09 mai 2008

Jean Borella, La Beauté, nourriture de l’âme (texte intégral)





On s’accorde généralement à voir dans le mouvement New Age une sorte de nébuleuse où se rejoignent les courants les plus divers. Peut-être, cependant n’a-t-on pas suffisamment remarqué que ce confusionnisme généralisé n’est nullement considéré par les adeptes de ce mouvement comme une tare ; bien au contraire, ils s’en glorifient comme de leur caractéristique la plus positive et la plus légitime. Car, disent-ils, le temps est venu où s’effondrent les barrières, où tombent les oppositions et les contradictions apparentes, héritage de l’Age ancien en voie de décomposition. Jusqu’ici, la plupart des courants spirituels et religieux ont cru qu’il leur était nécessaire, pour s’affirmer, de s’opposer et de se définir par cette opposition même : opposition à d’autres religions ou à d’autres écoles de spiritualité; opposition également au monde profane, à l’impur, à la technique, à la vie matérielle et au progrès. Ce temps est révolu. New Age prend acte du passage imminent de l’humanité à l’ère du Verseau et prépare son entrée dans le monde futur, monde dans lequel l’esprit et le corps cesseront enfin d’être considérés comme des frères ennemis, où l’élévation de l’âme aux plus hauts états de conscience et l’épanouissement du corps dans le plaisir et le confort formeront le tout le plus harmonieux. Ainsi, les plus belles réalisations de la science pourront aider à la réalisation de nos aspirations spirituelles les plus transcendantes.

On le constate, le principe majeur qui définit l’esprit New Age dans sa plus grande généralité est en contradiction avec la signification, ou, du moins l’une des significations, du terme Kali-Yuga, par lequel la tradition hindoue caractérise l’âge dans lequel nous nous trouvons, puisque Kali, qui doit s’écrire avec un a et un i brefs, (et non pas avec un â et î longs, comme le nom de la déesse) signifie conflit, querelle, discorde. (Dict. sanskrit, Renou, p.182). Cette simple remarque suffit à dénoncer le caractère antitraditionnel et mensonger de l’appellation New Age : nous n’entrons pas dans le Nouvel Age, nous sommes dans l’Age des conflits. New Age est donc déjà par lui-même, la négation directe de la vérité de l’âge présent.

Mais ce mensonge et cette imposture répondent exactement aux vœux de nos contemporains, d’où leur extraordinaire succès. De quel vœu, de quel désir s’agit-il ? Il nous semble qu’on pourrait les caractériser assez nettement comme l’expression d’une lassitude pacifiste, ou d’un pacifisme lassé, altération et perversion du véritable désir de paix. Toute civilisation, toute culture authentiques exigent une lutte incessante, un combat permanent contre tout ce qui, dans l’homme et hors de lui, ne vise qu’à l’horizontalité et à l’aplatissement. Ce ne sont pas les principes qui nous font tenir debout. C’est nous-mêmes qui tenons et gardons les principes; et c’est seulement dans l’exacte mesure de notre fidélité à maintenir l’effort de notre garde et de notre vigilance, que nous est accordée la grâce de la verticalité. Certes la croix nous fixe dans l’immuable, mais à condition que nous acceptions de la porter.

C’est pourquoi il n’y a pas de société véritable qui ne soit bâtie sur un ensemble de refus et d’exclusion, et qui n’impose l’érection d’une muraille et la vigilance des sentinelles. Mais ces tâches requièrent aussi beaucoup d’énergie et de peine. Elles sont fatiguantes et la présente humanité est fatiguée de porter le poids de sa propre dignité. Qu’on vienne lui dire que la guerre est finie, que l’ennemi a disparu, que le combat est inutile, qu’au-delà des limites de la cité ne réside nulle menace, que la plaine du vase monde s’ouvre, pacifique, à toutes les bonnes volontés, alors le poids des armes se fait si lourd, l’absurdité d’un combat sans fin accable si fortement les hommes, qu’ils désertent les remparts et se prennent à espérer qu’après tout, le paradis n’est peut-être pas interdit.

Qu’on lise les textes nombreux dont New Age inonde les revues, qu’on s’informe des multiples stages et sessions qu’il nous propose, et l’on y percevra cette invitation souriante au désarment spirituel, cette confiance inconfusible dans la bonté des hommes et du monde, cette prédication inlassable en faveur de nos capacités psychiques, cet appel presque irrésistible à s’abandonner à nos possibilités spirituelles et à en faire l’expérience la plus immédiate, dans un climat d’optimisme décidé.

