28 janvier 2019

Frithjof Schuon, Castes et races (note de lectură)


1957
L’immortalité de l’âme est le postulat de “l’égalitarisme” religieux. Le caractère quasi divin de l’intellect et partant de l’élite intellectuelle est le postulat du système des castes.
L’Hindouisme réalise l’égalité dans la super-caste des moines errants (sannyâsîs).
Les castes sont autant de façons d’envisager un “réel” empirique.
Pour le brâhmana, le type purement intellectuel, contemplatif, sacerdotal, c’est l’immuable, le transcendant, qui est “réel” (la vérité, la connaissance, la contemplation, le rite, la voie).
Le kshatriya, le type “chevaleresque”, a une intelligence aiguë mais orientée vers l’action et l’analyse, plutôt que vers la contemplation et la synthèse. Il compense l’agressivité de son énergie par sa générosité, sa nature passionnelle par sa noblesse, sa domination de soi, sa grandeur d’âme. Pour lui, c’est l’acte qui est “réel”.

Pour le vaishya – le marchand, l’artisan, le paysan – c’est la richesse, la sécurité, la prospérité, qui sont “réels”. Son imagination s’épanouit sur le plan de la stabilité économique, de la perfection matérielle du travail et du rendement. Le vaishya est habile, il manque de qualités spécifiquement intellectuelles et aussi de vertus chevaleresques, d’idéalisme dans un sens supérieur.
Le dwîja (le “deux-fois né”), c’est-à-dire les trois premières castes, est un esprit doué d’un corps, tandis que le shûdra, la quatrième caste, est un corps doué d’une conscience humaine.
Le shûdra est l’homme qui n’est qualifié réellement que pour des travaux manuels plus ou moins quantitatifs. Pour lui, c’est le corporel qui est “réel”, c’est le manger et le boire qui font son bonheur. Il dépend d’un vouloir autre que le sien. Sa vertu est la fidélité.
Les brâhmanas et les vaishyas sont les castes paisibles. On confond shûdras et kshatriyas à cause des aspects de violence propres à ces deux castes.
L’homme sans caste, l’intouchable, a tendance à réaliser les possibilités psychologiques exclues par les autres hommes, d’où sa tendance à la transgression. Le plus bas des intouchables, le chandâla, est issu d’un shûdra et d’une brâhmanî.
“Nous pourrions nous exprimer aussi de la manière suivante: le brâhmana est ‘objectif’ et centré dans ‘l’esprit’; le kshatrya tend vers ‘l’esprit’, mais d’une manière ‘subjective’; le vaishya est ‘objectif’ sur le plan de la ‘matière’; quant au shûdra, il est ‘subjectif’ sur le même plan.”
L’Occidental a de la peine à comprendre la système des castes parce qu’il sous-estime la loi de l’hérédité. L’hérédité de notre espace est devenue précaire et flottante.
Pour l’Islam, les déterminations de la nature sont des accidents, l’humanité originelle était sans castes et sans races, c’est elle que l’Islam veut restaurer, en conformité des conditions de notre millénaire.
L’histoire comme telle ne saurait rendre compte pleinement de l’âme d’une époque lointaine : elle enregistre surtout les calamités et laisse de côté tous les facteurs statiques de bonheur.
L’idéologie du progrès est une de ces absurdités qui frappent par le manque d’imagination autant que par celui du sens des proportions; c’est, du reste, essentiellement une illusion de vaishya, un peu comme la «culture», qui n’est autre qu’une «intellectualité» sans intelligence.
le nivellement moderne détruit partout les beautés de l’égalité religieuse, car étant sa caricature, il est incompatible avec elle.
La caste, comme nous l’entendons, a essentiellement deux aspects, à  savoir celui du «degré» et celui du «mode» de l’intelligence, distinction qui est due, non à l’essence de l’intellect, mais aux accidents de sa manifestation.
L’égalité — ou plutôt l’indifférenciation — réalisée par le Bouddhisme, l’Islam et d’autres traditions, se réfère au pôle «existence» plutôt qu’au pôle «intelligence»; l’existence, l’être des choses, neutralise et unit, tandis que l’intelligence discerne et sépare.
Nous pourrions nous exprimer aussi de la manière suivante : pour le Bouddhisme, — qui ne «nie» pas expressément les castes, mais les «ignore» plutôt, — tous les hommes sont «un», d’abord dans la souffrance, et ensuite dans la voie qui délivre; pour le Christianisme, tous sont «un», d’abord par le péché originel, et ensuite par le baptême, gage de la Rédemption; pour l’Islam, tous sont «un», d’abord parce que créés de poussière, et ensuite par la foi unitaire; mais pour l’Hindouisme, qui part de la Connaissance et non de l’homme, c’est avant tout la Connaissance qui est «une», et les hommes sont divers par leurs degrés de participation à la Connaissance, donc aussi par leurs degrés d’ignorance; on pourrait dire qu’ils sont «un» dans la Connaissance, mais celle-ci n’est accessible, dans sa pureté intégrale, qu’à une élite, d’où l’exclusivisme des brahmanes.
L’expression individuelle de l’intelligence est le discernement; l’expression individuelle de l’existence est la volonté.
impossible à l’inférieur de comprendre réellement le supérieur, car qui comprend réellement, «est» ce qu’il comprend le kshatriya a la noblesse et l’énergie, le vaishya l’honnêteté et l’habileté, et le shûdra la fidélité et la diligence; la contemplativité et le détachement du type brahmanique contiennent éminemment toutes ces qualités;
Le principe des castes se reflète non seulement dans les âges, mais aussi, d’une autre manière, dans les sexes : la femme s’oppose à l’homme, en un certain sens, comme le type chevaleresque s’oppose au type sacerdotal, ou encore, sous un autre rapport, comme le type «pratique» s’oppose au type «idéaliste», si l’on peut dire.
les maux les plus profonds dont souffre l’humanité sont sortis des grandes agglomérations urbaines, non de la nature vierge;
La caste, dans son sens spirituel, est la «loi» (dharma) régissant telle catégorie d’hommes en conformité de leurs qualifications

