Publié chez Gallimard en 1946, renouvelé en 1973.
„Donc, si l’on dit que le monde moderne subit une crise, c’est que l’on entend par là le plus habituellement, c’est qu’il est parvenu à un point critique, ou, en d’autres termes, qu’une transformation plus ou moins profonde est imminente, qu’un changement d’orientation devra inévitablement se produire à brève échéance, de gré ou de force, d’une façon plus ou moins brusque, avec ou sans catastrophe.” (p. 8)
L’étymologie du mot „crise”, utile si on veut restituer au terme la plénitude de son sens propre et de sa valeur originelle, le rend partiellement synonyme de „jugement” et de „discrimination”. Chaque phase critique dans une situation amène vers une solution, favorable ou défavorable.
„[…] on s’aperçoit sans peine que cette préoccupation de la «fin du monde» est étroitement liée à l’état de malaise général dans lequel nous vivons présentement: le pressentiment obscur de quelque chose qui est effectivement près de finir, agissant sans contrôle sur certaines imaginations, y produit tout naturellement des représentations désordonnées, et le plus souvent grossièrement matérialisées […]” (p. 11)
La fin pressentie n’est pas la fin du monde, mais d’un monde: la civilisation occidentale sous sa forme actuelle. „[…] il semble bien que nous approchions réellement de la fin d’un monde, c’est-à-dire de la fin d’une époque ou d’un cycle historique, qui peut d’ailleurs être en correspondance avec un cycle cosmique, suivant ce qu’enseignent à cet égard toutes les doctrines traditionnelles.” (p. 12)
Les lois cycliques.
I. L’Age sombre
La doctrine hindoue enseigne que la durée d’un cycle cosmique (Manvantara), se divise en quatre âges, autant de phases d’un obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale:
○ l’âge d’or;
○ l’âge d’argent;
○ l’âge d’airain;
○ l’âge de fer.
Nous sommes, depuis 6.000 ans, dans le quatrième âge, le Kali-Yuga, l’âge sombre.
„[…] les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenues de plus en plus cachées et difficiles à atteindre; ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse «non-humaine», antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il s’enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables, qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir.” (p. 15)
Ce qui est caché redeviendra visible à la fin du cycle. Le développement du cycle s’accomplit du supérieur à l’inférieur, niant l’idée de progrès, telle que les modernes l’entendent. La chute des quatre âges se caractérise par une matérialisation progressive.
Il y a quand même „deux tendances opposées, l’une descendante et l’autre ascendante, […] l’une centrifuge et l’autre centripète et de la prédominance de l’une ou de l’autre procèdent deux phases complémentaires de la manifestation, l’une d’éloignement du principe, l’autre de retour vers le principe, qui sont souvent comparées symboliquement aux mouvements du cœur ou aux deux phases de la respiration.” (p. 17)
Il existe dans la théologie hindoue une fonction de „conservation divine”, représentée par Vishnu et par la doctrine des Avatâras ou «descentes» du principe divin.
L’époque historique commence au VIe siècle avant l’ère chrétienne, comme s’il y avait une barrière qu’il n’est pas possible de franchir à l’aide des moyens d’investigation dont dispose la science ordinaire. C’est curieux que même dans les cas des civilisations avancées comme l’Egypte et la Chine, qui possèdent des documents pour des époques éloignées, les chercheurs qualifient tout ce qui est antérieur au VIe siècle av. J.-C. comme „légendaires”.
„L’antiquité dite «classique» n’est donc, à vrai dire, qu’une antiquité toute relative, et même beaucoup plus proche des temps modernes que de la véritable antiquité, puisqu’elle ne remonte même pas à la moitié du Kali-Yuga, dont la durée n’est elle-même, suivant la doctrine hindoue, que la dixième partie de celle du Manvantara; et l’on pourra suffisamment juger par là jusqu’à quel point les modernes ont raison d’être fiers de l’étendue de leurs connaissances historiques!” (p. 18-19)
L’esprit scientifique moderne est un esprit antitraditionnel.
Au VIe siècle av. J.-C., des changements importants eurent lieu dans tous les pays.
En Chine, la doctrine fut divisée en deux parties distinctes:
○ le Taoisme, métaphysique pure, et les sciences traditionnelles d’ordre proprement spéculatif;
○ le Confucianisme, ayant pour domaine les applications pratiques et principalement sociales.
Chez les Perses il y eut une réadaptation du Mazdéisme.
Dans l’Inde naît le Bouddhisme, rapidement perverti par sa transformation dans une révolte contre l’esprit traditionnel, allant jusqu’à la négation de toute autorité, jusqu’à une véritable anarchie.
La même époque est chez les Juifs celle de la captivité de Babylone.
Pour Rome c’est le commencement de la période dite historique, suite à celle „légendaire”.
En Grèce commence la civilisation dite „classique”. Il s’agit dans ce cas d’une nouvelle vision sur la civilisation, qui n’est pas une rupture trop profonde quand même avec ce qui s’est passé antérieurement. Le Pythagorisme hérite l’Orphisme antérieur.
Le mot „philosophie”, avec ses connotations étymologiques (amour de la sagesse), a été employé d’abord par Pythagore. La philosophie serait néanmoins un stade introductif, un degré inférieur à la sagesse comme but. Substituer la philosophie à la sagesse implique méconnaître la véritable nature de cette dernière.
La philosophie prophane est uné prétendue sagesse purement humaine, d’ordre simplement rationnel, prenant la place de la véritable sagesse traditionnelle, supra-rationnelle.
Le rationalisme consiste à nier expressément tout ce qui est d’ordre supra-rationnel.
„[…] il convient de chercher dans l’antiquité «classique» quelques-unes des origines du monde moderne; celui-ci n’a donc pas entièrement tort quand il se recommande de la civilisation gréco-latine et s’en prétend le continuateur.” (p. 23) Il s’agit quand même d’une continuation lointaine et bien infidèle.
Le début de l’expansion du Christianisme correspond avec la dispersion du peuple juif, et la dernière phase de la civilisation gréco-latine.
Il y a des ressemblances entre la décadence antique et l’époque actuelle:
○ l’apparition du scépticisme;
○ le succès du moralisme stoïcien;
○ le succès du épicurianisme;
○ la transformation des doctrines sacrées en superstitions, réduite à leur aspect le plus extérieur.
Le Christianisme a opéré le redressement de la civilisation gréco-romaine. Le Moyen Age est plus méconnu par les modernes que l’antiquité „classique”.
