Entretien avec Marie-Hélène Dassa
Marie-Hélène Dassa a découvert très jeune les ouvrages de René Guénon qui l'ont profondément marquée et qui l'ont orientée très naturellement vers la voie du soufisme. Elle évoque pour nous quelques clés qui permettent d'aborder cette œuvre afin d'en tirer toute sa substance.
J.L.G. - Comment avez-vous connu l'oeuvre de Guénon ?
M.H.D. - J'ai abordé l'œuvre de Guénon vers la fin des années 70, à l'âge de 18 ans, sur les conseils de mon frère aîné. J'ai lu tout d'abord Le règne de la quantité et les signes des temps, puis La crise du monde moderne. Cet éclairage sur le monde m'a paru d'emblée limpide, comme un vent de vérité sans concession. C'était vraiment " La référence ". A cette époque, Guénon était pour moi le seul auteur français qui traduisait le point de vue et la réalité de la doctrine traditionnelle dans son expression la plus scrupuleuse et la plus universelle.
J.L.G. - Comment cette œuvre a-t-elle pris place dans votre cheminement ?
M.H.D. - Les lectures et surtout les relectures de la plupart des livres de Guénon m'ont permis tout d'abord de saisir sur un plan théorique les fondements de toute quête spirituelle authentique. J'ai surtout eu la chance que ces lectures soient prolongées par une rencontre bouleversante : celle d'un musulman issu d'une longue lignée de soufis du Caucase, Nadjm oud-Dine Bammate, qui avait reçu de son père "Le symbolisme de la croix" alors qu'il n'avait que 9 ans. A l'âge de 25 ans, il connaissait très bien les écrits de Guénon et il devint pendant plusieurs mois son pensionnaire lorsqu'il habitait au Caire. Ce qu'il découvrit lorsqu'il fut à ses côtés, c'était la simplicité de l'homme au quotidien : il voyait Guénon plaisanter, rire des histoires de l'Almanach Vermot, se chamailler avec son éditeur Paul Chacornac, jouer avec les chats, importer ses Gauloises de France. Cependant, au moment d'écrire, Guénon était comme " traversé " par la Tradition et toute trace de son individualité alors s'effaçait.
J.L.G. - En quoi la rencontre d'un proche de Guénon vous a-t-elle aidée ?
M.H.D. - Peut-être qu'on ne relit pas René Guénon de la même manière après avoir entendu le témoignage d'un de ses intimes. Les ouvrages de Guénon sont en tel décalage avec la mentalité commune en Occident qu'il est souvent difficile pour un lecteur occidental isolé de faire la part des choses et de se situer au sein de cette dimension nouvelle qui s'ouvre à lui. Par exemple, l'attachement à un formalisme peut se traduire chez le lecteur par un comportement inquisiteur et intransigeant. De même, la notion d'" élite spirituelle " qu'utilisait Guénon et dont se prévalaient certains, n'est pas toujours comprise comme elle le devrait. Par contre, quand on a accès à une lecture au second degré de l'œuvre écrite, en la rattachant à une expérience spirituelle authentique, on lit alors Guénon entre les lignes et non plus littéralement.
J.L.G. - N'est-ce pas étonnant qu'une œuvre authentique comme celle de Guénon comporte des " dangers " pour le lecteur ?
M.H.D. - Généralement, dans les sociétés traditionnelles, l'enseignement initiatique est avant tout oral et direct. Or, en Occident, à l'époque où vivait Guénon, ce type de transmission avait disparu et seule une approche par l'écrit était alors en mesure de toucher les personnes qui avaient une prédisposition pour aller plus loin sur le plan spirituel, et de les aider dans leur quête. Cependant, la forme écrite provoque une distance par rapport aux notions développées, et, s'il n'est pas guidé à temps, le lecteur peut en arriver à un renversement de l'intention originelle de l'auteur. En effet, l'écrit fixe, coagule ce qui est fluide et subtil, et l'essentiel ne se laisse pas enfermer dans les mots. Les écrits de René Guénon peuvent devenir verbiage si on ne les lit pas entre les lignes.
J.L.G. - Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par "lire entre les lignes" ?
M.H.D. - Il s'agit de redonner vie à l'intention de l'auteur et de ne pas aborder les écrits de Guénon selon une approche qui est réduite à l'étroitesse du mental. René Guénon ne sera jamais pour moi une référence figée, son œuvre est vivante, comme la Tradition. N'oublions pas que " le silence qui suit Mozart c'est encore du Mozart ". C'est à dire que toute cette sculpture de l'espace sonore déployée par le compositeur sert à amener l'auditeur jusqu'à l'origine des sons et à lui faire ressentir l'harmonie. On retrouve cet art dans le comportement des maîtres spirituels musulmans qui édifient par l'exemple et privilégient l'enseignement oral, le conte, l'apologue, le croc en jambe spirituel. De même que la calligraphie arabe dissimule sa géométrie rigoureuse derrière la fantaisie des formes, ici l'ascétisme et la rigueur sont en arrière plan, invisibles derrière la courtoisie spirituelle, la douceur, l'humour.
J.L.G. - Existe-t-il un parallèle entre les écrits de Guénon et l'exemple des maîtres spirituels que vous avez rencontrés ?
M.H.D. - En fait, les écrits de René Guénon sont la traduction, pour notre époque, de ce qui est contenu dans l'enseignement des maîtres spirituels des grandes Traditions de l'Humanité derrière le voile des apparences. Cependant, c'est bien le contact avec un maître spirituel vivant qui redonne son souffle à cette traduction écrite de la Tradition, car c'est lui seul qui peut progressivement amener le lecteur, devenu disciple, à l'essentiel.
Propos recueillis par J.-L. Girotto.
13 février 2005
Marie-Hélène Dassa, Lire Guénon entre les lignes... (entretien)
Publicat de Radu Iliescu la 10:16 PM
Etichete: Dassa Marie-Hélène, Guénon René, interviu
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