité à travers une image sacramentale, interdit de penser à la matière de cette image, et c’est pour la même raison encore que les Indiens de l’Amérique du Nord – ceux qui prennent le soleil comme support d’adoration – précisent que ce n’est pas le soleil qu’ils adorent, mais le « Père » ou l’« Aïeul » qui y habite invisiblement. » (p. 9)
Les « théoriciens de la connaissance » sont les premiers à affirmer que la sagesse traditionnelle n’est pas arrivée à « résoudre » les « grands problèmes » de l’« esprit humain »; en réalité, il n’y a pas de problèmes pour elle et elle n’a donc jamais eu à en résoudre; son rôle consiste, sur le plan doctrinal tout au moins, à exprimer des vérités, et non pas à répondre arbitrairement à des questions mal posées.
Le point de départ d’une doctrine est, ou bien définitif, « statique », ou bien une contradiction pure et simple.
Le point de départ d’une doctrine « dynamiste » est ou bien définitivement valable, mais alors toute la théorie de l’évolution indéfinie de la vérité est fausse, ou bien ce point de départ s’attribue le droit d’« évoluer », donc de changer, mais alors il est faux par definition et ne saurait être la prémisse de quoi que ce soit.
Le point de départ du subjectivisme est, ou bien objectif, mais lors la nécessité évidente de son objectivité ne fait que prouver la fausseté du subjectivisme, ou bien subjectif, mais alors il n’a évidemment aucune valeur objective, et il se réduit à un monologue dépourvu de sens.
« L’erreur du rationalisme est, non pas de prouver ce que la raison peut parfaitement atteindre, à savoir les faits ou lois de la nature, mais de vouloir prouver ce dont la raison ne peut obtenir aucune certitude par ses propres moyens […]. » (p. 11)
L’intuitionisme, la philosophie des valeurs, l’existentialisme ne sont que des décompositions du rationalisme à bout de ressources.
Le parti pris d’enfermer l’intelligence dans la raison aboutit à la négation de la raison elle-même.
Le soi-disant « réalisme » n’est que de la « mystique » nihiliste affectant des allures psycho-biologiques. Le « réalisme » envisage le « réel » selon une perspective proprement infra-humaine.
« La Vérité, dans la mesure même où ses aspects envisagés sont élevés, veut être « vue » et non simplement « pensée »; l’opération mentale ne peut avoir, lorsqu’il s’agit de vérités transcendantes, que deux fonctions, qui sont plutôt les modes positif et négatif d’une seule; contribuer à l’assimilation, par l’individu, de la vision intellectuelle, et éliminer les obstacles mentaux qui s’opposent à cette vision ou, en d’autres termes, qui « voilent » « l’Œil du Cœur ». » (p. 12)

Première partie. Métaphysique et cosmologie
L’Œil du cœur

L’œil peut être retrouvé dans le langage symbolique de toutes les Révélations. Mieux que toutes les autres organes de sensation, l’œil et la vue démontrent l’analogie entre les connaissances sensibles et spirituelles. La vue représente l’intellect conçu comme tel et en son principe.
« Cette correspondance évidente entre la vue et l’intellect tient au caractère statique et total de celle-là: la vue réalise, en effet, d’une manière simultanée, - et au même titre que l’espace qui lui correspond parmi les conditions de l’existence corporelle, - les possibilités de beaucoup les plus étendues dans le domaine de la connaissance sensible, alors que les autres sens ne réagissent que sous les influences ayant un rapport avec la sensibilité vitale […] » (p. 15)
L’ouïe reflète l’intellection non pas statique et simultanée, mais dynamique et successive, et qui est par rapport à la vue dans une position « lunaire ».
Si la vue est liée à l’espace, l’ouïe est liée au temps. « En un certain sens, le soleil fait connaître l’espace, et la lune le temps. » (p. 16)
L’ouïe est « subjective », l’odorat, le goût et le toucher sont « vitales ». Ceux-ci nous communiquent les choses en tant qu’elles nous concernent. La vue nous les communique en tant qu’elles « sont ».
« Quant à la parole, elle s’adresse par définition à un auditeur; par exemple, si un Nom divin écrit se présente à nous avec l’impersonnalité d’une doctrine, le même Nom aura, dès lors qu’il sera prononcé et entendu, la fonction d’un « appel »; la distinction entre les perspectives métaphysique et initiatique – en tant qu’une telle distinction est possible et relativement légitime – apparaît ici nettement, et elle explique aussi le rôle fondamental que jouent les incantations dans les méthodes spirituelles. » (p. 16)
La sensation la plus importante est celle de lumière, quelle que puisse être l’importance du « son primordial » et des « parfums », « goûts » et « attouchements » spirituels.
Toutes les langues, tous les Textes sacrés comparent la connaissance à la lumière et l’ignorance à l’obscurité.
La transposition symbolique de l’acte visuel sur le plan intellectuel fournit une image fort expressive de l’« identification par connaissance ». Dans ce processus, il faut « voir » ce que l’on « est » et « être » ce que l’on « voit » ou « connaît ».
« […] le monde est une vision indéfiniment différenciée dont l’objet est en dernière analyse le Prototype divin de tout ce qui existe, et, inversement, Dieu est l’Œil qui voit le monde et qui, étant actif là où la créature est passive, crée le monde par sa vision, qui est acte et non passivité […] » (p. 17)
Les rapports entre l’œil, le cœur et le soleil sont multiples et profonds, ce qui permet de les considérer comme synonymes. « L’œil est le soleil du corps, comme le cœur est le soleil de l’âme, et le soleil est à la fois l’œil et le cœur du ciel. » (p. 17)
Dieu, en tant que « Voyant », se voit soi-même.
« Un monde est ainsi un « rêve » collectif et pourtant homogène, les éléments constitutifs de ce rêve étant evidemment des compossibles. Les « subjectivistes » qui s’inspirent faussement de la doctrine hindoue oublient volontiers que le monde n’est nullement illusion d’un individu singulier; en réalité, il est une illusion collective à l’intérieur d’une autre illusion collective, celle du cosmos total. » (p. 18)
Les mondes sont des tissus de visions, le contenu de ces visions indéfiniment répétées est le Divin, qui est ainsi la première Connaissance et l’ultime Réalité. La Connaissance et la Réalité sont deux aspects complémentaires de la même Cause divine. Correspondant aux pôles macrocosmiques Connaissance (Chit en sanskrit) et Réalité (Sat en sanskrit) il y a dans le microcosme humain l’intelligence et la volonté.
Avant les Soufis, l’expression Oculus Cordis a été employée par Saint Augustin et d’autres. « La question de savoir s’il existe ou non une relation historique entre l’« Œil du Cœur » de la doctrine plotinienne (ό μόνος όφθαλμός), celui de la doctrine augustinienne et celui du Soufisme (Ayn al-Qalb) est sans doute insoluble, et d’ailleurs sans importance au point de vue où nous nous plaçons; il nous suffira de savoir que cette idée est fondamentale et se retrouve à peu près partout. » (p. 18)
Dans l’Epitre aux Ephésiens, Saint Paul parle des « yeux de votre cœur » (illuminatos oculos cordis vestri, ut sciatis…) (I, 18).
L’œil corporel voit l’aspect relatif, « brisé » de Dieu, tandis que l’Œil du Cœur s’identifie à Lui par la pureté de la vision.
La « Face de Dieu » (Wakhu’Llâh) représente, dans le symbolisme soufique, l’essence divine (Dhâtu’Llâh, la « Quiddité » ou « Asséite »), c’est-à-dire la Réalité « voilée » d’abord par les degrés innombrables de la Manifestation universelle, puis par l’« Esprit » (Er-Rûh) qui est le « centre » de celle-ci en même temps que son « Essence lumineuse » (En-Nûr), puis enfin par l’Etre même; c’est pour cela que la « Face de Dieu » est appelée aussi l’« absolument Invisible » (El-Ghayb el-mutlaq), ou l’« Invisible des invisibles » (Ghayb el-ghuyâb).
Le cœur se trouve situé entre deux visions de Dieu, l’une « extérieure » et indirecte et l’autre « intérieure » et relativement directe. Le cœur est le centre de l’individu comme tel et le centre de l’individu en tant que celui-ci se ratache mystérieusement à son Principe transcendant.
D’après l’expression de maître Eckhart, l’Intellect est « incréé ». « Il ne faut jamais perdre de vue la distinction de l’Intellect incrée d’avec l’intellect crée, celui-ci véhiculant celui-là. Dans la doctrine hindoue, le premier est Chit et le second Buddhi, les deux étant dans la théologie chrétienne, le Saint-Esprit; celui-ci est toujours envisagé sous le rapport de son unité essentielle, non sous celui des degrés d’affirmation universelle; du reste, le Saint-Esprit, conformément au point de vue spécifiquement religieux, n’est guère considéré comme « naturellement » inhérent à l’homme, le dit point de vue étant « sacramental » et excluant par conséquent les aspects « naturels » du « sur-naturel ». Les textes qui ne parlent que de l’Intellect incréé sous-entendent toujours l’autre, ce qui revient à dire qu’ils le mentionnent implicitement; d’autre part, lorsqu’on dit que le siège ou « lieu d’actualisation » de l’Intellect est le cœur subtil ou animique, c’est toujours de l’Intellect créé qu’il s’agit à priori et d’une façon immédiate, même quand on attribue à cet Intellect, par synthèse essentielle et en omettant un chaînon de la pensée, le caractère incréé de l’Intelligence divine. En tout état de cause, il va de soi que l’Intellect créé est supra-rationnel comme son prototype non-manifesté. » (p. 20)
Il n’y a dans l’homme que le cœur qui voit: à l’« extérieur », il voit le monde à travers le mental et les sens, et, à l’« intérieur », il voit la Réalité divine dans l’Intellect. Mais les deux visions ne sont à rigoureusement parler qu’une seule, celle de Dieu.
Si l’Œil du Cœur est généralement conçu comme se trouvant caché dans l’homme et regardant Dieu, ce même Œil est aussi celui de Dieu qui regarde l’homme. Donc, l’Œil du Cœur est l’Œil de la manifestation voyant le Principe, et, d’autre part, il est l’Œil du Principe voyant la manifestation.
Le vénérable Chef spirituel des Sioux Olgalla disait: « Je suis aveugle et je ne vois pas les choses de ce monde; mais quand la Lumière vient d’En-Haut, elle illumine mon cœur et je peux voir, car l’Œil de mon cœur (Chante Ishta) voit toute chose. Le cœur est le sanctuaire au centre duquel se trouve un petit espace où habite le Grand Esprit (Wakan-Tanka), et ceci est l’Œil. Ceci est l’Œil du Grand Esprit par lequel Il voit toute chose, et par lequel nous Le voyons. Lorsque le cœur n’est pas pur, le Grand Esprit ne peut être vu, et si vous deviez mourir dans cette ignorance, votre âme ne pourra pas retourner immédiatement auprès du Grand Esprit, mais devra être purifiée par des prérégrinations à travers le cosmos. Pour connaître le Centre du Cœur où réside le Grand Esprit, vous devez être purs et bons et vire selon la manière que le Grand Esprit nous a enseignée. L’homme qui, de cette manière, est pur, contient l’Univers dans la Poche de son Cœur. » (Chante Ognaka)
La vision partant de la manifestation est passive vis-à-vis de son Objet divin, pendant que la vision partant du Principe est active, en s’identifiant à l’Acte créateur.
Dieu peut être conçu selon quatre grandes Visions, c’est-à-dire comme « se réalisant » Lui-même de quatre manières:
1) Dieu se voit Lui-même en Lui-même, en son Essence: « En toute rigueur, cette façon de parler ne saurait s’appliquer qu’à l’Etre et non à Ce qui le dépasse et l’enveloppe en quelque sorte; cependant, comme rien n’est dans l’Etre qui ne soit dans cette Essence suprême, - car le « Fils » n’a rien que ne possède le « Père », - le symbolisme de la « vision » doit forcément être applicable à Dieu dans Sa Réalité suprême, bien que, dans ce cas, l’acte visuel « se dissolve » dans une Connaissance « indifférenciée » où il n’y a plus trace de bipolarisation. Quoi qu’il en soit, lorsque nous disons que « Dieu se voit Lui-même en Lui-même », c’est à l’Etre que nous pensons en premier lieu, puisque toutes les autres « Visions » en dérivent, et que c’est Lui qui justifie avant tout l’application universelle du symbolisme de la vision. » (p. 23) Cette vision est au-delà de toute dualité.
2) Il se voit Lui-même par la Création, qui n’est autre que Sa Vision de Lui-même en vertu de la réalisation de la possibilité négative incluse en Sa Toute Possibilité (le symbolisme soufique compare fréquement la Création à un miroir dans lequel se reflète Dieu). Cette vision s’effectue par l’Œil du Cœur.
3) Il se voit par les créatures qui Le voient dans la Création: « Une Upanishad dit que « ce n’est pas pour l’amour de l’épouse que l’épouse est chère, mais pour l’amour de l’Atman qui est en elle ». Sans le savoir et sans le vouloir, les êtres, quoi qu’ils fassent, connaissent et aiment donc Dieu, et c’est pour cela que maître Eckhart a pu dire: « Plus il blasphème, et plus il loue Dieu. » Cette connaissance et cet amour, étant universels, ne sauraient être le fait des seuls hommes, bien au contraire: car l’homme a par définition la faculté de « voir » Dieu au delà des apparences, et, par compensation aussi, la possibilité de nier Dieu, ce qui n’est point le cas des êtres « périphériques »: un oiseau saluant par son chant l’aurore ou le soleil levant salue réellement et nécessairement Dieu; une plante se tournant vers la lumière se tourne réellement vers Lui. » (p. 24). Cette vision s’opère par l’œil corporel.
4) Il se voit par les créatures Le voyant Lui-même par l’Œil du Cœur: « Ce sont, dans le monde terrestre, les hommes qui, se conformant à la raison suffisante de l’état humain, s’ouvrent à la Lumière divine, et dont les « cœurs » ne sont point « durcis »; bien que la perspective que nous donnons ici ne concerne que la spiritualité au sens strict du terme, on peut inclure dans cette catégorie d’hommes les individus qui, sans avoir une véritable « intuition intellectuelle » de Dieu, se tournent pourtant vers Lui selon leurs moyens et se conforment ainsi à ce qui fait leur raison suffisante. » (p. 24) Cette vision émane de l’Œil du Cœur, signifiant la vision intérieure que l’Intellect a de Dieu.
Il existe une analogie entre l’Œil interne et l’Œil de Shiva, celui-ci correspondant chez les hommes à la conscience perdue de l’éternité. On peut dire que ce troisième œil s’est retiré de la « surface » de l’être sous la terre.
Dans la réalisation spirituelle, l’Œil du Cœur peut être conçu comme remontant, pareil au soleil levant, vers le front qui représente la surface pure.
Soufi Mançûr El-Hallâj: « J’ai vu mon Seigneur avec l’Œil de mon Cœur, et je dis: - Qui es-Tu? Il me dit: Toi! »

De la Connaissance
1
Toute connaissance est, par définition, celle de la Réalité absolue. Autrement dit, la Réalité est l’objet nécessaire, unique, essentiel, de toute connaissance possible.
Le monde est la Réalité non point comme telle, mais en tant qu’Elle s’affirme dans les limites du monde.
« Le monde, en tant qu’il n’est pas Dieu, se réduit rigoureusement parler au néant; mais, en tant qu’il n’est pas néant, il est essentiellement Dieu. » (p. 26-27)
La distinction dans l’ordre des principes est une fonction de l’ignorance, puisque l’Un est seul réel. C’est pourquoi la distinction est une fonction de la connaissance dans l’ordre manifesté.
Toute chose est Dieu est le sage voit le Visage divin en toute chose, plus précisément à travers toute chose. Nul ne doit être tenté de voir du panthéisme dans cette conception.
L’erreur panthéiste provient de l’incapacité de voir Dieu dans les apparences, d’où la confusion athée en même temps qu’idolâtre entre Dieu le monde. « […] le panthéisme ne consiste en rien d’autre qu’en l’erreur d’admettre une identité « substantielle » entre le Principe et la manifestation, ou de confondre l’identité « essentielle » avec une unité « substantielle », ce qui présuppose une conception « substantielle » ou quasi « matérielle », donc radicalement fausse du Principe même. » (p. 27)
L’idée d’« existence de Dieu » est un premier pas vers l’erreur panthéiste: « la divinité de tout ce qui existe ».
S’il faut attribuer au créé un aspect divin, c’est dans un sens purement métaphysique qui n’a rien de « matériel » ni de « quantitatif ».
Dès lors que la suprême Réalité s’affirme distinctivement et par conséquent en dehors de son Aséité, le caractère distinctif de Son affirmation doit s’exprimer par la dualité ou le complémentarisme du connaissant et du connu.
Dire que nous nous connaissons nous-même revient à dire que nous connaissons la Réalité en tant qu’Elle est nous-même. Il n’y a aucun objet de connaissance qui ne soit essentiellement la Réalité une, et il n’y a personne qui connaisse, si ce n’est la Connaissance qui connaît en lui et qui est infinie.

2
L’homme distingue entre l’action et la connaissance, mais l’Acte divin n’est que l’expression secondaire de la Connaissance divine. « […] c’est l’affirmation, l’acte, qui semble s’opposer à la Connaissance comme le monde semble s’opposer à Dieu; mais en réalité, la Connaissance divine agit, et l’Acte divin connaît. » (p. 29)
Notre existence est la science que l’Infini a de notre possibilité.
Le sens de l’homme est de connaître la Divinité. Connaissant la Divinité, l’homme L’affirme.
Qui nie la Divinité nie son existence, et elle lui sera enlevée d’une manière symbolique.
Sur la relation entre la Divinité et le néant: « […] en effet, la Divinité, étant infinie, comporte toutes les possibilités inhérentes à l’Infinité; or le néant est une possibilité, au degré que la Toute-Possibilité lui assigne, et Celle-ci ne peut, par définition, exclure aucune possibilité. Si l’Infinité ne comportait pas le néant dans la mesure de la possibilité de celui-ci, Elle serait limitée par l’absence de ce néant, et ne serait donc pas Infinité. Or le néant, tout en étant l’impossibilité, peut être dit possible dans un certain sens, sans quoi il ne serait aucunement concevable, ni à plus forte raison exprimable; il n’est certes pas possible en lui-même, car en lui-même il n’a aucune réalité ni existence; mais il est possible dans l’Infinité, et en raison de Celle-ci; en d’autres termes, si l’Infinité laisait en dehors d’Elle Sa propre négation ou plutôt l’apparence de Sa propre négation, Elle ne serait pas Infinité. » (p. 30)
Le Verbe, affirmation de l’Infini, affirme aussi le mal, non pas comme tel, mais comme l’ombre nécessaire dans l’affirmation cosmique de l’Infini.
Tout être est une manifestation du Verbe. Tout être comporte l’imperfection, mais seulement comme partie, non comme totalité.
L’Absolu seul est absolu, et si le néant n’existe pas, c’est parce qu’il serait l’absence absolue de réalité ou d’existence. Cependant, l’absence absolue de réalité ou d’existence existe en raison de la Toute-Possibilité qui doit inclure la possibilité contraire de Son impossibilité.
Le néant est comme une propriété secondaire de la plénitude.
« L’impossibilité est impossible en elle-même, mais elle est possible dans la possibilité, en raison de l’illimitation de celle-ci. » (p. 31)
« L’impossibilité ou le néant, ou le mal, est comme une tache noire sur un corps blanc; cette tache noire signifie l’inexistence de ce corps, mais elle ne peut amoindrir ni limiter en aucune façon l’existence de ce corps, qui est lui-même le plan de manifestation et de réalité de la tache. Le mal n’a de réalité qu’à titre de partie, et non pas en lui-même, car la Divinité seule est réelle en Elle-même et par Elle-même. Rien ne peut donc s’opposer à Elle, car l’existence d’un néant, dans la mesure où la Toute-Possibilité lui prête une existence illusoire, affirme la Divinité. » (p. 32)
Le mal affirme inversement la Divinité, moyennant une relative non-affirmation ou négation. Dans ce sens maître Eckhart a écrit: “Plus il blasphème, plus il loue Dieu.”

