10 mai 2008

Jean-Claude Frère, Une vie en esprit, (texte intégral)





Une vie en esprit:

Il est des esprits qui bouleversent le cours de leur temps et secouent la succession des idées sans que pour autant ils deviennent les étincelantes vedettes des engouements fugitifs. René Guénon est de ceux-là. Humble et effacé, ayant mené une vie silencieuse, il semble passer lentement d'un clair obscur à la nuit complète sans s'occuper beaucoup des figures de son époque et des recettes qui assurent la célébrité. Ce solitaire amoureux éperdu des grandes perceptions spirituelle fut-il un philosophe? Assurémént pas. Il contempla la philosophie et put, chose insigne et légitime dans son cas, se permettre d'en sourire. Fut-il un orientaliste de talent, mais simplement un orientaliste quand même; un de ceux qui ont l'Inde facile? Non point, il "aperçut" l'Orient, et s'y arrêta bien moins qu'on se plait à dire. En fait, il le survola, mais le survola comme un aigle: en oiseau de proie qui plonge chaque fois qu'il découvre la victime qui assurera son alimentation. De toute façon son propos couvrait trop de choses et dévoilait trop de richesses pour qu'il soit possible d'en faire l'homme d'une spécialité. Nul "dada" ne fut son domaine. La synthèse de l'homme et de l'univers seule le préoccupait réellement. Et, ayant peut-être découvert des arcanes de la grande mécanique céleste, il put bientôt se moquer de nos agitations, de nos concepts sitôt remplacés par d'autres concepts tout aussi éphémères. Son style est celui des rois et des mages (toujours il courtise le "nous"). Son pluriel est celui de la majesté incontestable. Guénon ne propose pas, ne suggère pas. Il affirme. Sa devise serait bien celle de quelques Brahmane védique: "connaître et imposer". Nul dogmatisme pour autant, mais l'assurance de celui qui revient d'un voyage étonnant. Un voyage pendant lequel il aurait été transporté sur une montagne d'où il aurait pu découvrir, de l'extérieur enfin, les choses des astres pour, une fois revenu, pouvoir en rire délicieusement et assurer comme fait inexorable ce qui est gros encore dans le ventre de l'avenir. Car le chemin de Guénon passa par un sentier où l'instant dépasse le futur pour rejoindre le passé.

Peu d'oeuvres effacent avec autant de vigueur la figure de leur créateur, René Guénon. Mais peut-on même imaginer l'enfant qu'il fut? Nulle part ses angoisses ne transparaissent; toujours sa plume, qui est celle d'un des grands maître du style au vingtième siècle, glisse vers les contrées qui ne concernent pas le corps et ses caprices. Le monde est ébranlé par les plus violentes secousses que la civilisation ait eu à subir; pourtant l'oeuvre guénoniène se continue impavidement: il est là, sans colère, étranger à jamais aux caprices de l'actualité. Il a trente-et-un ans quand la sainte Russie, devenant la République des Soviets met fin au monde des certitudes et intronise le temps de l'angoisse. Il a cinquante-neuf ans quand la connaissance à rebours inonde le ciel de deux villes du Japon et que le néant nucléaire boucle la boucle des mythes et suscite, par son affirmation pratique de la désintégration matérielle, le vertige et l'attente de la réintégration en Dieu. Certes ces ouvrages sont là pour marquer les années, mais en aucun cas ils ne forment une maturation suivie et réellement chronologique. Dès son premier livre publié, "l'introduction générale aux doctrines hindoues", sa formation est structurée comme elle le demeurera jusqu'à sa mort. Rien n'aura évolué au sens fort de ce terme. Il y aura eu des approfondissements, mais l'âge de l'auteur disparaît devant sa création. René Guénon immole le temps pour que demeure l'immédiat de la réalité métaphysique. Tout son propos sera décidément construit dans cette oblation faite à l'immédiateté de thèmes à la fois immémoriaux et intemporels. Ses historiens, biographes ou hagiographes, ont bien mentionné ses origines profondement françaises et son appartenance ancestrale à ces pays de la Loire qui sont comme la quintessence de notre civilisation. René Descartes et René Guénon sont issus du même terroir; le premier naquit en Touraine et le segond en terre blésoise. Il n'y a là de hasard qu'en apparence; en réalité les deux formes d'intelligences sont proches et appartiennent à la même discipline intérieure, à la même horreur des formules vagues et des dissertations éperdues. La lumière austère de la Loire nous offre des écrivains épris d'absolu, pas un absolu facile, et surtout de dépouillement. La mystique n'est nullement dans le tumulte et les formules rodomontantes; elle réside dans l'absence de tout attrait extérieur à l'objet même de la quête, qui, en lui-même, s'évanouit dans la conscience ultime de l'être qui pénètre tout l'univers. Ni St Jean-de-la-Croix, ni René Guénon ne nous contrediraient. On nous parle trop de mystique, parce que le monde de la mystique est défunt; toujours l'on parle d'une chose, d'une entité, quand déjà elle n'est plus. Ce cahier sur Guénon nous offre bien la chance de pouvoir réajuster quelque peu les mots et leur sens. Trop de galvaudages proposèrent des vues inconsistantes sur les plus profondes réalités. Trop d'écrivains pris de spasmes névrotiques crurent "réinventer" un langage inspiré parce qu'ils étaient incapables de savoir encore ce que penser veut dire.

Des formes extérieures à la révélation intérieure:

Il est né le 15 Novembre 1886 à Blois; son acte de baptême porte les noms de Guénon René-Jean-Marie-Joseph, son acte de décés établi le 08 Janvier 1951 (lendemain de sa mort) porte les noms de Abdel Wahed Yahia. Quoi de plus chrétien d'une part, quoi de plus musulman de l'autre? Quels furent donc les évènements et les découvertes qui conduisirent cet homme sur des sentiers tellement éloignés de nos routines? En fin de compte cette brève étude n'aura d'autre but que de cerner ces questions en les esplicitant par le biais de la vie. Fils d'un architecte, Jean-Baptiste Guénon et d'une fille de la bourgeoisie bléroise, Anna-Léontine Jolly, il ne connut à Blois que les charmes d'une enfance et d'une adolescence feutrées, ponctuées par de très fréquents succès scolaires, mais aussi cependant par quantité de maladies dues à une santé qui, dès le départ, s'avèra délicate.

A la recherche d'un savoir authentique:

Brillant élève dans différents établissements religieux de la ville,il ne devait guère connaître que les plaisirs de la lecture et des rêveries quand ses condisciples ne parlaient que de plaies et de bosses. De tels détails le prédisposaient, certes, à n'être "pas comme les autres". Rien de plus mais le hasard existe. Ce genre d'enfant solitaire fait aussi bien de grands généraux que de profond religieux. Un choc, une rencontre, la lecture d'un livre ou une réaction impromptue risquent d'orienter toute l'existence d'un jeune timide, méditatif et doué. Pour René Guénon nous ne savons vraiment pas ce qui se passa. Pourquoi ce bon mathématicien ne devin pas un honorable savant ou un maître de la stratégie? La découverte de Paris en octobre 1904 à la suite de sa réussite au baccalauréat de 1903? Paris ne fut quand même que le catalyseur de virtualités plus profondes que le jeune homme charriait depuis les mystères de la naissance. Paris, ce fut tout d'abord le collège Rollin où il fut admis pour y préparer une licence mathématiques. Excellent élève à Blois, il ne désira plus, une fois dans la capitale, faire carrière. Nous sommes en 1906, il avait 20 ans. Quels sont les causes de ce changement, radical en apparence? Nous devinons seulement que dés lors la vie spiritualiste parisiènne possédait des attraits chaque jour plus puissants. Le mouvement occultiste avec son chef le docteur Encausse, mieux connu sous le pseudonyme de Papus et une multidude d'autres sectes se réclamant de l'ésotérisme, d'une pseudo-maçonnerie et des sciences traditionnelles donnaient alors au Paris des chercheurs de la "Parole perdue" un singulier aspect de ruche et de marché de la gnose. René Guénon allait désormais se mouvoir dans ce labyrinthe. Quelquefois il s'arrêtera dans une officine: ce sera le cas auprès de Papus et de son école Hermétique de la rue Séguier. Toujours il écoutera, voudra retrouver les fondements de la véritable tradition, et chaque fois il repartira vers son petit appartement du 51 de la rue Saint-Louis-en-l'Ile un peu sceptique, un peu plus acide. Il lui fallait le véritable enseignement, et les ésotéristes de cette grande foire lui offraient des bribes volées ci et là à quelques rêveries issues des différents fantasmes qui peuplèrent l'horizon spirituel de l' occident. Il guettait le maître, l'inconnu au pouvoir révélé, il se heurtait à quantité de petits papes aux prétentions paranoïques. Son acrimonie vis-à vis de tout savoir non étayé par une profonde connaissance et sa sévérité intellectuelle furent, pour une part, des réactions à ces expériences. Il convient de dire un mot de son séjour chez les papusiens, lequel séjour fut sans doute sa première véritable expérience néo-spiritualiste. Celle aussi qui devait, dès le départ, le mettre en garde contre les périls charriés par toutes les sectes. En 1906 il se fait admettre comme élève de l'école supérieure libre des sciences hermétiques dont Papus est le maître. Rapidement il gravit les échelons de la hiérarchie martiniste et devient "Supérieur inconnu". Successeur en titre-chez les Martiniste- de Saint-Yves-d'Alveydre (dont les oeuvres, les célèbres "missions", qui sont au départ de l'idéal synarchique, inflencèrent Guénon, notamment dans le "Roi du Monde", Encausse Papus prétendait que son Ordre martiniste était bien le descendant régulier de celui des "Elus-Coens" de Martinez de Pasqually qui, fondé au XVIIIème siècle, compta parmi les plus illustres membres, Louis Claude de Saint Martin- dit "le philosophe Inconnu"- et Joseph de Maistre.