Le sens des races

LA CASTE PRIME LA RACE, PARCE QUE l’esprit l’emporte sur la forme; la race est une forme, la caste un esprit.
Pourtant, il est impossible d’admettre que les races ne signifient rien en dehors de leurs caractères physiques, car s’il est vrai que les contraintes formelles n’ont rien d’absolu, les formes n’en doivent pas moins avoir une raison suffisante; si les races ne sont pas des castes 23 , elles doivent néanmoins correspondre à des différences humaines d’un autre ordre, un peu comme des différences de style peuvent exprimer des équivalences spirituelles tout en marquant des divergences de mode.
la pensée du Blanc — qu’il soit Occidental ou Oriental — est incisive et mouvementée, comme ses idiomes et comme les traits de son visage; elle a quelque chose «d’auditif», si l’on peut dire, tandis que celle du Jaune a un caractère plus ou moins «visuel» et opère par touches discontinues.
Nègre possède, au fond, une «mentalité non-mentale», d’où l’importance «mentale» du corporel, l’assurance physique et le sens du rythme; par tous ces caractères, le Noir s’oppose à la fois au Blanc et au Jaune
Pour comprendre le sens des races, il importe avant tout de voir qu’elles dérivent d’aspects fondamentaux du genre humain et non pas de quelque cause fortuite de la nature.
Le prognathisme, lui, indique de la puissance vitale, de l’ampleur existentielle, donc une conscience centrée sur le pôle «être», tandis que le type orthognathe correspond à une conscience relativement détachée de ce pôle, donc plus ou moins «déracinée» ou «isolée» par rapport à lui, et «créateur» pour cette raison même.
Il importe de préciser ici que les religions créées par les Jaunes, à savoir la tradition de Fo-Hi et du Yi-King, puis le Confucianisme et le Taoïsme qui s’y rattachent, et enfin le Shintoisme, n’ont pas donné lieu à des civilisations foncièrement et irréductiblement différentes comme c’est le cas des grandes civilisations blanches : Christianisme, Islam et Hindouisme, sans parler de l’Occident gréco-romain, de l’Égypte ancienne et des autres civilisations blanches de l’Antiquité.
Peut-être pourrions-nous dire aussi que le Blanc est essentiellement «poète», son âme est «crevassée» et mouvementée à la fois; le Jaune, lui, est avant tout «peintre», c’est un visuel intuitif dont la vie psychique, nous l’avons dit, est plus «lisse» et plus statique, moins «projetée» en avant, en ce sens que les choses sont vues dans l’âme au lieu que celle-ci se projette dans les choses. Quant au Noir, il n’est ni un «cérébral» ni un «visuel», mais un «vital», donc un danseur né; c’est un «vital profond», comme le Jaune est un «visuel fin», les deux étant, par rapport au Blanc, des «existentiels» plutôt que des «mentaux». Toutes ces expressions ne peuvent être que des approximations, car tout est relatif, surtout dans un ordre aussi complexe que celui des races. Une race est comparable à un style d’art aux formes multiples, et non à une forme exclusive.
Signalons l’extrême importance, chez les Noirs, des tams-tams, dont la fonction est centrale et quasiment sacrée : ce sont les véhicules des rythmes qui, en se communiquant aux corps, ramènent tout l’être aux essences cosmiques. C’est l’intelligence plutôt que le corps — aussi paradoxal que cela puisse paraître — qui a besoin, chez le Nègre, de rythmes et de danses, précisément parce que son esprit a une allure «plastique» ou «existentielle» et non «abstraite»;