3
La manifestation universelle comporte un mode distinct de l’affirmation, à savoir la soumission. La créature affirme la Divinité par sa soumission, et elle se soumet par son affirmation.
« L’Univers affirme la Réalité suprême et Lui est soumis par là même; il Lui est soumis, comme Elle est, pour ainsi dire, soumise à Sa propre Nature. » (p. 33)
Sur l’homme: « L’homme, pour être en accord avec lui-même, doit se soumettre consciemment et volontairement, son existence même étant soumission par définition. Il doit se soumettre à sa propre réalité qui est au fond la Réalité une et suprême, la seule qui soit; et comme le monde qui nous entoure est cette même Réalité par le mystère de la manifestation du Verbe, nous devons aussi nous soumettre au monde; cette soumission, elle aussi, est Connaissance, selon le mode propre à l’aspect passif des créatures. L’homme doit se soumettre au monde non pas en tant que celui-ci est monde et en tant que l’homme est Connaissance divine et Verbe, mais au contraire en tant que lui, l’homme, n’est qu’homme, et en tant que le monde est Réalité divine et Verbe. Cette soumission est la conformité au destin, car c’est par son aspect de destin que le monde est Verbe vis-à-vis de l’ego; c’est dans ce sens seul que le monde exige la soumission. C’est pour cela qu’il est dit: « Si quelqu’un te frappe sur la joue droire, présente-lui aussi l’autre »; ce n’est pas à l’ennemi en tant que tel que l’on doit tendre la joue gauche, mais à l’ennemi en tant que destin, donc en tant qu’expression du Verbe. » (p. 33)
Il est dit: « Aime ton prochain comme toi-même. » ce qui implique que l’homme doit s’aimer. Or l’homme ne peut pas s’aimer en tant qu’il n’existe pas, mais en tant qu’existence, et vu que notre existence n’est rien d’autre que le Verbe, il n’y a rien hormis Elle, et nous ne pouvons aimer qu’Elle. En L’aimant, l’homme s’aime, et en s’aimant, il L’aime.
« Si l’homme ne s’aimait pas lui-même, il n’aimerait pas la divine Réalité, puisqu’il n’est rien d’autre qu’Elle. » (p. 34)
Qui sauve son âme s’aime, et qui veut se sauver doit s’aimer.
Nous devons aimer le monde en tant qu’il est le Seigneur par le mystère du Verbe.
« […] le mal est le néant qui existe. » (p. 34)
En affirmant que nous sommes le Seigneur par le mystère de notre existence qui n’est que la transcription de Son Nom, nous devons nous nier en tant que nous ne sommes pas le Seigneur.
Il est dit: « Qui veut garder sa vie, la perdra. », car vouloir garder sa vie, c’est affirmer le néant.
Sur la damnation: « En affirmant le néant, l’homme devient néant – car on devient ce qu’on aime; mais cet homme devient le néant qui existe, ce qui existe ne pouvant cesser d’exister; et l’homme existe. L’homme ne s’étant pas créé, il ne peut pas non plus s’anéantir; il ne peut que se damner. La damnation est l’identification avec le néant qui existe. » (p. 35)
Il est Verbe en nous-même ce qui, dans notre ego, est inévitable et destin.
L’homme doit se soumettre au Verbe en tant que celui-ci est destin, mais l’homme participe également à son destin d’une manière active, en cela que l’homme est Verbe par son affirmation existencielle.
Il faut distinguer entre un destin externe et apparemment évitable, et un destin interne et apparemment inévitable.
Si l’homme n’était pas essentiellement Connaissance, son but ne saurait être la Connaissance, car on ne peut devenir que ce qu’on est. Si l’Univers n’état pas la Connaissance, la voie vers la Réalité ne pourrait être la Connaissance.
« Si nous disons: nous connaissons telle chose, nous voulons dire: la Divinité, en tant que nous, connaît la Divinité, en tant que telle chose; en sorte que toute connaissance est celle que la Divinité a d’Elle-même; et cette Connaissance est absolue et infinie Plénitude. » (p. 36)

En-nur
1
Hadîth: La première Réalité non manifestée dans la tendance divine à la manifestation, ou la première auto-détermination divine en vue de la création, est le Calame (Qalam) qu’Il créa de Lumière (Nûr), et qui est fait de perle blanche; sa longueur est pareille à ce qui est entre le ciel et la terre (la distance qui les sépare, c’est-à-dire: l’incommensurabilité entre les manifestations informelle – ou supra-formelle - et formelle). Ensuite Il créa la Table (Lawh, ou Lawh el-mahfûzh, la « Table gardée »), et elle est faite de perle blanche, et ses surfaces sont de rubis rouge; sa longueur est pareille à celle qui est entre le ciel et la terre, et sa largueur va de l’Orient à l’Occident » (elle embrasse toutes les possibilités de manifestation).
Hadith: Il y a auprès d’Allâh une Table dont un côté est de rubis rouge et l’autre d’émeraude verte (couleurs qui, comme le rouge par rapport au blanc, indiquent la différenciation des tendances cosmiques, les gunas de la doctrine hindoue), et ses Calames (Aqlâm) sont de Lumière.
Exégèse du dernier hadith: « Selon une autre interprétation possible des couleurs de la Table gardée, l’une des couleurs représente la Substance universelle en tant qu’elle garde sa pureté indifférenciée, et l’autre cette même Substance en tant qu’elle manifeste les possibilités transmises par le Calame; sous le premier rapport, la Substance – comme Marie qui en est une incarnation – est « Vierge », et sous le second elle est « Mère » (de l’Univers manifesté); comme « Vierge », elle est la « Substance indifférenciée de la manifestation universelle » (Jawhar el-habâ, littéralement « Substance comparable à un nuage de poussière », c’est-à-dire « indifférenciée »); comme « Mère », elle est la « Substance différenciante » (Tabî’at el-kull, littéralement « Nature totale » ou « universelle ») – on pourrait dire la « Cause efficiente » - des choses manifestées. Sous le premier rapport, la table est « blanche », et sous le second elle est « colorée ». – Cette distinction entre Jawhar el-habâ et Tabî’at el-kull n’est pas sans analogie avec celle qu’établit la doctrine hindoue entre Prakriti (qui n’est autre que la Natura naturans) et Vikriti (Natura naturata), ce dernier terme signifiant la Substance en tant qu’elle est « différenciée » ou « actualisée » dans ses productions. L’expression de Jawhar el-habâ s’emploie fréquemment dans le sens de Materia secunda; le terme de El-Jawhar el-hayûlanî (« la Substance matérielle »), très fréquent lui aussi; a le même sens; souvent, on dit simplement El-Habâ (« le nuage de poussière ») ou El-Hayûlâ (de ύλη, « Matière première »). Quant à l’expression El-Unçur el-a’zham (« L’Elément suprême »), elle signifie exclusivement Prakriti comme telle. – Le symbolisme islamique voit la Substance universelle également comme « le Livre » (El-Kitâb) ou la « Mère du Livre » (Umm el-Kitâb, le « Livre » étant dans ce cas la Révélation, soit par extension le cosmos intégral); le Calame, lui, a souvent le nom de « Calame suprême » (El-Qalam el-a’lâ), ce qui indique son identification avec le Logos. – D’après Ibn Arabî, les termes El-Qalam, El-Aql el-awwal (« L’Intellect premier »), Er-Rûh el-kullî (« L’Esprit universel), El-Haqq el-makhlûq bihi (« La Verité par laquelle existe le crée ») et El-Adl (« La Justice », « l’Equilibre ») sont synonymes; El-Qalam est donc ici, non point le Verbe, mais Sa réfraction cosmique, Er-Rûh, « L’Esprit » dont l’aspect « passif » ou « féminin » sera En-Nûr, « La Lumière ». » (p. 38)
Selon Ibn Abbâs, Allâh créa le Calame avant qu’il ne créât la Création (Khalq), et il était sur le Trône. Le Calame regarda vers Lui avec un regard de crainte révérentielle (haybah) et se fendit. Et l’Encre (Midâd) en goutta.
L’Encre représente la possibilité initiale et indifférenciée de la manifestation. Les Lettres (Hurûf) marquent la différenciation indéfinie.
Le Trône signifie l’immuable Transcendance ou l’incommensurable « discontinuité » du Principe à l’égard de Ses Aspects plus ou moins relatifs. Ibn-Arabî, dans son traité Uqlat el-mustawfiz, dit que « le Trône infiniment glorieux (El-Arsh el-majîd) est l’Intellect incrée (El-Aql, qui est identique au Calame Suprême), et le Trône immense (El-Arsh el-azhîm) est l’Ame incréée (En-Nafs) qui est la Table gardée; vient ensuite (dans l’ordre descendant), le Trône de la Clémence (El-Arsh er-rahmânî), qui est la sphère des sphères, et le Trône généreux (El-Arsh el-karîm) qui n’est autre que l’Escabeau (El-Kursî). »
La Toute-Possibilité est l’ensemble des Noms (Asmâ’) ou Mystères (Asrâr) divins, et c’est là également l’acception supérieure des Lettres qui seront alors conçues comme inhérentes soit à l’Essence suprême (Dhât), donc au Non-Etre, soit aux Qualités (Cîfât), donc à l’Etre.
Les Noms divins se répartissent en Noms de l’Essence ou de la Quiddité (Asmâ’ dhâtiyah) et en Noms de Qualités (Asmâ’ cîfâtiyah). Ces derniers se réfèrent aux Aspects de l’Etre. Par exemple, « le Saint » (El-Quddûs) est un Nom d’Essence, car il n’y a rien en Allâh qui ne soit pas saint; par contre, « Celui qui est plein de pardon » (El-Ghaffûr) est un Nom de Qualité, non d’Essence, car tout en Dieu n’est pas pardon, puisqu’Il a aussi la Qualité de « Vengeur » (El-Muntaquim). Les Noms de Qualité sont, soit « glorieux » ou « terribles » (jalâliyah), soit « de Beauté » (jamâliyah), c’est-à-dire bénéfiques ou miséricordieux.
Ibn Abbâs dit que « le Calame est fendu, et l’Encre coule jusqu’au Jour de la Résurrection (donc, tant que dure le cycle de la Manifestation universelle); et Allâh ordonna au Calame: Ecris! Et le Calame répondit: Seigneur, qu’écrirai-je? Il dit: Transcris Ma Science de Ma Création: tout ce qui existera jusqu’au Jour de la Résurrection (l’ensemble des possibilités de manifestation incluses dans l’Omniscience divine) ».
Il existe un rapport entre le Calame et la fonction prophétique, la sainteté suprême. Ainsi, le Prophète Muhammad dit de lui-même: « Je suis le Calame. » Il existe une similitude entre l’ordre d’Allâh donné au Calame: « Ecris! » et l’ordre de l’Archange Jibrâ’il à Mohammed: « Lis! ».
Allâh est Er-Rahmân (« le Clément ») en Lui-même et à l’égard de la Création totale, et Er-Rahîm (« Le Miséricordieux ») à l’égard des créatures; on dit aussi qu’Allâh était Er-Rahmân « avant » la Création (c’est-à-dire, au-delà de celle-ci, en Lui-même, dans le sens du terme sanskrit ânanda), et qu’il est Er-Rahîm « depuis » la Création (c’est-à-dire: à l’intérieur de celle-ci et « hors de Lui-même »); la première de ces Qualités est intrinsèque et la seconde extrinsèque.
La Table gardée mentionée dans le Coran est le prototype de la manifestation.
Hadîth: « J’étais Prophète lorsque Adam était encore l’eau et la boue. »
La parole du Christ: « En vérité, avant qu’Abraham (en tant qu’individu) fût, J’étais. » (en tant que Dieu).
Le Christ est le Calame, la Vierte est « la Table gardée ».
L’« Immaculée Conception » est la dérivation nécessaire du caractère préexistentiel de la Vierge.
Le caractère d’« illettré » du Prophète correspond à la « pureté » de la Vierge, donc à l’épithète de « gardée » ou « préservée », qui désigne la « Table » protocosmique.
Hadîth: « Allâh a écrit les destins des créatures cinquante mille ans (nombre symbolique qui exprime l’incommensurabilité entre l’ordre principiel et l’ordre manifesté) avant qu’Il ne créât les Cieux (la manifestation informelle) et la terre (la manifestation formelle). »
Sur le destin et le choix permanent: « L’acte commun des deux Instruments divins [Calame et Encre – n.n.] a deux aspects, l’un principiel et l’autre effectif, conformément à ce qu’énoncent les précédentes citations: en effet, « le Calame retraça en cette heure-là ce qui existera jusqu’au Jour de al Résurection », et « Allâh a écrit les destins cinquante mille ans avant qu’Il ne créât les Cieux et la terre »; mais d’autre part, « l’Encre coule juqu’au Jour de la Résurrection »; c’est-à-dire, non seulement le Calame a écrit, mais il écrit d’une façon permanente au fur et à mesure que les choses se manifestent; dans le premier cas, il détermine les possibilités de manifestation dans l’ordre principiel, et dans le second, il les réalise dans l’ordre manifesté par son acte immédiat. Ajoutons encore que les deux surfaces de la Table sont symboliquement égales aux « deux mers » (bahrayn), c’est-à-dire aux « Eaux supérieures » et aux « Eaux inférieures », qui sont respectivement les possibilités informelles – ou supra-formelles – et les possibilités formelles. » (p. 43-44)

2
Le Trône (Arsh) est la première « création » après le Calame est la Table. Les trois ont été « créés de Lumière ».
Le Calame et la Table coïncident avec les deux principes que la doctrine hindoue appelle Purusha et Prakriti.
L’Islam n’admet en Dieu que la distinction de l’« Essence » (Dhât) et des « Attributs » (Cîfât). La théologie apophatique de l’Eglise grecque connaît cette distinction entre la « Quiddité » et les « Energies », alors que la théologie occidentale semble réduire Dieu à l’Etre, ce qui est une conséquence de son caractère trop spécifiquement philosophique.
Le cosmos comporte trois degrés fondamentaux: la « terre » (tin), le « feu » (nâr) et la « lumière » (nûr). Le corps humain est fait de « terre », les jinns sont faits de « feu », et les Anges sont faits de « lumière ». Ces trois « substances cosmiques » sont les expressions des « qualités » inhérentes au cosmos – les gunas dde la doctrine hindoue. Ainsi, la terre correspond au tamas, le feu – au rajas, la lumière – au sattwa.
Ibn Abî Hâtem a écrit: « Allâh créa le Trône de Sa Lumière, et l’Escabeau (Kursî) de la périphérie adhérente au Trône; et autour du Trône sont quatre fleuves: un fleuve de lumière étincelante, un fleuve de feu flamboyant, un fleuve de neige blanche et un fleuve d’eau, et les Anges se tiennent debout dans ces fleuves et glorifient Allâh. »
Toujours Ibn Abî Hâtem: “Allâh créa le Trône d’émeraude verte, et lui créa quatre colonnes de rubis rouge; la distance qui sépare une colonne de l’autre est celle d’un voyage de quatre-vingt mille années… et les colonnes sont portées par huit Anges, et il est comme un dôme au-dessus des Anges et du monde. »
Ibn Abî Hâtem a recueilli le hadith suivant: “En vérité, le Trône (qui s’identifie ici à Er-Rûh, « L’Esprit ») était sur l’eau (les possibilités cosmiques), et lorsque Allâh créa les Cieux, Il le mit au-dessus des sept Cieux, et mit les nuages (sahâb ou ghamâm) comme un tamis pour la pluie (les Grâces soit spirituelles, soit psychiques ou même physiques émanant du Trône dont le ciel visible est l’image terrestre); s’il n’en était pas ainsi, la terre serait submergée » (la manifestation serait « anéantie », ou plutôt « résorbée » ou « réintégrée » par l’incommensurabilité de la Miséricorde divine, comme si le Nom de Rahîm était remplacée par celui de Rahmân).
Ibn Abbâs a ajouté: « L’eau de pluie provient d’une mer située entre le Ciel et la terre, et cette mer possède une multitude d’eaux… Allâh confia la pluie à des Anges, et il ne descend pas une goutte sans qu’elle ne soit accompagnée par un Ange qui la place à l’endroit qu’Allâh a choisi, soit sur la terre (le monde physique), soit dans la mer (el-bahr el-muhît, « la mer qui entoure », c’est-à-dire le monde subtil qui entoure le monde grossier comme le monde informel entoure le monde formel, et a fortiori comme Dieu entoure le monde informel et avec lui tous les mondes inférieurs); et lorsque l’Ange place la goutte ainsi sur la terre, Allâh en produit le blé et les herbes (les bienfaits indispensables à la vie physique, pour les hommes d’une part et pour les animaux d’autre part). Et lorsque l’Ange place la goutte dans la mer, Allâh en crée des perles petites et grandes » (les bienfaits concernant la vie psychique et spirituelle, ou encore, concernant respectivement les « Petits Mystères » et les « Grands Mystères ».