New Age correspond donc exactement à la phase dissolutive de la subversion moderne, telle que René Guénon l’a décrite et qui a désormais succédé à la phase coagulatrice. En même temps qu’à l’Est se liquéfient les grands blocs de la banquise matérialiste, à l’Ouest apparaît une nébuleuse panpsychiste où se noient les différences, où s’estompent les contours, où s’effacent les distinctions dans l’euphorie d’un brouillard doré. Comme on le voit, cette stratégie dissolutive se développe sur deux fronts : d’une part, dans l’ordre doctrinal des principes, elle s’attaque aux raisons qui justifient les refus de l’Ancien Age; d’autre part, dans l’ordre psychologique des besoins de la nature humaine, elle vulgarise les thèmes de vie les plus faciles et propose les satisfactions les plus immédiates, dans un climat d’innocence douçeâtre, mais avec le minimun d’ivresse indispensable. C’est pourquoi il nous a paru nécessaire de nous interroger précisément sur ces besoins de l’âme, leur nature, leur signification, car c’est très exactement à ce niveau que se situe le nœud du problème et que doivent intervenir les solutions éventuelles. Il est clair en effet que New Age pose un problème de société. En l’an 2000, on estime que les sectes pseudo-religieuses regrouperont plus de cent millions d’êtres humains. Or, il n’y a pas de société qui ne se propose de répondre aux besoins des hommes qui la constituent. Quels sont donc ces besoins ? et comment se manifestent-ils ? Faute de répondre à ces questions et à quelques autres, on risque de n’opposer au mirage du New Age, préfiguration de la religion de l’Antéchrist, que des déclarations de principe.

Nous partirons de la tripartition anthropologique traditionnelle qui nous donne, sur la structure de l’être humain, l’enseignement fondamental : l’homme est à la fois, corps, âme, esprit. Ces trois dimensions définissent les trois fonctions majeures de l’existence, ce que l’ancien catéchisme résumait en disant que l’homme a été crée par Dieu pour Le connaître, L’aimer et Le servir. De même l’Inde distingue essentiellement trois voies spirituelles : de connaissance, de dévotion et d’action. Si cette tripartition anthropologique décrit adéquatement la réalité de l’être humain, alors il en résulte que l’homme est défini par une triplicité de besoins : besoins de l’esprit, besoins de l’âme et besoins du corps, étant admis que ces trois instances sont envisagées ici dans ce qu’elles ont d’essentiel et non selon tel ou tel aspect relativement accidentel auquel elles sont souvent réduites. Ainsi le corps ne doit pas être identifié simplement à la forme corporelle, au sens anatomique du terme, mais doit être regardé comme le moyen de notre présence active au monde terrestre.

Cela étant admis, nous nous poserons la question suivante : y a-t-il une unité des besoins de l’esprit, une unité des besoins de l’âme, une unité des besoins du corps ?

Autrement dit, et pour prendre l’exemple de l’esprit – qui sera ici envisagé essentiellement en tant qu’organe de connaissance – demandons-nous si dans tout ce qu’il désire, il est possible de discerner une valeur ou un principe unique sous-jacent à toutes les formes dont son désir se revêt, présent en tous les objets vers lesquels il tend, et si, derrière la diversité de ses recherches et de ses attentes, il y a un seul et unique principe axiologique, un seul et unique orient ? La réponse ne fait aucun doute : en toutes choses, l’esprit cherche le vrai; la vérité est le pôle fédérateur de tous ses désirs et de toutes ses activités. De même, en toute chose, le corps cherche le bien, qu’il s’agisse du bien physique : le bon pain, le bon repos, le bien-être, ou du bien moral : la bonne action, le bon geste, car tous les devoirs et obligations morales mettent le corps en jeu. Quant à l’âme, il ne reste donc, de la triade axiologique traditionnelle, que le beau qui puisse la déterminer. Et en effet, nous croyons qu’en toute chose l’âme cherche, par-dessus tout, la beauté; qu’en toute chose, elle aspire à goûter la beauté. Et cela n’est évidemment pas sans rapport avec l’analogie profonde qui unit la femme à l’âme, comme à celle qui unit la femme à la beauté.

Le vrai, le beau et le bien sont donc respectivement les étoiles polaires de l’esprit, de l’âme et du corps, définissant et résumant leurs besoins fondamentaux. C’est pourquoi, très précisément, la beauté est la nourriture de l’âme, comme le vrai est la nourriture de l’esprit et le bon celle du corps. Et de même doit-on dire que la Vérité est la fin de la voie de la connaissance, la beauté de la voie de l’amour, la bonté, de la voie de d’action.

A ces trois premières Normes il conviendrait d’adjoindre, pour être complet, les deux autres transcendantaux (1) que sont l’être et l’un, dans lesquels nous verrions volontiers deux principes complémentaires, présents dans chacun des pôles de la triade Vérité-Beauté-Bonté et qui constituent l’aspect double sous lequel chacun de ces trois pôles peut être envisagé : ainsi, le vrai, en tant qu’être, c’est le réel, et en tant qu’un, c’est l’intelligible; le bon, en tant qu’être, c’est la substance nourricière et en tant qu’un, c’est l’agir efficace; le beau, en tant qu’être, c’est le repos et la suffisance de la forme en elle-même, en tant qu’un, c’est son harmonie et la puissance d’unification qu’elle communique par sa seule présence : la beauté pacifie en rayonnant d’une part et unifie en intériorisant d’autre part.

Mais il ne suffit pas d’avoir défini ces Normes et ces Principes, ni d’avoir caractérisé les aspects essentiels sous lesquels ils se présentent. Il y aurait d’ailleurs bien d’autres choses à dire à ce sujet, si l’on voulait compléter tant soit peu cette esquisse. Il faut aussi maintenant que nous nous interrogions plus précisément sur les rapports que l’homme entretient effectivement avec ses transcendantaux, du moins avec l’un d’entre eux, qui joue le rôle essentiel dans la question qui nous occupe, savoir, le beau.

