Paris, Gallimard, 1951, Collection Idées
Trois lettres à Mme Albertine Thévenon (1934-1935)
On dégrade l’inexprimable à vouloir l’exprimer.
« Seulement, quand je pense que les grands chefs bolcheviks
prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux – Trotsky
sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus – n’avait sans doute mis le pied
dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles
qui déterminent la servitute ou la liberté pour les ouvriers – la politique
m’apparaît comme une sinistre rigolade. » (p. 14)
Elle est « un professeur agrégé » en vadrouille dans la
classe ouvrière.
« Il y a deux facteurs, dans cet
esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour « y arriver » il faut
répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la
pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la
rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures
par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il
faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût :
ils ralentiraient la cadence. Et la joie
de même. Les ordres : depuis qu'on pointe en entrant jusqu'à ce qu'on pointe en
sortant, on peut à chaque moment recevoir n'importe quel ordre. Et toujours il
faut se taire et obéir. L'ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même
inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne
fait rien : se taire et plier. Adresser la parole à un chef – même pour une
chose indispensable – c'est toujours, même si c'est un brave type (même les
braves types ont des moments d'humeur) s'exposer à se faire rabrouer ; et quand
ça arrive, il faut encore se taire. Quant à ses propres accès d'énervement et
de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en
paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le
travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte,
comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être « conscient ». (p. 18)
Lettre à une élève (1934)
L’entrée dans l’usine s’est fait
pendant une année de congé « pour études personnelles ».
La vie à l’usine: les femmes sont
parquées dans un travail tout à fait machinal, où on ne demande que de la
rapidité. Ce type de travail ne laisse pas de temps ni à la rêverie, ni à la
réflection. Penser, c’est aller moins vite. On vit à l’usine dans une
subordination perpetuelle et humiliante.
Prendre contact avec la vie réelle
n’est pas connaître toutes les sensations possibles. La réalité de la vie n’est
pas la sensation, c’est l’activité (et dans la pensée, et dans l’action). Ceux
qui ne recherchent pas les sensations, en reçoivent de bien plus vives.
L’essentiel de l’amour consiste en
ceci qu’un être humain se trouve avoir un besoin vital d’un autre être. Le
problème est de concilier un pareil besoin avec la liberté.
Lettre à Boris Souvarine (1935)
Au bout de quelques années de travail
forcené, les ouvriers arrivent à ne plus souffrir, bien qu’on continue à se
sentir abruti.
Fragment de lettre à X (1933 – 1934)
« [...] si vous en concluez que la vie
d’un manœuvre spécialisé de chez Renault ou Citroën est une vie acceptable pour
un homme désireux de conserver la dignité humaine, je ne puis vous suivre. »
(p. 28)
Jurnal d’usine
« Quand on a sa vie à gagner... »
Le mystère de l’usine
Faute d’avoir fait des mathématiques, la machine est un
mystère pour l’ouvrier. Il n’y voit pas un équilibre de forces. Aussi
manque-t-il de sécurité à son égard.
Rien n’est moins instructif qu’une machine: l’ouvrier ignore
le rapport des causes et des effets dans le travail.
Un directeur est une machine à prendre des responsabilités.
« L’inconvenient d’une situation d’esclave, c’est qu’on est
tenté de considérer comme réellement existants des êtres humains qui sont de
pâles ombres dans la caverne. » (p. 78)
Fragments
« Sentiment d’être livré à une grande machine qu’on ignore.
On ne sait pas à quoi répond le travail que l’on fait. On ne sait pas ce qu’on
fera demain. Ni si les salaires seront diminués. Ni si on débauchera. » (p. 98)
L'ignorance totale de ce à quoi on
travaille est excessivement démoralisante. On n'a pas le sentiment qu'un
produit résulte des efforts qu'on fournit. On ne se sent nullement au nombre
des producteurs. On n'a pas le sentiment, non plus, du rapport entre le travail
et le salaire. L'activité semble arbitrairement imposée et arbitrairement rétribuée.