3
El-Arsh équivaut à Buddhi. Ceci ressort du passage suivant du Mânava-Dharma-Shâstra (1, 12-15): « Dans l’Œuf primordial (Hiranyagarbha), le Seigneur (Brahmâ) demeura une année divine, puis Il fit que l’Œuf se divisa en deux parts; et de ces deux parts, Il forma le Ciel et la terre; au milieu, Il plaça l’atmosphère, les huit régions célestes et l’abîme permanent des eaux… Et, avant le sens interne (manas) et la conscience individuelle (ahankâra), il produisit le grand Principe intellectuel (Mahat, Buddhi). »
Les quatre archanges sont appelés Jibrâ’îl, Mikâ’îl, Isrâfîl et Izrâ’il. Ils habitent les Cieux sous la voûte lumineuse du Trône, et s’identifient à celui-ci en tant qu’il embrasse l’ensemble de tous les mondes. Les quatre archanges sont la « polarisation » quaternaire de l’Esprit cosmique.
Er-Rûh, qui réside au centre du Trône, n’est autre que Brahmâ qui est né de l’Œuf d’or.
Les fonctions des quatre archanges:
Jibrâ’îl: le Seigneur de la révélation et du message;
Mikâ’îl: le Seigneur des pluies et des récoltes;
Izrâ’îl: le Seigneur de l’enlevement des âmes;
Isrâfîl: le Seigneur de la trompette (du Jugement dernier).
Er-Rûh est nommé aussi Seidnâ Mîtatrûn. Il correspond au Principe créateur, Brahmâ.
Seyidnâ Isrâfîl et Seidnâ Mîkâ’îl s’identifient, par leurs fonctions respectives, à deux aspects fondamentaux et complementaires de Vishnu, car tous deux affirment la manifestation, le premier « en sens vertical », à savoir par la résurrection des morts à la fin du cycle, et le second « en sens horizontal », en donnant aux êtres vie et subsistance.
Seydnâ Jîbrâ’îl et Seyidna Izrâ’îl s’identifient, par leurs fonctions respectives, à deux aspects fondamentaux et complémentaires de Shiva: tous deux enlèvent, transforment ou absorbent la manifestation, le premier « en sens vertical » ou d’une façon positive » en ramenant la manifestation vers son Principe, et le second « en sens horizontal » ou d’une façon « négative », à savoir par la destruction ou plutôt par la dissociation, séparation ou décomposition.
Le cinquième archange, le plus grand de tous, est Er-Rûh.
Les cinq archanges se reflètent dans l’ordre corporel sous l’apparence des cinq éléments:
Israfîl donne la vie par la force du Principe, c’est pourquoi il rappelle l’air, aliment primordial et universel;
Mikâ’îl donne la vie d’une façon “naturelle”, c’est pourquoi il rappelle l’eau, aliment relativement secondaire par rapport à l’air;
Jibrâ’îl réduit la manifestation au Principe en mode principiel, c’est pourquoi il rappelle le feu;
Izrâ’îl réduira la manifestation « à néant » en mode manifesté, c’est pourquoi il rappelle la terre;
Er-Rûh est représenté par l’éther, qui continent et pénètre les autres éléments.
D’après Ibn Abbâs: « Isrâfîl demanda à Allâh qu’Il lui donne la force des sept Cieux, et Allâh la lui donna; et (qu’Il lui donne) la force de sept terres, et Allâh la lui donna; et (qu’Il lui donne) la force des vents, et Allâh la lui donna; et (qu’Il lui donne) la force des montagnes, et Allâh la lui donna; et (qu’Il lui donne) la force des hommes et des jinn (littéralement: « des deux lourds », c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas créés de Lumière comme les Anges, mais les uns de terre et les autres de feu, éléments dont la matérialité est exprimée par l’idée de lourdeur), et Allâh la lui donna; et (qu’Il lui donne) la force des lions, et Allâh la lui donna. » - ces demandes signifient la prédisposition réceptive de l’Intelligence angélique.
Suite du fragment précédent: « Et de la plante de ses pieds jusqu’à sa tête, il a des cheveux et des bouches et des langues sur lesquels s’étendent des voiles; il glorifie Allâh avec chaque langue en mille langages, et Allâh crée de sa respiration un million d’Anges qui glorifient Allâh jusqu’au Jour de la Résurrection, et ce sont: les « Proches » (El-Muqarrabûn) auprès d’Allâh, et les « Porteurs du Trône » (El-Malâ’ikatu hamalat el-Arsh), et les « Magnanimes » (El-Kirâm), et les « Scribes » (des destins) (El-Kâtibûn); et ils ont tous l’aspect d’Isrâfîl. Et Isrâfîl regarde chaque jour et chaque nuit trois fois vers l’enfer et s’approche sans être vu et pleure; et maigrit et devient comme le tendon d’un arc, et pleure des larmes amères. »
Sur Mikâ’îl: « Quant à Mikâ’îl, Allâh le créa cinq mille ans après Isrâfîl; il a des cheveux de safran de la tête jusqu’aux pieds, et ses ailes sont de topaze verte; et, sur chaque cheveu, il a un million de visages, et, dans chaque visage, il a un million d’yeux, et il pleure avec chaque œil, par miséricorde pour les pécheurs, parmi les croyants; et dans chaque visage il a un million de bouches, et dans chaque bouche il a un million de langues; chaque langue parle un million de langages, et chaque langue demande pardon à Allâh pour les croyants et les pécheurs; et de chaque œil tombent soixante-dix mille larmes, et Allâh crée de chaque larme un seul ange à l’image de Mikâ’îl, et ils glorifient Allâh jusqu’au Jour de la Résurrection. Leur nom est: Chérubins (Karûbî’ân); ils sont les aides de Mikâ’îl et se penchent sur la pluie et les plantes et les récoltes et les fruits; et il n’y a pas de chose dans les mers, ni de fruits sur les arbres, ni de plantes sur la terre qui ne soient pas sous sa domination et dont il n’ait pas soin. »
Sur Jibrâ’îl: « Quant à Jibrâ’îl, Allâh le créa cinq cents ans après Mikâ’îl; il a mille six cents ailes, et il a des cheveux de safran de sa tête jusqu’aux pieds; et le soleil est entre ses yeux, et sur chaque cheveu, il a l’éclat de la lune et des étoiles; et, chaque jour, il entre dans l’Océan de Lumière trois cent soixante dix fois. Et, lorsqu’il en sort, tombe de chaque aile un million de gouttes, et Allâh crée de chaque goutte un seul ange à l’image de Jibrâ’îl, et ils glorifient Allâh jusqu’au Jour de la Résurrection: ce sont les « Spirituels » (Rûhâniyûn). »
La signification du nom Jibrâ’îl est celle de serviteur d’Allâh (Abdu’Llâh).
Sur Isrâfîl: « Et l’apparence de l’Ange de la mort est pareille à celle d’Isrâfîl par les visages et les langues et les ailes et l’immensité et la force, sans adjonction ni mission. »
Selon une autre tradition, sur Isrâfîl et Izrâ’îl: « Lorsque Allâh créa l’Ange de la mort, Il le voila devant les créatures par un million de voiles. Son immensité est plus vaste que les Cieux et les deux terres (l’Orient et l’Occident); les pays orientaux et occidentaux d’ici-bas (le monde terrestre) sont entre ses mains comme un plateau sur lequel on aurait posé toutes les choses, ou comme un homme qui aurait été mis entre ses mains afin qu’il le mange, et il en mange ce qu’il veut; et ainsi, l’Ange de la mort tourne et retourne le monde comme les hommes retournent entre leurs mains leur argent. Il est attaché par soixante-dix mille chaînes; chaque chaîne a la longueur d’un voyage de mille ans; et les anges ne l’approchent pas, et ils ne savent pas son endroit, et n’entendent pas sa voix, et ne connaissent pas son état. Et lorsque Allâh créa la mort, Il lui donna pour maître l’Ange de la mort; celui-ci dit: Seigneur, qu’est la mort? Alors Allâh ordonna aux voiles qu’ils découvrent la mort pour que l’Ange la voie et Allâh dit aux Anges: « Arrêtez-vous et regardez, ceci est la mort ». Et tous les Anges restèrent debout et dirent: « Notre Seigneur, as-tu créé une création plus terrible que celle-ci? » Allâh dit: « Je l’ai créée, et Je suis plus grand qu’elle, et chaque créature la goûtera. » Et Allâh dit alors: « O Izrâ’îl, prends-là! Je te l’ai subordonnée. » Izrâ’îl répondit: « O Divinité, par quelle force la prendrai-je? Car elle est plus grande que moi. » Et Allâh lui donna la force; et Izrâ’îl prit la mort, et elle demeura dans sa main; et la mort dit: « O Seigneur, permets-moi d’appeler dans les Cieux une seule fois. » Et Allâh le lui permit; et elle appela à voix haute: « Je suis la mort qui sépare les amis! Je suis la mort qui sépare l’époux de l’épouse! Je suis la mort qui sépare les filles des mères! Je suis la mort qui sépare les frères des sœurs! Je suis la mort qui détruit les maisons et les palais! Je suis la mort qui remplit les tombeaux! Je suis la mort qui vous cherche et vous trouve, « et si vous étiez sur des tours élevées » (Qoran, IV, 80)! Et il ne reste pas de créature qui ne me goûte pas ».
Isrâfîl ressemble à Kâli hindoue, ou à Yama japonais.
Sur la coulée du temps: « D’après la cosmologie des Sioux, et d’autres Indiens de l’Amérique du Nord, un bison a été placé, lors de la création du monde, afin qu’il retienne les eaux de la mer. Chaque année ce bison perd un poil, et lorsqu’il les aura perdus tous, notre monde sera arrivé à son terme. Chacun des pieds du bison correspond à l’un des quatre âges du cycle terrestre; et les Sioux affirment que de nos jours le bison est presque entièrement pelé, et qu’il ne lui reste plus qu’un seul pied. » (p. 58) Le taureau de Dharma a un comportement analogique.
Es-Suyûti rapporte dans son Kitâb ed-durar el-hisân: « On dit que l’Ange de la mort a quatre visages: un visage devant lui, et un visage sur sa tête, puis un visage derrière son dos, et enfin un visage sous ses pieds; et il saisit les âmes des Prophètes et des Anges en les regardant avec le visage qui est sur sa tête, et les âmes des croyants en les regardant avec le visage qui est devant lui, et les âmes des incroyants en les regardant avec le visage qui est derrière son dos, et enfin les âmes des démons en les regardant avec le visage qui est sous ses pieds. Et on dit aussi que l’Ange de la mort tourne son argent. Et son corps est couvert d’yeux au nombre des créatures, et lorsqu’une créature meurt ici-bas, un œil s’éteint sur le corps de l’Ange. La tradition nous apprend aussi qu’Allâh a créé sous le Trône un arbre dont les feuilles sont au nombre des créatures, et qui est appelé le « lotus du terme » (sidrat el-muntahâ); et lorsqu’un serviteur doit mourir et qu’il ne lui reste plus que quarante jours à vivre, une feuille de cet arbre tombre sur Izrâ’îl; les Anges appellent cet homme mort, bien qu’il soit encore vivant sur la terre pendant quarante jours. »
Le nombre quarante, qui est souvent mis en connexion avec les états posthumes, constitue la valeur numérique de la lettre mim, dont la signification est aussi la mort (el-mawt).
Observation technique: « Les textes que nous avons cités – et que nous avons tirés de divers traités arabes dont nous nous ne connaissons d’ailleurs aucune traduction – relèvent d’un symbolisme descriptif fort complexe, et caractéristique pour l’Islam comme pour l’esprit sémitique en général; un tel symbolisme, qui compense en somme l’absence d’images peintes ou sculptées, aurait sans doute moins de raison d’être dans une civilisation comme celle des Hindous par exemple, où les images sacrées (pratîkas) sont devenues les formes prédominantes du langage symbolique. » (p. 59)
Toutes ces descriptions ont en commun l’impossibilité de saisir la Réalité divine, autrement que sous une forme brisée, simplifiée, fragmentaire.
« Décrire une Réalité céleste, c’est, analogiquement parlant, décrire une mélodie, ou plus particulièrement une mélodie polyphonique, ou encore, pour employer une autre image, c’est décrire les mouvements infiniment différenciés et combinés des vagues de l’Océan à un aveugle qui n’a jamais entendu parler de la mer. » (p. 59)

4
Hadith: « Allâh était dans un nuage, et au-dessus de Lui il n’y avait pas d’air, et au-dessous de Lui il n’y avait pas d’air; alors Il créa Son Trône sur l’eau. »
El-Arsh est une Réalité « essentielle » ou « verticale », qui est la cloison qui sépare le Principe de sa réfraction, mais en même temps une ouverture car elle exprime l’incomensurabilité d’Allâh par Er-Rûh.
Il est permis de définir Er-Rûh comme l’affirmation de l’Unité dans tous les degrés de l’Existence universelle. Er-Rûh est le plus souvent figuré comme un « centre », un « rayon », une « descente », une « présence », une « immanence ». En-Nûr peut être compris comme « Substance divine », avec toutes les réserves qu’impose une telle façon de parler. Er-Arsh a un aspect de « totalité » et d’« intégration ».
Er-Arsh est la « circonférence » dont Er-Rûh est le « centre » et En-Nûr la « matière ».
Le Christ est appelé Rûhu’Llâh, n’ayant pas de père humain.

Nirvâna
1
Selon une erreur communément répandue en Occident, l’« extinction » spirituelle bouddhique représente un « néant », comme s’il était possible de réaliser quelque chose qui n’est rien. Ou bien le Nirvâna est le néant, et alors il n’est pas réalisable, ou il est réalisable, et alors il correspond à quelque chose de réel.
La théologie latine voit dans la « grâce » une chose « créé », pendant que la théologie orientale (palamite, aréopagitique, patristique), qui est métaphysiquement complète, reconnaît à la « grâce » le caractère « incréé » ou divin. La première envisage le rapport cosmologique, donc adopte une perspective « horizontale » et « distinctive », pendant que la dernière envisage les choses selon une perspective métaphysique, donc « verticale », « essentielle », « synthétique ».
Les trois grands degrés de réalité sont: la manifestation formelle (comprenant le plan grossier, corporel, sensible et le plan subtil, psychique), la manifestation informelle (constituée par l’Esprit universel, les Anges suprêmes) et la non-manifestation (Dieu, en Son Essence comme en Son Verbe).
Sur le mal: « On ne saurait objecter valablement que le mal, puisqu’il existe, est également un reflet de Dieu, car, premièrement, ce n’est pas en tant que « mal » qu’il l’est, mais uniquement en vertu de sa réalité, quelque relative qu’elle soit; et, deuxièmement, le fait que le mal, par sa simple existence, est un tel reflet, n’empêche aucunement que, sous le rapport du « contenu », il ne le soit point. Le mal n’est par conséquent un reflet de Dieu que sous un seul rapport, celui de l’« existence » ou du « contenant », tandis que le « bien » - le Paradis par exemple – est un tel reflet sous deux rapports à la fois, celui de « ce qui existe » ou du « contenu » aussi bien que, a fortiori, celui de l’« existence » ou du « contenant »; il y a donc un rapport sous lequel le mal n’est nullement un reflet du Divin. N’est sous aucun rapport un tel reflet, que ce qui n’existe pas. » (p. 65)
Lâ ilâha illâ ‘Llâh, le témoignage de foi islamique, se traduit par “Il n’y a pas de divinité, si ce n’est: la Divinité.” Autrement dit: il n’y a pas de réalité, si ce n’est la seule Réalité. Ou encore: il n’y a pas de perfection, si ce n’est la seule Perfection.
Nirvâna est l’extinction par rapport au cosmos. Nirvâna s’identifie à l’Etre.
Parinirvâna est l’extinction par rapport à l’Etre. Parinirvâna s’identifie à Non-Etre.
On peut regarder un degré supérieur de réalité soit sous le rapport de l’aspect négatif qu’il présente à l’égard du plan inférieur où l’on se situe, et dont il nie les limitations, soit sous le rapport de l’aspect positif qu’il comporte en lui-même et par conséquent aussi à l’égard du plan inférieur envisagé.
Les houris paradisiaques islamiques correspondent aux Apsarâs hindoues et aux Dakinîs bouddhiques.
Un enseignement qui semble maintenir la distinction irréductible entre la créature et Dieu est basé sur la distinction entre l’Etre et le Non-Etre, ou, dans le langage de la théologie orientale, entre les « Energies » ou « Processions » et le « Substratum » impénétrable; ou, dans le langage soufique, entre les « Qualités » (Çifât) ou « Noms » (Asmâ’) de Dieu et la « Quiddité » (Dhât) se dérobant à toute pénétration par une intelligence individualisée.
Si la créature peut contempler indirectement un Aspect de Dieu, c’est parce que Dieu contemple éternellement Son Essence.

2
La discussion sur la question si les Saints « délivrés » sont « anéantis » en Lui ou restent « séparés » en Lui se réduit à celle de savoir si les Noms divins sont distincts ou indistincts en Dieu.
L’homme qui « entre » en Dieu ne saurait rien ajouter à Dieu, ni rien modifier en Lui. Dieu est Plénitude immuable.
Toute qualité, tout plaisir terrestre ne saurait être qu’un reflet fini d’une Perfection ou Béatitude infinie: « Toutes les fois qu’ils (les bienheureux) reçoivent des fruits (du Paradis), ils disent: Nous avons goûté de cela auparavant. » (Sûrat El-Baqarah, 25).
Hadith: « Le monde est le prison du croyant et le Paradis de l’infidèle.” Avec le même sens, le Soufi Mu’adh Er-Râzi a dit: « Le Paradis du croyant est la prison du sage. » Donc, toute Délivrance métaphysique implique l’« extinction » (fanâ) de toute chose créé.
L’état de l’« être » intégré en Dieu est aussi « positif » que possible, donc sans limites, c’est pourquoi le Christ a pu dire qu’Il est la « Vie ».

3
La question de Nirvâna, donc du passage du cosmos au Divin, de la manifestation au Principe, soulève le problème de la continuité entre le relatif et l’Absolu.
« […] la discontinuité que l’on constate partout ne saurait être que le reflet de celle qui sépare la manifestation du Principe, ou le monde de Dieu, et qui n’est abolie que par la réduction ontologique – ou spirituelle – du premier des termes au second, ou par le rayonnement « surnaturel » du Principe dans l’ordre manifesté. » (p. 71)
Le panthéisme occidental est un athéisme qui décore le monde du nom de « Dieu ».
La discontinuité que l’on constate partout entre Dieu et le monde, entre le Principe et la manifestation, n’est abolie que par la réduction ontologique du deuxième terme au premier.
En réalite, il y a simultanément discontinuité et continuité entre le relatif et l’Absolu.
« Il va de soi que la discontinuité n’est concevable que du point de vue de l’illusion, - le point de vue de toute créature comme telle, - puisque dans la Réalité il n’y a rien qui puisse être discontinu par rapport à celle-ci; la discontinuité est donnée, par conséquent, par la manifestation elle-même, et s’identifie en un certain sens à cette dernière. » (p. 72)
Quant à la « continuité dans la discontinuité », elle est la présence du Principe dans la manifestation.

4
Question: comment l’apparition sensible d’un être possédant la sainteté suprême – la Vierge par exemple – est compatible avec son « état porthume » qui, étant « divin », est pourtant au-delà de toute détermination individuelle?
Réponse: la sainteté est l’effacement dans un Prototype universel. La Vierge s’identifie à un Modèle divin ont elle est comme un reflet sur terre.
La Vierge Marie s’identifie à l’« Esprit » universel envisagé plus particulièrement dans sa fonction féminine, maternelle, bénéfique.
Les Prototypes universels, lorsqu’ils se manifestent, comportent une « empreinte » psychique, donc individuelle et humaine. Connue sous le nom de Vierge Marie dans le christianisme, elle apparaît sous la forme d’une belle femme dans les apparitions de la Shekhînah, dans le Judaïsme, de Durgâ, « la Mère », dans l’Hindouisme, ou de Kwan-Yin en Extrême-Orient.