Le Moyen Age s’étend du règne de Charlemagne au début du XIVe siècle. Après cette date commence une nouvelle décadence. C’est le point de départ de la crise moderne, commencée avec la désagrégation de la Chrétienté. Quand même, la Renaissance et la Réforme ont été possible par des décadances préalables.
La Renaissance a été la mort de beaucoup de choses. Sous prétexte de renouer avec l’antiquité, on a copié uniquement les aspects les plus extérieurs de celle-ci. Et cette restitution ne pouvait avoir qu’un caractère artificiel, parce qu’il s’agissait de formes qui ne vivaient plus depuis des siècles. Les sciences traditionnelles du Moyen Age ont disparu sans être remplacées par rien.
La rapidite avec laquelle la civilisation médiévale a été oubliée est extraordinaire: les hommes du XVIIe siècle n’en avaient aucune notion. Il semble difficile d’admettre que le passage ait pus s’opérer sans aucune intervention artificielle. „Il est bien invraisemblable aussi que la légende qui fit du moyen âge une époque de «ténèbres», d’ignorance et de barbarie, ait pris naissance et se soit accréditée d’elle-même, et que la véritable falsification de l’histoire à laquelle les modernes se sont livrés ait été entreprise sans aucune idée préconçue […]” (p. 26)
La Renaissance a consacré le terme „humanisme”: „[…] tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d’ordre supérieur, et, pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre; les Grecs, dont on prétendaient suivre l’exemple, n’avaient jamais été aussi loin en ce sens, même au temps de leur plus grande décadence intellectuelle, et du moins les préoccupations utilitaires n’étaient-elles jamais passées chez eux au premier plan, ainsi que acela devait bientôt se produire chez les modernes.” (p. 26)
L’humanisme a été une première forme du laïcisme.
Chercher de satisfaire les besoins matériels des hommes est une illusion, parce que la civilisation moderne crée toujours plus de besoins artificiels qu’elle n’en peut satisfaire.
D’après toutes les indications fournies par les doctrines traditionnelles, nous sommes entrés dans la phase finale du Kali-Yuga, dans la période la plus sombre de l’âge sombre, dans cet état de désordre et de confusion dont il n’est plus possible de sortir que par un cataclysme. Les Livres sacrés de l’Inde ont annoncé que à cette époque redoutable les castes seront mêlées et la famille n’existera plus.
La raison de cette époque est que „le passage d’un cycle à un autre ne peut s’accomplir que dans l’obscurité” (p. 28).
L’explication du monde moderne: „Ces connaissances inférieures, si vaines au regard de qui possède une connaissance d’un autre ordre, devaient pourtant être «réalisées», et elles ne pouvaient l’être qu’à un stade où la véritable intellectualité aurait disparu; ces recherches d’une portée exclusivement pratique, au sens le plus étroit du mot, devaient être accomplies, mais elles ne pouvaient l’être qu’à l’extrême opposé de la spiritualité primordiale, par des hommes enfoncés dans la matière au point de ne plus rien concevoir au delà, et devenant d’autant plus esclaves de cette matière qu’ils voudraient s’en servir davantage, ce qui les conduit à une agitation toujours croissante, sans règle et sans but, à la dispersion dans la pure multiplicité, jusqu’à la dissolution finale.” (p. 28-29)
II. L’opposition de l’Orient et de l’Occident
Entre Orient et Occident il y a une scission malheureuse. Il y a eu toujours des civilisations très différentes, qui se sont développées d’une manière conforme aux aptitudes de leurs peuples et leurs races, mais différent n’implique pas obligatoirement opposé. Entre les civilisations normales, traditionnelles, il n’y a aucune opposition essentielle, et les divergences ne sont qu’extérieures et superficielles.
La civilisation occidentale est fondée sur la négation des principes. A cause de cet état de choses, toute entente avec les civilisations qui l’entourent est impossible. „Dans l’état présent du monde, nous avons donc, d’un côté, toutes les civilisations qui sont demeurées fidèles à l’esprit traditionnel, et qui sont les civilisations orientales, et, de l’autre, une civilisation proprement antitraditionnelle, qui est la civilisation occidentale, moderne.” (p. 30-31)
Si la civilisation moderne occidentale couvre l’Europe et les Etats-Unis, les civilisation orientales sont:
- l’Extrême Orient – la civilisation chinoise;
- le Moyen Orient – la civilisation hindoue;
- le Proche Orient – la civilisation islamique. „Il convient d’ajouter que cette dernière, à bien des égards, devrait plutôt être regardée comme intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, et que beaucoup de ses caractères la rapprochent même surtout de ce que fut la civilisation occidentale du moyen âge; mais, si on l’envisage par rapport à l’Occident moderne, on doit reconnaître qu’elle s’y oppose au même titre que les civilisations proprement orientales, auxquelles il faut donc l’associer à ce point de vue.” (p. 31)
L’esprit médiéval ressemblait beaucoup à celui des civilisations traditionnelles.
L’esprit occidental = l’esprit moderne.
La tradition primordiale du cycle actuel est venue des régions hyperboréennes.
Maintenant, le véritable esprit traditionnel n’a plus de représentants authentiques qu’en Orient.
„[…] quelques esprits ne sont plus satisfaits de la négation moderne, ils éprouvent le besoin d’autre chose que de ce que leur offre notre époque, ils entrevoient la possibilité d’un retour à la tradition, sous une forme ou sous une autre, comme l’unique moyen de sortir de la crise actuelle.” (p. 33)
Il n’y a pas de liaison entre le „traditionnalisme” et „l’esprit traditionnel”.
La „tradition occidentale”, fabriquée par certains occultistes, fait une fausse concurrence à une „tradition orientale” non moins imaginaire, des théosophistes.
Le dernier des grands cataclysmes qui ont arrivés dans le passé est celui d’Atlantide. La destruction de ce continent a eu des prémices fortement comparables à celles que nous pouvons constater en Occident.
Reconstituer une tradition antérieure, atlantéenne ou celtique par exemple, est absolument impossible. Quand on a affaire aux vestiges laissés par des civilisations disparues, il n’est possible de les comprendre vraiment que par comparaison avec ce qu’il y a de similaire dans les civilisations traditionnelles qui sont encore vivantes; et l’on peut en dire autant pour le moyen âge lui-même, où se rencontrent des choses dont la signification est perdue pour les Occidentaux moderne.
„La vérité est que les éléments celtiques subsistants ont été pour la plupart, au moyen âge, assimilés par le Christianisme; la légende du «Saint Graal», avec toute ce qui s’y rattache, est, à cet égard, un exemple particulièrement probant et significatif.” (p. 36)
Longtemps l’esprit traditionnel a survécu grâce au Christianisme (le Catholicisme plus particulièrement). Toute restauration de la spiritualité européenne devrait commencer d’ici. Les idées de l’esprit occidentale sont conçues dans un esprit d’hostilité plus ou moins avouée vizavi de l’Orient.