On a l'impression d'être un peu comme des gosses à qui la mère, pour les faire
tenir tranquilles, donne des perles à enfiler en leur promettant des bonbons.
Dans toutes les formes de l’esclavage,
l’esclavage est dans les circonstances.
Lettres à un ingénieur directeur
d’usine
Rien ne paralyse plus la pensée que le
sentiment d’infériorité nécessairement imposé par les atteintes quotidiennes de
la pauvreté, de la subordination, de la dépendance.
Un appel aux ouvriers de R.
L’oppression, à partir d’un certain
degré d’intensité, engendre non une tendance à la révolte, mais une tendance
presque irrésistible à la plus complète soumission.
L’humanité
se divise en deux catégories: les gens qui comptent pour quelque chose et les
gens qui ne comptent pour rien.
Je sais trop bien que lorsqu'on est
sous les chaînes d'une nécessité trop dure, si on se révolte un moment, on
tombe sur les genoux le moment d'après. L'acceptation des souffrances physiques
et morales inévitables, dans la mesure précise où elles sont inévitables, c'est
le seul moyen de conserver sa dignité. Mais acceptation et soumission sont deux
choses bien différentes.
« J'ai remarqué, parmi les êtres
frustes parmi lesquels j'ai vécu, que toujours (je n'ai trouvé aucune
exception, je crois) l'élévation de la pensée (la faculté de comprendre et de
former les idées générales) allait de pair avec la générosité de coeur.
Autrement dit, ce qui abaisse l'intelligence dégrade tout l'homme. » (p. 132)
La vie et la grève des ouvriers
métallos (1936)
Tableau de vie à l’usine:
- « La faim. Quand on gagne 3 francs
de l'heure, ou même 4 francs, ou même un peu plus, il suffit d'un coup dur, une
interruption de travail, une blessure, pour devoir pendant une semaine ou plus
travailler en subissant la faim. Pas la sous-alimentation, qui peut, elle, se
produire en permanence, même sans coup dur – la faim. »
- « Compter sous par sous. Pendant
huit heures de travail, on compte sous par sous. Combien de sous rapporteront
ces pièces ? Qu'est-ce que j'ai gagné cette heure-ci ? Et l'heure suivante ? En
sortant de l'usine, on compte encore sous par sous. »
- « La fatigue. La fatigue,
accablante, amère, par moments douloureuse au point qu'on souhaiterait la mort.
Tout le monde, dans toutes les situations, sait ce que c'est que d'être
fatigué, mais pour cette fatigue-là, il faudrait un nom à part. Des hommes vigoureux,
dans la force de l'âge, s'endorment de fatigue sur la banquette du métro. »
- « La peur. Rares sont les moments de
la journée où le coeur n'est pas un peu comprimé par une angoisse quelconque. »
- « La contrainte. Ne jamais rien
faire, même dans le détail, qui constitue une initiative. Chaque geste est
simplement l'exécution d'un ordre. »
Lettre
ouverte à un syndiqué (1936)
Tu te
rappelles les chefs, comment ceux qui avaient un caractère brutal pouvaient se
permettre toutes les insolences ? Te rappelles-tu qu'on n'osait presque jamais répondre,
qu'on en arrivait à trouver presque naturel d'être traité comme du bétail ? Combien
de douleurs un coeur humain doit dévorer en silence avant d'en arriver là, les riches
ne le comprendront jamais. Quand tu osais élever la voix parce qu'on t'imposait
un boulot par trop dur, ou trop mal payé, ou trop d'heures supplémentaires, te rappelles-tu
avec quelle brutalité on te disait : « C'est ça ou la porte. » Et, bien souvent,
tu te taisais, tu encaissais, tu te soumettais, parce que tu savais que c'était
vrai, que c'était ça ou la porte. Tu savais bien que rien ne pouvait les
empêcher de te mettre sur le pavé comme on met un outil usé au rancart. Et tu
avais beau te soumettre, souvent on te jetait quand même sur le pavé. Personne
ne disait rien. C'était normal. Il ne te restait qu'à souffrir de la faim en
silence, à courir de boîte en boîte, à attendre debout, par le froid, sous la
pluie, devant les portes des bureaux d'embauche.