S’il joue le rôle essentiel dans la question qui nous occupe, c’est précisément à cause de sa relation polaire à l’âme, ou, pour nous exprimer d’une manière plus classique, parce que le beau meut l’âme à titre de cause finale : la beauté est la nourriture de l’âme. Or, nous le savons, l’âme est intermédiaire entre l’esprit-intellect et le corps. Elle l’est en vertu même de la structure ontologique de l’être humain, mais aussi, et par voie de conséquence, elle est fonctionnellement intermédiaire entre l’esprit et le corps, ce qui signifie que c’est elle qui assure la communication de l’un à l’autre et donc leur correspondance. Si le corps peut se conformer aux exigences de l’esprit, c’est grâce à la médiation de l’âme. Si au contraire le divorce s’introduit entre l’un et l’autre, c’est encore l’âme qui en est la cause occasionnelle, c’est elle qui est le lieu même de la discorde, bien qu’en fin de compte, le dernier mot reste à l’esprit (qui est intelligence et liberté) et qui seul ratifie ou non les désordres de l’âme et porte ainsi la responsabilité du péché originel, lequel, nous dit S. Thomas, consiste bien dans la rupture de l’équilibre primordial qui soumettait le corps à l’âme et l’âme à l’esprit. Désormais, comme le dit S. Paul, par l’intellect, je connais la loi divine et je m’y soumets, mais je sens dans mes membres une autre loi. Je connais, parce que l’esprit est essentiellement connaissance, et qu’il ne peut pas ne pas reconnaître le vrai lorsqu’il le perçoit, et, en ce sens, le Serpent ne pouvait séduire Adam. Mais cette connaissance demeure stérile et impuissante, elle ne pénètre pas l’être même, à moins que l’âme ne découvre et n’éprouve quelque attrait pour le vrai qui l’aidera à désirer ce à quoi elle doit se soumettre. Le pur effort de volonté est en effet impossible à l’être humain qui ne peut vouloir que ce qu’il aime, que ce qui rayonne dans l’âme. Le beau est la splendeur du vrai. Ce qui signifie que le beau n’est rien d’autre que le rayonnement du vrai. Mais le vrai ne rayonne que si un espace, un milieu où rayonner lui est offert. En Dieu, ce milieu est la divine et suprême Mâyâ, la Shakti du Suprême Brahma, la Possibilité Universelle, la Matrice incréée en laquelle fusent sans confusion et sans contradiction toutes les Possibilités-Archétypes. Ou encore, en termes chrétiens, c’est l’Esprit-Saint dans l’unité duquel le Père engendre éternellement le Fils. Dans l’homme, ce milieu est l’âme en qui se prolongent les vérités perçues par l’intelligence, et dans laquelle elles peuvent éventuellement éveiller un écho attentif, un amour grâce auquel l’être lui-même (et non plus seulement l’intelligence) est porté à vouloir s’unir à ce qui le l’émeut. L’âme est semblable à la caisse de résonance du violon. Le violoniste peut bien reproduire sur les cordes les structures informantes qu’impose la partition musicale, rien ne se fera entendre sans la caisse de résonance.

L’amour de la beauté que suscite le vrai rayonnant dans l’âme est le mode propre selon lequel l’âme « connaît » le vrai. L’âme connaît en aimant; ou encore l’amour est la manière dont elle réagit à sa rencontre avec le vrai et à sa pénétration en elle. L’amour est la réponse du sujet à l’expérience de l’objet, c’est-à-dire à l’expérience de la séparativité existentielle. D’objet inaccessible et étranger, il devient alors objet désiré, terme d’une volonté d’unification. Et lorsque nous parlons d’amour, il faut comprendre aussi la crainte et la haine, autres modes affectifs de connaissance animique plus ou moins inséparables de l’amour.

Or, ce qui vaut pour l’individu, envisagé en lui-même, vaut aussi pour la société, ensemble d’individus régis par des lois et participant à la même culture, et devant obéir aux mêmes principes. S’il n’y a pas de raison pure pratique, malgré ce qu’affirme Kant, c’est-à-dire s’il n’y a pas de connaissance intellectuelle, ou même rationnelle, qui possède par elle-même et en tant que telle une efficacité pratique, bref, s’il ne suffit pas de connaître le vrai pour faire le bien, mais s’il faut aussi le vouloir, c’est-à-dire l’aimer, alors il n’y a pas non plus de société, fût-ce la société la plus parfaite où il suffirait d’enseigner la connaissance des principes pour en assurer la présence et l’observance dans la totalité du corps social. En d’autres termes, il ne suffit pas d’enseigner l’esprit, il faut éduquer l’âme. Et toute éducation de l’âme revient à lui apprendre ce qu’elle doit craindre et haïr, d’une part, ce qu’elle doit désirer et aimer, d’autre part. Nous disions en commençant que toute société véritable exigeait, de la part de ses membres, la fidélité aux principes. Les principes sont connus par l’intellect, et c’est la tâche première de la fonction sacerdotale. Mais ils sont incarnés et mis en œuvre par le corps : il n’y a pas de vertu qui ne soit conformité du corps à des réalités métaphysiques, et toute fidélité à des principes s’éprouve en fin de compte au risque de notre vie. Le Christ lui-même ne pouvait obéir à la volonté du Principe qu’au prix de son sang. Mais cette incarnation sacrificielle des principes qui est le propre de la voie d’action et qui relève de la troisième caste, serait en réalité impossible si l’âme ne médiatisait l’obligation sous la forme de l’amour et du désir de la beauté, et c’est la tâche de la seconde caste; et c’est pourquoi « noblesse oblige ». Plus encore : il n’y a que la noblesse qui oblige, il n’y a que la perception de la beauté de cette image théomorphe qu’est l’essence humaine, par l’homme lui-même en lui-même, qui puisse l’amener à respecter les principes grâce auxquels cette image divine sera honorée et réalisée activement, et rayonnera dans l’existence elle-même.

