27 mai 2006

Nicolae Berdiaev, La technique, (fragments)

La technique est la manifestation de la force de l’homme, du rang royal qu’il occupe dans le monde, elle témoigne de sa création et de son ingéniosité et doit être reconnue comme une valeur et un bien. L’homme est l’inventeur d’instruments qu’il place entre lui et l’élément naturel, et c’est de ceux-ci, c’est-à-dire de cette technique élémentaire, que naît la culture humaine. Aussi la justification de la technique, au sens large du terme, est-elle une justification de la culture, et sa négation un désir de retourner de l’état culturel à l’état naturel. La négation romantique de la technique ne résiste pas à la critique. Ruskin, comme on le sait, ne voulait pas se réconcilier avec le chemin de fer et se promenait en calèche le long de la voie ferrée. Il pouvait se le permettre parce qu’il était millionnaire. Mais le romantisme qui rejette la technique y a recours à tout moment et ne peut renoncer à son assistance. Néanmoins, cette réaction est l’indice chez elle d’un certain mal.

En effet, si la technique témoigne de la force et de la victoire de l’homme, elle ne fait pas que le libérer, elle l’affaiblit et l’asservit aussi. Elle mécanise sa vie, la marquant de son empreinte. Les succès vertigineux qu’elle remporta au XIXe et au XXe siècles correspondent à la plus grande révolution qu’aient enregistrées les annales de l’histoire humaine, révolution incommensurablement plus profonde que tous les bouleversements politiques, car c’est une transformation radicale de la cadence même de la vie, une rupture d’avec celle de l’ordre naturel et cosmique et l’apparition d’un rythme nouveau. La machine détruit l’intégralité et la coalescence anciennes de la vie humaine. Elle scinde, en quelque sorte, l’esprit de la chair organique et mécanise la vie matérielle. Elle modifie l’attitude de l’homme à l’égard du temps, modifie ce dernier lui-même qui subit alors une accélération précipitée. La machine ayant introduit un dynamisme dans l’ordre de la vie, ce dernier devient moins stable, il ne peut plus dorénavant compter sur une existence indéfiniment prolongée. Mais la technique, dans ses découvertes, dans celle du radium par exemple, et dans ses dernières inventions, acquiert une portée infiniment plus profonde, car elle devient non seulement sociale, mais cosmique. Les merveilleux progrès qu’elle accomplit, notamment dans la physique, aboutissent à la découverte d’une nouvelle réalité inconnue jusque-là. Les forces qui surgissent aujourd’hui étaient non seulement ignorées du passé, mais inexistantes dans le monde, elles demeuraient cachées dans la profondeur de la nature. À travers l’homme, à travers ses connaissances et ses découvertes, le cosmos lui-même subit une modification. La réalité due à la technique est déjà totalement différente de celle qui entourait l’homme antérieurement et qu’il essayait de connaître. Si l’homme parvient à dissocier l’atome et à obtenir l’énergie colossale qu’il renferme, il provoquera par là un bouleversement d’ordre non seulement social, mais cosmique.
L’homme jouit d’un pouvoir redoutable, à la fois destructeur et créateur. Et la fin à laquelle il le destinera dépend de son état spirituel.

(fragment de l’ouvrage De la destination de l’homme, Essai d’éthique paradoxale, 1931)

Les conséquences de la technique, pour la vie sociale et morale, sont contradictoires. Si, d’une part, elles offrent une matérialisation et une mécanisation de la vie humaine, un affaiblissement de la spiritualité; d’autre part, elles correspondent à une dématérialisation et à une désincarnation, elles révèlent la possibilité d’une plus grande libération de l’esprit. Là gît toute la complexité du problème éthique de la technique. Sous son règne, la beauté incarnée, qui était inhérente aux époques antérieures, se détruit; la grandeur architecturale disparaît. La machine acquiert une signification générale et marque toutes choses de son sceau. Tout en étant l’expression de la force de l’homme, elle l’affaiblit anthropologiquement, lui fait perdre les qualités de sa race, amoindrit ses facultés organiques. Les moyens de lutte se transfèrent de l’organisme à la machine, ce qui diminue la force du premier. La vie cesse d’être reliée à la terre, aux plantes, aux animaux, pour se trouver rattachée à la machine, à la nouvelle réalité, qui nous apparaît comme n’étant pas créée par Dieu. Et l’esprit humain doit trouver en lui la force de supporter ce revirement sans se laisser asservir par lui, il doit employer la puissance technique acquise à la création et non à la destruction.

Une des conséquences de la technique est que tout ce qui apparaissait neutre auparavant acquiert une portée spirituelle et religieuse. En effet, la technique ne maintient sa neutralité qu’à un certain degré de son développement; au degré supérieur, elle la perd et peut se transformer en magie, en magie noire, si l’esprit ne la subordonne pas à la fin suprême. Parvenue à son sommet, elle peut aboutir à l’extermination de la plus grande partie de l’humanité et même à une catastrophe cosmique. On comprend aisément que, dans ces conditions, l’état spirituel et moral de l’homme, qui jouit de cette force insoupçonnée, acquiert une importance décisive. La nature commença par être peuplée de dieux, puis on vit en elle une sombre force, enfin on la neutralisa complètement, comme ce fut le cas dans l’histoire moderne. Mais en plaçant l’homme devant une nouvelle nature, la technique exige de lui une nouvelle attitude à son égard. Cette emprise de l’homme sur la nature élémentaire peut servir soit l’oeuvre de Dieu, soit celle de Satan, mais elle ne peut plus dorénavant se retrancher derrière une neutralité. Ainsi une éthique de la technique s’impose-t-elle comme une nécessité. Et nous le sentons particulièrement en ce qui concerne la guerre.

(fragment de l’ouvrage De la destination de l’homme, Essai d’éthique paradoxale, 1931)

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