Des états posthumes
1
Le point de vue spécifiquement religieux nie l’immortalité de l’âme animale et la transmigration de l’âme à travers des existences non humaines.
Dans les Révélations abrahamiques, la totalité des états posthumes est réduite à deux: le ciel et l’enfer.
L’« éternité » est une qualité absolue et ne peut être attribuée qu’à Dieu, à moins d’un langage tout symbolique.
Hadith: « Ceux qui auront mérité le paradis y entreront; les réprouvés iront en enfer. Dieu dira alors: Que l’on fasse sortir de l’enfer ceux qui ont dans le cœur ne fût-ce que le poids d’un grain de moutarde de foi! Alors on les fera sortir, bien qu’ils soient déjà calcinés; puis on les jettera dans le fleuve d’eau de pluie – ou dans le fleuve de la vie – et aussitôt ils renaîtront. »
Dans les rites sacrificiels du Judaïsme et de l’Islam, l’âme de l’animal sacrifié bénéficie également du rite.
Tout état posthume des « incroyants » (au mode intrinsèque et non relatif au point de vue particulier de telle religion) sera assimilé aux états infernaux. Quand il s’agit des croyants, les mêmes états non-humains pourront être assimilés au « purgatoire » ou aux « limbes ».
L’assimilation des états non-humains à des états infernaux se justifie par le fait que la transmigration implique la souffrance, ou plus exactement l’alternance des états heureux et malheureux, ce dont l’être n’est délivré qu’au Paradis et au-delà.
Lorsqu’une religion condamne les « infidèles » au « feu », cela ne saurait signifier que tous doivent aller aux séjours infernaux, mais simplement qu’ils doivent renaître dans des étants « périphériques », c’est-à-dire analogues à ceux des animaux et des plantes, sans aucunement être damnés pour cela.
« Le paganisme réel est toujours un formalisme vide de son esprit et implique, d’abord, l’oubli du Principe divin en tant qu’Il est un et transcendant, puis l’absence e spiritualité réelle, - ce qui ne veut pas dire absence de philosophie, - et enfin la divinisation d’un objet ou d’un être; cette dernière attitude, qui est proprement « idolâtrie », ne doit pas être confondue avec l’adoration de Dieu à travers un symbole. » (p. 81)
Objection exploitée par les athées: il n’y a aucune commune mesure entre un acte, si mauvais soit-il, et une punition sans fin, ou en d’autres termes, une cause limitée ne peut pas avoir un effet illimité. Cette objection montre que le ciel et l’enfer ne sauraient être « éternels » au sens propre du mot. Cette « éternité » ne peut être qu’une durée indéfinie (saecula saeculorum selon les chrétiens).
Saint Thomas d’Aquin a dit: « L’Enfer n’est appelé éternel qu’à cause de son invincibilité… C’est pour cela qu’il n’y a pas de vraie éternité en enfer, mais plutôt du temps… »
Sur le délicat rapport entre l’exotérisme et l’ésotérisme: « Il importe de faire remarquer ici que la théologie ordinaire ne saurait constituer un système clos vis-à-vis de la métaphysique pure, et qu’elle ne peut pas impunément se poser comme tel; cela apparaît très nettement dans certaines propositions théologiques dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont fragmentaires et ne savent compenser leur apparente inintelligibilité qu’au moyen de vagues références à une Sagesse divine « insondable ». Nous pensons ici surtout à la théorie concernant l’« infinie Bonté » et l’ « infinie Justice » et expliquant la création de l’homme par celle-là et sa damnation par celle-ci, ou encore à l’idée de la « peine éternelle » méritée par une offense quasi infinie de la dignité de Dieu, idée qui implique celle de l’absence de compassion chez les élus à l’égard des damnés; toutes ces propositions ont évidemment un sens et sont par conséquent justifiables, mais par la métaphysique seulement, non par des raisonnements anthropomorphiques. Par conséquent, il ressort de l’exotérisme lui-même qu’il ne saurait être réellement complet sans l’ésotérisme, et qu’il se présente, au contraire, des « fissures » que seule la « science sacrée » peut combler, sans quoi les ténèbres s’y introduisent. Seul l’ésotérisme possède les lumières suffisantes pour affronter toutes les objections possibles et pour expliquer positivement la tradition; mais ceci suppose qu’il explique du même coup toute la tradition, et, par là même, toute tradition; en un mot, ou bien l’on maintient, contre la « sagesse selon la chair », l’exotérisme et l’ésotérisme à la fois, - la forme et l’essence universelle, - ou bien l’on ne maintient rien du tout. » (p. 82)
S’il est légitime de dire qu’une action est « récompensée » ou « punie » par Dieu, ce n’est pas « l’action » qui compte le plus dans ce cas, mais l’« attitude » ou la « tendance » foncière. L’action pécheresse ne représente que la manifestation de la tendance intérieure. Autrement dit, iront en enfer uniquement ceux qui, si Dieu les en sortait, feraient tout pour y rentrer.

2
Les Hindous disent que « la condition humaine est difficile à obtenir », autrement dit pour l’être en « transmigration » les chances d’occuper de nouveau cette condition « centrale » sont moindres que celles de tomber dans des états périphériques (animaux, minéraux, végétaux).
La condition humaine est celle qui représente Dieu sur terre, parce que c’est à partir d’elle que l’être peut réaliser Dieu, et sortir de la samsara. Les Hindous disent : de même que c’est le dharme de l’eau de couler et celui du feu de brûler, ou celui de l’oiseau de voler et celui du poisson de nager, de même c’est le dharma de l’homme de réaliser Brahma.
Sur le cosmos formel et le Cosmos Principiel ou Paradisiaque: « Le cosmos formel constitue la « périphérie cosmique », le « centre cosmique » étant le Paradis au sens ordinaire du mot. Cette réserve est utile parce que le Paradis signifie souvent, dans les doctrines ésotériques, ce qu’on pourrait appeler, faute d’un meilleur terme, l’« Etat divin », donc la réalisation de Dieu. Si nous parlons ici de « Paradis » au singulier, ce n’est pas, bien entendu, pour exclure la pluralité des Paradis, attestée par toutes les Révélations, mais parce que ce mot peut désigner en fait l’ensemble des mondes paradisiaques, ou encore, en Dieu Lui-même, l’ensemble de Ses « Noms ». » (p. 85)
Toute morale sacrée insiste sur l’importance de la procréation dans le mariage, comme méthode de « fixation » des âmes errantes dans les états périphériques et passifs, qui ont ainsi la possibilité d’entrer dans un état central, actif, libre.
La procréation et la chasteté ne sont pas contradictoires, si les deux sont envisagées en Dieu: la chasteté est une manière directe, intérieure, « verticale », « mystique », pendant que la procréation est une manière indirecte, extérieure, « horizontale», « sociale ». Sans la chasteté la vie n’a pas de sens, mais sans la procréation, il n’y a personne pour être chaste.
« L’homme qui procrée doit en effet réaliser la chasteté selon les modes appropriés; et, de même, mais en sens inverse, l’homme chaste doit procréer selon les modes qu’exige sa fonction: c’est-à-dire, l’homme marié doit être chaste, d’abord à l’égard des femmes autres que celle que lui permet la loi religieuse, ensuite, dans une certaine mesure aussi, à l’égard de la sienne, et enfin envers son âme dont la position, par rapport à l’esprit, est féminine; quant à l’homme ayant fait vœu de chasteté, il doit procréer à son tour, mais spirituellement, et il le fera, d’une part par la transmission des vérités et grâces spirituelles, et d’autre part par le rayonnement de sa sainteté. » (p. 86)
La chasteté selon la chair n’est pas une exigence absolue, pendant que la chasteté spirituelle s’impose d’une façon inconditionnelle.
Pour pouvoir sortir de l’indéfinie ronde cosmique, l’homme doit déjà posséder une certaine liberté éminemment supérieure. Il s’agit du libre arbitre, qui élève l’homme au-dessus des êtres « passifs » tels que les animaux.
L’homme infidèle à sa propre raison suffisante, il est shûdra ou même « hors-caste », et non pas « deux fois né » (dwija), c’est-à-dire « consacré » ou « initié ».
La raison suffisante de toute forme de Révélation consiste à réaliser, de la manière la plus ample possible, ce qui constitue la raison d’être de notre existence même.
D’après saint Basile, « l’homme est une créature qui a reçu l’ordre de devenir Dieu »; dans le même sens, saint Cyrille d’Alexandrie dit: « Si Dieu est devenu homme, l’homme est devenu Dieu. ». La doctrine hindue dira qu’il faut « devenir Ce que nous sommes », à savoir Ce qui seul « est », et qui, en dernière analyse, est même au-delà de l’Etre.
Sur le matérialisme: « [...] par la logique des choses, il aboutit à l’égalitarisme, donc à ce qui est le plus contraire à la nature humaine. En effet, si nous sommes tous égaux dans la matière, c’est-à-dire dans les besoins matériels et les lois physiques, cela n’a absolument rien à voir avec notre qualité d’hommes; or, celle-ci est notre raison d’être, ou, en d’autres termes, elle est ce qui seul nous distingue des animaux. Le matérialisme équivaut donc à une réduction de l’homme à l’animal, et même à l’animal le plus inférieur, puisque celui-ci est le plus « collectif »; cela explique la haine des matérialistes pour tout ce qui est supra-terrestre, transcendent, spirituel, car s’est précisément par le spirituel que l’homme n’est pas animal. Qui renie le spirituel renie l’humain: la distinction « morale » et « légale » entre l’homme et l’animal devient alors purement arbitraire, à la façon d’une tyrannie quelconque; c’est dire que l’homme perd, par son abdication, tous ses droits sur la vie des animaux qui, eux, ont les mêmes « droits » que l’homme, puisqu’ils ont les mêmes besoins matériels; on peut évidemment faire valoir le droit du plus fort, mais alors il n’est plus question d’égalité, et ce « droit » vaudra aussi pour les hommes entre eux. Enfin, il est encore une chose dont les matérialistes ne tiennent aucun compte, et c’est le fait que l’homme normal souffre d’être dans la chair: la honte qu’il éprouve de son existence physiologique est un indice suffisant du fait qu’il est, dans la matière, un étranger et un exilé; la « transfiguration » éventuelle de la chair par la beauté humaine ne change rien aux lois humiliantes de son existence. » (p. 88-89)

Deuxième partie. Vie spirituelle
De l’oraison et de l’intégration des éléments psychiques
1
L’oraison se présente comme une pratique qui implique un point de vue antropomorphique et sentimental: d’abord parce que semble attribuer à Dieu une nature temporelle et un entendement humain, ensuite parce que se revêt volontiers d’expressions sentimentales.
Quand même, il est légitime de concevoir la Divinité sous un aspect plus ou moins personnifié. L’oraison n’implique pas la conception d’un Dieu arbitrairement humanisé et dépouillé de Sa transcendence infinie. Quant aux sentiments, il s’agit de faits psychiques normaux, susceptibles de jouer un rôle positif dans la spiritualité.
« L’oraison ne saurait être contraire à l’intellectualité la plus pure; sans contredire aucune vérité transcendante, la prière a sa raison d’être dans l’existence du « moi » humain qu’il faut, puisqu’il existe, « canaliser » vers son ultime raison suffisante; en d’autres termes, l’individu, en tant que tel, ne cesse jamais d’être « moi », et, comme l’oraison est l’acte spirituel du « moi », elle doit être pratiquée aussi longtemps que l’individu existe, c’est-à-dire dans la mesure où il garde la notion restrictive de l’égo. » (p. 94)
L’oraison est une conversation avec Dieu, un appel adressé à Lui, la traduction et l’expression d’une intention de l’individu, pouvant servir de support à des intellections dépassant le plan individuel.

2
L’Intellect pénètre nécessairement tout l’être et en englobe tous les éléments constitutifs.
Tout aspect de notre existence est un état de connaissance ou, par rapport à la Connaissance absolue, un état d’ignorance. La Connaissance spirituelle met en jeu tout ce que nous sommes, tous les éléments constitutifs de notre être, psychiques et même physiques, car rien de positif ne peut être exclu du processus de transmutation. L’existence même de ces éléments est une raison suffisante pour les prendre en considération. Ils font partie de notre nature en tant qu’individus.
« [...] l’homme qui, par ignorance, ou parti pris théorique, néglige d’intégrer ses éléments psychiques à son attitude spirituelle, ne les possède pas moins en lui-même, soit qu’il les laisse errer à leur guise, à côté des conceptions théoriques et en contradiction avec elles, soit qu’il les ait réprimés de sorte qu’ils sommeillent dans son subconscient comme des obstacles plus ou moins latents. Il importe, pouur toute réalisation spirituelle, que l’homme ne soit pas figé, si l’on peut dire, dans une portion restreinte de son « moi »; il faut au contraire que toutes ses possibilités soient réveillées, récapitulées et canalisées conformément à leurs natures respectives, car l’homme est tout ce qui le constitue; ses facultés sont solidaires les unes des autres. » (p. 98)
Dans trop de cas, la possibilité psychologique de l’enfance n’arrive pas au terme de son épanouissement normal – la manifestation nécessaire de cette possibilité est arrêtée par les méfaits de l’éducation scolaire, et subsiste comme étouffée ou écrasée.
L’homme qui n’est qu’adulte, donc à l’exclusion de tout élément enfantin, ne l’est qu’imparfaitement et par incapacité de rester enfant. Normalement, l’individu doit jouir à tout âge de tout ce que les âges précédents comportent de positif.
« L’erreur qui attribue aux Occidentaux modernes un « froid réalisme » et, aux Orientaux, une mentalité rêveuse et sentimentale est du même ordre: comme la sentimentalité, chez les modernes, se dissimule dans les conceptions fondamentales dont ils vivent, et qui normalement devraient avoir un caractère intellectuel, il faut compenser cette absence d’intellectualité par une « sécheresse » apparente qui ne sort évidemment pas du cadre de la sentimentalité, car l’intellectualité pure n’est ni « sèche » ni « humide », elle est au-delà de cette alternative tout humaine, ou autrement dit, elle n’est point une négation sentimentale de la sentimentalité. » (p. 101)
Chez l’homme spirituel, même la sentimentalité est intellectuelle, tandis que, chez l’homme ordinaire, c’est l’inverse qui a lieu. Chez le spirituel, le sentiment possède une qualité contemplative.

3
Sur la Réalité divine: « Pour l’homme en tant que tel, la question de la Réalité divine peut se poser ainsi: si les autres individus – ou les objets, les aliments par exemple – possèdent une réalité immédiatement tangible et empiriquement incontestable, de sorte qu’il est tout naturel de parler à autrui ou de se nourrir d’aliments, Dieu – qui est l’ultime Prototype de toute chose – possède une réalité incomensurable par rapport à celle qui nous entoure et dont nous vivons; or, s’il est logique de parler à des individus, ou de manger des aliments, parce que les uns comme les autres sont « réels », il sera encore bien plus logique – ou moins illusoire – de parler à Dieu, qui est la Cause infinie de tout bien, et de vivre de Son Verbe, qui est l’Essence infinie de toute nourriture. » (p. 103)
Nos prières ne sont et ne peuvent être que notre néant, notre manque de plénitude, étant les manifestations d’un vide relatif. Quand même, étant le fait que Dieu est la Réponse éternelle et omniprésente, l’oraison ne saurait avoir autre fonction que d’éliminer ce qui nous sépare de cette Réponse infinie.

Transgression et purification
1
L’idée de transgression ou de pêché se présente, suivant les doctrines traditionnelles, de différentes façons, et elle diffère même dans les diverses doctrines proprement religieuses, pourtant très proches les unes des autres.
Dans le Christianisme, la conception du pêché est étroitement liée à la théorie de la chute d’Adam et du rachat messianique. Le pêché est envisagé sous les aspects de la séduction et de la chute.
« Il importe toutefois de remarquer que la femme, considérée par le Christianisme comme le support par excellence de la tentation et du pêché, est pourtant spiritualisée dans la personne de la sainte Vierge, mère du Verbe dispensateur de la Vie; si Eve, issue d’Adam, symbolise la chute, la sainte Vierge, dont le Christ est issu, symbolisera la victoire sur le serpent. Dans l’Islam, la femme n’est point considérée sous son aspect maléfique, puisqu’elle n’intervient pas dans la chute d’Adam; c’est Iblis seul qui fait tomber le premier couple et la chasse du Paradis terrestre. Dans la conception de Jannah, le « Jardin » ou le Paradis, la femme est spiritualisée, non en vertu d’une fonction exceptionnelle analogue à celle de la « Corédemptrice », mais simplement en tant qu’instrument d’amour, sous la forme des Hûris, « Celles aux yeux de gazelles », qui s’identifient aux Apsarâs hindoues et aux Dakinis bouddhiques; du reste, l’iconographie chrétienne traditionnelle représente presque toujours les anges sous des traits féminins. Il serait facile de citer d’autres exemples, de nature très diverse, du symbolisme béatifique de la femme, entre autres: Sîtâ et Râdhâ; la déesse Kâlî dans la bhakti de Shrî Râmadrishna; les femmes de David, Salomon, Muhammad; les dames des chevaliers, telles que Béatrice dans la vie et l’œuvre de Dante. » (p. 105-106)
Le point de vue islamique envisage le pêché sous la forme d’une révolte ou d’une négation. L’attitude de révolte détruit l’équilibre de l’abandon ou de soumission, el-islâm. La négation implique un rejet de la Norme divine, Cause de tout bien.
Les deux interdictions alimentaires islamiques (les boissons enivrantes et le porc) ont aussi leurs symboles: l’alcool peut signifier la séduction, la passion ou la folie, tandis que le porc – l’impureté, l’ignorance ou la sottise. Le porc, incarnant la tendance descendante (tamas en sanskrit) n’est susceptible d’aucune transposition analogique sur le plan spirituel; tandis que le vin, représentant la qualité de passion (rajas) a un sens positif et symbolise fréquemment, dans les écrits soufis, l’ivresse contemplative.
L’amour résultant de la qualité de passion est également transposable sur le plan spirituel, et c’est pour cela que beaucoup d’écrits ésotériques prennent la forme de poèmes d’amour. Les exemples les plus connus sont: Cantique des Cantiques, Gîta-Govinda, les poèmes des troubadours et des Fedeli d’Amore, certains poèmes soufiques. En tout cas, l’amour comme tel n’est pas associé, dans la perspective islamique, à une idée de pêché, puisqu’il est conçu dans sa fonction cosmique bien plus que dans sa contingence charnelle.
Dans la pensée hindue, l’infraction est considérée comme une rupture d’équilibre due à une affirmation individualiste contraire au dharma, la loi inhérente à la nature de chaque être et de chaque catégorie d’êtres. Adharma est donc « non-conformité à une loi nécessaire ». L’idée de dharma est d’ailleurs très proche de celle d’islâm.
Dans la pensée chinoise, l’idée d’infraction à la Loi cosmique est liée à la conception de la « nature » (sing) qui est la « Loi du Ciel ». L’infraction est regardée comme un acte qui est contraire à la « nature » et qui abrège la vie, ou comme un oubli du Tao.