Ainsi aucune société traditionnelle n’est possible si elle n’accompagne l’enseignement des principes de formes, de signes, de symboles propres à les présenter aux yeux de l’âme médiatrice, grâce à laquelle le rayonnement du vrai sera fixé et cristallisé dans la substance et l’activité du corps. S’il n’en était pas ainsi, si l’âme en se nourrissant de la beauté du vrai, ne médiatisait pas les principes que perçoit l’intellect, la tâche du corps serait impossible et insupportable. Se tenir debout, garder la verticalité qui est le propre de l’homme corporel, c’est, d’une certaine manière, « tomber vers le haut ». Cette chute vers le haut, inverse de la chute originelle vers le bas, ne serait pas possible si le corps ne subissait à sa façon l’attraction polaire des principes par la grâce d’une âme aimantée par la beauté, laquelle, en cet état d’aimantation, peut rassembler les forces du corps et les orienter et les transformer en désirs.

On le conçoit, la crise de la société moderne peut se décrire comme une crise des symboles par lesquels les principes et les exigences fondatrices de la cité étaient signifiés à l’âme, éveillant en elle le désir de les vénérer et de s’unir à eux, dans une fidélité sans éclipse. La cité moderne, dépouillée de toutes ses parures, de toutes ses images, de toutes ses figures, de tous ses enchantements, entend ne soumettre ses citoyens qu’à la pure nécessité de la raison politique. Plus de carosses, de panaches, de châteaux, de costumes traditionnels, de couronnes, de blasons, de sceptres et d’oriflammes, rien que la pure conscience, en chaque homme, des exigences de la loi commune. Comment cet homme ne ressentirait-il pas en lui-même comme une immense fatigue d’être citoyen, d’autant que l’empire de la nécessité ne cesse de s’étendre et de se renforcer, l’ordre social étant démultiplié par les ordinateurs qui imposent désormais à chaque sociétaire des obligations croissantes, de plus en plus minutieuses et de moins en moins intelligentes. Ajoutons enfin que rien n’échappe à cette crise du symbolisme qui marque essentiellement notre société. L’institution religieuse elle-même, qui aurait dû garder la beauté des formes où l’âme s’abreuve de certitudes, depuis plusieurs siècles en Occident semble avoir perdu le secret des médiations sacrées, et, depuis trente ans – mais nous reviendrons in fine sur ce point – revendique même le dépouillement des symboles comme une exigence de la foi nue, sincère et véritable: plus de latin, plus de grégorien, plus de couleurs ni de vêtements liturgiques, plus de hiératisme, plus de processions, plus d’encensements, plus de ritualité, plus d’espace, de temps ni de formes sacrées, mais l’homme auto-célébrant son humanité socio-politique dans un désert de laideur et de vulgarité.

Or, nous le savons, la nature a horreur du vide. Cette zone béante que le monde moderne laisse subsister entre une intelligence obscurcie, réduite à l’analyse mécanique de l’éphémère, et un corps alourdi, réduit aux appétits élémentaires et aux satisfactions immédiates, ne saurait demeurer inoccupé. L’âme a toujours faim et soif, ses besoins demeurent et ce qu’elle ne peut plus trouver en se tournant vers le haut, puisque la philosophie a proclamé la mort de Dieu, c’est-à-dire le divorce radical, l’hétérogénéité constitutive du vrai, du beau et du bien, dont Dieu était précisément l’Unité mystérieuse et ineffable, l’âme doit le trouver ailleurs, à la périphérie de ses désirs, ou dans ses pulsions les plus inférieures. Comment une telle perversion du désir est-elle possible ?

Ici notre méditation doit devenir attentive, et notre discernement aigu. La conscience que l’âme a de ses besoins, la faim et la soif qu’elle éprouve ne sont point telles qu’elles puissent par elles-mêmes conduire infailliblement à ce qui seul peut véritablement les apaiser. La raison en est que seule l’intelligence connaît, l’âme ne connaît pas, elle reconnaît. L’intelligence est de soi infaillible, la vraie intelligence est l’intelligence du vrai; trouver son objet, pour l’intelligence, c’est savoir que cet objet est le vrai et qu’elle même est dans le vrai. L’intelligence ne peut pas se tromper elle-même sur l’objet de sa satisfaction. Certes elle peut être empêchée d’accomplir librement son acte, et momentanément égarée. Mais quand elle peut l’accomplir, non seulement elle atteint son objet, mais encore elle sait qu’elle l’a atteint. La certitude se joint nécessairement à l’évidence : quand il y a évidence, il y a certitude; évidemment, la réciproque n’est pas vraie.