Dans toutes les doctrines traditionnelles il y a une identité fondamentale qui se dissimule sous toutes les différences de formes extérieures.
Dans la confusion mentale qui caractérise notre époque, on applique le mot „tradition” à toutes sortes de choses, souvent fort infignifiantes. La déviation de langage traduit une sorte de dégénérescence des idées correspondantes. L’expression „philosophie traditionnelle” est un oxymore (parce que la philosophie n’est que prophane).
„Pour restaurer la tradition perdue, pour la revivier véritablement, il faut le contact de l’esprit traditionnel vivant, et, nous l’avons déjà dit, ce n’est qu’en Orient que cet esprit est encore pleinement vivant; il n’en est pas moins vrai que acela même suppose avant tout, en Occident, une aspiration vers un retour à cet esprit traditionnel, mais ce ne peut guère être qu’une simple aspiration.” (p. 38-39)
Si l’Occident revenait à sa tradition, son opposition avec l’Orient se trouverait résolue, parce que cette opposition naît de la déviation occidentale. L’esprit traditionnel est partout le même au fond. De même, la connaissance des principes métaphysiques est la même, comme les principes eux-mêmes sont universels.
Ce qui manque à la civilisation occidentale pour s’entendre avec les civilisations orientales manque aussi en elle-même, pour être une civilisation normale et complète.
„Quelques-uns parlent aujourd’hui de «défense de l’Occident», ce qui est vraiment singulier, alors que, comme nous le verrons plus loin, c’est celui-ci qui menace de tout submerger et d’entraîner l’humanité entière dans le tourbillon de son activité désordonnée […]” (p. 41)
Le véritable Orient ne songe ni à attaquer ni à dominer, il ne demande que son indépendance et sa tranquillité. „[…] l’Occident a en effet grand besoin d’être défendu, mais uniquement contre lui-même, contre ses propres tendances qui, si elles sont poussées jusqu’au bout, le mèneront inévitablement à la ruine et à la destruction […]” (p. 41)
III. Connaissance et action
L’opposition entre Occident et Orient est incarnée dans l’opposition entre contemplation et action (ou sur les places respectives attribuées à ces deux termes). En fait, l’opposition entre contemplation et action n’est que superficielle: „[…] il n’est pas, du moins dans les cas normaux, de peuple, ni même peut-être d’individu, qui puisse être exclusivement contemplatif ou exclusivement actif.” (p. 44)
L’activité humaine ne peut pas se développer également et à la fois dans tous les domaines et dans toutes les directions.
„En considérant la contemplation et l’action comme complémentaires, on se place donc à un point de vue déjà plus profond et plus vrai que le précédent, parce que l’opposition s’y trouve conciliée et résolue, ses deux termes s’équilibrant en quelque sorte l’un par l’autre.” (p. 44)
Il faut admettre la nécessité des deux termes, sans mettre l’égalité entre les deux pratiques. Il est évident que l’aptitude pour la contemplation est plus répandue chez les Orientaux (au plus haut degré en Inde). Il est tout aussi évident que l’aptitude pour l’action est une caractéristique occidentale. Au moyen âge les Occidentaux respectaient encore la supériorité de la contemplation, mais en développant outre mesure leurs facultés d’action, en sont arrivés à perdre leur intellectualité. Ils l’ont remplace par des théories qui mettent l’action au-dessus de tout.
„On pourrait dire que l’antithèse de l’Orient et de l’Occident, dans l’état présent des choses, consiste en ce que l’Orient maintient la supériorité de la contemplation sur l’action, tandis que l’Occident moderne affirme au contraire la supériorité de l’action sur la contemplation.” (p. 46)
Entre Orient et Occident aucune réconciliation n’est possible à l’état actuel de choses. Sans nier l’importance de l’action, toutes les doctrines orientales affirment que la contemplation est supérieure à l’action, comme l’immuable est supérieur au changement.
L’esprit moderne non seulement prône la supériorité de l’action, mais il nie totalement la contemplation, dont il ignore et méconnaît la véritable nature.
Il y a entre la contemplation et la connaissance une relation de synonymie.
La connaissance par excellence est immuable. Toute connaissance vraie est indentification avec son objet (objective). Les Occidentaux envisagent une connaissance rationnelle et discursive, donc indirecte et imparfaite, donc connaissance par reflet. En plus, ils l’apprécient uniquement si elle peut servir à des buts pratiques.
„[…] le caractère le plus visible de l’époque moderne: besoin d’agitation incessante, de changement continuel, de vitesse sans cesse croissante comme celle avec laquelle se déroulent les événements eux-mêmes. C’est la dispersion dans la multiplicité, et dans une multiplicité qui n’est plus unifiée par la conscience d’aucun principe supérieur; c’est, dans la vie courante comme dans les conceptions scientifiques, l’analyse poussée à l’extrême, le morcellement indéfini, une véritable désagrégation de l’activité humaine dans tous les ordres où elle peut encore s’exercer; et de là l’inaptitude à la synthèse, l’impossibilité de toute concentration, si frappante aux yeux des Orientaux.” (p. 48)
La pensée occidentale souffre les conséquences du matérialisme, et la matière est essentiellement multiplicité et division. „Plus on s’enfonce dans la matière, plus les éléments de division et d’opposition s’accentuent et s’amplifient; inversement, plus on s’élève vers la spiritualité pure, plus on s’approche de l’unité, qui ne peut être pleinement réalisée que par la conscience des principes universels.” (p. 49)
Le mouvement et l’action sont recherchés dans la pensée occidentale pour elle-même, comme sous une loi du pur déséquilibre. Dans la science, on fait de la recherche pour la recherche, on aboutit à des résultats partiels et fragmentaires, une succession de plus en plus rapide de théories et d’hypothèses sans fondement, qui s’écroulent pour être remplacés par d’autres: „véritable chaos au milieu duquel il serait vain de chercher quelques éléments définitivement acquis, si ce n’est une monstrueuse accumulation de fait et de détails qui ne peuvent rient prouver ni rien signifier.” (p. 49)
Le seul domaine où l’homme moderne peut se vanter d’une certaine supériorité est le domaine matériel.