2
On a dit souvent que la notion de pêché n’a aucune base, étant donné que la morale est variable suivant les races et les âges.
« [...] dès lors que la transgression est envisagée en elle-même, dans sa nature cosmique et sous l’aspect de ses conditions générales, - donc somme toute dans sa réalité subjective qui la définit essentiellement, le pêché ayant sa racine dans l’intention, - les facteurs sociaux n’entrent plus dans sa définition, car une législation ne constitue qu’un support particulier, évidemment symbolique, et variable selon les « climats », de l’équilibre social ou individuel; si la loi extérieure ne s’identifie pas à la norme même du comportement humain, elle la manifeste cependant selon telle perspective; en tout état de cause, la diversité de symboles ne saurait porter atteinte à la réalisation de l’équilibre dont il s’agit. » (p. 108-109)
L’équilibre cosmique agit avant tout comme une loi interne qui n’a rien de législatif et qui peut même, dans certains cas exceptionnels, entrer en contradiction extérieure avec la loi commune, tout comme les prescriptions des différentes traditions peuvent se contredire (par exemple, un prêtre catholique qui a fait vœu de chasteté peut être délié de son vœu s’il nourrit une passion exceptionnelle pour une jeune fille chrétienne, célibataire).
Nier la nécessité profonde des différentes législations ou morales, revient à nier l’homogénéité nécessaire et spontanée de toute tradition.
L’action dont on a honte, lorsqu’on vient de la faire, lorsqu’on la fait, et lorsqu’on se prépare à la faire, doit être considérée par l’homme sage comme empreinte de la qualité d’obscurité (tamas).
Tout acte par lequel on désire acquérir dans le monde une grande renommée, sans toutefois s’aflliger beaucoup de la non-réussite, doit être regardée comme appartenant à la qualité de la passion (rajas).
Lorsqu’on désire de toute son âme la Connaissance, lorsqu’on n’a pas honte de ce que l’on fait, et que l’âme en éprouve de la satisfaction, cette action porte la marque de la qualité de conformité (sattwa).
Dans la doctrine islamique, ceux qui sont doués de la qualité de conformité sont « ceux sur qui est la grâce » (elladhîna an’amta alayhim); ceux qui possèdent la qualité de passion sont « ceux qui errent » (ed-dâllûn); et ceux qui sont assujettis par la qualité d’obscurité, d’ignorance ou de non-conformité, sont « ceux contre lesquelss Tu es irrité » (el-maghdûbu alayhim).
La transgression est une non-conformité à l’Acte divin, qui est pure affirmation, tandis que le pêché est négatif et passif en ce sens que l’homme y renie son intelligence et s’abandonne à l’apparence.
L’idée chrétienne du « pêché originel » est la tendance fondamentale, propre à l’homme « déchu », vers l’illusion. Cette tendance est partiellement combattue par le baptême.

3
L’ignorance est la condition fondamentale de la transgression. Il s’agit de l’ignorance effective, dont la racine est dans le cœur, et non pas dans la raison, c’est ce que les religions monothéistes appellent « durcissement de cœur ».
L’ignorance se manifeste selon trois modes principaux: la sottise, la faiblesse et la méchanceté, selon les trois privations: de la Sagesse, de la Puissance et de la Miséricorde divines.
La sottise est l’incapacité de discerner l’essentiel de l’accessoire. Elle consiste à s’attacher aux seuls faits et à les considérer simplement comme tels.
La faiblesse est l’abandon aux illusions et le manque de pénétration intellectuelle à l’égard des apparences.
La méchanceté est une « non-conformité » éminemment « active » et « consciente ».
« Avant de transgresser, l’homme se trompe lui-même; pour fausser provisoirement son jugement, il développe des arguments caractérisés, suivant les ca s ou les individus, soit par la sottise, soit par la faiblesse, soit par la méchanceté: le sot dissout son discernement dans une sorte de torpeur; le faible l’abandonne devant l’illusion; le méchant le brise avec violence. On peut encore dire que la transgression par sottise est l’action – ou l’omission – dépourvue de raison suffisante; et en tant qu’elle est une réaction, elle ne répond qu’à un fait. La transgression par faiblesse est caractérisée par une raison suffisante illusoire; elle procède essentiellement d’une réaction à l’apparence. Enfin, la transgression par méchanceté n’a comme raison suffisante que la tendance maléfique à la négation, ou, en d’autres termes, la haine de ce qui apparaît comme une affirmation de la Norme divine. » (p. 113-114)
Si toute qualité positive se rapporte à un aspect divin, l’absence d’une telle qualité doit se rapporter également à un centre cosmique de nature soit luciférienne, soit satanique, centre qui est la source directe de la qualité négative. Le vice vit par la communication régulière, rythmique, avec le centre obscur qui détermine sa nature, et qui, pareil à un vampire invisible, attire, étreint et engloutit l’être en état de transgression et de déséquilibre. Tout infraction est un précédent et établit un contact avec un centre ténébreux. Les rites de purification ont pour effet de rompre de pareils contacts et de rétablir la communication avec l’aspect divin dont la transgression a été, à l’instar de son centre cosmique, la négation.
Sur les démons: « Il ne sera peut-être pas inutile de préciser quelles sont les attitudes habituelles des esprits ténébreux: premièrement, dire l’inverse de la vérité, aussi exactement que possible; deuxièmement, nier ses propres défauts et les attribuer à d’autres, de préférence à ceux qui en sont parfaitement indemnes; troisièmement, changer continuellement d’argument, le but de l’argumentation n’étant que la subversion; quatrièmement, exagérer le mal de ce qui est bien, exagérer le bien de ce qui est mal, c’est-à-dire définir le bien comme mal à cause d’une ombre d’imperfection et définir le mal comme bien à cause d’un reflet de perfection; en un mot, fausser partout les justes proportions et intervertir les rapports normaux. Nous pourrions ajouter un cinquième trait: diviniser une qualité secondaire afin de nier une qualité essentielle, ou encore, afin de dissimuler une tare fondamentale. » (p. 115)
Quand même, la transgression ne peut pas ne pas refléter une réalité universelle, sous peine d’être dépourvue de cause. L’absence relative même de la Cause divine, ainsi que la présence illusoire d’un centre cosmique qui agit comme cause négative, doit procéder en dernier lieu d’une cause ontologique.
On a dit que « le juste pêche sept fois par jour », ce qui doit être valable aussi pour les Hommes-Dieu, parce qu’il ne peut pas y avoir de vertu absolue dans la manifestation. Une manifestation purement qualitative est une contradiction dans les termes.

4
L’individu humain comme tel ne peut pas ne pas comporter les attributs limitatifs qui le définissent essentiellement, sans quoi il ne serait pas un individu humain. L’Homme-Dieu est, sous un certain rapport et par définition, un individu humain, sans quoi il ne serait « homme » en aucune façon, et il serait même impossible d’en parler d’une façon quelconque. Le Christ est « vrai Dieu et vrai homme », souvenons-nous qu’il a dit: « Que m’appelles tu bon? Dieu seul est bon. »
Quand l’homme divin exprime apparemment un sentiment ou un désir, c’est lui seul qui a raison en se servant de termes humains, et les mêmes affirmations deviendraient - toujours par rapport à l’Homme-Dieu – plus ou moins fausses dans la bouche d’un homme ordinaire.
Dire qu’un homme divin est parfaitement au-delà de l’individualité, qu’il est poarfaitement « uni », revient à dire que son « moi » - qu’il possède au même titre que son corps physique – ne peut pas lui faire obstacle. Il ne faut pas dire tout de même que l’individualité est inexistante dans son cas, quelque chose d’inexistant ne pouvant se manifester en aucune manière. En tout cas, l’individualité n’est pas la même chose que l’Identité Suprême, et il est possible et légitime de dire que l’individualité est en dehors de cet état privilégié, propre à l’homme divin. « On pourra bien, en langage humain, essayer de préciser de quelle manière l’homme divin est individuel et de quelle manière il ne l’est pas, mais on ne pourra jamais l’exprimer d’une façon adéquate et complète, car les réalités infiniment complexes et apparemment fort paradoxales dont il s’agit ici dépassent le cadre de la simple raison humaine dont le langage est l’instrument. Peut-être pourrons-nous résumer toutes ces considérations dans la formule suivante: l’homme divin est « vrai Dieu et vrai homme »; et, étant « Dieu », et malgré qu’il est « homme », il n’est pas « homme » de la même façon que les autres hommes qui, eux, ne sont pas « Dieu ». » (p. 120-121)
Ibn Al-Arif a dit: « La réalité ésotérique, perçue dans la contemplation, est la suivante: le serviteur subsiste par la subsistance qu’Allâh lui accorde, et L’aime de l’amour qu’Il a pour lui, et Le regarde du regard par lequel Il le regarde, sans qu’il reste en propre au serviteur, de lui-même, chose quelconque qu’il puisse considérer comme sienne. »
Mohyiddîn ibn Arabî, dans Futûhât el-makkiyah, a dit: « Examine bien ce que toi et tes compagnons admettez unanimement: Allâh, à cause de Sa Transcendance sublime et la saintete de Sa Réalité, ne peut subsister dans le corps; quant à l’homme, il voit par la faculté visuelle qui subsiste dans l’organe corporel de ses yeux, et il entend par l’ouïe, par la vue, du langage et de toutes les autres facultés spirituelles ou physiques qu’on lui disait nécessairement siennes et en vertu desquelles on le qualifiait, en toute propriété, des termes d’auditeur, voyant, parlant. C’est dire que maintenant il a commencé d’entendre et de voir par Allâh, après avoir auparavant entendu et vu avec ses sens de l’ouïe et de la vue; et cela sans préjudice de ce que nous savons avec certitude, qu’Allâh est trop sublime et saint pour que les choses créées soient des sujets où Il subsiste ou que Lui-même soit un sujet où résident les choses créées. Néanmoins, le serviteur entend maintenant et voit et parle avec Ce qui ne subsiste point en lui, car Allâh est maintenant son ouïe, sa vue et sa main. »

5
Les rites purificatoires neutralisent les effets du pêché, mais sans modifier la cause permanente du mal, aucun rite ne pouvant abolir l’ignorance. Les rites opèrent la réintégration virtuelle dans l’état édénique.
L’extirpation de la racine du péché nécessite l’intervention d’une aide encore plus positive, sous la forme d’une influence spirituelle. Mais il ne faut perdre de vue que le but des moyens spirituels n’est pas d’abolir la transgression, mais de sanctifier l’âme en vue de ses fins dernières.
Les rites exigent de la part de l’individu l’intention droite et l’effort qui les traduit en actes.
Du point de vue métaphysique, il existe une correspondance entre l’ablution musulmane (qui utilise deux éléments: l’eau ou la terre), les pratiques respiratoires du hatha-yoga (qui utilise donc l’air), la purification par le feu dans l’incinération hindoue des morts.
« La transgression est essentiellement la non-conformité de l’action; et comme la Connaissance seule peut délivrer des liens de l’action, elle seule peut éliminer définitivement la possibilité même de la transgression. » (p. 124)

Du sacrifice
1
Le sacrifice est une purification qui doit compenser notre manifestation même ent tant qu’elle semble usurper la Vie divine. Le sacrifice est comme une mort volontaire et symbolique dans le cadre de la vie.
« Ce qui existe ne peut « soutenir » et « étendre » son existence que moyennant des réminiscences – ou récapitulations – de son existence initiale, ou plutôt de son inexistence principielle; toute chose porte organiquement la trace de son néant; la « densité absolue » est chose inconcevable, parce que contradictoire. » (p. 125)
La Possibilité universelle seule étant absolue, toute impossibilité a une limite marquée par une possibilité qui semble la démentir, d’où l’adage: « L’exception confirme la règle ». Ainsi, l’impossibilité qu’un carré soit rond entraîne la possibilité d’un quadrilatère à côtés convexes. L’impossibilité que le noir soit blanc entraîne la possibilité du gris.
La « manifestation totale », bien qu’impossible en soi, se réalise au moins d’une façon symbolique dans l’ordre des apparences, et elle revêt alors un aspect soit maléfique, soit bénéfique (le cataclysme ou le miracle).

2
« L’homme est le seul animal qui sacrifie » (Shatapatha-Brâhmana, VII, 5).
La vie étant un don du Créateur, les êtres conscients doivent sacrifier au Créateur une partie de ce qu’Il a donné, afin de réaliser spirituellement le sens de ce don.
Les Hindous ne mangent qu’après avoir offert une part aux divinités, de sorte qu’ils ne se nourrissent au fond que de restes sacrificiels.
Les Musulmans et les Juifs versent tout le sang de la viande destinée à la consommation.
Les guerriers de certains tribus de l’Amérique du Nord sacrifiaient, au moment de leur initiation guerrière, un doigt au « Grand-Esprit ».
Le sens de la dîme (decima) et le sens du zakkât musulman est le même: « afin de conserver et d’augmenter les biens, on empêche le cycle de prospérité de se fermer et cela en sacrifiant le dixième, c’est-à-dire la partie qui constituerait précisément l’achèvement et la fin du cycle. » (p. 128)
Il n’y a rien d’arbitraire dans le sacrifice sanglant: le sang est le véhicule de la vie. C’est dans le sang aussi que les éléments psychiques entrent en connexion avec la modalité corporelle, et c’est là une des raisons pour lesquelles, dans certaines traditions, sa consommation est interdite.
Le sacrifice a quelque chose d’analogique à la saignée: la collectivité humaine est le corps qui donne de son sang, soit en versant celui de quelques membres de cette collectivité, soit en leur substituant des animaux.
« A propos du sacrifice humain, on pourrait poser la question suivante: de quel « droit » un sacrificateur peut-il immoler un individu contre le gré de ce dernier? A cela il faut répondre que le sacrificateur n’agit point comme individu, mais comme instrument de la collectivité qui, étant la totalité, a évidemment certains droits sur sa propre partie, l’individu, à condition bien entendu que cette totalité soit unifiée par un lien spirituel, qu’elle représente donc une unité réelle, un « corps mystique » si l’on veut, et que d’autres part le sacrifice soit agréé, donc exigé, par Dieu. » (p. 130)
Le passage du sacrifice humain au sacrifice animal est marqué, dans les religions abrahamiques, par le sacrifice d’un mouton substitué au fils d’Abraham. Dans le Christianisme, le sacrifice de l’Homme-Dieu se substitue, dans l’Eucharistie, au sacrifice sanglant.
Les peuples qui vivaient de la chase ne tuaient pas à la manière des profanes du monde moderne. L’acte d’abattre du gibier exige toujours des compensations rituelles.
Un mode de sacrifice est la guerre féodale, non pas en tant qu’elle représente une manifestation toute générale des conditions défavorables de notre époque cyclique, mais en tant qu’elle a, pour le guerrier, une signification positive, et qu’elle représente une sorte de loi pour une collectivité humaine.
Le sepuku, le suicide rituélique des Shintoïstes, ne tombe en aucune façon sous la loi du suicide vulgaire et non rituel.
« Le sacrifice humain risque de dévier, comme cela peut d’ailleurs arriver, en principe, pour tout rite, du « qualitatif » au « quantitatif », ou du symbole à la superstition, en sorte qu’il peut aboutir à quelque chose qui est l’opposé même du sacrifice originel; c’est ce qui s’est produit chez les « païens » dont parle la Bible, sans oublier les Aztèques et un nombre sans doute assez grand de peuplades plus ou moins dégénérées. » (p. 131-132)
« Là où la spiritualité s’est assombrie, le sacrifice ne s’adresse plus à la Divinité, mais à une entité psychique créée et entretenue par l’adoration collective qui, elle aussi, n’est que psychique; il est vrai que dans une tradition normale une entité semblable existe également, mais elle s’y trouve à sa place normale, qui est secondaire, et comme cette entité est illuminée – donc « qualifiée » - par une spiritualité, sa substance même ne saurait être celle d’un vampire psychique; elle est en effet appelée à servir de support aux influences divines, de même que, dans l’individu, les éléments psychiques ou mentaux doivent véhiculer les irradiations de l’Intellect. Mais, lorsque les influences divines se sont retirées d’un culte traditionnel, et que cette entité psychique subsiste seule, abandonnée à elle-même et à ses serviteurs ignorants, - et d’autant plus passionnés, - elle devient un véritable « monstre » et sert d’habitation aux influences ténébreuses; c’est ce qui explique qu’on a pu voir des apparitions hideuses s’échapper d’idoles brisées. Les déchéances de cet ordre se produisent toujours là où les formes culturelles ne sont plus adaptées aux conditions cycliques nouvelles; ces formes ne sont alors plus que des vestiges qui continuent à vivre d’une vie purement « spasmodique », pourrrait-on dire, de même qu’un corps décapité peut encore subir des contractions nerveuses. C’est alors qu’intervient, soit une réadaptations traditionnelle conforme aux conditions cycliques, soit un changement venant de l’extérieur et qui, dans certains cas, peut amener la destruction pure et simple de la civilisation envisagée. » (p. 132)
La forme suprême du sacrifice est celle qui se situe sur le plan intérieur. Mais, si la dîme est reçue au niveau de la vie extérieure, le plan intérieur exige que tout l’être soit sacrifié. C’est pour « perdre sa vie », au sens de la parole évangélique, que l’homme se sacrifiera lui-même, mais aussi pour la retrouver dans l’Immuable.