Tout autre est le rapport que l’âme entretient avec ses besoins. Alors que l’intelligence ne se connaît elle-même qu’à travers l’autre qu’est son objet, l’âme ne connaît l’autre qu’est son objet qu’à travers elle-même et en elle-même. Ce qu’elle perçoit de l’autre c’est l’effet qu’il produit sur elle et en elle : l’âme est par nature expérience de sa propre subjectivité dans la rencontre de son objet; l’intelligence est par nature expérience de l’objectivité dans l’intériorité même de sa visée intellective. Il en résulte que l’âme n’est jamais assurée de la vérité objective de son amour. L’amour est aveugle, dit-on. Doublement aveugle : et quant à son objet et quant à lui-même; et cela bien nécessairement, puisque l’âme n’identifie cet objet, elle ne le connaît qu’en reconnaissant l’effet d’amour que cet objet suscite en elle. C’est pourquoi, quant à son objet, l’âme n’a de cesse qu’elle ne s’en approche toujours plus et qu’elle ne s’unisse à lui le plus intimement possible, seul moyen qu’elle ait de le connaître vraiment; et c’est pourquoi d’autre part, quant à elle-même et à la certitude qu’elle a d’aimer, elle est toujours en doute et n’a de cesse qu’elle ne se prouve à elle-même toujours davantage qu’elle aime vraiment, et ce jusqu’à en mourir.

Telle est la loi de l’expérience d’amour en mode psychique. Cette loi vaut pour toutes les formes de l’amour, des plus élevées aux plus simples et aux plus ordinaires. Sans doute, dans les formes les élevées (dans l’amour de Dieu, par exemple, ou dans l’amour conjugal et filial) ce mode psychique peut-il être dépassé et devenir amour spirituel. Mais ce dépassement exige de l’âme le renoncement à la certitude qu’elle possède de sa vérité d’âme aimante, pour entrer dans une sorte d’ignorance et d’abandon total, ceux-là mêmes que nous enseigne le Christ en croix. On en conviendra, c’est un sommet difficilement accessible et que l’on ne saurait exiger d’une société entière. Pour l’ordinaire de nos amours et de nos désirs, de ce nous ressentons en nous le besoin, et que nous satisfaisons avec les objets dont nous disposons, nous nous guidons sur un certain goût que les expériences antérieures ont déposé en notre âme, seul critère nous certifiant qu’en effet, c’est bien cela que nous aimons et que nous ne nous trompons pas sur le besoin que nous en avons. Dans les domaines de notre vie la plus quotidienne, qu’il s’agisse du cadre de vie, de la décoration de nos intérieurs, d’habillement, d’attrait pour une ambiance déterminée, pour une musique, pour des couleurs, des lieux, des paysages, des amis, des activités, etc., nous cherchons toujours à retrouver le goût que la première expérience a éveillé et déposé dans notre âme, l’effet que cette première rencontre a produit en nous et qui nous a révélé, par la satisfaction éprouvée, ou la déception ressentie, que nous attendions cette rencontre sans le savoir.

On l’aura compris, ce dont nous venons de parler, c’est de l’éducation de l’âme, ou moins de ce qui devrait être l’éducation de l‘âme, et que l’on pourrait définir comme la formation du goût, puisque le goût est, pour l’âme, l’équivalent de ce qu’est la certitude pour l’intelligence. Il n’est pas possible de développer tous les aspects de cette doctrine du goût, entendue au sens d’un état déterminé de jouissance – ou de souffrance – de l’âme, caractérisé par la perception intérieure d’une saveur. Cette doctrine porte exactement sur ce que l’hindouisme appelle rasa, notion fondamentale pour tout ce qui ressortit à la musique, à la danse, à la poésie, et même à l’alchimie. Si l’Inde, et toutes les doctrines traditionnelles, en particulier celle de Platon, accordent une telle importance à cette formation du goût, du rasa, c’est qu’en effet il y va du destin de l’âme entière, et donc aussi de celui de l’esprit qui est comme l’âme de l’âme et sa fleur lumineuse. Encore une fois, l’âme n’a pas d’autre connaissance de ce qui lui convient que l’expérience du goût que les choses éveillent en elle. Or, toutes les rencontres que fait l’âme durant sa vie laissent en elle une trace. Cette trace ne doit pas être identifiée seulement au souvenir plus ou moins conscient du fait ponctuel de l’événement de la rencontre. En réalité, le phénomène est double et présente deux faces, objective l’une, subjective l’autre. S’il y a « trace », « impression », « imprégnation » psychique (ce que l’Inde appelle samskâra et vâsanâ, termes presque synonymes) laissant dans l’âme un goût déterminé, c’est qu’il y a dans l’âme elle-même une attente déterminée de cette expérience, un besoin et un désir (c’est aussi un sens possible de vâsanâ) qui dessinent en creux cette expérience, à l’état « préformé », sans quoi l’expérience, le remplissement de l’attente, ne pourrait se produire : nous ne connaissons que ce que nous reconnaissons, qu’il s’agisse de la saveur d’une cerise, de celle de l’amour maternel, ou d’une partita de Bach. Il s’ensuit que la première imprégnation, la première information "vasanique" a une importance décisive. C’est elle, en effet, qui définit dans l’âme, ineffaçablement, la forme identificatrice de l’objet attendu et désiré, sa forme en quelque sorte prototypique – son pattern diraient les psychologues – puisque c’est la première expérience qui révèle à l’âme le besoin qu’elle avait de cet objet : nous ne reconnaissons que ce que nous connaissons. La forme de mon désir, c’est la forme même de sa première satisfaction, étant donné qu’il n’y a aucun autre moyen de connaître cette forme que par et dans la satisfaction qu’elle nous apporte. Or, il est bien évident qu’en réalité les expériences que nous faisons sont loin de répondre adéquatement à notre attente. Mais, parce que l’âme ne connaît la nature (ou essence) spécifique de son désir qu’au moyen de l’expérience de sa satisfaction, elle doit bien se contenter de ce qu’elle a expérimenté, fût-ce dans une grande déception : le désir, nécessairement fait flèche de tout bois.