Bien vite René Guénon s'aperçut à quel point cette transmission était fictive. Rien dans l'enseignement de Papus ne pouvait le satisfaire. Une incompatibilité réelle existait déjà entre l'austérité intellectuelle du jeune homme et les brumes occultistes. Pourtant il cherchait encore. Parallèlement aux occupations papusiennes, il entreprit de se faire initier par les francs-maçons d'obédiances irrégulières. Ainsi ceux de la maçonnerie espagnole, Loge Humanidad, et ceux du Rite primitif et originel swédenborgien. Auprès de ces derniers il reçut de Théodore Reuss, grand maître du Grand-Orient et souverain sanctuaire de l'Empire d'Allemagne, le cordon de Kadosh. Le fait ne manque pas de piquant quant on sait que le même Reuss devait observer, un peu plus tard, avec curiosité et sympathie la création de Thulé. Laquelle fut, avec des membres tels que Rudolf Hess, pour une part dans l'origine du phénomène national-socialiste Allemand. Pendant deux années Guénon supporta les vues obscures et pathologiques de ces gens. En 1908 il devait même assister, en tant que secrétaire du bureau, au Congrès Spiritualiste et Maçonnique. Choqué par les outrances de Papus, qui voyait dans la doctrine de la survivance et de la réintégration la panacée des futures générations, il se retira, non sans avoir reçu une patente de haut grade pour le rite de Memphis-Misraim. Ce qui fut important c'est la rencontre en ces circonstances avec Fabre des Essarts, connu sous le nom de Synésius, le patriarche de l'église Gnostique, puisqu'il demanda aussitôt à celui-ci à être admis au nombre des adeptes de cette curieuse "église".

Des expériences décevantes mais nécessaires:

Ses nouvelles occupations gnostiques allaient le détacher peu à peu des premières sollicitations. Vers 1909 les martinistes et les maçons irréguliers l'exclurent. Il n'en avait pas moins vu ce qu'il voulait voir: la caricature occidentale des antiques initiations. Par la même occasion il constatait que grande était encore la nostalgie des ordres chevaleresques et des cérémonies mystiques parmi tous ces petits bourgeois qui se jouaient la grande comédie à force de titres mirobolants et et de fausses décorations maçonniques. Toutefois son attitude par trop curieuse peut choquer ceux qui ne connaissent de lui que ses oeuvres, qui jamais ne s'attardent auprès des choses communes et quotidiennes. On le croit trop volontiers sans autres préoccupations que celles qu'il édictera dans des oeuvres magistrales. Pourtant dans les premières années de son séjour parisien il tirera peut-être ses aliments d'une nourriture trop facile qui ne pourra satisfaire son goût profond et absolu. Dans la suite on lui chercha injustement grief pour ses engouements du début. Sa réponse fut haute et sans appel, laissant bien entrevoir à ses détracteurs combien il méprisait de telles mesquineries: "Si nous avons dû, à une certaine époque, pénétrer dans tels ou tels milieux, c'est pour des raisons qui ne regardent que nous" (in, "le voile d'Isis", mai 1932). En 1909, Synésius, (Fabre des Essarts) lui facilitera la création d'une revue, "La Gnose" qui tint jusqu'en février 1912. Grâce à cette revue Guénon allait pouvoir approfondir les idées qui lui étaient déjà chères et qui devraient rester les fondements de ses recherches métaphysiques. Au départ la "Gnose" se présentait comme "l'organe officiel de l'église gnostique universelle" et Guénon la dirigea sous le nom de Palingenius. Cependant il devait se dégager très vite de l'inflence de Synésius pour transformer sa revue en une continuation de la "Voie", revue qui avait paru de 1904 à 1907 sous la direction de Léon Champrenaud, qui avait adhéré à l'Islâm sous le nom de Abdul Haqq, et de Albert de Pouvourville qui avait adhéré à la tradition taoïste sous le nom de Matgioi.

L'apprentissage de l'expérience créatrice:

Champrenaud, par sa conversion à l'Islâm, devait marquer le jeune Guénon qui, peu après, allait en faire autant. De fait il se trouvait, grâce à cette rencontre, devant une perspective beaucoup plus riche, celle d'un véritable ésotérisme religieux guidé par une des grandes doctrine spirituelles des temps présents. Quant à Pouvourville-Matgioi, Guénon lui doit certains éléments de base qu'il puisa dans les ouvrages de cet étrange personnage, "la Voie méthaphysique" et "la Voie rationnelle". Si Matgioi écrivait aussi des romans de quatre sous pour les journaux de l'époque, il n'en reste pas moins vrai que ses vues métaphysiques sont pertinentes et proches du futur Guénonisme. Dans "la Voie métaphysique" (rééditée aux éditions Traditionnelles, 1956) il aborde les grands problèmes de la tradition chinoise, ceux-là que Guénon retrouvera, notamment, dans "la grande Triade". Il ne faut pas, néanmoins, exagérer le rôle de ces auteurs dans la formation de René Guénon. Au moment où nous le voyons "nager" de sectes en chapelles il passe tout son temps à vivre son expérience créatrice. Il se vit, se prépare et devine peu à peu les rouages de sa conscience. Toutes ses perceptions se décantent. Bientôt il offrira, après ces années d'apprentissage, une vue catégorique et affirmative des choses et du monde tels qu'il les voit. Dès le premier numéro de a "Gnose" il impose sa propre personnalité. Désormais il échappe aux influences passagères pour apporter à ses lecteurs une conception personnelle de l'être et des problèmes de l'unique et de la dualité. Son article, qui s'intitulait "le Démiurge" en est le cri profondément spirituel. Ses sources se forment. Déjà il utilise le "Traité de la connaissance" de Shankarâchârya: ouvrage qui restera une des références favorites. Par ailleurs "le démiurge", qui proclame "le caractère relatif du mal" et "la fatale illusion du dualisme", n'est ni plus ni moins qu'un article où l'Occident et l'Orient se heurtent et s'équilibrent à travers des enseignements puisés aux sources mêmes des plus profonds mystères religieux d'Europe et d'Asie. Le but de la "Gnose" ayant été de rassembler autour de lui différents éléments ayant échappé à l'occultisme, il créa parallèlement à la fondation de sa revue un "ordre du temple rénové" qui comprenait sept grades théoriques (selon le principe de la maçonnerie du rite écossais rectifié). Cet ordre n'eut qu'une existance éphémère, et son seul mérite semble d'avoir permis le rassemblement en cercles d'études de quelques chercheurs avides de véritables connaissance. Quoi qu'il en soit ces agitations restaient bien vaines et loin de ce que Guénon aurait voulu trouver, ou créer réellement. Les années allaient passer encore avant qu'il puisse trouver son équilibre profond, celui-là qui lui permettra de composer ses livres et son plan de certitude. "La Gnose", qui continuait son humble carrière (elle ne dépassa jamais cent-cinquante abonnés) publia bientôt deux articles de René Guénon qui servirent de fondements à deux des plus importants ouvrages, "l'Homme et son devenir selon le Vedânta" et "le Symbolisme de la croix". Les grandes lignes de la doctrine orientaliste qui allaient être la sienne sont ainsi très tôt définies. A ving-cinq ans son point de vue est fixé, il ne lui manque plus que le recul indispensable qu'il allait trouver après avoir quitté définitivement gnostiques et autres occultistes. Pour l'instant il en est loin encore, et après la création de l'Ordre du Temple, il fera son entrée dans la maçonnerie officielle, à la Grande Loge de France, section Thébah du rite écossais ancien et accepté. Selon d'autres renseignements il appartint au même moment au "Suprême conseil général des Rites unis de la Maçonnerie ancienne et primitive et Grand Orient pour la France et ses dépendances". En fait son activité maçonnique (surtout représentée par quelques conférences, dont une sur "l'Enseignement initiatique" publiée en Janvier 1913 par la revue "le Symbolisme") se limita à peu près à Thébah où il se rendit régulièrement jusqu'à la guerre de 1914-1918.

Un militant de l'éveil métaphysique:

Après la guerre il n'assista plus à aucune tenue de Loge, pourtant il ne cessa pas de s'intéresser au problème maçonnique. La franc-maçonnerie, il en était convaincu, est l'ultime survivance initiatique occidentale, la seule qui avec l'église catholique peut encore sauver notre civilisation de l'aveuglement matérialiste. Néanmoins la dégénérescence maçonnique est telle que les actuels dépositaires ne pressentent même plus toute la force et la continuité des rites sacrés dont ils sont les dépositaires inconscients. Ce qui en rien n'altère la valeur propre des emblèmes et des symboles dont la maçonnerie a toujours l'entière responsabilité (voir notamment l'article de Guénon dans les études Traditionnelles de Juin1934). Catholiscisme et franc-maçonnerie devraient s'entendre en Europe pour les préserver et vivifier les trésors initiatiques et les enseignements divins qu'elles conservent sans trop savoir pourquoi. L'horreur du secret, de l'ésotérisme, fait que l'Occident se meurt dans un monde entièrement profane, et c'est cette "profanation" qui est la cause première du grand malaise de la civilisation. Voilà l'avis de Guénon qui, par la maçonnerie, militera un moment pour l'éveil de la connaissance méthaphysique occidentale au sein d'une élite élargie. Il entrevoit alors son action comme double: il faut ramener les maçons à l'entendement de leurs principes et des fondements de leur hiérarchie chevalresque et faire admettre aux catholiques qu'ils ont tort de combattre la maçonnerie, puisque le rôle authentique de la religion serait, en l'occurence, de restituer une maçonnerie sacrée et liée aux cultes de l'église, ainsi que cela se passait au Moyen Age. Par cette position juste et courageuse Guénon devait s'attirer le mécontentement à la fois des maçons et des catholiques. Pourtant il ne s'avoua pas vaincu et entreprit aussitôt une série d'articles qu'il fit paradoxalement publier dans une revue antimaçonnique dirigée par Clarin de la Rive, "la France Antimaçonnique" sous le pseudonyme, "le Sphinx" qui fut très vite éventé par les Francs-maçons qui ne voulurent plus voir en lui qu'un "agent des jésuites".