si le Blanc est un «feu» inquiet et dévorant, il peut être aussi — c’est le cas de l’Hindou — une flamme calme et contemplative; quant au Jaune, s’il est de «l’eau», il peut refléter la lune, mais aussi se déchaîner en ouragans : et si le Noir est de la «terre», il a, à côté de l’innocente massivité de cet élément, la force explosive des volcans;
Dans l’âme jaune, qui est fort peu déclamatoire, les petites choses dévoilent leur secrète grandeur : une fleur, une coupe de thé, un coup de pinceau précis et transparent; la grandeur préexiste dans les choses, dans leur vérité première. C’est ce qu’exprime aussi la musique d’Extrême-Orient : sons grêles qui perlent comme l’écume d’une cascade solitaire, dans une sorte de mélancolie matinale; coups de gong qui sont comme le tressaillement d’une montagne d’airain; mélopées qui surgissent des intimités de la nature, mais aussi du sacré, de la danse grave et dorée des Dieux.
les Hindous, en effet, attribuent le feu — qui monte et qui illumine à la tendance ascendante (sattwa); l’eau — qui est transparente et et qui se répand en sens horizontal — à la tendance expansive (rajas); et la terre — qui est lourde et opaque — à la tendance descendante ou solidifiante (tamas).
La race jaune, elle, est contemplative sans mettre l’accent sur l’élément dialectique, c’est-à-dire sans éprouver le besoin de revêtir sa sagesse de mentalisations complexes et mouvantes; cette race a donné naissance au Taoïsme, au Confucianisme, au Shintoïsme, elle a créé une écriture unique en son genre et un art original, profond et puissant, mais n’a déterminé aucune civilisation étrangère; elle a été profondément marquée par le Bouddhisme, sagesse d’origine blanche, — ce n’est pas la sagesse qui est raciale, mais le véhicule humain de la Révélation, — tout en donnant à cette tradition l’empreinte de son génie à la fois puissant et subtil. Les conquêtes des Jaunes se répandent commeun raz de marée, en renversant tout sur leur passage, mais sans-transformer leurs victimes comme le font les conquêtes des Blancs; les Jaunes, quelle que soit leur impétuosité, «conservent» comme l’eau, ils ne «transmuent» pas comme le feu; vainqueurs, ils se laissent absorber par les vaincus de civilisation étrangère. Quant à la race noire, elle est «existentielle», nous l’avons dit, ce qui explique sa passivité et son inaptitude au rayonnement, même au sein de l’Islam; mais ce caractère devient qualitatif et spirituel par l’intervention de l’élément contemplatif qui est au fond de tout homme et qui met en valeur toute détermination naturelle.
les Hindous se caractérisent par leur extraordinaire contemplativité et le génie métaphysicien qui en découle; mais la race jaune est à son tour beaucoup plus contemplative que le rameau occidental de la race blanche, ce qui permet, d’une façon globale, de parler d’une prééminence spirituelle de l’Orient traditionnel, qu’il soit blanc ou jaune, en englobant d’ailleurs dans cette supériorité le messianisme ou prophétisme sémitique, qui est parallèle à l’avatarisme aryen;
Les races existent, et nous ne pouvons les ignorer, d’autant moins que les temps des univers clos sont révolus, et avec eux le droit aux simplifications conventionnelles; ce qu’il importe en tout cas de comprendre en premier lieu, c’est que la détermination raciale ne saurait être que relative, l’homme
déterminé ne cessant jamais d’être l’homme comme tel.
la vérité n’est pas bonne parce qu’elle est opportune ou efficace, mais parce qu’elle est vraie, sans oublier, qu’elle coïncide avec la réalité et que, par conséquent, vincit omnia Veritas.