Troisième partie. Formes de l’esprit
Christianisme et bouddhisme
1
Le Christianisme et le Bouddhisme présentent certaines analogies remarquables.
On a qualifié le Bouddhisme de « religion athée », définition absurde, mais compréhensible de la part d’hommes qui se font de Dieu une idée presque exclusivement anthropomorphique.
« En réalité, la Divinité se trouve concrétisée dans le Bouddha comme elle l’est dans la personne du Christ: ils apparaissent en effet l’un comme l’autre sous un mode expressément surhumain, transcendant, divin; le « royaume » du Bouddha, comme celui du Christ, « n’est pas de ce monde »; contrairement à ce qui fut le cas d’autres Avatâras, le Christ et le Bouddha ne sont ni législateurs ni guerriers, mais prédicateurs errants; le Christ fréquente les « pécheurs » et le Bouddha les « rois », mais ils le font en étrangers et sans se mêler organiquement à la vie des hommes. » (p. 137)
Les doctrines christique et bouddhique se caractérisent par un esprit de renoncement, esprit « monastique » ou « érémitique », en un certain sens « asocial ». Dans les deux on peut remarquer l’absence d’une législation proprement dite. « [...] ces doctrines n’envisagent point ce bas monde comme pouvant servir de support positif à la voie spirituelle, mais le rejettent comme un obstacle; c’est dire qu’elles l’envisagent, non pas sous le rapport de son symbolisme qui relie toute chose « essentiellement », « qualitativement » ou « verticalement » au Prototype divin, mais uniquement sous celui de son caractère de manifestation, de création, donc de non-divinité, d’imperfection, de corruptibilité, de souffrance et de mort. » (p. 138)
Une autre analogie: les deux religions sont sorties d’une autre, par rapport à laquelle elles apparaissent donc comme hétérodoxes, ce qui ne les empêchent pas d’être orthodoxes au point de vue de leur vérité intrinséque. Le Christianisme envisage la tradition antérieure de « lettre morte », ce qui conduit au rejet de la Loi mosaïque, tout comme le Bouddhisme rejet le Vêda.
Dans le Christianisme, la négation aura un cachet « mystique », au sens primitif et intégral de ce terme, tandis que dans le Bouddhisme elle revêtira une apparence « rationnelle ».
Le nouvel Avatâra laisse dans la civilisation-mère une trace profonde: dans la civilisation judaïque, l’empreinte laissée par le Christ est importante, puisque le Judaïsme a perdu désormais son centre et par conséquent un aspect essentiel de sa cohésion.
« Mais l’analogie la plus profonde entre les deux formes de la Révélation universelle est dans le fait que, l’une comme l’autre, elles possèdent un caractère intégralement initiatique, et non exo-esotérique comme le Judaïsme et l’Islam, ni spécifiquement métaphysique comme l’Hindouisme et le Taoïsme [...].” (p. 139-140)
Dans l’Hinduisme et le Taoïsme il n’existe de l’exotérisme que sous la forme de l’incompréhension des individus qui tendent à prendre à la lettre.
Entre le Christianisme et le Bouddhisme il existe une divergence doctrinale: le premier considère que l’Absolu est un « Etre », le deuxième – un « Etat ». Ces deux termes n’ont qu’un sens tout provisoire, car « Dieu » est au-delà de l’Etre, et le Parinirvâna n’est plus du tout un « état », puisqu’il n’y a plus d’individualité.
Initiatiques dans leur structure, le Bouddhisme et le Christianisme ont dû faire face, non pas aux seuls besoins spirituels d’une élite, mais aux multiples exigences d’une collectivité humaine totale, donc comportant les intelligences et les aptitudes les plus diverses. Comme adaptation aux exigences d’un équilibre collectif, le Christianisme a voilé le caractère ésotérique des ses dogmes et sacrements en les déclarant « insondables » et « incompréhensibles ». « [...] la réaction des « pourceaux » et des « chiens » devait se produire tôt ou tard, et en fait, la « sagesse selon la chair » finit par envahir tout, et triompha sous la forme de ce paganisme déterré qu’on appelle la « Renaissance », pour aboutir, à travers une série de subversions secondaires, à l’extrême négation de tout ce qui est « mystère ». » (p. 141)
On ne peut pas juger pourquoi une religion est telle qu’elle est: « Il n’y a dans une tradition aucun calcul; elle est ce qu’elle est, avec l’évidence spontanée et indiscutable d’une fleur. » (p. 141)
Sur le bouddhisme: « [...] rien n’est plus facile que de montrer l’inanité de la candide logomachie qu’on déclenche à tout propos contre l’idée du Nirvana, et il suffira à cet effet de poser les trois questions suivantes: premièrement, le monde comporte-t-il la souffrance ou non? Deuxièmement, la Béatitude éternelle est-elle libre de souffrance ou non? Troisièmement, cette Béatitude présuppose-t-elle l’extinction de la nature passionnelle ou non? Si oui, la thèse bouddhique est impeccable; le reste est affaire de goût. » (p. 141)
L’apparence rationnelle du Bouddhisme, exactement comme le « mystère » chrétien, est en elle-même, non pas une duperie mentale, mais un symbole destiné à véhiculer une sagesse « selon l’Esprit ».

2
Paradoxalement, même si le Christianisme et le Bouddhisme ont dû rejeter les traditions dont ils étaient respectivement issus, ils omt rendu accessible leurs dépôts spirituels.
Tout comme Saint Paul parle de la circoncision « en l’esprit », qu’il oppose à celle « dans la chair », Bouddha rejette des castes « dans la chair » et les remplace par celles « dans l’esprit ». De même, l’Islam a remplacé le « baptême des hommes » par celui « de Dieu » (çibghatu ‘Llâh). Les hétérodoxes adoptent souvent, par besoin de compensation et par hypocrisie, une attitude analogue, mais sans pouvoir la justifier par une vérité et une force spirituelle intrinsèque.
Ni l’idée monothéiste ni le messianisme ne pouvaient rester liés au seul peuple d’Israël; ainsi, ni l’idée de la libération par la Connaissance, ni celle de la transmigration, ne pouvaient demeurer l’apanage du seul monde hindou.
Ni le Christianisme, ni le Bouddhisme ne possèdent une langue sacrée, donc unique. L’explication serait que ces deux religions se fondent moins sur un texte que sur un mode plus « direct » - le Corps même de l’Homme-Dieu qui offre une participation au Verbe. Dans le Christianisme, l’accès au corps se fait par l’Eucharistie; dans le Bouddhisme – par l’Image sacramentale du Bienheureux, dérivée de l’ombre même du Bouddha.
Dans le Bouddhisme il est dit que Bouddha même aurait laissé son image comme un « souvenir ». Il est intéressant de nous rappeler les paroles du Christ lors de l’institution du sacrement eucharistique: « Allez et faites ceci en mon souvenir. »
L’apparence corporelle du Bouddha est dire être un enseignement au même titre que la doctrine. Le darshan hindou – la contemplation de saints personnages – est du même ordre.
La contemplation de l’Image révélée du Bouddha est, en effet, comme la communion chrétienne, une absorption du Corps sacré du Dieu manifesté. Quand même, dans l’Eucharistie c’est l’aspect de « Présence » qui l’emporte sur l’aspect de « Symbole », tandis que dans l’Image de Bouddha c’est essentiellement à travers la forme symbolique que se communique la « Présence réelle ».
L’absence de langue sacrée dans les deux traditions conduit à l’idée que ce qui est important c’est le sens, puisque la langue ne constitue pas la « matérialité sacrée » de la Révélation. Dans toutes les autres traditions, la langue des la Révélation est comme la chair sacrée de la Parole divine. « [...] si un Livre tel que le Qoran ne peut pas être lu dans une langue autre que celle de la Révélation, c’est pour une raison analogue à celle qui empêche que les Espèces eucharistiques soient faites de matières autres que celles que prescrivent les Eglises, ou que les Images sacramentales du Bouddha soient faites autrement que selon les règles strictement établies. » (p. 146)
Les quatre dons divins légués par le Bouddha sont:
a) la Doctrine de la Délivrance;
b) le Symbole visible du Bienheureux;
c) la Puissance spirituelle toujours présente;
d) le Nom salvateur.
Ces dons peuvent être retrouvés chez le Christ sous la forme suivante:
a) la Doctrine de la Rédemption et de l’Amour;
b) l’Eucharistie;
c) le Paraclet;
d) le Nom salvateur de Jésus, tel qu’il est invoqué dans l’Hésychasme.
Ces quatre dons doivent se trouver, sous une forme appropriée, chez tous les Messagers divins.
Le Prophète Muhammad a légué:
a) la Doctrine de l’Unité (at-tawhîd);
b) le Qoran, dans sa matériélité sacrée (envisagée sous le triple rapport de la langue, du son et de l’écriture);
c) l’Influence spirituelle (Barakatu Muhammad);
d) le Nom suprême (El-Ismu’l-a’azhem), celui d’Allâh.
Sur le Prophète Muhammad: « Le Nom « céleste » de Muhammad est Ahmad; lorsqu’on en retranche la lettre m (mîm), qui est celle de la mort (mawt), il reste le Nom divin Ahad, « Un ». Le Prophète a exprimé son identité avec Dieu par les ahâdith suivants: « Je suis Ahmad sans mîm »; « Je suis arabe sans ayn »; et « Qui m’a vu, a vu Dieu » (El Haqq, « La Vérité »). Dans le second hadîth, le mot « arabe » (arabî) devient « mon Seigneur » (Rabbî) par la suppression de la lettre ayn, qui est celle de la « servitute » (ubûdiyah, de abd, « serviteur »), c’est-à-dire celle de l’existence cosmique, relative, irréelle. Le Prophète dit aussi: « Qui connaît son âme, connaît son Seigneur »; dans ce hadîth, la vérité exprimée dans les trois autres devient une vérité générale, et, partant, une règle spirituelle de premier ordre, concernant la réalisation de « Dieu en nous ». » (p. 147)
Le Bouddhisme, tout comme le Christianisme, ont dû rejeter extérieurement la forme dont il était issu. L’un comme l’autre se présente comme l’essence spirituelle ou spécifiquement initiatique de la tradition précédente, devenue plus ou moins littéraliste ou pharisaïque. L’un comme l’autre a adapté l’essence aux besoins d’une existence traditionnelle autonome et intégrale, en permettant ainsi aux trésors spirituels une expansion et un rayonnement dépassant les possibilités des cadres primitifs.

Imân, Islâm, Ihsân
La qualité de muslim comporte trois éléments fondamentaux:
a) el-imân, la foi, dont le siège est le cœur;
b) el-islâm, l’abandon ou la soumission à la Volonté divine, attitude qui englobe tout l’individu, y compris les facultés de sensation et d’action (les mains, les pieds, la vue, l’ouïe, la langue, l’estomac et les organes de reproduction);
c) el-ihsân, la vertu (le mot arabe comprenant à la fois un sens d’« action » et de « beauté »), qui consiste en la progression qualitative des deux éléments précédents.
Les deux premiers sont le domaine de la sharî’ah, ou la Loi extérieure. Le troisième élément s’identifie au taçawwuf même.
« Tout élément relevant de ce domaine [exotérique] est transposable dans le domaine ésotérique, alors que l’inverse n’est pas toujours possible. » (p. 150)
La définition exotérique de l’ihsân se réduit au sens littéral de ce hâdîth: « L’ihsân est: que tu adores Allâh comme si tu Le voyais, et si tu ne Le vois pas, Lui pourtant te voit » (El-ihsânu hua an ta’buda Llâha ka’ annaka tarâhu fa-in lam tarâhu fa-innahu yarâk.) Initiatiquement, les mots « adorer » et « voir » signifient respectivement « aimer » et « connaître ».
Le Soufisme, à part son aspect de doctrine métaphysique et en tant que théorie et méthode spirituelle, est la science même de l’ihsân. Il est le point de jonction entre la religion extérieure et la sagesse initiatique.
Sur l’imân: « La foi est le consentement à une idée; mais ce consentement est, au moins en partie, de nature extra-intellectuelle et concerne moins les idées pures que les formes dont elles peuvent se revêtir, c’est-à-dire les affirmations plutôt que les vérités. » (p. 151) Le consentement religieux ne peut comporter une assimilation profonde par l’intellect. Au sens supérieur, spirituel, l’imân n’est plus une conscience indirecte et toute symbolique du Divin, mais une sorte de participation immédiate et active à Celui-ci.
Si la foi, au sens ordinaire, est considérée comme une vertu, il va de soi que la certitude impliquée par la connaissance, puisqu’elle porte son fruit en elle-même, ne saurait être méritoire, pas plus que ne l’est n’importe quelle évidence acquise par les facultés sensibles; mais ceci n’enlève nullement à la Connaissance sa qualité « paraclétique », purificatrice et véritablement « rédemptrice », idée qui est contenue dans la conception de la « foi qui sauve ».
« [...] toute connaissance est « objective » et « statique » par définition, tandis que la foi, qui est une fonction intellectuelle de l’amour, sera toujours « subjective » et « dynamique ». » (p. 153)
Il est étonnant que le terme d’islâm, et non celui d’imân, a servi de dénomination à la tradition musulmane.
« Dans l’état d’islâm, nous pouvons discerner trois degrés: premièrement l’islâm naturel, qui est la conformité nécessaire, passive et inconsciente des choses à leur Cause ontologique, et en vertu de laquelle tout être contingent est muslim, « soumis »; deuxièmement, l’islâm intentionnel, volontaire et libre, qui se traduit par une conformité rituelle et morale à la législation sacrée, et qui concerne ceux qui sont « soumis » (muslimûn) par leur volonté; ce sont les Musulmans ou, pour appliquer cette idée en dehors de la forme islamique, ce sont les hommes en tant que rattachés à leur tradition respective; troisièmement enfin, il y a l’islâm spirituel qui, lui n’embrasse plus aucun collectivité comme telle, puisque ceux qui le réalisent sont unis dans l’Amour divin; ils sont « soumis » par l’effet de leur réalisation spirituelle, et non par une volonté plus ou moins séparée d’eux-mêmes, et c’est pour cela qu’ils sont à eux-mêmes leur propre Loi. » (p. 153-154)
Le Soufi réalise l’islâm universel, comparable par sa perfection à l’islâm naturel, mais actif et conscient.
Sur les termes et leur universalisme: « Bien que le terme de muslim serve le plus généralement à désigner les « soumis », c’est-à-dire les Musulmans, on rencontre aussi celui de mu’min, « croyant », qui désigne un aspect plus intérieur; tout le monde doit être muslim, mais nul n’a le droit de se prétendre mu’min, et encore moins muhsin. – Les Soufis se considèrent – non pas malgré, mais à cause même de leur universalisme – comme les Musulmans par excellence; les mots « catholique » et « orthodoxe » sont, comme d’ailleurs tous les épithètes traditionnels de ce genre, susceptibles de la même application universelle que les termes de muslim et d’islâm. » (p. 154)
L’état du Soufi procède de la fusion de l’islâm volontaire de l’individu et de l’islâm naturel de toute chose. L’islâm naturel ou cosmique est pénétré par l’islâm spirituel du Soufi. Le monde semble dépendre du Soufi, et comme celui-ci est sa propre, Loi, il est la Loi du monde. D’autre part, le Soufi est pénétré par l’islâm cosmique, en sorte que son propre islâm perd tout caractère individuel et particulier et s’identifie à la nécessité profonde des choses.
La shâri’ah (la route large) comprend l’imân et l’islâm en tant qu’éléments religieux et sociaux, donc avec tout ce qu’ils impliquent dans les ordres dogmatique, rituel et législatif. La tarîqah (la voie étroite et directe) est identique à l’ihsân. La haqîqah, la Vérité transcendante, est la raison d’être et la fin suprême.
L’ihsân est donc la « Voie » et la « Vérité », la « Connaissance » et l’« Amour ».
« L’Intellect tient, dans le microcosme humain, le rôle du Principe, et l’individu celui du manifesté; or, l’ihsân est la réalisation consciente, active, immédiate, des rapports qui existent entre le Principe et la manifestation: il est d’une part la sanctification du créé, et d’autre part sa résorption – ou annihilation – dans l’Immuable. » (p. 156)

Des modes de la réalisation spirituelle
1
Une formule islamique dit qu’il y a autant de voies vers Dieu qu’il y a d’âmes humaines. Quand même, cette diversité peut être réduite la trois catégories d’approche, trois positions fondamentales que nous pourrons désigner respectivement par les termes « connaissance », « amour » et « action ».
L’action est l’attitude la plus extérieure. Elle n’a point sa raison suffisante en elle-même, elle est obligée de se référer à l’une des deux voies supérieures qui lui donnera tout son sens. L’amour et la connaissance dépassent et abolissent le déterminisme étroit des œuvres; la foi sauve, tout comme la connaissance délivre.
« La voie d’action (le karma-mârga hindou) se présente à l’aspect de Rigueur de la Divinité, d’où le rapport entre cette voie et la « crainte » (la makhâfah du Soufisme); cet aspect se manifeste, pour nous, à travers l’indéfinité et l’inéluctabilité des vicissitudes cosmiques; le but de la voie d’action sera la libération hors de ces vicissitudes, et non pas hors de l’Existence même – comme c’est le cas pour la voie d’amour et a fortiori pour celle de connaissance; l’action en elle-même est liée à la manifestation et s’arrête pour ainsi dire à la porte de l’Etre. Mais cette libération par l’action, si elle n’est pas la Délivrance totale et absolue, n’en est pas moins une délivrance, à savoir hors du cosmos formel, et par conséquent hors de la souffrance; et si c’est l’action qui tient ici le rôle de support, c’est parce que c’est par l’action que nous nous situons dans le temps qui, destructeur des êtres et des choses, est précisément une apparition de la Rigueur divine. Le rapport qui existe, d’une part entre Kâli, Divinité (hindoue) de la destruction ou de la transformation, et kâla, le temps, et, d’autre part, entre kâla et karma, le temps et l’action, aidera à comprendre dans quel sens on doit rapprocher la « crainte » du karma-mârga. Ce qui confère à l’action sa qualité libératrice, c’est son caractère sacrificiel: l’action doit être envisagée comme l’accomplissement du dharma, du « devoir d’état » qui résulte de la nature même de l’individu, et elle sera accomplie, par conséquent, non seulement à la perfection, mais aussi sans attachement à ses fruits (nishkâma-karma). » (p. 158-159)
La voie de libération par action sacrificielle a servi de base aux civilisations guerrières (dont survivent encore celle du Shintoïsme et celle des Peaux-Rouges).
La forme la plus directe de l’action désintéressée est celle qui implique l’oubli de soi et qui supprime la barrière entre « moi » et « autrui ». « L’ego est comme absorbé par l’« autre », qui devient « Dieu », en sorte que le désintéressement réside ici dans la nature même des choses; toutefois, la finalité purement cosmique de cette voie est aisément discernable dans le fait que tout se place sur le plan des créatures, donc dans le monde « extérieur » et « objectif ». » (p. 159)
Même celui qui suit une voie purement contemplative doit, dans la mesure où l’action s’impose à lui par la force des choses, agir selon le karma-mârga, c’est-à-dire en se conformant soigneusement à la nature des éléments constitutifs de l’action, donc au symbolisme de celle-ci, et toujours sans attachement aux fruits des œuvres.
Question: comment il est possible de concilier une vie spirituelle intense avec les obligations profanes, et même d’intégrer ces obligations dans une certaine mesure à la vie intérieure?
L’intégration du travail dans la spiritualité dépend de trois conditions fondamentales : « nécessité », « sanctification » et « perfection ».
Sur la nécessité: « La première de ces conditions implique que l’activité à spiritualiser corresponde à une nécessité et non à un caprice: on peut sanctifier, c’est-à-dire offrir à Dieu, toute activité normale nécessitée par les exigences de la vie même, mais non pas n’importe quelle occupation dépourvue de raison suffisante ou ayant même un caractère répréhensible, ce qui revient à dire que toute activité nécessaire possède un caractère qui la prédispose à véhiculer le spirituel; toute activité nécessaire a, en effet, une certaine universalité qui la rend éminemment symbolique. » (p. 161)
La sanctification suppose que l’activité définie comme nécessaire: « [...] soit effectivement offerte à Dieu, c’est-à-dire par amour de Dieu et sans révolte contre le destin; c’est là le sens des prières par lesquelles on consacre, dans la plupart des formes traditionnelles sinon dans toutes, le travail, qui se trouve ainsi ritualisé, c’est-à-dire qui devient un « sacrement naturel », sorte d’ombre ou de contrepartie secondaire du « sacrement surnaturel » qu’est le rite à proprement parler. » (p. 161)
La perfection implique la perfection logique du travail, car il est évident qu’on ne peut offrir à Dieu une chose imparfaite, ni Lui consacrer un objet vil.
Si les trois conditions sont bien remplies, le travail ne sera non seulement plus un obstacle à la voie intérieure, mais il sera même une aide pour celle-ci. Inversement, un travail mal accompli sera une entrave à la voie, car il ne correspond à aucune Possibilité Divine.

