11 septembre 2016

Simone Weil, La condition ouvrière (note de lectură)

Paris, Gallimard, 1951, Collection Idées

Trois lettres à Mme Albertine Thévenon (1934-1935)
On dégrade l’inexprimable à vouloir l’exprimer.
« Seulement, quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux – Trotsky sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus – n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitute ou la liberté pour les ouvriers – la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade. » (p. 14)
Elle est « un professeur agrégé » en vadrouille dans la classe ouvrière.
« Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour « y arriver » il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la  cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu'on pointe en entrant jusqu'à ce qu'on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n'importe quel ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L'ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. Adresser la parole à un chef – même pour une chose indispensable – c'est toujours, même si c'est un brave type (même les braves types ont des moments d'humeur) s'exposer à se faire rabrouer ; et quand ça arrive, il faut encore se taire. Quant à ses propres accès d'énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être « conscient ». (p. 18)


Lettre à une élève (1934)
L’entrée dans l’usine s’est fait pendant une année de congé « pour études personnelles ».
La vie à l’usine: les femmes sont parquées dans un travail tout à fait machinal, où on ne demande que de la rapidité. Ce type de travail ne laisse pas de temps ni à la rêverie, ni à la réflection. Penser, c’est aller moins vite. On vit à l’usine dans une subordination perpetuelle et humiliante.
Prendre contact avec la vie réelle n’est pas connaître toutes les sensations possibles. La réalité de la vie n’est pas la sensation, c’est l’activité (et dans la pensée, et dans l’action). Ceux qui ne recherchent pas les sensations, en reçoivent de bien plus vives.
L’essentiel de l’amour consiste en ceci qu’un être humain se trouve avoir un besoin vital d’un autre être. Le problème est de concilier un pareil besoin avec la liberté.

Lettre à Boris Souvarine (1935)
Au bout de quelques années de travail forcené, les ouvriers arrivent à ne plus souffrir, bien qu’on continue à se sentir abruti.

Fragment de lettre à X (1933 – 1934)
« [...] si vous en concluez que la vie d’un manœuvre spécialisé de chez Renault ou Citroën est une vie acceptable pour un homme désireux de conserver la dignité humaine, je ne puis vous suivre. » (p. 28)

Jurnal d’usine
« Quand on a sa vie à gagner... »

Le mystère de l’usine
Faute d’avoir fait des mathématiques, la machine est un mystère pour l’ouvrier. Il n’y voit pas un équilibre de forces. Aussi manque-t-il de sécurité à son égard.
Rien n’est moins instructif qu’une machine: l’ouvrier ignore le rapport des causes et des effets dans le travail.
Un directeur est une machine à prendre des responsabilités.
« L’inconvenient d’une situation d’esclave, c’est qu’on est tenté de considérer comme réellement existants des êtres humains qui sont de pâles ombres dans la caverne. » (p. 78)

Fragments
« Sentiment d’être livré à une grande machine qu’on ignore. On ne sait pas à quoi répond le travail que l’on fait. On ne sait pas ce qu’on fera demain. Ni si les salaires seront diminués. Ni si on débauchera. » (p. 98)
L'ignorance totale de ce à quoi on travaille est excessivement démoralisante. On n'a pas le sentiment qu'un produit résulte des efforts qu'on fournit. On ne se sent nullement au nombre des producteurs. On n'a pas le sentiment, non plus, du rapport entre le travail et le salaire. L'activité semble arbitrairement imposée et arbitrairement rétribuée. On a l'impression d'être un peu comme des gosses à qui la mère, pour les faire tenir tranquilles, donne des perles à enfiler en leur promettant des bonbons.
Dans toutes les formes de l’esclavage, l’esclavage est dans les circonstances.

Lettres à un ingénieur directeur d’usine
Rien ne paralyse plus la pensée que le sentiment d’infériorité nécessairement imposé par les atteintes quotidiennes de la pauvreté, de la subordination, de la dépendance.

Un appel aux ouvriers de R.
L’oppression, à partir d’un certain degré d’intensité, engendre non une tendance à la révolte, mais une tendance presque irrésistible à la plus complète soumission.
L’humanité se divise en deux catégories: les gens qui comptent pour quelque chose et les gens qui ne comptent pour rien.
Je sais trop bien que lorsqu'on est sous les chaînes d'une nécessité trop dure, si on se révolte un moment, on tombe sur les genoux le moment d'après. L'acceptation des souffrances physiques et morales inévitables, dans la mesure précise où elles sont inévitables, c'est le seul moyen de conserver sa dignité. Mais acceptation et soumission sont deux choses bien différentes.
« J'ai remarqué, parmi les êtres frustes parmi lesquels j'ai vécu, que toujours (je n'ai trouvé aucune exception, je crois) l'élévation de la pensée (la faculté de comprendre et de former les idées générales) allait de pair avec la générosité de coeur. Autrement dit, ce qui abaisse l'intelligence dégrade tout l'homme. » (p. 132)