Principes et critères de l’art universel

L’homme seul — parmi les êtres terrestres — peut penser, parler, produire des oeuvres; lui seul peut contempler et réaliser l’Infini. L’art humain comporte, comme l’Art divin, des aspects de détermination et d’indétermination, de nécessité et de liberté, de rigueur et de joie.
L’art profane, qu’il soit naturaliste et «religieux» comme l’art chrétien des temps modernes, ou qu’il soit à la fois traditionnel et mondain comme les miniatures médiévales ou indo-persanes, ou encore les gravures japonaises, présuppose souvent un point de vue extra-sacerdotal, donc une «mondanité» qui est un phénomène relativement tardif dans les civilisations théocratiques; aux époques primordiales, l’art se réduisait, soit à des objets d’usage rituel, soit à des instruments de travail ou à des objets ménagers; mais même ces instruments et objets, de même que les activités qu’ils impliquaient, étaient éminemment symboliques et se rattachaient, par là, au rituel et au sacré.
L’absence du besoin de beauté est une infirmité qui n’est pas sans rapport avec la laideur inévitable de l’ère machiniste, et qui s’est généralisée avec l’industrialisme; et comme il est impossible d’échapper à celui-ci, on fait de la dite infirmité une vertu et on calomnie la beauté et le besoin de beauté.
Le génie est à la fois traditionnel et collectif, spirituel et racial, et ensuite personnel; le génie personnel n’est rien sans le concours d’un génie plus vaste ou plus profond. L’art sacré représente avant tout l’esprit, et l’art profane le génie collectif, l’âme, à condition bien entendu de s’intégrer dans la tradition; l’ensemble des génies spirituel et collectif fait le génie traditionnel, celui qui donne son empreinte à la civilisation entière
Un art est sacré, non par l’intention personnelle de l’artiste, mais par le contenu, le symbolisme et le style, donc par des éléments objectifs. Par le contenu : le sujet représenté doit être tel et non un autre, soit au point de vue du modèle canonique, soit dans un sens plus large, mais toujours canoniquement déterminé; par le symbolisme : le saint personnage — ou le symbole anthropomorphe — doit être vêtu ou orné de telle façon, non autrement, et il peut faire tels gestes, non tels autres; par le style : l’image doit s’exprimer moyennant tel langage formel hiératique, et non dans un style étranger ou fantaisiste. En résumé, l’image doit être sainte par son contenu, symbolique par les détails, hiératique par son traitement, sans quoi elle manque de vérité spirituelle, de qualité liturgique et, à plus forte raison, de caractère sacramental; l’art n’a aucun droit, sous peine de s’enlever sa raison d’être, d’enfreindre ces règles, et il a d’autant moins intérêt à le faire que ces apparentes restrictions, par leur vérité intellectuelle et esthétique, lui confèrent des qualités de profondeur et de puissance que l’individu a fort peu de chances de pouvoir tirer de soi.
L’Écriture, l’anagogie et l’art dérivent, à des degrés très divers, de la
Révélation. L’Écriture est l’expression directe de la Parole céleste, et l’anagogie en est le commentaire inspiré et indispensable53; l’art, lui, est comme l’extrême limite ou l’écorce matérielle de la tradition et rejoint par là, en vertu de la loi des «extrêmes qui se touchent», ce que la tradition a de plus intérieur; il est donc, lui aussi, inséparable de l’inspiration. L’anagogie véhicule l’intelligence métaphysique et mystique, — à part l’interprétation purement légale, — tandis que l’art est le support de l’intelligence collective; il est contingent dans la mesure où l’est la collectivité comme telle.
Le naturalisme intégral résulte du culte de la «forme» envisagée, non en tant que «symbole», mais en tant que «fini»; la raison régit en effet la science du fini, de la limite, de l’ordre, et il n’est que logique que l’art de la raison partage avec celle-ci une platitude réfractaire à tout mystère; on a comparé l’art antique à la clarté du jour, mais on a oublié qu’il en a aussi «l’extériorité», l’absence de secret et de qualité d’infini.
si nous partons de l’idée que l’art parfait se reconnaît surtout à trois critères, à savoir la noblesse du contenu, — condition spirituelle sans
laquelle l’art n’a aucun droit à l’existence, — puis l’exactitude du symbolisme, ou au moins l’harmonie de la composition quand il s’agit d’une oeuvre profane, et enfin la pureté du style ou l’élégance des lignes et des couleurs, nous pouvons discerner à l’aide de ces critères les qualités et les défauts de toute oeuvre d’art, qu’elle soit sacrée ou non.

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