Prévisions: „Il faut donc s’attendre à ce que les découvertes ou plutôt les inventions mécaniques et industrielles aillent encore en se développant et en se multipliant, de plus en plus vite elles aussi, jusqu’à la fin de l’âge actuel; et qui sait si, avec les dangers de destruction qu’elles portent en elles-mêmes, elles ne seront pas un des principaux agents de l’ultime catastrophe, si les choses en viennent à un tel point que celle-ci ne puisse être évitée?” (p. 49-50)
Dans la civilisation occidentale, le devenir emporte sur l’immuable et le stable, chose qui implique la négation de toute véritable connaissance.
Il existe un lien directe entre la négation de tout principe immuable et celle de l’autorité spirituelle, entre la réduction de toute réalité au «devenir» et l’affirmation de la suprématie du pouvoir temporel, dont le domaine propre est le monde de l’action.
L’intuition intellectuelle, par laquelle s’obtient la vraie connaissance métaphysique, n’a absolument rien de commun avec cette autre intuition dont parlent certains philosophes contemporains (ex: Bergson). Parce que la vraie intuition est l’intelligence pure, supra-rationnelle.
L’individualisme aussi est la négation du supra-individuel.
„Tant que les Occidentaux s’obstineront à méconnaître ou à nier l’intuition intellectuelle, ils ne pourront avoir aucune tradition au vrai sens de ce mot, et ils ne pourront non plus s’entendre avec les authentiques représentants des civilisations orientales, dans lesquelles tout est comme suspendu à cette intuition, immuable et infaillible en soi, et unique point de départ de tout développement conforme aux normes traditionnelles.” (p. 52)
IV. Science sacrée et science profane
Dans les civilisations traditionnelles, la métaphysique constitue l’essentiel, et tout le reste s’y rattache, notamment les sciences sociales. En ce qui concerne les sciences, la conception traditionnelle et la conception moderne sont incompatibles.
En ce qui concerne la métaphysique, son expression peut être modifiée, selon la place et la civilisation qui l’héberge, mais la vérité est une seule.
Les sciences appartiennent au monde de la diversité, de la forme et de la multiplicité. „Les logiciens ont l’habitude de regarder une science comme entièrement définie par son objet, ce qui est inexact par excès de simplification; le point de vue sous lequel cet objet est envisagé doit aussi entrer dans la définition de la science.” (p. 54)
Pour les grecs de l’Antiquité, la physique était la „science de la nature”, dédiée à l’étude du devenir. L’esprit moderne en a fait une science particulière parmi d’autres, étudiant toutes le devenir. La fragmentation moderne sacrifie le principe pour le détail.
Pour Aristote la physique était seconde par rapport à la métaphysique.
„[…] ce n’est guère qu’au XIXe siècle qu’on a vu des hommes se faire gloire de leur ignorance, car se proclamer «agnositique» n’est point autre chose que cela, et prétendre interdire à tous la connaissance de ce qu’ils ignoraient eux-mêmes; et cela marquait une étape de plus dans la déchéance intellectuelle de l’Occident.” (p. 57)
Le modernisme a séparé les sciences de tout principe supérieur, de la même manière le temporel du spirituel. C’est vrai qu’il y a entre les deux une distinction, mais distinction ne signifie pas séparation.
Les sciences occidentales ne cherchent plus la connaissance, mais les applications pratiques. C’est pourquoi la science et l’industrie semblent pour beaucoup de personnes la même chose, tout comme l’ingénieur passe pour le savant moderne.
La science moderne: „[…] enfermée exclusivement dans le monde du changement, elle n’y trouve plus rien de stable, aucun point fixe où elle puisse s’appuyer; ne partant plus d’aucune certitude absolue, elle en est réduite à des probabilités et à des approximations, ou à des constructions purement hypothétiques qui ne sont que l’œuvre de la fantaisie individuelle.” (p. 58)
Un question: pourquoi les sciences proprement expérimentales ont-elles reçu, dans la civilisation moderne, un développement qu’elles n’ont jamais eu dans d’autres civilisations? A cause du fait que ces sciences sont celles du monde sensible, celles de la matière; leur développment correspond aux tendances modernes.
Les connaissances inférieures ne sont pas illégitimes pour autant, ce qui est illégitime est l’abus qu’on en fait.
Une des caractéristiques de l’époque actuelle est l’exploitation de tout ce qui avait été négligé jusque là comme n’ayant qu’une importance trop secondaire pour que les hommes y consacrent leur activité. Certaines sciences modernes se sont constituées à partir de certaines sciences traditionnelles dont elles sont les résidus: „[…] c’est la partie la plus inférieure de ces dernières qui, s’isolant et se détachant de tout le reste dans une période de décadence, s’est grossièrement matérialisée, puis a servi de point de départ à un développement tout différent, dans un sens conforme aux tendances modernes, de façon à aboutir à la constitution de sciences qui n’ont réellement plus rien de commun avec celles qui les ont précédées.” (p. 60)
Il est faux de dire que l’astrologie est devenue l’astronomie moderne, ou que l’alchimie est devenue la chimie moderne, tellement sont loin unes des autres. Si une filiation existe, ce n’est pas par progrès, mais par dégénérescence. Aussi, la réconstitution moderne de l’astrologie n’a que peu en commun avec ce que cette science fut à son époque.
„La véritable alchimie était essentiellement une science d’ordre cosmologique, et, en même temps, elle était applicable aussi à l’ordre humain, en vertu de l’analogie du «macrocosme» et du «microcosme»; en outre, elle était constituée expressément en vue de permettre une transposition dans le domaine purement spirituel, qui conférait à ses enseignements une valeur symbolique et une signification supérieure, et qui en faisait un des types les plus complets des «sciences traditionnelles».” (p. 61)
Les sciences traditionnelles de l’Occident sont vraiment perdues pour les modernes.
La psychologie telle que nous la connaissons est le produit de l’empirisme anglo-saxon et de l’esprit du XVIIIe siècle. Tout point de vue supérieur lui manque.
Les mathématiques modernes sont l’écorce exotérique de la mathématique pythagoricienne.
„Une science quelconque, suivant la conception traditionnelle, a moins son intérêt en elle-même qu’en ce qu’elle est comme un prolongement ou une branche secondaire de la doctrine, dont la partie essentielle est constituée […] par la métaphysique pure.” (p. 62)
L’intuition intellectuelle: „[…] est la plus immédiate de toutes les connaissances, aussi bien que la plus élevée, et qui est absolument indépendante de l’exercice de toute faculté d’ordre sensible ou même rationnel.” (p. 64)
Les sciences traditionnelles sont des illustrations de la doctrine pure, tout comme la circonférence existe uniquement par rapport au centre.
Il y a en toute civilisation normale des arts traditionnels, non moins inconnus aux Occidentaux que les sciences traditionnelles.