2
Dans la voie d’amour (le bhakti-mârga hindou, la mahabbah du Soufisme), l’activité spéculative ne joue point un rôle de premier plan comme c’est le cas dans la voie de connaissance (jnâna-mârga; ma’rifah). L’« amant » (le bhakta) doit tout obtenir au moyen de l’amour et par la Grâce divine. Les questions doctrinaires lui sont plutôt indifférentes. « Cette excuse ne concerne toutefois pas ceux qui, sans du reste être des bhaktas véritables, se posent en jnânîs et travestissent la sagesse hindoue en une philosophie sotte et tonitruante, imbus qu’ils sont de toute la « camelote intellectuelle » de ces deux derniers siècles, - sans oublier un « moralisme » qui devient entre leurs mains une surenchère hypocrite, inepte, intolérable. Sous la forme de ce « védandisme » aplati et suffocant, l’Inde rend le mal que l’Occident lui a fait; à n’en pas douter, la foi religieuse la plus sommaire vaut infiniment mieux que cette mystique de bas étage faite de naïve prétention et de nullité intellectuelle. » (p. 164)
Comme le montre l’exemple d’un Râmânuja, la doctrine bhaktique représente beaucoup plus une sorte d’arrière-plan pour le travail spirituel qu’une expression désintéressée et parfaitement adéquate de la Vérité. La considération de la Vérité intégrale est plus ou moins incompatible avec le subjectivisme nécessaire de l’amour.
Sur la voie d’amour: « La voie d’amour est comparable à un rythme ou à une mélodie, non à un raisonnement; elle est une voie de « beauté », non de « sagesse », s’il est permis de s’exprimer ainsi au risque de paraître dire que la beauté est sans sagesse et la sagesse sans beauté; en un mot, la perspective de bhakta comporte des limitations inévitables dues au caractère « subjectif » ou « féminin » de la méthode « bhaktique », et cela permet d’entrevoir qu’en règle générale l’homme dont la nature convient pour la voie d’amour sera forcément moins doué au point de vue spéculatif que l’homme dont la nature est faite pour la connaissance directe. » (p. 164-165)
Sur la qualification pour l’initiation: « Le préjugé qui consiste à croire que toute qualification initiatique implique une mentalité « jnânique », et par conséquent une aptitude naturelle à la spéculation, est d’autant plus contradictoire que la majorité de ceux qui sont doués pour la spiritualité ont une nature faite pour la voie de l’amour et non pour celle de la connaissance; le dit préjugé s’explique toutefois, hormis les aberrations d’un amour-propre disproportionné, par une prédisposition naturelle à la ratiocination, et il n’est point abusif de dire que l’un des caractères distinctifs de l’Occidental est qu’il « pense » trop; en fait, il déploie tout son être dans la faculté mentale qui est devenue excessivement active et différenciée, d’où son monstrueux génie inventif et son illusion d’être supérieur aux autres hommes; la civilisation moderne reflère fidèlement cette hypertrophie du cerveau européen. Le préjugé de croire que toute vérité entraîne l’obligation d’en faire un jeu de la « pensée », c’est-à-dire de la passer au crible de quelques habitudes mentales, devient encore plus gênant lorsqu’il n’est que le fruit d’une déformation scolaire; un des caractères les plus frappants du monde actuel est la multitude de ceux qui, sans être doués par la nature d’une intelligence tant soit peu supérieure, se croient obligés de faire semblant de penser à tout propos, en revêtant leur inintelligence d’une phraséologie apprise, en quoi ils atteignent souvent une habileté comparable à celle d’un prestidigitateur; la sottise, ainsi dissimulée sous un fatras d’artifices rhétoriques et avancés avec un aplomb aussi irresponsable qu’imperturbable, est volontiers prise pour de l’« intelligence », voir de la « richesse » intellectuelle, conformément à la conception médiocre et toute quantitative de la « culture ». » (p. 165)
Le bhakta n’a, en matière doctrinale, rien à résoudre au moyen de sa seule intelligence, et c’est la tradition entière qui « pense » pour lui, moyennant tous les symboles, scripturaux et autres, qu’elle possède.
Le moine bouddhiste qui convertit le roi Ménandre, ayant été questionné si un homme parfait, tel que le Bouddha, peut se tromper et commettre des erreurs, a répondu que l’« homme parfait peut ne pas être informé de choses secondaires dont il n’a pas l’expérience, mais il ne peut jamais se tromper sur ce que sa perspicacité lui a déjà révélé. Il est parfait sur ce que sa perspicacité lui a déjà révélé. Il est parfait dès maintenant, ici même. Il connaît le mystère tout entier, l’Essence de l’Univers, mais il peut ne pas connaître les simples variations extérieures par lesquelles cette Essence se manifeste dans le temps et dans l’espace. Il connaît l’argile, mais il n’a pas pris connaissance de toutes les formes qu’on peut lui donner. L’homme parfait connaît l’âme, mais il ne connaît pas toutes les formes et toutes les combinaisons par lesquelles elle peut se manifester. » (p. 166)
Les déviations de la bhakti se sont toujours produites là où il y avait contact avec une civilisation étrangère (voir le cas fameux de Vivêkânanda).
Il existe chez les bhakta une tendance à briser les formes statiques, comme le montre l’exemple d’un Chaitanya ou d’un Mançûr El-Hallâj. Il existe chez les jnâna une tendance analogue, celle d’une « dissolution interne » des écorces formelles, mais celle-ci procède de l’intérieur, non de l’extérieur, et ne touche pas aux « contours » des formes. Autrement dit, la dernière s’extériorise dans les formes prévues par la tradition, et non pas, comme c’est souvent le cas dans la bhakti, selon des modes « anarchiques ».
« La comparaison de la doctrine « bhaktique » d’un Râmânuja avec la doctrine « jnânique » d’un Shankara montre en quoi consistent les limitations essentielles de la bhakti doctrinale; reconnaître ces limitations ne revient toutefois pas à vouloir expliquer la bhakti comme telle par un simple manque par rapport au jnâna, - ce qui serait aussi absurde que de vouloir réduire la féminité à un simple manque de virilité, - car il va sans dire qu’il ne suffit pas de manquer de jnâna pour être un bhakta; le bhakti, tout en étant un mode de connaissance moins direct que le jnâna, n’en représente elle-même une réalité positive. Cependant, s’il est incontestable que la doctrine d’un Râmânuja est providentielle dans le sens le plus élevé du terme, qu’elle est donc directement « voulue par Dieu », en un mot, qu’elle représente une possibilité fondamentale de spiritualité, il n’en est pas moins vrai que son attitude négative à l’égard de la doctrine shankarienne recèle un « manque » qu’il est impossible de dissimuler. » (p. 167-168)
Le terme islamique de mahabbah n’est pas complètement synonyme de celui de bhakti. L’explication est qu’en islam l’« amour » et la « connaissance » ne se présentent pas comme deux voies nettement séparées. Cela n’empêche nullement qu’il puisse y avoir, au sein des traditions à forme religieuse, des jnânîs et des bhaktas.
Sur les rapports existant entre l’Amour et l’Intellect: « L’emploi, dans les ésotérismes à forme religieuse, du terme « amour » pour désigner une réalité intellectuelle s’explique du reste par le fait que le sentiment, tout en étant inférieur à la raison à cause de sa « subjectivité », est cependant comparable symboliquement à ce qui est supérieur à la raison, à savoir l’Intellect; il en est ainsi parce que le sentiment, comme l’Intellect aux antipodes duquel il se situe en quelque sorte, n’est pas discursif, mais direct, simple, spontané, illimité; comparé à la raison, le sentiment paraît libre de forme et de faillibilité, et c’est pour cela que l’Intelligence divine peut être appelée « Amour » et l’est même réellement, dans un sens transposé, par rapport à la pauvre intelligence humaine; il y a là une application simultanée des analogies « parallèle » et « inverse » qui à la fois relient et séparent les ordres divin et cosmique. » (p. 169)

3
Le troisième mode de spiritualité, en ordre ascendant, est la voie de la connaissance (la ma’rifah du Soufisme). Sa dépendance par rapport à la doctrine sera la plus étroite possible, en ce sens que la doctrine est partie intégrante de cette voie d’une façon immédiate.
L’attitude typique d’un jnâni a été synthétisé ainsi par Maître Eckhart: « La Vérité est si noble que, si Dieu voulait s’en détourner, je resterais avec la Vérité et laisserais Dieu; mais Dieu est Lui-même la Vérité. »
Comment reconnaître un jnâni: « La faculté spéculative, qui constitue une qualification essentielle et une condition sine qua non du jnâna-mârga, est le pouvoir quasi « naturel » de contempler les Réalités transcendantes; nous appelons ce pouvoir « naturel », parce que celui qui le possède en fait usage à peu près comme de n’importe quelle autre faculté, c’est-à-dire sans intervention d’un état « surnaturel »; ainsi, la connaissance que le bhakta obtiendra dans un « état de grâce », le jnâni l’aura dans son état de « conscience » ordinaire. » (p. 170-171)
Sur la faculté spéculative: « Nous pourrions aussi décrire la faculté spéculative dont il s’agit ici dans les termes suivants: n’est réellement intellectuel que celui qui possède la vérité d’une façon « active », et non pas celui qui l’accepte « passivement »; le premier cas sera celui d’un homme qui, ayant appris une vérité transcendante, s’y reconnaît en quelque sorte lui-même et est capable de la formuler spontanément, donc d’une manière « originale » et « inspirée », tout en projetant la lumière de sa connaissance sur les contingences les plus diverses, et cela grâce à une vision directe des réalités et non pas au moyen de raisonnements; le second cas par contre sera celui d’un homme qui, ayant entendu la même vérité, en « pressent » l’évidence, mais est incapable de la formuler autrement qu’en répétant l’énoncé doctrinal qui la lui aura communiquée. » (p. 171)
Ce qui est « intensité » dans la voie de l’amour, est « certitude » dans la voie de la connaissance.
Shrî Shankarâchârya a dit: « Le Yogî, dont l’intellect est parfait, contemple toute chose comme demeurant en lui-même, et ainsi, par l’œil de la connaissance, il voit que toute chose est Atmâ. »

4
Chacune des grandes voies contient analogiquement le ternaire entier. Ils retracent ainsi d’autres ternaires analogiquement connexes, tel que celui des « tendances cosmiques » (les gunas de la doctrine hindoue), puis celui des éléments constitutifs de l’homme terrestre: corps, âme, esprit, et enfin celui des étapes fondamentales de la réalisation initiatique: purification, épanouissement, identité.
Il existe une connexion entre les trois voies initiatiques et le ternaire universel Existence – Etre – Non-Etre. Ainsi, l’action se rapporte à l’Existence, l’amour à l’Etre et la connaissance au Non-Etre.
Le karma-mârga comporte une voie du « travail », une voie des « œuvres » et une voie de « sacrifice » ou d’« ascèse ».
Le bhakti-mârga comporte une voie de « confiance », une voie d’« amour héroïque » et une voie d’« amour suprême ».
Le jnâna-mârga comporte une voie d’« étude » ou de « science », une voie de « méditation spéculative » et une voie de « concentration contemplative ».
« Il est à noter que la Loi religieuse de l’Islam ordonne à la fois la charité (zakkât) et la Guerre sainte (jihâd); d’autre part, en ce qui concerne les aspects ésotériques de ces formes de la voie d’action, nous citerons les exemples bien connus des Hospitaliers et des Templiers; dans les deux cas, l’activité devait servir, chez l’élite tout au moins, de support à la bhakti. » (p. 175)
« Selon Shrî Râmakrishna, la bhakti est la voie la plus accessible et la plus aisée pour les hommes du kali-yuga; cela est pleinement vrai à l’intérieur d’une civilisation traditionnelle, la seule que Râmakrishna, qui ignorait les modes spécifiques de l’esprit moderne à l’abri duquel il était de toute façon, pouvait envisager. La bhakti, moins doctrinale et partant plus vulnérable que le jnâna, a besoin d’être encadrée et protégée, nous l’avons dit, par une orthodoxie inflexible; elle doit, plus encore que le jnâna qui est hors d’atteinte par définition, du moins en principe, ignorer l’individualisme et le sentimentalisme modernes comme s’ils n’existaient pas, sous peine de déchoir promptement en s’enlisant dans cette sottise doucereuse si caractéristique d’une certaine mentalité soi-disant « spiritualiste ». Si la nature de la bhakti permet à celle-ci de se contenter d’un minimum de données doctrinales, ce minimum doit impliquer a fortiori l’absence d’opinions fausses; en d’autres termes, l’élément « jnânique », manquant dans le bhakti, ne doit pas être remplacé par des erreurs qui, en déformant forcément la mentalité de celui qui les accepte, compromettent surnoisement et sûrement ses efforts spirituels. » (p. 176)
Sur l’identification de chaque voie avec une des trois modalités: « Dans le karma mârga, - voie « extérieure » par définition, - c’est seule la voie du « travail » qui, ne constituant pas nécessairement un support pour l’« amour » ou pour la « connaissance », est exclusivement du karma-mârga; dans le bhakti-mârga, - voie « intérieure », mais « subjective », - c’est l’« amour héroïque » seul qui constitue la bhakti à proprement parler, puisque la « confiance » n’est pas encore – et que l’« amour suprême » n’est plus – de la bhakti au sens où on l’entend ordinairement; dans le jnâna-mârga enfin, - voie « intérieure » et « impersonnelle », - c’est seul le troisième mode, la « concentration contemplative », qui constitue le jnâna d’une manière essentielle et exclusive. » (p. 178)
L’action parfaite est amour. L’amour parfait est connaissance. La connaissance parfaite est « être ».

5
Certains seront étonnés de l’indifférence que les grands spirituels ont parfois semblé témoigner pour les misères humaines du monde où ils vivaient. Il y a deux raisons pour cette attitude: la première est que les misères dans le corps du monde traditionnel doivent être regardées comme des « moindres maux », comme les canaux nécessaires de calamités en soi inévitables. « [...] c’est là un point de vue que les modernes n’ont jamais compris, car ils ne savent même pas qu’il y a, dans le cosmos, des choses qui ne sauraient être évitées à aucun prix, et dont la suppression apparente et artificielle n’entraîne que des réactions cosmiques d’autant plus « massives » [...]. » (p. 179-180)
La deuxième raison est la volonté des spirituels d’atteindre le mal dans sa racine, et d’aider le monde non pas en dissipant les énergies dans des efforts fragmentaires et comme toute illusoires, mais en retournant directement à la source même du Bien.
« Il est vrai que les civilisations traditionnelles sont malades; mais la civilisation moderne est proprement infra-humaine, et mieux vaut être un homme malade qu’un animal bien portant. » (p. 181)
Dans la connaissance métaphysique, le raisonnement joue le rôle de la cause occasionnelle de l’intellection. Le rationalisme cherche, au contraire, le point culminant du processus cognitif sur son propre plan, il cherche à « résoudre » la Vérité totale, comme s’il y avait là un problème à résoudre.
« On ne saurait affirmer avec assez de netteté qu’une formulation doctrinale est parfaite, non point parce qu’elle réalise une forme mentale susceptible de communiquer, à celui qui est intellectuellement apte à le recevoir, un rayon de cette Vérité, et par là une virtualité de la Vérité totale; c’est ce qui explique pourquoi les doctrines traditionnelles seront toujours apparemment « naïves », du moins au point de vue des philosophes – c’est-à-dire des hommes qui ne comprennent pas que le but et la raison suffisante de la sagesse ne se situent point sur le plan de son affirmation formelle; qu’il n’y a, par définition, aucune commune mesure et aucune continuité entre la pensée, dont les évolutions n’ont somme toute qu’une valeur symbolique, et la Vérité pure, qui s’identifie à ce qui « est » et qui de ce fait englobe celui qui pense. » (p. 182)
Les qualités indispensables pour la spiritualité en général sont:
a) une attitude mentale « objective », c’est-à-dire parfaitement désintéressée, donc libre d’ambition et de parti pris, empreinte de « sérénité »;
b) une vie psychique pleine de « noblesse », c’est-à-dire d’élévation de l’âme par rapport aux choses mesquines, donc le discernement entre l’« essentiel » et l’« accidentel », entre le « réel » et l’« irréel »;
c) la vertu de la « simplicité », qui est le contraire de l’ostentation, de la prétention et de la dissimulation.

Intellectualité et civilisation
L’intellectualité vraie est indépendante de ce qu’on appèle la « science exacte », qui cherche l’exactitude dans les faits bruts et non dans leurs contenus universels.
Les « erreurs scientifiques » dues à une subjectivité collective, comme celle du soleil évoluant autour de la terre, ou celle de la terre plate, traduisent un symbolisme adéquat, et sont par conséquent des « vérités ». « [...] il faut dire encore que la destruction du symbolisme naturel et immédiat des faits – par exemple l’« abolition » de la forme plane de la terre ou du mouvement circulaire du soleil – entraîne de graves inconvénients pour la civilisation où elle se produit, comme le montre à satiété l’exemple de la civilisation occidentale moderne. » (p. 185)
Les vieilles civilisations sont ordonnées à réaliser l’équilibre le plus parfait. Elles se conforment aux possibilités de leur plan d’existence, en sacrifiant forcément l’exception à la loi générale. La civilisation moderne, par contre, ne tient pas compte de la distinction entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, et remplace les principes par des aspirations qui ne tiennent pas compte de la nature des choses.
Les « idéaux » modernes vont à l’encontre du réel.
Il n’est pas difficile de rencontrer dans les vieilles civilisations les défauts, abus ou excroissances qui s’y trouvent fatalement, « Dieu seul étant bon », comme dit l’Evangile.
Conclusion: « Il n’y a donc, en définitive, que deux possibilités: civilisation intégrale, spirituelle, impliquant abus et superstitions, et civilisation fragmentaire, matérialiste, progressiste, impliquant – très provisoirement – certains avantages terrestres, mais excluant ce qui constitue la raison suffisante et la fin dernière de toute existence humaine. L’histoire est là pour prouver qu’il n’y a pas d’autre choix; le reste est rhétorique et chimère. » (p. 188)

Quatrième partie. Contemplation
Microcosme et symbole
1
« Les vérités spirituelles sont solidaires les unes des autres, et il est des circonstances où celui qui veut dire la vérité doit, ou bien ne rien dire, ou dire toute la vérité; or, ces circonstances sont précisément celles du monde actuel: l’affirmation des erreurs les plus grossières appelle celle des vérités les plus subtiles, pour des raisons cosmiques d’ailleurs, et indépendamment de l’aspect pratique des choses. » (p. 191)