L’âme cherche donc à retrouver ce goût déposé en elle, seul guide d’identification dans la quête de son désir, car, pour l’insatisfaction océanique qui accompagne cette quête et la déborde, elle ne saurait précisément en dire le nom : le manque n’a pas de visage. En résumé, c’est dans la mesure même où toutes les expériences de l’âme sont informantes qu’elles peuvent être aussi déformantes : l’éducation de l’âme, l’hygiène ou la diététique psychiques devraient être le souci majeur d’une société. Nous sommes, on en conviendra, fort loin de compte, puisqu’au contraire la multiplication des expériences de toute sorte est un véritable mot d’ordre des sociétés modernes : placet experiri.

Quels devraient donc être les principes d’une telle éducation ? et comment les appliquer ?

Quant à la première question, on peut, croyons-nous, y répondre de la manière suivante.

Toute éducation se propose de rectifier ce qui est dévié, de prévenir les risques de déviation, d’accomplir ce qui n’est qu’ébauché dans la nature humaine. Quels sont donc les risques de déviation encourus par l’âme au cours de ces expériences formatrices, les plus formatrices se situant évidemment au cours de l’enfance et de la jeunesse ? Ils sont inhérents à ce qui fait la qualité première de toute expérience psychique : son caractère subjectif, alors qu’inversement le risque de l’expérience intellective est son objectivité même, qui porte le sujet à se contenter trop aisément d’une connaissance simplement abstraite. La subjectivité de l’expérience psychique est l’expérience de l’envahissement du sujet par les effets en lui d’un objet qui, en tant que tel, dans son être propre, demeure extérieure à l’âme, alors que l’intelligence saisit son objet en lui-même. Toute expérience de l’âme est ainsi à la fois rencontre d’un objet unique et fini, un objet déterminé, et conscience affective d’un prolongement indéterminé et jamais fini des effets qu’il produit sur elle. Expérience ponctuelle, et même parfois expérience-choc, l’âme est affectée, d’une part ; et d’autre part, expérience-écho, expérience-ambiance, expérience-océanique même, qui est relativement indéterminée parce que l’âme, par nature, n’a jamais fini de se déterminer à son objet. Ainsi, toute expérience de l’âme – et même les expériences négatives – participent d’une certaine infinité. Par là-même que l’âme est subjectivité et finitude, elle éprouve et vit son envahissement par l’objet désiré comme un élargissement, une illimitation d’elle-même. Toute satisfaction psychique emplit l’âme tout entière, et, par là-même, efface momentanément les limites du sujet, ou, du moins, efface le sentiment de ces limites, limites dont, par ailleurs, l’âme fait précisément l’expérience dans la rencontre ponctuelle, en tant même qu’elle est affectée de l’extérieur. Ainsi la vie de l’âme se déroule entre ces deux pôles : crainte, voire souffrance dans l’expérience ponctuelle de l’objet (découvrir qu’il y a un non-moi, c’est un peu mourir à soi-même) et, d’autre part, joie, et même béatitude, dans l’expérience océanique d’une illimitation interne. Toute la question consiste à savoir si l’effet illimitant que produit en nous la possession de l’objet désiré est participation véritable à l’infinitude de la Béatitude divine, ou si elle n’en est que la contrefaçon, savoir, une indéfinitude, par indétermination et débordement illusoire du fini.

A ne suivre que sa propre expérience, l’âme est incline à rechercher sans cesse cette sensation, cette saveur d’illimitation, d’infinitisation, dans laquelle elle s’imagine expérimenter, ou expérimente véritablement, un certain dépassement de la finitude créée, de ses limitations et de ses contradictions. En elle-même et par elle-même, nous l’avons assez dit, l’âme ne dispose pas d’un critère de discernement qui lui permettrait de distinguer entre les effets d’une ivresse trompeuse et ceux d’une participation déifiante. Qu’on propose à l’âme, et c’est ce que fait New Age, des perspectives nébuleuses, des thèmes confus et merveilleux, des techniques d’extases, des extensions quasi-illimitées de ses états de conscience où s’effacent les oppositions et les barrières des religions traditionnelles, aussitôt elle y reconnaîtra ses propres désirs, ses propres rêves, cet univers plus ou moins onirique qu’elle ressent comme son milieu originel et ravissant, et dont elle s’enchante, et se déçoit, indéfiniment.