Il n'en persista pas moins dans cette attitude profondément cohérente. De fait cette revue qui lui ouvrait ses colonnes était catholique, antimaçonnique dans la mesure où la maçonnerie du début de ce siècle n'était qu'un ramas de matérialistes, mais elle était toutefois assez lucide pour faire sienne une opinion aussi peu matérialiste que celle du maçon René Guénon. La pensée et les réflexions maçonniques de Guénon devaient marquer les franc-maçons. Certes ils mirent beaucoup de temps avant d'admettre plus ou moins son comportement et le sens de certains de ses articles (qui furent rassemblés en 2 volumes aux éditions traditionnelles-1968-). Néanmoins on peut affirmer, de l'avis même des francs-maçon hautement qualifiés, que la maçonnerie contemporaine doit une part importante de sa rénovation spirituelle à l'audace de l'oeuvre guénoniènne. Certaines loges-dont "la Grande Triade" et "Thébah"- vivent aujourd'hui encore dans le souvenir de son enseignement. Il semble que la Grande Loge Nationale Française, qui est singulièrement symboliste, doit l'esprit ésotérique de ses travaux aux principes fondamentaux insufflés par Guénon. Il est du reste remarquable de constater que, malgré sa collaboration à "la France antimaçonnique", jamais il ne fut exclu de la maçonnerie officielle. Et il se trouva même des maçons pour adopter sa position et commencer le combat pour la restauration initiatique dès avant 1914. Notons, en passant, que les développements guénoniens rejoignaient alors, en une certaine mesure, les vues initiatiques d'un autre illustre francs-maçon, Oswald Wirth. Peu avant la grande guerre, le monde des sciences traditionnelles devenant majeur, la maçonnerie sous l'égide de puissants esprits allaient connaître un renouveau dont les effets se font encore sentir.

A la même époque, c'est à dire en 1912, Guénon s'engage décidement dans la voie islamique. Son initiation musulmane remonte à cette année, ainsi qu'en témoigne la dédicace du "Symbolisme de la croix" qui porte la mention "a la mémoire vénérée de Esh-Sheikh Abder-Rahman Elish el-Khebir el-Alim el-Maghribi" avec la date, 1329 de l'Hégire. Ce qui donne bien 1912. Il reçut le nom musulman d'Abdel Wahed Yahia ("Le Serviteur de l'Unique"), nom qui le rattache à la tradition soufi d'Egypte. Les causes profondes de l'initiation islamique de René Guénon restèrent toujours fort vagues. Il est un fait que l'hindouisme semblait plus proche de ses sollicitations que le monde arabe. Toutefois sa propre conviction, qui en appelle à une "Tradition Primordiale", accorde bien moins d'importance à une religion précise qu'à l'ésotérisme antique dont elle peut être encore la détentrice. Aussitôt on peut se demander, avec bien des chrétiens qui se sentent proches de l'oeuvre guénoniène, pourquoi ce Blésois choisit soudain d'abandonner les cultes ancestraux de son pays pour entrer dans une religion attachée à une affectivité toute différente. La réponse reste difficile, quoiqu'il semble évident que le christianisme ne répondait pas réellement à ce que Guénon attendait comme réalisation initiatique. Bien qu'il ait écrit un livre intitulé "Aperçus sur l'ésotérisme chrétien", la religion chrétienne, qui est une "voie du coeur", un chemin essentiellement occidental, était à ses yeux une doctrine presque exclusivement exotérique. Recherchant les sentiers arides de la pure spiritualité orientale, s'arrêtant devant les feux de Shiva et d'Agni, il ne pouvait guère supporter les aspects si féminins de la chrétienté qui fait, par la présence de Marie, une si large part à l'affectivité, à l'élément humide et terrestre. Ses aspirations hindoues n'en restaient pas moins sans solution, puisque les règles de l'hindouisme interdisent les conversions. On naît Hindou, on peut, à la suite de graves manquements culturels, perdre la qualité d'Hindou, mais on ne devient pas Hindou. Ce principe procède de l'essence même des dogmes védiques et des lois qui s'y rapportent. Dès lors, René Guénon ne pouvant espérer entrer dans l'hindouisme par une conversion, se tourna vers un moyen-terme: l'Islâm, voie d'équilibre entre l'Orient et l'Occident, mais dont le noyau ésotérique reste puissant et comme le fondement même de la religion. La sécheresse dénuée de rides du monde musulman ne pouvait que séduire notre dévot de l'absolu. Il quittait les ornières de la représentation pour pénétrer dans un univers où le sanctuaire réside dans le non-manifesté, dans la force de connaissance pure. L'intellect domine dans la méditation que René Guénon allait quémander chez les enfants de Mohammed; non que nous voulions dire qu'il en est ainsi pour l'Islâm. La recherche islamique de Guénon prit cette inclinaison qui est loin d'être la plus répandue. Toutefois seule la religion du Prophète dans sa formulation ésotérique pouvait satisfaire son horreur de l'affectif, du sensible. Dieu pour l'Islâm dans sa formulation initiatique reste l'indicible, celui qui ne peut être ni décrit, ni représenté. Pureté et dépouillement, Guénon découvrait là des possibilités spirituelles établies proches enfin de ce qu'il guettait dans l'inaccessible hindouisme et qu'il désespérait de trouver dans un christianisme aujourd'hui trop dominé par l'exotérisme. Son horreur des grandes civilisations de notre antiquité classique est la base de ce comportement. Refusant de découvrir la quintessence religieuse sur les pentes de l'Accropole, dans les cris des mystiques mithraciques, savait-il même les profondeurs du message héractitéen, savait-il reconnaître l'intemporalité des doctrines de Philon ou de Plotin? Avait-il pu frémir à la lecture de la quête solaire de l'Empereur Julien? Et parmi les premiers chrétiens que n'avait-il continué la lecture d'Origène, dont il avait pourtant, en collaboration avec Synésius, traduit le Premier Livre des Philosophumena en y apportant de nombreuses et pertinentes notes. (Les philosophumena sont attribués sans certitude à Origène. Quoi qu'il en soit, ils s'inscrivent bien dans la tradition de ce théologien du IIIème siècle.)

Initiation à la vérité de l'Islâm:

Quelles furent les sources de sa conversion islamique? Nous savons déjà que son ami Léon Champrenaud s'était converti sous le nom d'Abdul-Haqq ("Le serviteur de la Vérité") et l'influence de ce dernier ne fut pas pour peu dans la décision de René Guénon. Par ailleurs une étrange figure apparaît au même moment en la personne d'Abdul-Hâdi ("Le serviteur du Guide") un des collaborateurs de la "Gnose", suédois d'origine, né non loin de Stockholm en 1869, et qui s'appelait John-Gustaf Ageli dans le monde profane. Angeli, qui fut un homme remarquable, mérite que l'on s'attarde un instant sur sa biographie. Peintre de l'école suédoise, venu à Paris pour étendre ses expériences et ses recherches, considéré aujourd'hui encore en Suède comme un des initiateurs de la peinture moderne, il fut arrêté par la police française pour avoir donné asile à un anarchiste. Ce temps de réclusion lui fut propice. De fait il s'en servit pour étudier les diverses traditions religieuses, pour assimiler l'hébreu et l'arabe. A sa sortie de prison il mènera parrallèlement des recherches religieuses et artistiques. En 1895 il entreprend de pénétrer dans l'ésotérisme musulman. Ce sont des études en Sorbonne et puis des voyages qui le conduiront d' Egypte en Inde. En 1905 lors d'un séjour au Caire il rencontrera le Sheikh Abder-Rahman el Kébir, le dédicataire du Symbolisme de la Croix, qui était un des maîtres les plus réputé de l'Islâm, fils du restaurateur du rite Malékite et appartenant à la Tariquah Shadhilite de la branche Mudhhat Mâliki.

A l'université d'El-Azhar, Abder-Rhaman el Kébir conféra à Angelii l'initiation du "Tàçawwuf" sous le nom d'Abdul-Hâdi. Dès lors ce dernier devin "Moqqadam" (Représentant) de l'Islâm en général et Abder-Rhaman en particulier; faculté d'initier lui était donnée. En 1910 Abdul-Hâdi rencontre René Guénon. Les deux hommes se lient d'amitié. Le Suédois collabore à la "Gnose" pour les domaines musulmans (collaboration qui durera jusqu'à la fin de cette revue, en 1912). C'est selon ce que nous avons pu savoir, dans la seconde partie de l'année 1912 qu'Abdul-Hâdi, au retour d'un voyage en Suède, octroya à Guénon la "Barakah" du Sheik Abder-Rhamam. Ce qui aussitôt, explique pleinement la dédicace du "Symbolisme de la Croix". Ainsi entrait-il dans la religion du Prophète par une des branches les plus nobles, celle qui fut fondée au VIIème siècle de l'Hégire par Hasan ash Shâdhili qui se réclamait directement des oeuvres du Sheikh el-Akbar que l'on connait mieux sous le nom d'Ibn-Arabi (1165-1240). Guénon devenait musulman, certes; mais de la façon qui convenait à sa profonde nature spiritualiste, c'est-à-dire par l'ordre initiatique dans ce qu'il y a de plus dépouillé et de plus transcendant. Cet Islâm-là dépassait le simple fait de la conversion pour accéder au stade de la quintessence des religions, car à ce niveau de maturation mystique il n'est plus de sectes et de conflits dogmatiques. Il reste l'unique poursuite de l'absolu dans la dissolution de toutes choses dans le principe. Alors Islâm ou hindouisme le fait importe bien moins que la réalisation intérieure à laquelle Guénon accédait tout à fait dès avant avant sa ving-septième année. Et l'on peut dire qu'à cette époque déjà sa pensée avait accédé au degrès de l'intangible: elle allait se développer dans ses livres, mais suivrait désormais une voie qui ne connaîtrait plus les hésitations de l'expérience. L'étonnement "exotérique" devant la conversion de René Guénon est un étonnement de surface qui n'entend rien aux sollicitations puissantes d'une âme éprise d'unicité en Dieu et non de dissolution dans le multiple.