La vie et la grève des ouvriers métallos (1936)
Tableau de vie à l’usine:
- « La faim. Quand on gagne 3 francs de l'heure, ou même 4 francs, ou même un peu plus, il suffit d'un coup dur, une interruption de travail, une blessure, pour devoir pendant une semaine ou plus travailler en subissant la faim. Pas la sous-alimentation, qui peut, elle, se produire en permanence, même sans coup dur – la faim. »
- « Compter sous par sous. Pendant huit heures de travail, on compte sous par sous. Combien de sous rapporteront ces pièces ? Qu'est-ce que j'ai gagné cette heure-ci ? Et l'heure suivante ? En sortant de l'usine, on compte encore sous par sous. »
- « La fatigue. La fatigue, accablante, amère, par moments douloureuse au point qu'on souhaiterait la mort. Tout le monde, dans toutes les situations, sait ce que c'est que d'être fatigué, mais pour cette fatigue-là, il faudrait un nom à part. Des hommes vigoureux, dans la force de l'âge, s'endorment de fatigue sur la banquette du métro. »
- « La peur. Rares sont les moments de la journée où le coeur n'est pas un peu comprimé par une angoisse quelconque. »
- « La contrainte. Ne jamais rien faire, même dans le détail, qui constitue une initiative. Chaque geste est simplement l'exécution d'un ordre. »

Lettre ouverte à un syndiqué (1936)
Tu te rappelles les chefs, comment ceux qui avaient un caractère brutal pouvaient se permettre toutes les insolences ? Te rappelles-tu qu'on n'osait presque jamais répondre, qu'on en arrivait à trouver presque naturel d'être traité comme du bétail ? Combien de douleurs un coeur humain doit dévorer en silence avant d'en arriver là, les riches ne le comprendront jamais. Quand tu osais élever la voix parce qu'on t'imposait un boulot par trop dur, ou trop mal payé, ou trop d'heures supplémentaires, te rappelles-tu avec quelle brutalité on te disait : « C'est ça ou la porte. » Et, bien souvent, tu te taisais, tu encaissais, tu te soumettais, parce que tu savais que c'était vrai, que c'était ça ou la porte. Tu savais bien que rien ne pouvait les empêcher de te mettre sur le pavé comme on met un outil usé au rancart. Et tu avais beau te soumettre, souvent on te jetait quand même sur le pavé. Personne ne disait rien. C'était normal. Il ne te restait qu'à souffrir de la faim en silence, à courir de boîte en boîte, à attendre debout, par le froid, sous la pluie, devant les portes des bureaux d'embauche.
Dans l’usine il y a des machines d’acier et des machines de chair.

Lettre à Auguste Detœuf (1936-1937)
La discipline humaine fait appel dans une large mesure à la bonne volonté, à l’énergie et à l’intelligence de celui qui obéit.
A l’usine, l’obéissance est différente:
- elle réduit le temps à la dimension de quelques secondes;
- l’obéissance engage l’être humain tout entier;
- cette discipline ne fait appel qu’à l’intérêt sous sa forme la plus sordide – à l’échelle des sous – et à la crainte.
La grandeur d’âme qui permet de mépriser les injustices et les humiliations est presque impossible à exercer.

La rationalisation (1937)
Les méthodes de rationalisation sont présentées comme des méthodes d’organisation scientifique du travail.
On parle souvent de la révolution industrielle pour désigner justement la transformation qui s'est produite dans l'industrie lorsque la science s'est appliquée à la production et qu'est apparue la grosse industrie. Mais on peut dire qu'il y a eu une deuxième révolution industrielle. La première se définit par l'utilisation scientifique de la matière inerte et des forces de la nature. La deuxième se définit par l'utilisation scientifique de la matière vivante, c'est-à-dire des hommes.
Les droits que peuvent conquérir les travailleurs sur le lieu du travail ne dépendent pas directement de la propriété ou du profit, mais des rapports entre l'ouvrier et la machine, entre l'ouvrier et les chefs, et de la puissance plus ou moins grande de la direction. Les ouvriers peuvent obliger la direction d'une usine à leur reconnaître des droits sans priver les propriétaires de l'usine ni de leur titre de propriété ni de leurs profits ; et réciproquement, ils peuvent être tout à fait privés de droits dans une usine qui serait une propriété collective. Les aspirations des ouvriers à avoir des droits dans l'usine les amènent à se heurter non pas avec le propriétaire mais avec le directeur. C'est quelquefois le même homme, mais peu importe.
Il y a deux questions à distinguer:
a) l’exploitation de la classe ouvrière qui se définit par le profit capitaliste;
b) l’oppression de la classe ouvrière sur le lieu de travail qui se traduit par des souffrances prolongées.
Le problème le plus grave qui se pose pour la classe ouvrière est celle de trouver une méthode d’organisation du travail qui soit acceptable à la fois pour la production, pour le travail et pour la consommation.
Description du taylorisme: Le système particulier de travail aux pièces avec prime consistait à mesurer les temps par unité en se basant sur le maximum de travail que pouvait produire le meilleur ouvrier pendant une heure par exemple, et pour tous ceux qui produiront ce maximum, chaque pièce sera payée tel prix, tandis qu'elle sera payée à un prix plus bas pour ceux qui produiront moins ; ceux qui produiront nettement moins que ce maximum toucheront moins que le salaire vital. Autrement dit, il s'agit d'un procédé pour éliminer tous ceux qui ne sont pas des ouvriers de premier ordre capables d'atteindre ce maximum de production.
Dès son origine, la rationalisation a été essentiellement une méthode pour faire travailler plus, plutôt qu’une méthode pour travailler mieux.
La chaîne, inventée par Ford, est une méthode perfectionnée pour extraire des travailleurs le maximum de travail dans un temps déterminé.
Le mot « rationalisation » est utilisé à tort – il s’agit d’un moyen de contrôle vis-à-vis des ouvriers et rien de plus.
La rationalisation vise la croissance de l’intensité du travail.
La taylorisation a provoqué la disqualification des ouvriers. Ce système a produit la monotonie du travail.
« Ce qui est encore plus grave, c’est ça: il faut se méfier des savants, parce que la plupart des temps ils ne sont pas sincères. » (p. 195)