Dans
l’usine il y a des machines d’acier et des machines de chair.
Lettre à
Auguste Detœuf (1936-1937)
La
discipline humaine fait appel dans une large mesure à la bonne volonté, à
l’énergie et à l’intelligence de celui qui obéit.
A l’usine,
l’obéissance est différente:
- elle
réduit le temps à la dimension de quelques secondes;
-
l’obéissance engage l’être humain tout entier;
- cette
discipline ne fait appel qu’à l’intérêt sous sa forme la plus sordide – à
l’échelle des sous – et à la crainte.
La grandeur
d’âme qui permet de mépriser les injustices et les humiliations est presque
impossible à exercer.
La
rationalisation (1937)
Les
méthodes de rationalisation sont présentées comme des méthodes d’organisation
scientifique du travail.
On parle souvent de la révolution
industrielle pour désigner justement la transformation qui s'est produite dans
l'industrie lorsque la science s'est appliquée à la production et qu'est
apparue la grosse industrie. Mais on peut dire qu'il y a eu une deuxième
révolution industrielle. La première se définit par l'utilisation scientifique de
la matière inerte et des forces de la nature. La deuxième se définit par
l'utilisation scientifique de la matière vivante, c'est-à-dire des hommes.
Les droits que peuvent conquérir les
travailleurs sur le lieu du travail ne dépendent pas directement de la
propriété ou du profit, mais des rapports entre l'ouvrier et la machine, entre
l'ouvrier et les chefs, et de la puissance plus ou moins grande de la
direction. Les ouvriers peuvent obliger la direction d'une usine à leur reconnaître
des droits sans priver les propriétaires de l'usine ni de leur titre de propriété
ni de leurs profits ; et réciproquement, ils peuvent être tout à fait privés de
droits dans une usine qui serait une propriété collective. Les aspirations des
ouvriers à avoir des droits dans l'usine les amènent à se heurter non pas avec
le propriétaire mais avec le directeur. C'est quelquefois le même homme, mais
peu importe.
Il y a deux questions à distinguer:
a) l’exploitation de la classe
ouvrière qui se définit par le profit capitaliste;
b) l’oppression de la classe ouvrière
sur le lieu de travail qui se traduit par des souffrances prolongées.
Le problème le plus grave qui se pose
pour la classe ouvrière est celle de trouver une méthode d’organisation du
travail qui soit acceptable à la fois pour la production, pour le travail et
pour la consommation.
Description du taylorisme: Le système particulier
de travail aux pièces avec prime consistait à mesurer les temps par unité en se
basant sur le maximum de travail que pouvait produire le meilleur ouvrier
pendant une heure par exemple, et pour tous ceux qui produiront ce maximum,
chaque pièce sera payée tel prix, tandis qu'elle sera payée à un prix plus bas
pour ceux qui produiront moins ; ceux qui produiront nettement moins que ce maximum
toucheront moins que le salaire vital. Autrement dit, il s'agit d'un procédé pour
éliminer tous ceux qui ne sont pas des ouvriers de premier ordre capables d'atteindre
ce maximum de production.
Dès son origine, la rationalisation a
été essentiellement une méthode pour faire travailler plus, plutôt qu’une
méthode pour travailler mieux.
La chaîne, inventée par Ford, est une
méthode perfectionnée pour extraire des travailleurs le maximum de travail dans
un temps déterminé.
Le mot « rationalisation » est utilisé
à tort – il s’agit d’un moyen de contrôle vis-à-vis des ouvriers et rien de
plus.
La rationalisation vise la croissance
de l’intensité du travail.
La taylorisation a provoqué la
disqualification des ouvriers. Ce système a produit la monotonie du travail.