„La vérité est qu’il n’existe pas en réalité un «domaine profane», qui s’opposerait d’une certaine façon au «domaine sacré», il existe seulement un «point de vue profane», qui n’est proprement rien d’autre que le point de vue de l’ignorance.” (p. 66)
La science moderne est: „[…] savoir d’ordre inférieur, qui se tient tout entier au niveau de la plus basse réalité, et savoir ignorant de tout ce qui le dépasse, ignorant de toute fin supérieure à lui-même, comme de tout principe qui pourrait lui assurer une place légitime, si humble soit-elle, parmi les divers ordres de la connaissance intégrale; enfermée irrémédiablement dans le domaine relatif et borné où elle a voulu se proclamer indépendante, ayant ainsi coupé elle-même toute communication avec la vérité transcendante et avec la connaissance suprême, ce n’est plus qu’une science vaine et illusoire, qui, à vrai dire, ne vient de rien et ne conduit à rien.” (p. 66)
En limitant arbitrairement les connaissances à un certain ordre particulier, celui de la réalité matérielle ou sensible, la science occidentale a perdu toute valeur intellectuelle.
V. L’individualisme
„Ce que nous entendons par «individualisme», c’est la négation de tout principe supérieur à l’individualité, et, par suite, la réduction de la civilisation, dans tous les domaines, aux seuls éléments purement humains; […]” (p. 68)
L’Occident est singulier comme civilisation édifiée entièrement sur quelque chose de purement négatif. La cause déterminante de cette déchéance est l’individualisme. Ce dernier est opposé à toute spiritualité et de toute intellectualité vraie.
Ce que les philosophes modernes désignent par „métaphysique” n’a absolument rien de commun avec la métaphysique vraie, ce sont uniquement des constructions rationnelles, des hypothèses imaginatives qui se rapportent simplement au domaine physique, donc à la nature.
Les philosophes aiment poser des problèmes, fussent-ils illusoires et artificiels, que de les résoudre. Il y a pour cela deux causes:
- le symptome de la recherche pour la recherche, sans aucune finalité;
- le désir d’avoir un „système” à soi, marque de l’originalité à tout prix, même si la vérité est sacrifiée.
„[…] mieux vaut, pour la renomée d’un philosophe, inventer une erreur nouvelle que de redire une vérité qui a déjà été exprimée par d’autres.” (p. 69)
L’individualisme, rencontré aussi chez les artistes et les savants modernes, est la cause de beaucoup d’errances surtout chez les philosophes.
„Dans une civilisation traditionnelle, il est presque inconcevable qu’un homme prétende revendiquer la propriété d’une idée, et, en tout cas, s’il le fait, il s’enlève par là même tout crédit et toute autorité, car il la réduit ainsi à n’être qu’une sorte de fantaisie sans aucune portée réelle: si une idée est vraie, elle appartient également à tous ceux qui sont capables de la comprendre; si elle est fausse, il n’y a pas à se faire gloire de l’avoir inventée.” (p. 70)
Une idée bonne ne peut pas être nouvelle, car la vérité n’est pas une création humaine, elle existe indépendamment de nous et nous précéde.
„[…] le «génie», entendu au sens «profane», est fort peu de chose en réalité, et il ne saurait en aucune manière suppléer au défaut de véritable connaissance.” (p. 70)
Conséquences de l’individualisme en philosophie:
- par la négation de l’intuition intellectuelle, mettre la raison au-dessus de tout (le rationaliste de Descartes);
- la raison s’est rabaissée à un rôle surtout pratique;
- entraînement du „naturalisme”, puisque tout ce qui est de la nature est hors de l’atteinte de l’individu comme tel;
- en absence de la métaphysique, le relativisme s’impose, soit sous la forme du „criticisme” de Kant, soit comme le „positivisme” d’Auguste Comte.
Le naturalisme, l’évolutionisme et l’intuitionisme bergsonien sont des philosophies du devenir. Dans chacune d’elles il n’est plus question de vérité, mais de „réalité” réduite à l’ordre sensible. Avec de telles théories, l’intelligence est réduite à sa partie la plus basse.
Le pragmatisme a nié l’intelligence et la connaissance, a substitué l’utilité à la vérité.
L’appel au subconscient fait par la psychanalyse est le renversement complèt de toute hiérarchie normale.
La philosophie occidentale est importance en ce qu’elle exprime, sous une forme aussi nettement arrêtée que possible, les tendances du moment, bien plutôt qu’elle ne les crée véritablement.
Le cartésianiesme correspond à un état de fait partagé par les contemporains de Descartes. Il s’agit plutôt d’une résultante que d’un point de départ. „De même, la Renaissance et la Réforme, qu’on regarde le plus souvent comme les premières grandes manifestations de l’esprit moderne, achevèrent la rupture avec la tradition beaucoup plus qu’elles ne la provoquèrent; pour nous, le début de cette rupture date du XIVe siècle, et c’est là, et non pas un ou deux siècles plus tard, qu’il faut, en réalité, faire commencer les temps modernes.” (p. 73)
L’individualisme c’est la négation de la tradition.
Au cœur de toute civilisation traditionnelle se trouvent l’intuition intellectuelle et la doctrine métaphysique pure.
Les sciences traditionnelles du moyen âge étaient réservées à une élite, ou même l’apanage exclusif d’écoles très fermées. D’autre part, dans la tradition il y avait quelque chose de commun à tous indistinctement. Le Protestantisme a joué dans la religion Catholique le rôle de la révolte contre l’esprit traditionnel, en tant que manifestation de l’individualisme.
„Qui dit individualisme dit nécessairement refus d’admettre une autorité supérieure à l’individu, aussi bien qu’une faculté de connaissance supérieure à la raison individuelle; les deux choses sont inséparables l’une de l’autre.” (p. 74)
Le Protestantisme a prôné dans l’interprétation du texte sacré le «libre examen», l’interprétation laissée à l’arbitraire de chacun, même des ignorants et des incompétents, et fondée uniquement sur l’exercice de la raison humaine.
Comme il y a une multitude de points de vue sur le Christianisme, il y a autant de sectes protestants, qui ne représentent que les opinions de quelques individus. Dans une telle situation, un aspect secondaire de la religion, la morale, a pris une importance décisive. Dans les pays anglo-saxons ce n’est même plus la morale ce qui agit, mais le sentimentalisme, sous la forme de la religiosité („de vagues aspirations sentimentales qui ne se justifient par aucune connaissance réelle”, p. 75).
La morale protestante finit par dégénérer dans la morale laïque.
La religion étant une forme de la tradition, l’esprit antitraditionnel ne peut être qu’antireligieux.