D’autant, et nous l’avons souligné aussi nettement que possible, que ce chant des sirènes s’exerce sur une âme à la fois assoiffée de nourriture infinitisante (puisqu’elle est soumise socialement à l’emprise de la pure nécessité rationnelle, à un monde dépouillé de toute forme qualitative, de tout mythe, de toute légende, de tout enchantement), et, d’autre part, sur une âme pervertie par trois siècles de formes mensongères, abâtardies ou franchement sataniques. Car le mensonge de la forme, c’est de prétendre réaliser l’informel sur son propre plan, par oblitération de ses limites et contours, ce qui la conduit à l’informe, alors que la forme doit et peut communiquer l’informel par la vérité intelligible de sa structure et par la participation de son contenu qualitatif aux archétypes métaphysiques qui se manifestent en elle. La plupart des formes d’art qu’a expérimentées l’âme européenne depuis trois cents ans ont prétendu exprimer le faux infini par gonflement, destruction, dislocation, anéantissement de la finitude. Alors qu’une église romane, une cathédrale gothique, un chant grégorien, une icône ne délivrent le message d’infinitude qui les habite qu’au moyen de formes rigoureuses, mesurées, ordonnées, nombrées, des formes qui ne mentent ni aux matériaux dont elles sont faites, ni aux conditions dans lequel elles se manifestent.

Voilà ce qui pouvait éduquer l’âme de l’homme traditionnel. Pendant près de mille ans, l’art religieux d’Occident a enseigné aux hommes la sobriété, la vérité, l’humilité, la cohérence des formes, en même temps que par son contenu divin et transcendant, il transmettait à l’âme la vibration déifiante du Verbe originel. Ascèse à l‘extérieur. Jubilation à l’intérieur. Finitude de la forme, infinitude du message : le contraire de l’art moderne qui n’enseigne que la finitude humaine, ou même infra-humaine, moyennant l’effacement illusoires des limites formelles.

Dans cette contre-éducation de l’âme moderne, l’Eglise « post-conciliaire », il faut bien le reconnaître, a joué un rôle non négligeable. C’est ce dont nous devons dire un mot pour terminer.

La réforme liturgique fut entreprise à la demande du Concile Vatican II, mais elle est allée bien au-delà de ce que demandait le Concile, et, parfois même, a contrevenu à ce qui avait été clairement disposé : ainsi du latin qui aurait dû demeurer l’usage normal dans les rites de l’Eglise latine (Constitution sur la liturgie, XXXVI, 1). Cette réforme toutefois paraissait accomplir les promesses d’un mouvement plus ancien de restauration qui avait débuté avec Dom Guéranger, vers 1840, et qui s’est poursuivi, plus ou moins fidélement, durant plus d’un siècle. Ce mouvement visait à retrouver, par une connaissance appronfondie de l’histoire de la liturgie et de ses anciens monuments (surtout le Missel Romain), la vérité de l’action liturgique telle que la concevaient et la mettaient en œuvre les premiers siècles de l’Eglise. Il apparaissait, en particulier, que la messe n’avait pas alors pour fin première de « fabriquer des hosties consacrées », mais de réaliser sacramentellement le saint sacrifice du Corps et du Sang du Christ crucifié et ressuscité. Sans doute le doctrine n’avait-elle à ce sujet jamais varié ; mais on ne pouvait nier que la piété, au moins en Occident, n’eût tendu progressivement à faire prévaloir l’aspect « chose sacrée » sur l’aspect « action liturgique », ou « célébration rituelle du mystère » -- cela dit sans qu’il soit aucunement question de remettre en question la dévotion au Saint-Sacrement. Au terme de cette longue restauration, on attendait Saint-Jean Chrysostome, ce fut Luther qui arriva. Loin de mettre en valeur la dimension sacrale d’action liturgique, la réforme, gauchie et pervertie, en limita les signes au minimun indispensable pour ne pas compromettre définitivement la Validité du rite. On réduisit la ritualité de la liturgie eucharistique aux paroles de la Consécration, seul élément immuable au milieu de célébrations toujours changeantes, ce qui risque de ramener la messe à n’être plus que la commémoration de la Sainte-Cène (Jeudi-Saint), alors que la doctrine catholique y voit la réalisation sacramentelle, non seulement du Banquet sacré, mais aussi du Golgotha et de la Résurrection (Vendredi-Saint et Pâques). Toutes ces innovations trahissent un affaiblissement, sinon un rejet, de la théologie du sacrifice eucharistique, et donc du mystère de la Rédemption. Et il faut bien reconnaître que cette théologie, sauf dans quelques instructions papales, a entièrement disparu de l ‘enseignement doctrinal, quoiqu’elle soit réaffirmée par le Concile (II, 47).