Expérience de la vie d’usine (1941-1942)
Les ouvriers d’usine sont déracinés, exilés sur la terre de leur propre pays.
Ce qui contraint les ouvriers de se compter pour rien, c’est la manière dont ils subissent les ordres. On nie souvent que les ouvriers souffrent de la monotonie du travail, parce qu’on a remarqué que souvent un changement de fabrication est pour eux une contrariété. Pourtant le dégoût envahit l’âme, au cours d’une longue période de travail monotone.
« Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses; c’est la racine du mal. » (p. 207)
A l’usine, les travailleurs ne suivent pas un rythme, mais une cadence: « La succession de leurs gestes n'est pas désignée, dans le langage de l'usine, par le mot de rythme, mais par celui de cadence, et c'est juste, car cette succession est le contraire d'un rythme. Toutes les suites de mouvements qui participent au beau et s'accomplissent sans dégrader enferment des instants d'arrêt, brefs comme l'éclair, qui constituent le secret du rythme et donnent au spectateur, à travers même l'extrême rapidité,  l'impression de la lenteur. Le coureur à pied, au moment qu'il dépasse un record mondial, semble glisser lentement, tandis qu'on voit les coureurs médiocres se hâter loin derrière lui ; plus un paysan fauche vite et bien, plus ceux qui le regardent sentent que, comme on dit si justement, il prend tout son temps. Au contraire, le spectacle de manoeuvres sur machines est presque toujours celui d'une précipitation misérable d'où toute grâce et toute dignité sont absentes. Il est naturel à l'homme et il lui convient de s'arrêter quand il a fait quelque chose, fût-ce l'espace d'un éclair, pour en prendre conscience, comme Dieu dans la Genèse ; cet éclair de pensée, d'immobilité et d'équilibre, c'est ce qu'il faut apprendre à supprimer entièrement dans l'usine, quand on y travaille. Les manoeuvres sur machines n'atteignent la cadence exigée que si les gestes d'une seconde se succèdent d'une manière ininterrompue et presque comme le tic-tac d'une horloge, sans rien qui marque jamais que quelque chose est fini et qu'autre chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d'écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire avec leur corps. Cet enchaînement ininterrompu tend à plonger dans une espèce de sommeil, mais il faut le supporter sans dormir. Ce n'est pas seulement un supplice ; s'il n'en résultait que de la souffrance, le mal serait moindre qu'il n'est. » (p. 207)

Les hommes ont besoin de s’approprier par la pensée les lieux et les objets parmi lesquels ils passent leur vie. La cuisinière dit « ma cuisine », le jardinier dit « ma pelouse ». Un ouvrier ne peut rien d’appropier par la pensée dans l’usine. Il doit servir les machines.
L’ouvrier ne sait pas ce qu’il produit, et par la suite il n’a pas le sentiment d’avoir produit, mais de s’être épuisé à vide.
L'ouvrier, quoique indispensable à la fabrication, n'y compte presque pour rien, et c'est pourquoi chaque souffrance physique inutilement imposée, chaque manque d'égard, chaque brutalité, chaque humiliation même légère semble un rappel qu'on ne compte pas et qu'on n'est pas chez soi.
Toutes les fois qu'une fabrication exige la répétition d'une combinaison d'un petit nombre de mouvements simples, ces mouvements peuvent être accomplis par une machine automatique, et cela sans aucune exception. On emploie de préférence un homme parce que l'homme est une machine qui obéit à la voix et qu'il suffit à un homme de recevoir un ordre pour substituer en un moment telle combinaison de mouvements à telle autre.
Le dégoût dans le travail altère chez les ouvriers toute la conception de la vie, toute la vie.

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