Un mariage paradoxal? Plutôt dépassant le paradoxe:

1912 fut aussi l'année du mariage religieux de Guénon avec une jeune fille originaire du Chinonais, Berthe Loury. Le mariage, civil et religieux, eut lieu à Blois en Juillet 1912. Il se place paradoxalement à la même époque que son entrée dans l'Islâm. Cequi ne laissa pas de choquer quelques chrétiens après coup. En effet, l'acceptation de la cérémonie religieuse catholique dénote une puissante indifférence pour tous les aspects extérieurs des cultes. Guénon accepta la cérémonie religieuse, mais déjà il était définitivement ailleurs. Manque de cohérence? Non, lucidité. Comprenant combien le profane n'allait pas saisir le sens de sa vocation islamique, il préféra justement la taire et accepter une complaisance catholique. Est-ce quand même un de ces formidables débats qui font la richesse de quelques esprits d'exception, torturés et constamment traqués, dans le silence de leur retraite intérieure, par l'ironie des évènements? Et l'on ne peut manquer de penser que cette opposition, dans son existence, entre la cérémonie exotérique et la vie intérieure fut à l'origine d'une féconde dialectique qui allait promptement nourrir ses oeuvres. Madame Noële Maurice-Denis Boulet, qui connut le couple Guénon à cette époque, affirme que jamais Berthe Loury ne sut que son mari appartenait à la religion du Prophète. (Pensée Catholique, N 77-1962- "l'ésotériste René Guénon"). Que se passait-il alors en cet homme âgé de 26 ans? Cultiver le paradoxe à ce point relève de la suprême ironie, digne de Dostoïewski, ou d'une résolution intérieure échappant aux contemporains et qui, par-là, prouverait plus que tout l'authenticité de la quête guénonienne. Cette position lui fut sans doute profondément pénible et le secret difficile à préserver. Au bout de quelques mois les époux Guénon vinrent s'installer dans l'appartement que René louait depuis des années au 51 de la rue Saint-Louis-en-l'Ile. Ils amenaient avec eux une nièce de quatre ans dont ils assureront l'éducation. Que fut leur existence dans cet immeuble qui, au XIXème siècle, abrita la résidence des archevêques de Paris? Petit, l'appartement de Guénon était réservé pour sa plus grande part au travail intellectuel. Et Chacornac (dans "la vie simple de René Guénon") de nous dire, "qu'ils vécurent dans un accord parfait, la vie intellectuelle les absorbant tous les deux". Il semble effectivement qu'hormis quelques promenades, Guénon ne sortait guère de son réduit insulaire, si ce n'était pour rencontrer des personnes avec qui il avait commerce intellectuel. Parfois aussi il se rendait à la Sorbonne ou au Collège de France pour assister à des cours sur la philosophie, avec Milhaud, ou aux leçons de Sylvain Lévi sur l'hindouisme. Attentif et discret, il attendait souvent la fin des exposés et le moment ou la salle se vide, pour s'adresser au professeur, lui faire ses remarques, lui exposer ses points de vue qui, souvent, étaient retenus comme pertinents. De toute évidence, Guénon fut fréquemment proche des enseignements de l'Université en matière de religions orientales. Son avis, dans la suite, allait seulement approfondir des perceptions admises par les facultés, mais auxquelles il manquait considérablement l'élan métaphysique qu'il allait réussir à leur donner.

Le professeur et ses marottes orientales:

Lorsque survint le suicide européen de 1914, Guénon, qui avait été réformé dès 1906 pour raison de santé, échappa à la mobilisation et put dès lors se consacrer tout à fait à l'édification manuscrite de sa pensée. Pendant que l'Europe écrivait quelques lignes de son histoire sur des amas de cadavres, René Guénon se préparait au long combat spirituel qui allait avoir pour conclusion l'éveil catégorique de la pensée traditionnelle et symbolique en Occident. La guerre qui correspondit également avec un état de gêne grandissant le força à travailler pour entretenir sa femme et sa nièce. Ainsi le voit-on bientôt professeur de philosophie dans différents établissements libres. Professeur à Saint Germain-en Laye en 1916 et 1917, nous le retrouvons en Algérie, à Sétif, pour la fin de l'année 1917 et les premiers mois de 1918. Puis en octobre 1918 c'est l'enseignement de la philosophie au collège de Blois. Revenu pour peu dans sa ville natale, il s'installe dans la maison de ses parents. Quel maître fut-il? si l'on en croit Jean Monet (René Guénon à Blois) "Guénon n'étant pas pédagogue, il dicte des heures durant, un cours qu'il a lui-même écrit... Aussi lorsque les élèves sont las d'écrire, ils s'efforcent de lancer leur maître sur les marottes (sic) orientales..."

Le premier ouvrage, base de l'ensemble:

Bref, il n'était pas plus fait pour l'enseignement que pour un autre métier profane. En 1919 il démissionne, reste quelques temps à Blois pour régler des affaires courantes. Déjà il n'a plus qu'un but, rassembler et composer tout ce qu'il a accumulé sous forme de notes. Seul Paris peut le satisfaire pour cette tâche: dès la fin de l'année 1921 il réintègre son appartement de la rue Saint-Louis de l'Ile. Désormais il sera tout à son oeuvre; ses jours et ses nuits passeront dans l'étude, la compilation et rédaction. Et dans tous ces travaux sa femme, silencieuse et assidue, l'aidera beaucoup dans la mise au point de ses premiers ouvrages. Le premier livre qui paraîtra sera une somme: "Introduction générale aux doctrines indoues". Chacorniac fait remarquer qu'en un certain sens le titre de cet ouvrage n'a peut-être pas été heureux, puisque les cent-cinquante première pages seront consacrées à l'étude de la Tradition dans ce qu'elle a de primordial et d'universel. Plus qu'une "introduction" avec tout ce que cela peut avoir de superficiel et de simplement érudit, c'est toute la conscience métaphysique de l'homme et de l'univers qu'il expose. L'Inde et ses doctrines y sont bien sûr largement représentées; toutefois son concept de l'évolution cyclique irréversible de l'humanité s'y retrouve déjà à part entière. Pour Guénon l'humanité poursuit une loi d'involution qui rend la décadence et les catastrophes inévitables. C'est une orthodoxie de l'eschatologie de la conscience historique qu'il jette soudain sur la scène du monde moderne. L'étonnement va cheminer durant des annèes, avant que l'on se rende compte que le "Kâli-Yuga" (l'Age Sombre): celui de la mort et du sang est bien notre âge et que nous en sommes arrivés aux extrêmes pulsations de cet âge là. Profondément védantiste "l'Introduction Générale" expose dans la seconde partie les grands fondements de la tradition hindoue et les bases de la civilisation qu'elle a engendrées. Ensuite viennent les "darshanas" (opinions, point de vue) suivant lesquels les hommes avides de connaissances (Jnâna) peuvent aborder la doctrine fondamentale de la spiritualité hindoue, partant, dans l'esprit de l'hindouisme, de la spiritualité universelle.

Enfin le livre se clôture par une analyse des vue occidentales sur l'hindouisme. Plus qu'une analyse, c'est une critique parfois acerbe. Pour Guénon, il y a, d'une part les historiens des religions qui ne comprennent assurément pas le contexte métaphysique du message oriental, et de l'autre les pseudo-spiritualistes qui veulent se faire les exégètes des doctrines hindoues alors qu'ils ne font qu'y transférer leurs propres obsessions occidentales sous d'autres noms. Quoi qu'il en soit,"l'Introduction Générale" reste un ouvrage de base, et comme le premier maillon d'une longue chaîne, celle de toutes les oeuvres de Guénon. Sans ce premier maillon, les autres seraient sans saveur, sans réalité et ne trouveraient de justification que dans la complaisance de chacun. Entendons-nous bien: nous voulons dire que "l'Introduction" constitue la charpente et comme la structure du grand oeuvre guénonien. Ainsi René Guénon avait-il été assez clair-voyant pour faire débuter son message par le livre qui vraiment "introduisait" le lecteur dans un monde de cohérence intérieure qui n'a de sens que dans la mesure où l'on sait replacer chaque oeuvre dans son cadre chronologique. On s'est souvent interrogé quant aux sources indiennes de Guénon. La conclusion est qu'il reçut non seulement un enseignement écrit, celui que tout érudit puvait trouver, mais surtout un enseignement oral délivré par des Hindous venus en Occident dans le seul but de découvrir des personnes susceptibles d'entendre le message authentique et secret de la spiritualité orientale.

Introduction à la critique de l'Age sombre:

Comment René Guénon fut-il mis en rapport avec ses sages au savoir si profond et si discrets dans leurs manifestations humaines? Sans doute Champrenaud et Pouvourville y furent-ils pour quelque chose. Sans doute reçut-il également la transmission de cette connaissance initiatique venue des Indes. Les premières rencontres eurent lieu en 1908; peu à peu il put pénétrer les subtilités de la "Gnose indienne", du véritable ésotérisme hindou, et de la même manière, par l'enseignement oral, il put aussi étudier le sanscrit afin de s'enfoncer bientôt dans une lecture textuelles des grands textes sacrés. Néanmoins, le secret qu'il laissa peser sur ces sources fait parfois que l'on croit se trouver en face d'une élucubration fantaisiste, ou d'indiscrétions qui auraient percé dans une histoire d'espionnage. Pourtant une seule position convient ici, celle de la confiance; le message transmis par Guénon recèle de telles nuances d'authenticité que l'on ne peut que l'admettre et le classer parmi les jalons qui nous relient encore à une véritable connaissance sacrée. Il semble bien que les Hindous, qui transmirent d'importants fragments de leurs savoir traditionnel à René Guénon, avaient également entrepris de semblables avances dans différents millieux "ésotériques" sans obtenir des résultats concluants. Ainsi, hormis St Yves d'Alveydre qui s'approche quelquefois de la tradition véritable, celle qu'il avait reçue d'un ami afghan, notamment lors de ses rêveries autour du thème de l'Agarttha, il n'y eut en Occident que Guénon pour s'apercevoir rapidement de toute la richesse des doctrines proposées et encore si mal connues. Comme St Yves l'avait fait, il allait, sous peu, en 1927, s'attaquer au problème de l'Agarttha dans son si curieux ouvrage "le Roi du Monde". Dès lors, il avait fait un pas vers la divulgation des faits essentiels, ceux-là mêmes que ses informateurs ne voulaient propager. Il s'en suivit-sans doute, car nous sommes en partie dans le domaine des hypothèses-une brouille entre les informateurs orientaux et Guénon qui, brutalement, se trouvait coupé de la source vive et des sources de ses grands ouvrages. Son découragement fut-il brutal et profond? Nul n'en sait rien. A la même époque se situe la mort de sa femme (1928). Ces évènements conjoints ne furent certainement pas sans rapport avec son départ pour l'Egypte en 1930.