2
La perspective métaphysique distingue en mode « objectif » entre le Principe et la manifestation. La perspective initiatique distingue en mode « subjectif » a priori entre le « moi » humain et le « Lui » divin, et a posteriori entre le « lui » humain et le « Moi » divin.
Le microcosme humain est la « limite intérieure » du cosmos, pendant que l’Esprit est la « limite extérieure ».
L’Intelligence cosmique ou l’Esprit divin est un aspect du Verbe dont il est dit: « Nul n’arrivera au Père si ce n’est par Moi », ou, en d’autres termes, un aspect du Prophète dont il est dit: « Nul ne rencontrera Allâh qui n’aura pas rencontré le Prophète », mais dans leurs acceptions les plus élevées, ces formules veulent dire que nul n’arrivera à l’« Essence » qui n’aura pas réalisé les « Attributs ».
« Toute théorie initiatique partira de la distinction entre le corps et l’âme, puis distinguera, dans cette dernière, entre l’âme sensorielle (psychisme et mental) et l’âme immortelle (l’ego véritable), et enfin, dans celle-ci, entre l’âme individuelle et l’Esprit (l’Intellect, ou en d’autres termes, entre le « cerveau » et le « cœur »); celui-ci n’entre pas, à rigoureusement parler, dans les limites de l’ego, mais en constitue le centre transcendant, support de l’Intellect incréé. Toutes ces distinctions sont aussi du domaine de la cosmologie, science qui est à la métaphysique ce que la psychologie – au sens traditionnel dont ce mot est susceptible – est à la réalisation; mais tandis que la cosmologie n’envisage l’âme qu’ad extra en s’arrêtant, en principe, au seuil de celle-ci, la réalisation l’envisagera ad intra, jusqu’aux rivages de l’Ineffable. » (p. 193-194)

3
Du point de vue initiatique il n’y a pas d’autre champ d’action que l’âme, le microcosme. Le monde externe est regardé comme consubstantiel au microcosme, donc comme l’aspect cosmique de l’ego. Il ne s’agit pas de passer du « mal » au « bien », mais de dépasser cette dualité en passant de l’individuel au Divin.
Définition du symbole sacré: « une double manifestation de Dieu, d’abord sous le rapport de la « forme » et ensuite sous celui de la « Présence »; la « forme », pour pouvoir véhiculer la « Présence », doit refléter directement, dans son ordre, une Réalité divine; or, comme la « Présence » est la cause et la raison suffisante de la « forme », et non inversement, cette dernière ne peut dériver que d’une révélation envoyée par Ce qui veut être « présent »; ni la « forme », ni à plus forte raison la « Présence » ne peuvent dépendre d’un vouloir humain. » (p. 196)
La Présence se manifeste dans la matérialité du Symbole sacré, et dans l’homme « qualifié », en fonction de trois conditions:
a) l’exactitude du Symbole;
b) la consécration du Symbole;
c) la consécration de l’homme.
Par exemple, l’imagé sacrée de Bouddha doit:
a) être faite selon les règles strictes de l’art sacré;
b) estre consacrée;
c) être contemplée par un bouddhiste.
Un autre exemple, celui de l’invocation, est celui d’un symbole « agi »:
a) Le Nom divin à invoquer doit être correctement prononcé;
b) il doit être consacré par l’intention adéquate de l’homme;
c) celui qui invoque doit avoir droit à cette pratique, il doit l’avoir reçue d’un maître l’ayant reçue à son tour, ce qui présuppose une initiation.
Il existent différentes catégories de symboles initiatiques: visuels, auditifs, agis et combinés. L’invocation d’un Nom divin met en cause une faculté de sensation aussi bien qu’une faculté d’action, à savoir les facultés primordiales de l’ouïe et de la parole.
Le symbole visuel est une image sculptée ou peinte, ou une forme géométrique, ou encore une inscription.
Pour les symboles agis il faut mentionner les mudras hindous et bouddhiques, ou encore les danses sacrées, comme par exemple celui des derviches.
« Nous ajouterons, à ce que nous avons dit plus haut de l’invocatoin d’un Nom divin, que la récitation psalmodique de textes sacrés constitue également un mode incantatoire: par exemple, les longs sûtras bouddhiques, avec leurs répétitions inlassables qui s’entrelancent dans un système d’« arabesques » monotones et variées, permettent une infiltration imperceptible et d’autant plus profonde de l’Esprit dans les modalités subtiles du contemplatif, et contribuent ainsi à la transmutation libératrice de l’ego ignorant en la Nirvâna limineux et immuable; la sagesse qui doit se transmettre imperceptiblement se dégage non pas du sens des formules seulement, mais aussi, et peut-être même surtout, de leur qualité transcendante, divine, - « magique » pourrait-on dire dans un sens transposé, - qualité qui se révèle parallèlement aux enseignements du sens littéral. Ces remarques s’appliquent mutatis mutandis à tout symbole; et, ajouterons-nous, la « beauté corporelle », donc extérieure, est un des moyens par lesquels les Bouddhas sauvent les âmes, ce qui est vrai d’ailleurs pour toute forme sacrée. » (p. 199-200)
Le rapport entre le Symbole et le microcosme correspond analogiquement au rapport entre les principes mâle et femelle.

4
Pour l’initié, le microcosme est le plan de la « théogénèse », pendant que le monde externe est ou inexistant, ou il est considéré comme interne. En revanche, le microcosme est considéré comme externe, et seul le Symbole est conçu comme l’ego réel.
Toute voie spirituelle est dépourvue d’« égoïsme », elle est accomplie aussi pour les autres et leur est incomparablement plus profitable que les activités apparemment les plus utiles dans lesquelles les hommes s’engagent. Au contact du Symbole, l’individu devient lui-même symbolique, en ce sens qu’il représentera Dieu dans le monde et le monde devant Dieu.
Sur le Christ et Muhammad: « [...] le Christ est appelé, dans l’ésotérisme musulman, le « Sceau de la sainteté » (Khâtam el-wilâyah), nom qu’on ne donne pas au Prophète qui, lui, est appelé le « Sceau de la prophétie » (Khâtam en-nubuwwah), les éléments caractéristiques de la fonction prophétique se trouvant synthétisés chez lui et prédominant, dans sa vie apparente, sur son aspect transcendant; en d’autres termes, si le Christ, n’ayant rendu manifeste rien d’autre que la spiritualité comme telle, est une « manifestation spécifique » de la sainteté, le Prophète, - qui lui aussi manifeste forcément la sainteté parfaite, sans quoi il n’aurait point pu poser les fondements d’un ésotérisme, ni avoir à sa suite, à travers un millénaire, une légion de saints, - le Prophète donc dut mettre en évidence encore d’autres perfections, non transcendantes celles-ci, mais néanmoins nécessaires à la mission (risâlah) mohammédienne; la sainteté du Prophète apparaîtra, de ce fait, comme voilée par les perfections proprement humaines permettant de servir de modèle à tous les hommes, ce qui est d’ailleurs tout à fait conforme à la division de l’Islam en exotérisme et ésotérisme. Le terme de « Sceau de la sainteté » attribué au Christ ne peut donc pas signifier que le Christ a été la seule manifestation de la sainteté, mais bien plutôt qu’il a été, parmi les grandes apparitions spirituelles du monde sémitique qu’a en vue l’ésotérisme musulman, la manifestation la plus « spécifique » ou la plus « exclusive »; d’autre part, Mohyddîn ibn Arabî donne à l’expression Khâtam el-wilâyah un sens cyclique tout à fait analogue à celui du terme Khâtam en-nubuwwah, mais il s’agit alors de la seconde venue du Christ. – Nous saisirons cette occasion pour rectifier une erreur que commettent certains: de l’enseignement que la « sainteté » (wilâyah) est plus proche de Dieu que la « prophétie » (nubuwwah), en conclut faussement que le « saint » (walî) serait plus près de Dieu que le « prophète » (nabî), et que par conséquent la station d’un saint serait plus élevée que celle du Prophète Muhammad lui-même; or, outre que cette interprétation est contredite par toutes les théories soufiques sur le Prophète, l’enseignement en question signifie que c’est en vertu de sa « sainteté » que le Prophète Muhammad est le plus près de Dieu, et non en vertu de la « prophétie » qui ne s’y ajoute qu’en vue du monde. Qui dit « prophète », dit a fortiori « saint », mais non inversement. » (p. 202-203)
Si le monde est devenu « moi » pour le contemplatif, celui-ci considérera les imperfections du monde en un certain sens comme les « siennes », et il sera porté à attendre tout de lui-même et rien des autres.
La loi de l’analogie inverse: tout ce qui est « grand » dans le manifesté est « petit » dans le Principe, et inversement. De la même manière, ce qui est « actif » dans le manifesté est « passif » dans le Principe.
Un profane place a propri son amour dans les faits, tandis que le spirituel placera le sien dans les principes.
Tous les rapports contenus dans l’inversion opérée par le processus spirituel apparaissent d’une manière très nette dans le symbole extrême-oriental du Yin-Yang: le point blanc est la « Présence réelle » dans la nuit de l’ignorance, et le point noir l’apparence individuelle dans la clarté de la Connaissance; pour l’ignorance, le Symbole est « contenu », alors qu’en réalité il est « contenant ».
« Tout le processus initiatique peut être défini, par conséquent, comme un renversement des pôles d’attraction: le premier pôle d’attraction, qui est externe et multiple, mais fini, sera « neutralisé » par l’action du deuxième pôle, qui est interne, unique et infini. » (p. 206-207)
La définition du Symbole – il est le support adéquat et consacré de la Présence réelle, une actualisation de l’Intellect, une virtualité de l’« Etat divin ».

De la Méditation
1
Contrairement à ce qu’on pense, la méditation en elle-même ne possède pas la vertu de provoquer des illuminations. Elle doit éloigner les obstacles intérieurs qui s’opposent à une connaissance pré-existante et innée. « [...] la méditation sera donc comparable, non pas tant à une lumière qu’on allumerait dans une chambre obcure, qu’à une ouverture qu’on pratiquerait dans le mur de cette chambre afin de permettre à la lumière d’entrer, - lumière qui « préexiste » au dehors et n’est point le produit de l’action de percer le mur. » (p. 208)
Toute voie spirituelle comporte trois degrés:
a) la « purification », qui fait que « le monde sort de l’homme »;
b) l’« épanouissement », qui fait que « le Divin entre dans l’homme »;
c) l’« union », qui fait que « l’homme entre dans Dieu ».
« [...] il y a, dans l’homme, quelque chose qui doit mourir, ou qui doit être détruit: c’est l’âme-désir, dont le « point de chute » est le corps sensoriel; il y a, dans l’homme, quelque chose qui doit se convertir, ou qui doit être transmué: c’est l’âme-amour – l’âme-volonté – dont le centre de gravitation est l’ego; enfin, il y a, dans l’homme, quelque chose qui doit devenir conscient de soi-même; qui doit devenir soi-même; qui doit être purifié et libéré de ce qui est étranger à soi-même; qui doit s’éveiller et s’épanouir, et devenir tout, parce que cela est tout; quelque chose qui seul doit être: c’est l’âme-connaissance, c’est-à-dire l’Esprit, dont le « sujet » est Dieu et dont l’« objet » est encore Dieu. » (p. 209)
Le rôle de la méditation est d’ouvrir l’âme à la grâce.

2
La première pensée propre à délivrer l’homme des attachements terrestres est celle de la mort, celle du caractère éphémère de toute chose. Ainsi, se retirer du monde c’est s’ouvrir au rayon divin. « Si le Bouddhisme utilise cette perspective négative et non point une autre, c’est précisément parce que, se greffant sur l’expérience la plus immédiatement accessible, celle de la douleur, il s’adresse à tous les êtres. Tout être peut souffrir, mais tout être n’aime pas forcément Dieu; tout être veut échapper à la souffrance, et celle-ci, par le caractère quasi « absolu » qu’elle a dans l’expérience des êtres vivants, est comme le tremplin situé « aux antipodes » de l’Infini. » (p. 210)
L’idée de l’éphémérité de toute chose doit être doublée de la certitude de rencontrer l’Absolu. La première attitude, qui est ascétique et en quelque sorte passive, est ainsi doublée d’une attitude combative: la crainte du « Jugement ». « Ce que l’homme doit surmonter par cette méditation, ce n’est plus à proprement parler le désir comme c’était le cas précédemment, mais la torpeur naturelle de l’âme, sa paresse à l’égard de la « seule chose nécessaire », la passivité vis-à-vis des séductions du monde: en secouant cette somnolence, l’homme s’ouvre à l’Influx divin, et il la secoue moyennant l’acte spirituel qui reflète l’Acte pur de Dieu; il vainc le monde, mais point en le fuyant, mais en lui opposant une affirmation; il ne se retire pas du créé, mais le transforme par l’acte, par le consentement intime et vigoureux de l’âme à Dieu, et par la persévérence qui fixe l’acte dans la durée. » (p. 211-212)
L’idée que tout mort apporte la pureté, l’idée que la rencontre avec l’Absolu est inévitable apporte la « sainte colère » contre le monde. La première appartient à la perfection de celui qui évite le mal, la seconde à la perfection de celui qui accomplit le bien. Les deux attitudes font partie de la perspective de la crainte.

3
L’expression la plus directe de la perspective de l’amour est la contemplation des Perfections divines. Au lieu de rejeter le monde à cause de son caractère éphémère et trompeur, l’amour s’attache aux Prototypes divins de ces perfections, en sorte que le monde n’est désormais qu’un amas d’écorches qui n’a plus de prise sur l’homme. Autrement dit, les choses aimées se trouvent infiniment plus en Dieu qu’en ce monde.
Sur l’idée que le monde terrestre est l’ombre de la Perfection Divine, Brihadranyaka Upanishad dit: « En vérité, ce n’est pas pour l’amour du mari que le mari est cher, mais pour l’amour de l’Atman qui est en lui. En vérité, ce n’est pas pour l’amour de l’épouse que l’épouse est chère, mais pour l’amour de l’Atman qui est en elle. En vérité, ce n’est pas pour l’amour des fils que les fils sont chers, mais pour l’amour de l’Atman qui est en eux. »
Au cas des créatures, la beauté est avant tout un caractère extérieur. Si elle est immédiatement saisissable dans le créé, elle est, en revanche, l’aspect le plus difficilement saisissable de l’Incréé. « Si la Beauté de Dieu était aussi facilement accessible que celle des créatures, les apparentes contradictions de la création – les misères que nous considérons comme « injustes » ou « horribles » se résoudraient d’elles-mêmes, ou plutôt, elles s’évanouiraient dans la Beauté totale [...]. » (p. 214)
Selon un proverbe arabe, la beauté de l’homme est dans son esprit, et l’esprit de la femme dans sa beauté.
« Il ne sera pas sans intérêt de faire remarquer que la tradition hindoue est celle qui, dans sa forme même, reflète le plus directement la Beauté divine, d’où la richesse inouïe de ses expressions, la spontanéité de ses formules qui ne reculent devant aucune apparence de contradiction, le génie fulgurant, débordant et grandiose de son symbolisme; dans les autres traditions, cette Beauté n’entre pas si profondément – ou intensément – dans l’extériorisation formelle, et se révèle d’ailleurs plutôt sous tel ou tel aspect que d’une manière quasiment intégrale; c’est dire que l’Hindouisme rend explicite par ses formes mêmes ce qui, dans d’autres traditions, reste plus ou moins « intérieur » ou implicite. » (p. 214)
La Passion du Christ se chargeant des péchés du monde est une expression de la Beauté divine.

4
Au niveau ésotérique, la méditation n’a plus rien d’individuel. Elle correspond à une attitude négative, c’est la distinction entre le Réel et l’irréel, et par conséquent la négation du monde, y compris du « moi ».
« [...] ainsi, un certain renoncement est le support nécessaire de cette méditation métaphysique, si contradictoire que cela puisse sembler par rapport à ce que nous venons de dire. Ce point de vue correspond, par sa négation du « moi », à l’« extinction » en Dieu; son symbole sera donc la nuit, le vide, la mort; et, ajouterons-nous, elle engendre la connaissance de Dieu. C’est dire qu’elle abolit toute vanité et toute autre illusion; elle est la « justice » - ou si l’on préfère, l’« objectivité » - dans sa forme la plus élevée. » (p. 217)
L’Unicité divine ne peut point se manifester comme telle; elle doit, pour pouvoir se manifester dans le monde, se voiler, sous peine de réduire le monde à néant.
Rien n’est « en dehors de Dieu », sinon le néant, et celui-ci n’est en aucune manière. Comme je ne suis pas rien, je suis tout; je suis tout Ce qui est, c’est-à-dire, je ne suis autre que Lui, dans mon Essence supra-individuelle dont l’ego n’est qu’une réfraction et partant un symbole. Grâce à cette connaissance, Dieu me pénètre et me sanctifie « à condition qu’elle soit métaphysiquement exacte! Sinon, l’homme entrera dans les ténébres bien plus profondes que celles de la simple ignorance. » (p. 218)
Raisonnement: il est certain que je ne suis pas rien; n’étant pas rien, je suis tout; étant tout, je ne suis autre que Lui.
Maître Eckhart a dit: « nous sommes totalement transformés en Dieu et changés en Lui; de la même manière que, dans le sacrement, le pain est changé au corps du Christ, ainsi je suis changé en Lui, en sorte qu’Il me fait Son Etre un et non pas simplement semblable; par le Dieu vivant, il est vrai que là il n’y a plus aucune distinction. »

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La gradation spirituelle dans la méditation peut être désignée sous les noms:
a) « négation » / « froid » / « cristal »; (l’attitude de renoncement);
b) « affirmation » / « sécheresse » / « éclair » ( ou « épée »); (l’effort, la persévérance);
c) « passivité » / « humidité » / « eau »; (le contentement, la paix);
d) « activité » / « chaleur » / « feu »; (la foi, la ferveur);
e) « vide » / « vide » / « nuit »; (le discernement, l’extinction de l’irréel dans le Réel);
f) « plénitude » / « plénitude » / « soleil » (la concentration, l’identité avec Ce que je suis).
Cela revient à dire que dans la « crainte » il y a une attitude négative et une autre positive; dans l’« amour » il y a une attitude passive et une autre active; dans la « connaissance » il y a une attitude abstrayante, distinctive ou « objective » et une attitude intégrative, unitive ou « subjective ».
Les six attitudes peuvent être concentrées dans les formules:
a) « Il est certain que le monde est douleur, et que je dois mourir. »
b) « Il est certain que Dieu me voit, et que je dois le rencontrer. »
c) « Il est certain que tout ce que j’aime est infiniment en Dieu. »
d) « Il est certain que Sa Grâce, à laquelle je me conforme, et en laquelle je mets toute ma foi, me sauvera. »
e) « Il est certain que Dieu seul est, et que par conséquent le monde n’est pas, et que je ne suis pas. »
f) « Il est certain que, n’étant pas néant, je ne suis autre que Ce qui est: par mon existence, qui est essentiellement l’Existence totale, comme par l’Intellect. »
Ou, autrement:
a) « En Dieu il n’y a ni souffrance ni mort. »
b) « Dieu est la meilleure protection. »
c) « Dieu est tout ce que j’aime. »
d) « Dieu est l’Amour qui sauve. »
e) « Dieu seul est. »
f) « En Lui seul, je suis moi-même. »
Ou encore:
a) « Dieu est Pureté immuable. »
b) « Il est Force victorieuse. »
c) « Il est Beauté bienheureuse. »
d) « Il est Bonté salvatrice, Amour miséricordieux. »
e) « Il est Intelligence discernante, Unicité; rien n’est hormis Lui. »
f) « Il est Réalité une; il n’y a point de scission en Lui; tout est en Lui et par Lui. »

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