D’autre part, et en conséquence, les formes liturgiques destinées à signifier la vérité de ce qui est invisiblement accompli et à nous permettre d’y participer, ont été modifiées ou supprimées. Tout geste, tout langage, tout vêtement, toute posture, toute musique, tout parfum, toute rubrique qui rendait manifeste la nature sacrée du rite, c’est-à-dire sa réalité non-humaine, son inhabitation divine, a été, autant que possible, écarté, révoqué, rejeté. Un millénaire et demi d’art liturgique a été anéanti en quelques mois. Des formes de prières grâce auxquelles, durant vingt siècles, des millions de catholiques avaient été éduqués et éveillés au sens de Dieu, de son inaccessible transcendance et de sa miséricordieuse immanence, particulièrement ce chant grégorien, unique au monde, d’une insurpassable beauté, en instant, cessèrent d’exister. Il n’y a , semble-t-il, dans l’histoire des civilisations connues, rien de comparable à ce qui fut ainsi accompli dans l’indifférence générale. Des cultures ont disparu lors de cataclysmes ; des guerres, ou des pouvoirs politiques ont anéanti des chefs-d’œuvre ; mais ici, ce sont les gardiens du trésor, les serviteurs de la beauté qui, en toute inconscience, sûrs d’eux-mêmes et pleins d’enthousiasme, ont procédé au « nettoyage » du Temple. Ils ne doutaient pas un instant que ne floriraient, dans l’espace ainsi libéré des vieilleries anté-conciliaires, les formes modernes d’une foi renouvelée, des formes pleines de sens, accordées à la sensibilité de l’homme d’aujourd’hui. Quelle redoutable naïveté ! Mais aussi, qui les avait prévenus des difficultés presque insurmontables de la tâche qu’ils osaient entreprendre ? Quel philosophe, quel théologien avait, au XX ème siècle, réfléchi aux fondements métaphysiques d’une véritable poétique sacrée, c’est-à-dire aux conditions naturelles et surnaturelles qui règlent les productions des œuvres liturgiques ?

Ce magistère de l’intelligence, dont la fonction est pourtant indispensable dans l’économie d’un religion, qui l’exerçait ? Sans doute ne manquaient pas les considérations sur l’esthétique religieuse, non plus que les analyses philosophiques du Beau, le plus méconnu des transcendantaux. Mais le Beau ne saurait être seulement l’objet d’une science contemplative, fût-elle à visée spirituelle. Il doit être aussi l’objet d’une science productive, d’une véritable poiésis, et c’est là, assurément, la plus ignorée des sciences sacrées. C’est d’ailleurs, notons-le en passant, dans la philosophie d’Aristote que s’est opéré le divorce de la theoria et de la poiésis. En tout cas, s’imaginer qu’il suffit d’une grande chaleur de sentiment au service d’une doctrine correcte, pour produire des formes belles et liturgiquement efficaces est une dangereuse illusion : ici, les bonnes intentions sont toujours trahies. Quant à s’en remettre au miracle du génie, c’est s’abandonner aux caprices de l’improbable, et c’est en outre ignorer que les sublimités d’une messe de Mozart, et même de Bach, sont encore très loin d’atteindre à la vérité et à la profondeur spirituelle d’une simple mélodie grégorienne.

Quel est donc le lien mystérieux qui unit la vérité théologique à sa manifestation sensible ? Si le Beau est la splendeur du Vrai, d’où vient au Vrai le rayonnement de sa gloire ? De quelle secrète alchimie a donc surgi ce « blanc manteau d’églises », et, qui, en quelques siècles a couvert le sol de France ?

De quelle nuée séraphique a coulé la calme et bondissante pluie du planus cantus, ruissellement d’amour et de contemplation, où l’esprit chante son cantique le plus intérieur ? Ne l’oublions jamais : il fut un temps où cela n’était pas, et pourtant Dieu fit que cela parut.

La réponse a ces questions ne fait aucun doute : seul l’Esprit-Saint peut être l’opérateur de cette alchimie, seul Il est la force qui fait descendre la forme dans la matière et l’unit à elle, seul Il est le révélateur du Vrai. Celui qui, couvrant de son ombre puissante la pure substance mariale y opère l’incarnation du Verbe, de la Forme des formes dans la maternelle materia, édifiant ainsi le Temple du Corps divin. C’est donc Lui le rayonnement d’amour du Vrai, l’illumination de sa gloire, le flamboiement de son cœur ; et sans Lui, toute langue est muette.

C’est donc à Lui qu’il convenait d’en appeler, dans la prière inlassable, le silence et le jeûne, non aux suggestions des sciences de l’homme, ce « savoir ignorant », sans noblesse et sans espoir. Car Lui seul peut étancher la soif de l’âme, la nourrir d’une nourriture savoureuse et secrète, et l’introduire dans son nouvel âge. Lui seul peut la charmer, l’attirer dans les rets de la Beauté divine et la détourner de succomber à la séduction des sirènes du New Age. En supprimant le magnétisme divin des formes sacrées, les réformateurs, sans le savoir, livraient l’âme occidentale aux ivresses inférieures, aux fascinations des ténèbres cosmiques, au pouvoir de la dissolution. En abolissant les formes liturgiques de la tradition sacrée, du moins là où l’on est parvenu à le faire, on n’a pas seulement modifié un élément mineur de la société occidentale, on a aussi obscurci ce qui en était l’unique Soleil visible et le Cœur sanctifiant.

(1) Ce terme désigne, en philosophie, des notions qui transcendent toutes les catégories. Ces notions transcendantales (les transcendantaux) sont au nombre de cinq : l’être, l’un, le vrai, le bien, le beau. Ils sont convertibles l’un dans l’autre : tout ce qui est (réellement) est un, est vrai, est bon, est beau ; et réciproquement.

Texte publié lors d’un colloque de la revue Vers la Tradition sur René Guénon

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