"L'introduction générale aux doctrines hindoues", par son style d'une limpidité qui contrastait avec les brumes occultistes et le peu d'attrait de bien des grands travaux universitaires, ouvrait un chemin vers la notoriété. Mais un chemin qui fut lent, le même qui devait voir progresser patiemment chacun des livres que René Guénon fit publier. Désireux de parler des doctrines hindoue, non en Occidental, mais en Oriental il soutint la gageure d'exposer ces systèmes d'une richesse pléthorique à un peuple trop habitué à la seule méthode glaciale et univoque de Descartes. Dans "la Crise du monde moderne" (1927) il exprimera parfaitement cette idée: "il n'y a, à notre connaissance, personne qui ait exposé en Occident des idées orientales authentiques, sauf nous-mêmes; et nous l'avons toujours fait exactement comme l'aurait fait tout Oriental qui s'y serait trouvé amené par les circonstances, c'est à dire sans la moindre intention de propagande ou de vulgarisation et uniquement pour ceux qui sont capables de comprendre les doctrines telles qu'elles sont, sans qu'il y ait lieu de les dénaturer sous prétexte de les à leur portée..."

Lutte contre l'influence des pseudo-spiritualistes:

Parallèlement à "l'Introduction générale" qui parut chez Rivière, il fit publier par Desclée de Brouwer un livre nettement polémique, "le Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion". C'est l'histoire (qu'il connaissait bien pour avoir fréquenté ces milieux) de la société "théosophique" fondée par Mme Blavatsky. Soudain il devient féroce et dénonce avec rage les impostures et le grotesque des théosophes. Les renseignements affluent et les notes dévoilant l'existence de telle secte pseudo-spiritualiste ne manquent pas. "Le Théosophisme" est un ouvrage qui constamment restera entre l'analyse des faits et des pamphlet. Alors que fréquemment la majesté de sa langue impose à son tempérament une profonde retenue, ici l'orage éclate. Les formes y sont certes, mais la condamnation est sans appel. "Voyant dans la théosophie une erreur des plus dangereuses pour la mentalité contemporaine, nous avons estimé qu'il convenait de dénoncer cette erreur au moment où par la suite du déséquilibre causé par la guerre, elle prenait une extension qu'elle n'avait jamais eue jusque là..."

"...nous proposant de donner dans d'autres ouvrages un exposé de doctrines hindoues authentiques, nous jugions nécessaire de montrer tout d'abord que ces doctrines n'ont rien de commun avec le théosophisme, dont les prétentions sous ce rapport sont, comme nous l'avons fait remarquer, trop souvent admises par des adversaires eux-mêmes..."

"...Ce que les théosophistes présentent comme leur doctrine apparaît, à un examen séreiux, comme rempli de contradictions... Pour écarter les confusions que nous savions avoir cours dans le monde occidental, il était indispensable de répudier aussi nettement que possible toute solidarité avec cette contrefaçon frauduleuse qu'est le théosophisme. Nous ajouterons même que l'idée de ce livre nous avait été depuis longtemps suggérée par des hindous, qui nous ont d'ailleurs fourni une partie de notre documentation..." En Janvier 1922, il pénètre dans la librairie du "Voile d'Isis" au quai St Michel, s'adresse à Paul Chacornac pour lui demander de bien vouloir prendre chez lui des livres et des brochures néo-spiritualistes qui l'encombraient. Dès lors une certaine amitié va se créer entre les deux hommes. Et à partir de 1925 René Guénon collaborera étroitement au "Voile d'Isis", revue qui déclarait avoir pour objet "l'étude de la tradition ésotérique et des divers mouvements du spiritualisme ancien et moderne". Au départ il contribuera au développement d'une rubrique intitulée "carnet de l'occultisme". Celle-ci aurait pu lui permettre bien des fantaisies littéraires, mais ici encore son esprit rigoureux permit à ses articles de ne se départir nullement de son style sobre et de l'extrême prudence de ses affirmations intellectuelles. On peut dire, sans faire oeuvre de thuriféraire, qu'il n'est pas un domaine de l'intellect qu'il toucha sans l'éclairer de son génie de synthèse et sans le rendre aussitôt vivant.

Sa contribution au "Voile d'Isis" ira rapidement en s'emplifiant. Jusqu'à sa mort il restera l'ami et le collaborateur de Chacornac, dont la revue allait prendre, en 1935, le nom d'études traditionnelles qu'elle conservera désormais. Parallèlement à ses occupations au "Voile d'Isis", il devait de 1925 à 1927, collaborer à la revue catholique "Regnabit", grâce à l'estime de Louis Charbonneau-Lassay, érudit qui connut son heure de célébrité lors de la parution de son ouvrage capital "le Bestiaire du Christ", Très vite le R.P. Anizan directeur de "Regnabit" put apprécier les travaux de René Guénon, qui n'interrompit sa collaboration, en 1927, qu'à la suite de "l'hostilité de certains milieux néoscolastiques", selon ses propres termes.

Afin de donner suite au "Théosophisme" Guénon publiera en 1923 un livre intitulé "l'Erreur spirite", qu'il pensa compléter un moment par une "Erreur occultiste", mais il y renonça par égard, sans doute, pour Papus et ses premières expériences spirituelles. Vaste étude du spiritisme dans son évolution historique et ses aspects internes, "l'Erreur spirite" s'attache à démontrer combien sont nombreuses dans cet Occident en déroute les pseudo-initiations. De ce fait, celles-ci ne sont qu'autant de contrefaçons destinées à illusionner des êtres faibles, sans formation, avides seulement de sensations vulgaires. Un des fondements du spiritisme reste la manifestation concrète d'entités sensées représenter des morts. Ceux-ci s'adressant aux vivants par le biais de différents signes plus ou moins grossiers. René Guénon cerne rapidement le problème; il souligne qu'une doctrine ne peut s'appuyer sur de tels phénomènes, qui ne prouvent rein au niveau de la conscience métaphysique et en restent au stade de l'information que l'on trouve dans les journaux à sensation ou les mauvaises revues du "fantastique". Par ailleurs le problème de la réincarnation, que l'on trouve déjà dans le "Théosophisme", est à nouveau repris et critiqué avec toute l'âpreté que l'on pouvait attendre d'un homme qui se préparait à devenir une authentique autorité spirituelle. Décidément tous ces domaines qui s'attachent seulement aux images et aux illusions spectrales, sont, non seulement radicalement opposés à la pensée guénonienne, mais René Guénon y voit de surcroît une des déviations majeures de la conscience occidentale et de son matérialisme outrancier. Pour lui ce sont des signes évidents d'une immense et irréversible crise qui emportera la civilisation jusqu'aux abîmes. Ainsi l'"Erreur spirite", comme "le Théosophisme", malgré leur caractère polémique sont des oeuvres trés documentées, qui s'inscrivent déjà dans le courant de sa réflexion postérieure. Celle-là qui l'amènera à discerner les stigmates de mort qui inondent le monde; ce monde dont la conscience spirituelle et symbolique s'est rapidement atrophiée depuis cette époque que l'on eut l'inconscience d'appeler... "la Renaisance"! Malgré leur qualité qui les fit remarquer par d'éminentes personnalités, la publication de ses différents ouvrages, ne put guère aider Guénon à subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Ce qui l'amena, dans le courant de l'année 1924, à donner des leçons particulières, puis des cours dans une institution, "les Cours Saint-Louis". C'est encore l'année 1924 qui devait voir la réunion, sous la direction de Frédéric Lefèvre, Rédacteur en Chef des "Nouvelles Léttéraires", de René Grousset, Jacques Maritain, Ferdinand Ossendovski (l'auteur de "Bêtes, hommes et dieux", ce livre étrange qui ne sera pas pour peu dans le développement en Occident du mythe de l'Agarttha) et René Guénon, afin que chacun donne son point de vue sur les grandes questions philosophiques, spirituelles ou ésotériques dont il était le spécialiste.

Après qu'Ossendowski eût donné son avis sur la légende et la réalité du "Maître du Monde" (il est certain que l'expérience de cette table ronde servit beaucoup Guénon lors de la rédaction du livre qui porta ce titre) et sur la personnalité du Bogdo-Khan, ce fut le tour de Grousset qui se fit le héraut de la "compénétration" intellectuelle Orient-Occident. Aussitôt, Jacques Maritain admit toute la valeur des civilisations de l'Asie et le bien fondé des spiritualistes qui y cherchent de profondes doctrines de la transcendance. Néanmoins il fit comme reproche fondamental aux tenants de la supériorité spirituelle de l'Orient, d'oublier trop souvent le "dépôt hellénique, latin et catholique" dont nos terres sont les légatrices. La réponse de René Guénon ne se fit pas attendre, "l'Orient possède une vérité qui peut s'accorder avec la vérité des plus hautes traditions occidentales, la tradition aristotélicienne et la tradition catholique..." Cette conférence en resta là. Chacun demeurait convaincu dans son opinion. Nul ne voulait réellement concéder à l'autre que des victoires de courtoisie. Vanité du dialogue intellectuel quand il se fait public? Certes, mais aussi incompréhension réciproque. Tous ces gens poursuivaient une "formulation" de la vérité. Chacun était épris de mystique et de réalisation spirituelle. Chacun pourtant l'entendait à sa manière de l'autre (cette table ronde fut relatée dans "les Nouvelles Littéraires" du 25 mai 1924).