L’hypothèse que le Protestantisme aurait pu garder la doctrine traditionnelle en se séparant du Catholicisme est contredit par le „libre examen”. Celui-ci permet toutes les fantaisies individuelles. La conservation de la doctrine suppose un enseignement organisé, pour pouvoir transmettre l’interprétation orthodoxe.
„[…] on peut se croire sincèrement religieux et ne l’être nullement au fond, on peut même se dire «traditionnaliste» sans avoir la moindre notion du véritable esprit traditionnel, et c’est là encore un des symptômes du désordre mental de notre époque.” (p. 78)
La plupart des chrétiens de nos jours font preuve d’une ignorance complète au point de vue doctrinal. Pour eux la religion est une simple pratique, une routine, une habitude, et ils s’abstiennent soigneusement de comprendre quoi que ce soit, et ils arrivent même à penser qu’il est inutile à comprendre, ou peut-être qu’il n’y a rien à comprendre. „[…] du reste, si l’on comprenait vraiment la religion, pourrait-on lui faire une place aussi médiocre parmi ses préoccupations?” (p. 79)
„Il est très difficile de faire comprendre à nos contemporains qu’il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent se discuter; l’homme moderne, au lieu de chercher à s’élever à la vérité, prétend la faire descendre à son niveau; et c’est sans doute pourquoi il en est tant qui, lorsqu’on leur parle de «sciences traditionnelles» ou même de métaphysique pure, s’imaginent qu’il ne s’agit que de «science profane» et de «philosophie».” (p. 80)
Presque toute la philosophie moderne est faite d’équivoques et de questions mal posées.
„Parfois, l’individualisme, au sens le plus ordinaire et le plus bas du mot, se manifeste d’une façon plus apparente encore: ainsi, ne voit-on pas à chaque instant des gens qui veulent juger l’œuvre d’un homme d’après ce qu’ils savent de sa vie privée, comme s’il pouvait y avoir entre ces deux choses un rapport quelconque?” (p. 80)
L’attitude apologétyque est défensive, et la plupart des fois il s’agit uniquement d’excuses.
„Ceux qui sont qualifiés pour parler au nom d’une doctrine traditionnelle n’ont pas à discuter avec les «profanes» ni à faire de la «polémique»; ils n’ont qu’à exposer la doctrine telle qu’elle est, pour ceux qui peuvent la comprendre, et, en même temps, à dénoncer l’erreur partout où elle se trouve, à la faire apparaître comme telle en projetant sur elle la lumière de la vraie connaissance; leur rôle n’est pas d’engager une lutte et d’y compromettre la doctrine, mais de porter le jugement qu’ils ont le droit de porter s’ils possèdent effectivement les principes qui doivent les inspirer infailliblement.” (p. 81)
Description du modernisme: „Rien et personne n’est plus à la place où il devrait être normalement; les hommes ne reconnaissent plus aucune autorité effective dans l’ordre spirituel, aucun pouvoir légitime dans l’ordre temporel; les «profanes» se permettent de discuter des choses sacrées, d’en contester le caractère et jusqu’à l’existence même; c’est l’inférieur qui juge le supérieur, l’ignorance qui impose des bornes à la sagesse, l’erreur qui prend le pas sur la vérité, l’humain qui se substitue au divin, la terre qui l’emporte sur le ciel, l’individu qui se fait la mesure de toutes choses et prétend dicter à l’univers des lois tirées tout entières de sa propre raison relative et faillible.” (p. 82)
VI. Le chaos social
Dans la société européenne les castes n’existent plus. Comme ça, l’ascenssion à des fonctions quelconques n’est plus soumise à aucun règle légitime, et chacun se trouve dans la situation de faire n’importe quoi, et souvent ce pour quoi il est le moins qualifié.
La négation de la différence entre les hommes a été érigée par les modernes en pseudo-principe sous le nom d’«égalité». „Il serait trop facile de montrer que l’égalité ne peut exister nulle part, pour la simple raison qu’il ne saurait y avoir deux êtres qui soient à la fois réellement distincts et entièrement semblables entre eux sous tous les rapports; et il ne saurait pas moins facile de faire ressortir toutes les conséquences absurdes qui découlent de cette idée chimérique, au nom de laquelle on prétend imposer partout une uniformité complète, par exemple en distribuant à tous un enseignement identique, comme si tous étaient pareillement aptes à comprendre les mêmes choses, et comme si, pour les leur faire comprendre, les mêmes méthodes convenaient à tous indistinctement.” (p. 84)
L’enseignement moderne illustre très bien la dispersion dans la multiplicité.
Des dogmes laïques comme celle de l’égalité ou du progrès ne sont pas nées spontanément. L’état de désordre actuel n’aurait pas été possible sans elle, c’est pourquoi elles sont entretenues par ceux qui en profitent. „[…] derrière tout acela, et tout au moins à l’origine, il faut une action beaucoup plus consciente, une direction qui ne peut venir que d’hommes sachant parfaitement à quoi s’en tenir sur les idées qu’ils lancent ainsi dans la circulation.” (p. 86)
La plupart des „idées” modernes sont des mots-creux, qui ne produisent que du verbalisme, où la sonorité des mots sont assez suffisants pour donner l’illusion de la pensée.
Dans l’état actuel des choses, un homme ne remplit sa fonction qu’exceptionnellement, c’est plutôt le contraire qui est la norme. C’est curieux par exemple que dans une époque spécialisée à outrance, l’incompétence des hommes politiques est rarement un obstacle à leur carrière.
„L’argument le plus décisif contre la «démocratie» se résume en quelques mots: le supérieur ne peut émaner de l’inférieur, parce que le «plus» ne peut pas sortir du «moins»; cela est d’une rigueur mathématique absolue, contre laquelle rien ne saurait prévaloir.” (p. 87-88)
Le peuple ne peut pas donner le pouvoir, par le simple fait qu’il n’en a pas. Le pouvoir provient d’en haut. La grande habileté des dirigeants est de faire croire le peuple qu’il se gouverne lui-même. Et le peuple se laisse flatter. Le suffrage universel a été introduit pour créer cette opinion, que la majorité décide, mais l’opinion peut être dirigée et modifiée.
L’idée que la majorité doit faire la loi est essentiellement erronée. L’avis de la majorité ne peut être que l’expression de l’incompetence, il résulte du manque d’intelligence ou de l’ignorance pure et simple.
„[…] dans une foule, l’ensemble des réactions mentales qui se produisent entre les individus composants aboutit à la formation d’une sorte de résultante qui est, non pas même au niveau de la moyenne, mais à celui des éléments les plus inférieurs.” (p. 90)
Le consentement universel est devenu un critère de vérité.