« Ce qui est encore plus grave, c’est
ça: il faut se méfier des savants, parce que la plupart des temps ils ne sont
pas sincères. » (p. 195)
Expérience
de la vie d’usine (1941-1942)
Les
ouvriers d’usine sont déracinés, exilés sur la terre de leur propre pays.
Ce qui
contraint les ouvriers de se compter pour rien, c’est la manière dont ils
subissent les ordres. On nie souvent que les ouvriers souffrent de la monotonie
du travail, parce qu’on a remarqué que souvent un changement de fabrication est
pour eux une contrariété. Pourtant le dégoût envahit l’âme, au cours d’une
longue période de travail monotone.
« Les
choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses; c’est
la racine du mal. » (p. 207)
A l’usine, les travailleurs ne suivent
pas un rythme, mais une cadence: « La succession de leurs gestes n'est pas
désignée, dans le langage de l'usine, par le mot de rythme, mais par celui de cadence,
et c'est juste, car cette succession est le contraire d'un rythme. Toutes les suites
de mouvements qui participent au beau et s'accomplissent sans dégrader enferment
des instants d'arrêt, brefs comme l'éclair, qui constituent le secret du rythme
et donnent au spectateur, à travers même l'extrême rapidité, l'impression de la lenteur. Le coureur à pied,
au moment qu'il dépasse un record mondial, semble glisser lentement, tandis
qu'on voit les coureurs médiocres se hâter loin derrière lui ; plus un paysan
fauche vite et bien, plus ceux qui le regardent sentent que, comme on dit si justement,
il prend tout son temps. Au contraire, le spectacle de manoeuvres sur machines
est presque toujours celui d'une précipitation misérable d'où toute grâce et toute
dignité sont absentes. Il est naturel à l'homme et il lui convient de s'arrêter
quand il a fait quelque chose, fût-ce l'espace d'un éclair, pour en prendre
conscience, comme Dieu dans la Genèse ; cet éclair de pensée, d'immobilité et
d'équilibre, c'est ce qu'il faut apprendre à supprimer entièrement dans
l'usine, quand on y travaille. Les manoeuvres sur machines n'atteignent la
cadence exigée que si les gestes d'une seconde se succèdent d'une manière
ininterrompue et presque comme le tic-tac d'une horloge, sans rien qui marque
jamais que quelque chose est fini et qu'autre chose commence. Ce tic-tac dont
on ne peut supporter d'écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent
presque le reproduire avec leur corps. Cet enchaînement ininterrompu tend à
plonger dans une espèce de sommeil, mais il faut le supporter sans dormir. Ce
n'est pas seulement un supplice ; s'il n'en résultait que de la souffrance, le
mal serait moindre qu'il n'est. » (p. 207)
Les hommes ont besoin de s’approprier
par la pensée les lieux et les objets parmi lesquels ils passent leur vie. La
cuisinière dit « ma cuisine », le jardinier dit « ma pelouse ». Un ouvrier ne
peut rien d’appropier par la pensée dans l’usine. Il doit servir les machines.
L’ouvrier ne sait pas ce qu’il
produit, et par la suite il n’a pas le sentiment d’avoir produit, mais de s’être
épuisé à vide.
L'ouvrier, quoique indispensable à la
fabrication, n'y compte presque pour rien, et c'est pourquoi chaque souffrance
physique inutilement imposée, chaque manque d'égard, chaque brutalité, chaque
humiliation même légère semble un rappel qu'on ne compte pas et qu'on n'est pas
chez soi.
Toutes les fois qu'une fabrication
exige la répétition d'une combinaison d'un petit nombre de mouvements simples,
ces mouvements peuvent être accomplis par une machine automatique, et cela sans
aucune exception. On emploie de préférence un homme parce que l'homme est une
machine qui obéit à la voix et qu'il suffit à un homme de recevoir un ordre
pour substituer en un moment telle combinaison de mouvements à telle autre.
Le dégoût dans le travail altère chez
les ouvriers toute la conception de la vie, toute la vie.
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