La nécessité du rapprochement avec l'Orient:

L'année 1924, qui fut décidément riche, devait également voir la meilleure amité entre Léon Daudet et René Guénon. En effet, le premier consacrait à l'auteur de "l'Introduction Générale aux doctrines hindoues" une large page tout à fait positive dans l'Action Française du 15 Juillet 1924: "...L'Occident est placé, depuis les Encyclopédistes, et au delà, depuis la réforme, dans un état d'anarchie intellectuelle qui est une véritable barbarie... Par des voies différentes, j'étais arrivé à une conclusion analogue dans l'examen du stupide XIXème siècle: mais mon ignorance de la philosophie orientale-que possède tout à fait M René Guénon-ne m'avait pas permis de dresser le redoutable parralèle qu'il nous expose. Il ressort, sans qu'il l'exprime de façon positive, que l'Occident est menacé, plus du dedans, je veux dire par sa débilité mentale, que du dehors, où cependant sa situation n'est pas si sûre..." Ces lignes répondaient à l'ouvrage "Orient et Occident" que Guénon venait de publier. Cet essai, néanmoins présenté sous forme de réalité traditionnelle et orthodoxe, annonçait déjà les grands motifs de la critique guénoniènne de la civilisation occidentale contemporaine. Déjà transparaît le message prophétique qui sera celui de "la Crise du monde moderne", et, surtout du "Règne de la Quantité". Tout dans cet ouvrage n'était pas négatif. Bien sûr l'Occident y était voué à un sort qui, aujourd'hui, se réalise. Bien sûr le pessimisme de Guénon l'oblige quelquefois à prendre une position nettement polémique et acide. Alors l'Occident n'est plus analysé que sous l'angle de la "contre-initiation". Il n'est plus question de la rédemption possible qui, à tout moment, peut survenir et le conduire jusqu'à une nouvelle assomption spirituelle, proche de ce que fut, notamment, sa réalisation médiévale. pourtant Guénon nous laisse entendre qu'il reste à l'Occident un espoir particulier dans la "dialectique" qui l'oppose-mais peut l'unir également- au monde oriental traditionnel.

"Dans un rapprochement avec l'Orient, l'Occident a tout à gagner; si l'Orient y a aussi son intérêt, ce n'est point un intérêt de même ordre, ni d'une importance comparable, et cela ne suffirait pas à justifier la moindre concession sur les choses essentielles... L'Orient véritable, le seul qui mérite vraiment ce nom, est et sera toujours l'Orient traditionnel, quand bien même ses représentants en seraient réduits à n'être plus qu'une minorité, ce qui, encore aujourd'hui, est loin d'être le cas... Si l'Occident possède encore en lui-même les moyens de revenir à sa tradition et de la restaurer pleinement, c'est à lui qu'il appartient de le prouver..." (Orient et Occident).

Une pénétration accrue de la méthaphysique:

C'est à la même époque que l'on voit René Guénon se lier avec Gonzague Truc, écrivain catholique qui était le directeur littéraire des Editions Brossard. Ce nouvel ami fit beaucoup pour la publication de l'oeuvre guénoniènne. Ainsi en 1925 il fera sortir il fera sortir "l'Homme et son devenir selon le Vêdanta". Ce livre, que nous connaissons déjà, puisqu'il n'est que le développement d'une série d'articles qui parurent dans la "Gnose" (cf. plus haut) s'attaque au grand problème vêdantique de l'évolution de l'être de l'homme par delà la mort. C'est le cycle des développements posthumes qui est envisagé selon les textes vêdantiques et les maitres vêdantins.

"...L'être humain, envisagé dans son intégralité, comporte un certain ensemble de possibilités qui constituent sa modalité corporelle ou grossière, plus une multitude d'autres possibilités qui, s'étendant en divers sens au delà de celle-ci, constituent ses modalités subtiles. Mais toutes ces possibilités réunies ne représentent pourtant qu'un seul et même degrè de l'existance universelle... Nous pourions encore ajouter que certaines extensions de l'individualité humaine, en dehors de sa modalité corporelle, échappent déjà au temps, sans être pour celà soustraites aux autres conditions générales de l'état auquel appartient cette individualité..."

"...La signification bien établie de tous les textes concernant le Vêdanta est que le "Soi" de tout être qui possède la connaissance même est identique à Brahma... Il ne peut pas être dit non plus que Brahma puisse être un objet de connaissance pour un autre que pour lui-même, car, en dehors de lui, il n'est rien qui soit connaissant (toutes connaissances, même relative, n'étant qu'une participation à la connaissance absolue et suprême)".

Cette pénétration profonde des doctrines de Sankarâchârya et de Ramanuja fut certainement une des grandes étapes de l'explication des doctrines hindoues en Occident. Que certains l'aient méprisée, et nous pensons à l'avis défavorable de Sylvain Lévi, il n'en reste pas moins vrai que cet ouvrage inspira bien des auteurs, et que nombre de recherches sans toujours l'admettre, s'ordonnèrent autour du foyer spéculatif shankârien après la publication de "l'Homme et son devenir selon le Vêdanta". Ce n'est pas sans un certain intéret que l'on vit M. Olivier Lacombe publier, quelques dix années après le texte guénonien, une remarquable recherche qui reçut le nom de "l'Absolu selon le Vêdanta", avec, comme sous titre, "les notions de Brahman et d'Atman dans les systèmes de Cankara et de Râmanoudja" (les orthographes des noms différents d'avec Guénon). Cette thèse, dédiée à Sylvain Lévi, qui comporten des chapitres, comme "l'Ame n'est pas essentiellement différente du Brahaman", ou, "Transformation réelle ou transformation illusoire?", évoque, dans un cadre plus vaste et soutenu par quantité de notes et de références, les thèmes que Guènon analysa dès les premières années de ce siècle (cf. "la Gnose", 1910-1912) avant de les rassembler dans son livre de 1925. Le 17 Décembre 1925, René Guénon devait donner sa seule véritable conférence dans un amphithéatre de la Sorbonne. Ce fut, "la Métaphysique orientale", qui était la reprise et le développement d'un exposé qu'il avait fait quelques années auparavant quant il suivait les cours philosophiques de Milhaud. Au cours de cette conférence, il s'en prend directement à l'enseignement occidental moderne. "C'est que dans les conditions intellectuelles où se trouve actuellement le monde occidental, la métaphysique y est chose oubliée... Tandis que, en Orient, elle est toujours l'objet d'une connaissance effective. Si l'on veut savoir ce qu'est la métaphysique, c'est donc à l'Orient qu'il faut s'adresser..." (Métaphysique orentale).

L'exposé fut court et tranchant. "L'Occident risque de périr par son abus matériel s'il ne se réveille promptement". L'Orient qui nous ouvre la voie de la connaissance initiatique établit aussi le pont avec ce que fut, vraisemblablement, les propres traditions ésotériques de la "métaphysique occidentale". Seules la réalisation de l'être et l'absorption dans le "Soi" universel ont les véritables fonctions méthaphysiques. "Cette réalisation de l'individualité intégrale est désignée par toutes les traditions comme la restauration de ce qu'elles appellent l'"état primordial", état qui est regardé comme celui de l'homme véritable, et qui échappe déjà à certaines limitations caractéristiques de l'état ordinaire, notamment à celle qui est due à la condition temporelle..." (Métaphysique orentale).

Oppositions entre les évolutions possibles:

Quand parut, en 1925 également, l'ouvrage d'Henri Massis, "la Défense de l'Occident", Gonzague Truc invita René Guénon à synthétiser ses critiques fondamentales contre la civilisation occidentale et moderne. Bref, il s'agissait de reprendre les grandes options et les critiques d'Orient et Occident, puis de les étayer par une vue plus engagée dans le débat de l'époque. Ainsi naquit, fondée sur l'analyse du matérialisme qui désacralise et sur le refus occidental de principe hiérarchique, "la Crise du Monde Moderne". On a assez parlé de cet ouvrage capital, qui, en son temps, heurta tant de sensibilités qui ne pouvaient comprendre toute la hauteur métaphysique des perceptions que Guénon venait de puiser dans l'intimité de l'Orient en général et de l'"Advaïta" (non-dualité) védantique en particulier. A lui seul le monde moderne dans lequel nous vivons est déjà une caricature des vues guénoniènnes. Ce qui pouvait être pris pour des outrances en 1927 a été, depuis tristement dépassé. La crise est terminée, et nous en sommes à l'agonie. Les vertiges spirituels qui happaient René Guénon concernent désormais tous ceux qui se sentent encore concernés par... "l'évolution possible" de l'homme. Les oppositions affluent entre le monde traditionnel, que Guénon illustre, et le monde désacralisé dans lequel nous subsistons encore. Nul savoir n'est plus recherche que dans des desseins de puissance matérielle ou de lucre. Le sens du métier est perdu. Chacun court d'un emploi à l'autre sans trop se soucier de la hiérarchie des fonctions. Et même! Ce sont là des mots interdits. L'ordre de la Cité, celui du monde, et, partant, celui de l'homme n'est plus connu. La seule valeur encore reconnue, l'efficacité matérielle qui s'appuie sur des notions fausses selon Guénon, celles de progrès et de primauté d'une civilisation particulière. Déjà le mot "civilisation" est un artifice de création récente: J. Bainville le soulignera dans un texte que, fort judicieusement, Guénon reprendra dans "Orient et Occident".

Mais à quel niveau se manifeste la connaissance?

Il semble que René Guénon se soit délibérément placé sur un plan supérieur. Il voyait la terre et le cours de ces époques historiques comme des chose inéluctables, dont le déroulement eut été établi bien longtemps à l'avance. Habitué qu'il était à l'entendement des "manvantaras", des Ages hindous du monde, il nous plaçait (suivant en cela la tradition) dans l'âge sombre, le Kali-Yyga, et même à l'extrême fin de cet âge. Alors que faire? Pour lui, le processus est irréversible comme nous venons encore de le dire. Les "progrès" techniques et l'expansion du matérialisme dans tous les domaines conduisent la "civilisation" occidentale à la ruine ultime. Rien n'en demeurera. Le fracas des derniers désordres résonne déjà dans nos têtes à travers les injonctions guénoniènnes. L'Occident moderne vit sur des idées fixes; celle de l'action n'est pas la moindre. On agit, il faut agir..., agir et s'agiter. Tout notre monde escalade l'échelle des agitations, et, chaque année qui passe affirmera un peu plus le primat de l'agitation et la régence de l'action-de la "praxis"- sur la connaissance, qui ne semble plus guère intéresser que quelques exilés dans ce chaos qui nie la toute puissance du "Logos". La connaissance n'a pas besoin d'action; elle est et se manifeste au niveau des constantes indicibles de la réalité intérieure. L'action a besoin de formalisme, de justifications ambiantes pour fonder son règne et refuser le droit de cité à quinconque veut connaître et n'agit point. La tyrannie de l'absurde a commencé, et les écrivains essayistes ou philosophes qui le ressentent aussi ne font, dans un courant tout à fait étranger à Guénon, puisque profane, que témoigner des signes terrifiants qui annoncent la rupture prochaine de la civilisation. Le divorce entre l'homme occidental et l'univers est complet. L'insubordination de l'apprenti-sorcier est allée jusqu'à sa propre parodie, et toutes les tares qui commencent à apparaître sous leur jour hideux nous disent combien notre temps est celui des derniers spasmes d'un cycle. Ce cycle, René Guénon nous dira qu'il est celui de Kâli, la déesse du sang, du désordre et de la mort. Le monde attend, sans vouloir le reconnaître, le grand silence qui rétablira, par-delà le Kâli-Yuga enfin exprimé jusqu'au bout, la subordination de l'homme et l'harmonie entre les créatures douées de forces spirituelles et le grand Souffle créateur.