„[…] les impulsions émotives empêchent la réflexion, et c’est une des plus vulgaires habilités de la politique que celle qui consiste à tirer parti de cette incompatibilité.” (p. 90)
La loi du plus grand nombre qu’invoquent les gouvernements modernes c’est la loi de la matière et de la force brutale, la loi en vertu de laquelle une masse entraînée par son poids écrase tout ce qui se rencontre sur son passage.
Par contre, dans le domaine spirituel, c’est l’unité qui engendre la multiplicité. Mais lorsque le principe est nié, puis oublié, il ne reste que la multiplicité pure.
L’individualisme moderne est tout aussi nuisible dans l’ordre social que dans l’ordre intellectuel. La collectivité moderne est la somme des individus, et non un organisme vivant.
Les conflits enregistrés dans la société modernes sont entre les différentes varités de l’individualisme. Individualisme est synonyme avec division, et la dernière engendre un état chaotique.
La démocratie contient en elle la négation de l’élite. Démocratie s’oppose à l’aristocratie. L’élite ne peut être qu’opposée à la démocratie, qui est intimement liée à la conception égalitaire. “Une élite véritable, nous l’avons dit, ne peut être qu’intellectuelle; c’est pourquoi la «démocratie» ne peut s’instaurer que là où la pure intellectualité n’existe plus, ce qui est effectivement le cas du monde moderne.” (p. 93)
L’invention des fausses élites est monnaie courante dans l’espace occidental. “On peut s’en apercevoir aisément en remarquant que la distinction sociale qui compte le plus, dans le présent état de choses, est celle qui se fonde sur la fortune, c’est-à-dire sur une supériorité tout extérieure et d’ordre exclusivement quantitatif, la seule en somme qui soit conciliable avec la «démocratie», parce qu’elle procède du même point de vue.” (p. 93-94)
VII. Une civilisation matérielle
La civilisation occidentale moderne n’est qu’une civilisation matérielle.
Le mot “matérialisme” date du XVIIIe siècle, quand il a été inventé par le philosophe Berkeley. Un peu plus tard, le mot a pris un nouveau sens: il caractèrise une conception qui affirme qu’il n’y a que la matière et ce qui en procède. On ne peut nier que c’est la mentalité de la plupart de nos contemporains.
“Toute la science «profane» qui s’est développée au cours des derniers siècles n’est que l’étude du monde sensible, elle y est enfermée exclusivement, et ses méthodes ne sont applicables qu’à ce seul domaine; or ces méthodes sont proclamées «scientifiques» à l’exclusion de toute autre, ce qui revient à nier toute science qui ne se rapporte pas aux choses matérielles.” (p. 97) La science moderne, même si elle ne fait pas déclaration formelle d’athéisme ou de matérialisme, elle agit selon un matérialisme pratique, ce qui rend le mal plus profond et plus étendu.
“Quand on voit une science exclusivement matérielle se présenter comme la seule science possible, quand les hommes sont habitués à admettre comme une vérité indiscutable qu’il ne peut y avoir de la connaissance valable en dehors de celle-là, quand toute éducation qui leur est donnée tend à leur inculquer la superstition de cette science, ce qui est proprement le «scientisme», comment ces hommes pourraient-ils ne pas être pratiquement matérialistes, c’est-à-dire ne pas avoir toutes leurs préoccupations tournées du côté de la matière?” (p. 98)
Les modernes ont déclaré ce qui ne peuvent pas toucher comme „inconnaissable”, ce qui les dispense de s’en occuper. Là où son emploi est le plus malheureux possible, les Occidentaux utilisent „l’imagination”.
Tout ce qu’on appelle „spiritualisme” ou „idéalisme” n’est qu’un sorte de matérialisme transposé. „A vrai dire, spiritualisme et matérialisme, entendus au sens philosophique, ne peuvent se comprendre l’un sans l’autre: ce sont simplement les deux moitiés du dualisme cartésien, dont la séparation radicale a été transformée en une sorte d’antagonisme; et, depuis lors, toute la philosophie oscille entre ces deux termes sans pouvoir les dépasser.” (p. 99)
Le spiritualisme n’a rien en commun avec la spiritualité. Son débat avec le matérialisme ne fait que laisser indifférent celui qui se place à un point de vue supérieur.
La notion de „réalité” est réservée dans l’usage courant à la seule réalité sensible.
Le langage est l’expression de la mentalité d’un peuple et d’une époque.
Les convinctions religieuses de beaucoup de modernes: „[…] quelques notions apprises par cœur, d’une façon toute scolaire et machinale, qu’ils ne se sont nullement assimilées, auxquelles ils n’ont même jamais réfléchi le moins du monde, mais qu’ils gardent dans leur mémoire et qu’ils répètent à l’occasion parce qu’elles font partie d’un certain formalisme, d’une attitude conventionnelle qui est tout ce qu’ils peuvent comprendre sous le nom de la religion.” (p. 100-101)
Le prestige des sciences profanes auprès du public tient des résultats pratiques qu’elle permet de réaliser, parce que là encore il s’agit de choses qui peuvent se voir et se toucher.
Le pragmatisme constitue le dernier degré d’abaissement de la philosophie moderne. „[…] mais il y a aussi, et depuis plus longtemps, en dehors de la philosophie moderne et son dernier degré d’abaissement; mais il y a aussi, et depuis plus longtemps, en dehors de la philosophie, un «pragmatisme» diffus et non systématisé, qui est à l’autre ce que le matérialisme pratique est au matérialisme théorique, et qui se confond avec ce que le vulgaire appelle le «bon sens».” (p. 101)
Le bon sens consiste à ne pas dépasser l’horizon terrestre, aussi bien à s’occuper de tout ce qu’il y a d’intérêt pratique immédiat.
Le sentiment est lui aussi tout près de la matière.
Le pragmatisme est l’indifférence totale à l’égard de la vérité.
La civilisation moderne est une civilisation quantitative. Pour beaucoup de gens, les seuls éléments qui comptent sont l’industrie, le commerce et les finances, pendant que la seule distinction sociale est celle basée sur l’argent. „Il semble que le pouvoir financier domine toute politique, que la concurrence commerciale exerce une influence prépondérante sur les relations entre les peuples; peut-être n’est-ce là qu’une apparence, et ces choses sont-elles ici moins de véritables causes que de simples moyens d’action; mais le choix de tels moyens indique bien le caractère de l’époque à laquelle ils conviennent.” (p. 103)
La théorie du matérialisme philosophique veut expliquer tous les événements historiques.