"La civilisation moderne, comme toutes choses, a forcément sa raison d'être, et, si elle est vraiment celle qui termine un cycle, on peut dire qu'elle est ce qu'elle doit être, qu'elle vient en son temps et en son lieu; mais elle n'en devra pas moins être jugée selon la parole évangélique trop souvent mal comprise: "il faut qu'il y ait du scandale; mais malheur à celui par qui le scandale arrive!" ... Cet exposé permettra de comprendre tout ce qui manque au monde moderne sous le rapport de la science, et comment cette même science dont il est si fier ne représente qu'une simple déviation et comme un déchet de la science véritable qui, pour nous, s'identifie entièrement à ce que nous avons appelé la "science sacrée", ou la "science traditionnelle". (Crise du Monde moderne).

Le roi du monde - Mythe ou réalité?

"La Crise du monde moderne" suscita des curiosités et beaucoup de vaines ironies. Maurras, qui n'aimait guère l'Orient, se moquait de "M. René Guénon tout embrouillé dans ses Manvantarâs". D'autres portant dans les millieux de l'Action Française, Léon Daudet et Jacques Bainville, lui accordèrent leurs sympathies. Et l'on sait que Guénon, qui entretint des raports amicaux avec les disciples de Mauras et tout le courant de pensée "Action Française", remercia Daudet par un hommage dans "l'Homme et son devenir selon le Vêdânta". Aussi peu politicien que possible, les turbulences de la scène parlementaire ne l'intéressaient pas. Tout au plus voyait-il, peut-être, dans un mouvement qui en appelle à la royauté, une ultime, mais trop vague survivance de la tradition occidentale tant déflorée, surtout depuis la Révolution Française, qui devait rejeter le principe royal avec son sens encore initiatique du sacré et du rituélique. Cette époque de la vie de René Guénon fut silencieuse (mais, en fut-il jamais autrement?) A part sa collaboration au "Voile d'Isis", quelques discutions et des échanges de lettres, toute son activité était consacrée à ses livres. Sa production (si l'on peut oser ce terme à son propos) ne cessa de croître.

Après "l'Esotérisme de Dante", qui nous donne une vue secrète de l'auteur de "La Divine Comédie", grâce à d'intéressants rapprochements maçonniques et hermétiques, comme avec les cycles cosmiques, il devait nous donner "le Roi du Monde", cet ouvrage, qui reste son livre le plus déroutant, reprend la vieille doctrine du "Centre Caché", où serait préservée la Tradition primordiale. Mais il la reprend sous une forme beaucoup plus critique que ses prédécesseurs, et en y apportant des vues que seule pouvait lui donner sa connaissance des doctrines traditionnelles. D'aucuns ont vu dans ce livre une "rupture" de la loi du silence que Guénon aurait promis de respecter vis-à-vis de ses informateurs orientaux ce qui reste une thèse dénuée de fondement. Il n'est que trop évident, qu'il ne profanait rien. Au contraire, il faisait, une fois de plus, un considérable travail de nettoiement. La recherche de l'Agarttha obsédait bien des esprits depuis la parution -posthume- en 1910 de la "Mission de l'Inde" de Saint-Yves d'Alveydre. Tout à l'heure nous avons vu qu'Ossendowski ramenait d'Asie des informations qui, en un sens, corroboraient la sision agartthienne du monde. L'époque était pleine de ce mythe (en fait... mythe ou réalité?). A l'aube du mouvement National-Socialiste, l'Association Thulé recherchait, elle aussi, les traces de l'Agarttha. On a même voulu voir dans certains maîtres du IIIème Reich des "Initiés" de l'Agarttha. Et l'un des premiers gestes des Allemands lors des premières victoires de la campagne de Russie, fut d'aller planter le Drapeau frappé du Swastika noir au sommet du mont Elbrouz, berceau légendaire des Aryens, entouré d'une tradition qui, souvent, fait appel aux récits sur le "Centre du Monde", et son Maître, que Saint-Yves d'Alveydre appelait, le "Mahâtma".

Le quinze janvier 1928, la vie de René Guénon devait être cruellement secouée par la mort de son épouse qui, durant seize ans, avait été une si fidèle collaboratrice. Neuf mois plus tard, c'était Mme Duru, sa tante, qui habitait chez lui depuis de longues années, qui décédait à son tour. Enfin, pour comble d'infortune, la nièce qu'il avait élévée, et qui, maintenant avait quatorze ans, lui était enlevée: les bonnes âmes jugeant qu'il était peu concevable que cette jeune fille restât seule auprès de cet oncle veuf et quelque peu désemparé.

Autorité spirituelle contre pouvoir temporel:

A la fin de l'année 1928, Chacornac décida de donner au "Voile d'Isis" une tournure nettement guénoniènne. D'une revue de caractère général, quant à l'étude des traditions, elle devenait une publication dogmatique, dans le sens même où la plupart des articles allaient uniquement s'inspirer des lignes de faîte proposées par Guénon. Ce dernier accepta d'accorder sa collaboration régulière à la revue ainsi transformée. La seule condition qu'il y mit, fut qu'il n'occupât aucune fonction précise et que sa contribution fût envisagée comme celle d'un simple rédacteur. Comme nous l'avons déjà fait remarquer, René Guénon ne s'occupait guère de politique. Toutefois en 1929, à la suite du différent qui opposa le Saint-Siège à l'Action Française, et, compte tenu de l'amitié qui le liait encore à Léon Daudet, il crut le moment opportun pour définir ce que, selon les enseignements traditionnels, l'on peut entendre par "Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel", suivant le titre même de l'ouvrage qu'il publia alors chez vrin. Pour Guénon il est certain que les rapports entre le plan spirituel et le plan temporel sont exclusivement ceux qui peuvent exister entre la connaissance (envisagée dans son sens de gnose e l'homme, du monde et de l'univers) et l'action (définie comme mouvement qui va de la discorde à la concorde, pour se résorber enfin en un point d'équilibre qui transcende l'action elle-même). Et, il va sans dire, que dans une société traditionnelle seule la Connaissance domine. En aucun moment l'action et les hommes d'action-ceux qui accomplissent le "karma" de la fonction existantielle-ne peuvent prendre quelque initiative que ce soit. Seul le prêtre, celui qui connaît et impose, selon les termes mêmes des Védas, a le droit par la connaissance dont il est le détenteur, de proposer une action quelle qu'elle soit. Par Prêtre, nous entendons, bien entendu, tout homme vivant de la Connaissance dont il est le détenteur, non des rapports et des profits, et dont l'existence est tout entière tournée vers l'ascèse intérieure. A savoir, un essai d'interprétation de l'univers à partir d'un essai de réflexion sur la nature même de l'homme et de ses rapports avec le cosmos.

En termes politique, cela se traduit par l'hégémonie de la caste sacerdotale, (les brahmanes de l'Inde) sur la caste royale (celle des rajas, des rois et des guerriers de sang noble; les kshattryas) afin que l'ordre divin, qui est un ordre où prédomine la contemplation, la résorption, sur la dynamique d'évolution et la dissolution (prâlaya). Un tel état de faits est non seulement le cas pour l'Inde, mais il fut aussi celui de la chrétienté au Moyen Age. De telles constatations ne peuvent, dès lors, que renvoyer Guénon vers les sommets de la période médiévale, quand il s'agit de l'Occident chrétien. "...L'histoire montre clairement que la méconnaissance de cet ordre hiérarchique (l'ordre fondé sur la suprématie de l'autorité spirituelle sur le pouvoir temporel) entraîne partout et toujours les mêmes conséquences: déséquilibre social, confusion des fonctions, domination des éléments de plus en plus inférieurs, et aussi dégénérescence intellectuelle, oubli des principes transcendants d'abord, puis de chute en chute, on en arrive à la négation de toute véritable connaissance... Cependant, tant qu'il subsistera une autorité spirituelle régulièrement constituée, fût-elle réduite à n'être plus que l'ombre d'elle-même, cette autorité aura toujours la meilleure part... Parce que, même affaiblie ou endormie, elle incarne encore "la seule chose nécessaire", la seule qui ne passe point..." Cet ouvrage et la théorie du ¨Pouvoir qu'il pouvait ébaucher, poussa Guénon à s'interésser alors à la figure de Saint Bernard, inspirateur de la Règle du Temple, homme qui, constamment, étudia les fonctions et les rapports du spirituel et du temporel. Ainsi parut, en 1929, encore, une courte brochure, "St Bernard". "...Moine et Chevalier tout ensemble, ces deux caractères étaient ceux des membres de la "milice de Dieu", de l'Ordre du Temple; ils étaient aussi, et tout d'abord, ceux de l'auteur de leur Règle, du grand saint qu'on a appelé le Dernier des Pères de l'Eglise, et en qui certains veulent voir, non sans quelques raison, le prototype de Galaad, le chevalier idéal et sans tache..."(St Bernard).

Depuis quelques années René Guénon connaissait bien Mme Dina, une américaine née Marie W. Shillito, qui avait épousé un Egyptien, l'ingénieur Hassan Farid Dina. (Décédé à cette époque). Ces gens avaient été clients de la librairie Chacornac, avant que, Guénon se liant d'amitié avac Mme Dina, ils ne partent tous deux pour l'Alsace en 1929. Ce fut lors de ce voyage que Mme Dina décida de la création d'une librairie qui s'occuperait spécialement des oeuvres de René Guénon, ainsi que de différents grands textes ésotériques, soufis et hindous. Un voyage en Egypte fut décidé. René Guénon partit ainsi pour la terre des Pyramides le 5 Mars 1930. Il ne devait plus revoir la France. Dans ce voyage, Mme Dina l'accompagna encore, mais pour quelque temps seulement. De fait, au bout de trois mois, elle rentrait en France, tandis que Guénon prétendait qu'il lui était nécessaire de rester un peu plus longtemps afin de poursuivre ses recherches sur différents textes de l'ésotérisme musulman. De recherches en compilations, il s'emprisonna tout à fait dans un considérable travail d'érudition; et puis, alors qu'à Paris, il pensait la Tradition, il lui semblait tout à coup qu'en Egypte, il la vivait.