„Sans doute, la masse a toujours été menée d’une façon ou d’une autre, et l’on pourrait dire que son rôle historique consiste surtout à se laisser mener, parce qu’elle ne représente qu’un élément passif, une «matière» au sens aristotélicien; mais aujourd’hui il suffit, pour la mener, de disposer de moyens purement matériels, cette fois au sens ordinaire du mot, ce qui montre bien le degré d’abaissement de notre époque; et, en même temps, on fait croire à cette masse qu’elle n’est pas menée, qu’elle agit spontanément et qu’elle se gouverne elle-même, et le fait qu’elle le croit permet d’entrevoir jusqu’où peut aller son intelligence.” (p. 103-104)
„[…] les Orientaux qui se résignent à envisager une concurrence économique vizavi de l’Occident, malgré la répugnance qu’ils éprouvent pour ce genre d’activité, ne peuvent le faire qu’avec une seule intention, celle de se débarrasser d’une domination étrangère qui ne s’appuie que sur la force brutale, sur la puissance matérielle que l’industrie met précisément à sa disposition; la violence appelle la violence, mais on devra reconnaître que ce ne sont certes pas les Orientaux qui auront recherché la lutte sur ce terrain.” (p. 104)
Une des conséquences notables du développement industriel est le perfectionnement des engins de guerre. C’est aussi propres aux modernes l’idée de mettre en mouvement des masses énormes de combattants. Les guerres modernes ont été possibles à cause du principe des nationalités.
„Les inventions qui vont en se multipliant actuellement avec une rapidité toujours croissante sont d’autant plus dangereuse qu’elles mettent en jeu des forces dont la véritable nature est entièrement inconnue de ceux mêmes qui les utilisent; et cette ignorance est la meilleure preuve de la nullité de la science moderne sous le rapport de la valeur explicative, donc en tant que connaissance, même bornée au seul domaine physique; en même temps, le fait que les applications pratiques ne sont nullement empêchées par là montre que cette science est bien orientée uniquement dans un sens intéressé, que c’est l’industrie qui est le seul but réel de toutes ses recherches.” (p. 106)
Les „bienfaits” du „progrès” ne valent pas la peine.
La civilisation occidentale est caractérisée par l’esprit de conquête et les intérêts économiques.
„[…] mais quelle singulière époque que celle où tant d’hommes se laissent persuader qu’on fait le bonheur d’un peuple en l’asservissant, en lui enlevant ce qu’il a de plus précieux, c’est-à-dire sa propre civilisation, en l’obligeant à adopter des mœurs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en l’astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité!” (p. 107)
„[…] l’Occident moderne ne peut tolérer que des hommes préfèrent travailler moins et se contenter de peu pour vivre; comme la quantité seule compte, et comme ce qui ne tombe pas sous les sens est d’ailleurs tenu pour inexistant, il est admis que celui qui ne s’agite pas et qui ne produit pas matériellement ne peut être qu’un «paresseux»; sans même parler à cet égard des appréciations portées couramment sur les peuples orientaux, il n’y a qu’à voir comment sont jugés les ordres contemplatifs, et cela jusque dans des milieux soi-disant religieux. Dans un tel monde, il n’y a plus aucune place pour l’intelligence ni pour tout ce qui est purement intérieur, car ce sont là des choses qui ne se voient ni ne se touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent; il n’y a de place que pour l’action extérieure sous toutes ses formes, y compris les plus dépourvues de toute signification.” (p. 107-108)
Le déséquilibre occidental actuel ne témoigne pas d’un bonheur quelconque, bien le contraire.
Plus quelqu’un a des besoins, moins il est heureux. La civilisation occidentale multiplie ces besoins artificiels. Le seul but de l’homme moderne est de gagner de l’argent, parce que c’est la seule possibilité qui permet de satisfaire ses besoins purement matériels.
„[…] entre l’esprit religieux, au vrai sens du mot, et l’esprit moderne, il ne peut y avoir qu’antagonisme; toute compromission ne peut qu’affaiblir le premier et profiter le second, dont l’hostilité ne sera pas pour acela désarmée, car il ne peut vouloir que la destruction complète de tout ce qui, dans l’humanité, reflète une réalité supérieure à l’humanité.” (p. 111)
L’Occident moderne n’est pas chrétien, il est antireligieux. C’est vrai que tout ce qu’il y a de valable dans la civilisation occidentale est arrivé par le Christianisme.
„L’Occident a été chrétien au moyen âge, mais il ne l’est plus; si l’on dit qu’il peut encore le redevenir, nul ne souhaite plus que nous qu’il en soit ainsi, et que acela arrive à un jour plus proche que ne le ferait penser tout ce que nous voyons autour de nous; mais qu’on ne s’y trompe pas: ce jour-là, le monde moderne aura vécu.” (p. 112)
VIII. L’envahissement occidental
Le désordre semble gagner l’Orient. Il y a des Orientaux qui s’occidentalisent, surtout grâce aux études qu’ils font en Europe/Amérique. L’esprit moderne étant chose occidentale, il est correct de considérer ces Orientaux comme Occidentaux. Tout nationalisme oriental, opposé par définition au traditionnalisme, a été l’œuvre de cette catégorie d’hommes politiques.
Satan, en hébreu, c’est l’„adversaire”, c’est-à-dire celui qui renverse toutes choses et les prend en quelque sorte à rebours; c’est l’esprit de négation et de subversion, qui s’identifie à la tendance descendante ou «intériorisante», «infernale» au sens étymologique, celle même que suivent les êtres dans ce processus de matérialisation suivant lequel s’effectue tout le développement de la civilisation moderne.
A lire: Henri Massis, Défense de l’Occident.
„[…] ainsi, quand la résistance à une invasion étrangère est le fait d’un peuple occidental, elle s’appelle «patriotisme» et est digne de tous les éloges; quand elle est le fait d’un peuple oriental, elle s’appelle «fanatisme» ou «xénofobie» et ne mérite plus que la haine ou le mépris. D’ailleurs, n’est pas au nom du «Droit», de la «Liberté», de la «Justice» et de la «Civilisation» que les Européens prétendent imposer partout leur domination, et interdire à tout homme de vivre et de penser autrement qu’eux-mêmes ne vivent et ne pensent?” (p. 121)
Ce qu’il y a de sûr c’est que les Orientaux ne menacent personne.
IX. Quelques conclusions
Tout doit commencer par la connaissance, et tout ce qui semble le plus éloigné de l’ordre pratique se trouve être le plus efficace dans cet ordre même.
Le monde moderne n’existe que par la négation de la vérité traditionnelle et supra-humaine.