La tradition vécue en Egypte:

Une année se passa très vite. Déjà, il renonçait peu à peu à peu son retour en France. Son existence s'était organisée au Caire, non loin de l'université fameuse d'El-Azhar. Musulman depuis 1912, il trouvait enfin une terre de prédilection pour approfondir les données initiatiques de la religion qu'il avait adoptée. René Guénon était mort à la vie civile, désormais il n'était plus que le Sheikh Abdel Wahêd Yahia. Son nom français n'apparaîtra plus que sur des couvertures de livres ou dans des articles de revue. Se rendant à diverses réunions religieuses, discutant des grands problèmes de la théologie musulmane, tout à fait arabisé, René Guénon mit à profit ses deux premières années égyptiennes pour rédiger la version livresque de deux ouvrages qu'il travaillait depuis longtemps. L'un, "Le Symbolisme de la Croix" parut, nous l'avons vu, dans "la Gnose" en 1910-1911, l'autre, "les Etats multiples de l'être", dont le premier jet était de 1915, n'avait pas été publié. Considérables ouvrages d'érudition, ces deux livres, qui forment comme la maturation ultime de "l'Homme et son devenir selon le Vêdânta", ne souffriraient guère la brève analyse que nous pourrions en donner ici. Il est, néanmoins, utile de souligner que ces nouvelles publications s'écartent de la doctrine hindoue afin d'en arriver à une quintessence de la réalité ésotérique des religions. C'est ce qui apparaît tout particulièrement dans la conception spatiale de la Croix qui, pour la première fois, invite le lecteur à une réflexion sur l'Islâm. L'élévation métaphysique de Guénon éclate aux yeux de tous par la netteté tranchante de ces deux dernières publicatins. Rien n'est laissé à la polémique. Le monde problématique des "états multiples", il le vit et la Croix n'est plus un symbole religieux ou astronomique, elle est le lien entre la conscience de l'homme et l'intelligence universelle. Ceux qui avaient pu guetter son oeuvre afin d'y découvrir quelques faille, étaient décidément pris à leur propre jeu. Guénon échappait totalement à la critique facile du dilettante. Dès lors, il semble que son autorité commença un cheminement de plus en plus intense à l'intérieur même des intelligences qui, il y a peu, ne voyaient guère en lui qu'un "orientaliste". Il avait dû s'établir en terre d'Islâm pour que ses perceptions apparaissent enfin pour ce qu'elles étaient. A savoir, des vues métaphysiques à la fois intemporelles et libres vis-a vis de toute doctrine exotérique.

"...Les états de non-manifestation sont du domaine du Non-Etre, et les états de manifestation sont du domaine de l'être, envisagé dans son intégralité; on peut dire aussi que ces derniers correspondent aux différents degrès de l'Existence, ces degrès n'étant pas autre chose que les différents modes, en multiplicité indéfinie, de la manifestation universelle. Pour établir ici une distinction nette entre l'être et l'Existence, nous devons, ainsi que nous l'avons déjà dit, conserver l'Etre comme étant proprement le Principe même de la manifestation; l'existence universelle sera alors la manifestation intégrale de l'ensemble des possibilités que comporte l'Etre..." ("Les états multiples de l'être"). A la même époque, René Guénon collabora à une revue islâmique en langue arabe, "El-Marifah" (La connaissance). Cette collaboration, qui fut tout aussi éphémère que la revue elle-même, semble avoir été un de ses seuls apports à l'ésotérisme musulman dans la langue même de l'Islâm. Toutefois ce fait prouve sa parfaite maîtrise de la langue dès cette époque; de ce fait, il est connu qu'il écrivait alors ces textes pour "El-Marifah" directement en arabe.

1945: les signes du règne de la quantité:

En 1934, Guénon devait se remarier. Il épousa, en Juillet, une égyptienne, Fatma, la fille du Sheikh Mohammad Ibrahim, chez qui il alla habiter. Se sentant de plus en plus lié à sa nouvelle patrie, il abandonnait définitivement toute idée de retour en France et donnait congé de son appartement de la rue Saint-Louis-en l'Ile dans le courant de l'année 1935. La mort de son beau-père, survenue en 1937, décida René Guénon à quitter le centre du Caire. Selon ses propres termes (lettre écrite à Chacornac) il choisit un endroit "où on n'entend aucun bruit, et où on ne risque pas d'être dérangé sans cesse par les uns et par les autres". Cet endroit privilégié-qui resta à peu près inconnu de tous-il pouvait découvrir la masse sombre des grandes pyramides et les palmeraies de Gizeh. Malgrè son retrait, désormais total, le Sheikh Abdel Wahêd Yahia, alias "le français René Guénon", ne cessa de collaborer aux "Etudes Traditionnelles", qui recevaient régulièrement ses textes et ses analyses de livres. Seule la guerre de 1940 à 1945 devait suspendre ses rapports avec les milieux intellectuels français. Néenmoins, il mit ces sombre années à profit pour parachever son oeuvre et continuer également son périple intérieur. Selon les règles ésotériques de l'Islâm, il allait vivre "les noms de Dieu", afin d'accéder à l'entendement silencieux du "Nom secret" de la divinité, celui qui est indicible, qui est tous les mots et n'a aucun son, celui qui trouve sa justification en lui-même. Le seul aussi qui sépare encore Dieu de sa créature une fois qu'elle a découvert la voie de la déification. En 1945, Jean Paulhan créait chez Gallimard la collection "Tradition" afin de répondre aux sollicitations purement traditionnelles qui se développaient par-delà la tourmente apaisée. Et, c'est Guénon qui ouvrit cette série avec un de ses plus fameux ouvrages, "le Règne de la Quantité et les signes des Temps". Suite de "la crise du Monde Moderne", ce livre avait été mûri durant les années de guerres. Participant de la doctrine métaphysique et de la polémique, il faisait le point de la chute moderne et complétait des vues seulement ébauchées dans "la crise du monde moderne". On voit Guénon chercher les grandes données cosmologiques qui pouraient être la cause de notre décadence accélérée. Il ne se contente pas de le constater, il dit combien, selon lui, et selon les enseignements traditionnels, elle est dans l'ordre des choses, combien il est vain de lutter matériellement contre un état de désordre qui va aller en augmentant au cours des prochaines décennies. Notre fin de cycle (notre Kâli-Yuga) y est cernée plus que jamais, et la succession des évènements qui sont autant de "Signes des Temps" sont analysés les uns après les autres. L'opposition "Quantité-Qualité" atteint son paroxysme, et les vues de Guénon ne sont qu'autant de condamnations et du monde moderne et des systèmes qui en découlent. La démocratie y est systématiquement attaquée et reléguée parmi les phénomènes de la décomposition. La haine du secret, qui est symptomatique de notre société, est bien un des symboles de la profanation, de la "vulgarisation" de toutes choses. Rien ne peut, ni ne doit demeurer pur. Notre "Manvantara" est celui de la Fin. La conclusion ne peut être que sombre; le dernier chapitre du "Règne de la quantité" s'intitulera, "la fin d'un monde"... non la fin du monde pour autant!

Réaliser l'oeuvre dans la vie:

En 1945 encore, Guénon propose la réunion, sous forme d'un volume, des articles qu'il a pu écrire dans les "études traditionnelles" sur l'initiation. Ainsi naîtra un des fondements doctrinaux de son oeuvre, "Aperçu sur l'initiation"... "Il est des ignorants qui s'imaginent qu'on s'initie soi-même, ce qui est encore quelque sorte une contradiction dans les termes; oubliant, s'ils l'ont jamais su, que le mot "initium" signifie "entrée", ou "commencement"... L'initiation, ainsi accomplie, est ce que toutes les traditions s'accordent à désigner comme la "seconde naissance"; comment un être pourrait-il bien agir par lui-même avant d'être né?" (Aperçus sur l'initiation). 1946, c'est la parution de "la Grande Triade", ouvrage où la tradition chinoise sera plus particulièrement mise en valeur. Il ne fait aucun doute que l'intérêt de Guénon pour les grands thèmes de la spiritualité chinoise remonte au temps de son amitié avec Matgioï. En effet, "la Voie Métaphysique" de ce dernier n'est pas sans préfigurer les travaux de "La Grande Triade". Guénon nous fait vivre des symboles profonds et quelque peu inaccessibles en Occident. Les trigrammes de Fo-Hi, l'inventeur (si ce terme peut convenir...) du Yi-King, apparaissent. Ils sont le fondement de la transformation des êtres, de l'"alchimie" qui va de la nature à l'homme et de l'homme à dieu, en un équilibre de la tri-unité qui sera, "Spiritus-Anima-Corpus". En fait, Guénon cherche la "Voie", et consulte les maîtres de la sagesse chinoise afin de trouver le grand équilibre qui résorbera la tri-unité et unira le Ciel à la Terre, le Yin au Yang, K'ien à K'ouen. A cette époque René Guénon vit pleinement son oeuvre: il se réalise. La déchéance de la civilisation qui l'a vu naître le préoccupe, certes, mais le préoccupe seulement à titre de preuve pour les grandes visions cycliques de l'univers qu'il porte en lui depuis près de quarante années.

Le corps à même le sable, un autre rivage:

Sa vie est simple. En 1947, alors qu'il a quitté la Villa Fatma pour se réinstaller au centre du Caire, près du Palais Royal, il a deux filles qu'il aime et qu'il chérit tendrement. Pourtant la délicatesse de son intimité ne nous parvient jamais à travers ses livres. Il reste loin du message qu'il charrie; il est discret, lointain et silencieux. Sa vie n'aura été qu'un souffle doux et sans heurt. Il espère encore avoir un fils, et il en aura bientôt un. En septembre 1949, Ahmed, son troisième enfant vient illuminer la face énigmatique de ce prophète qui refuse d'en être un. Pourtant sa santé s'affaiblit de mois en mois, et son ami le Dr Katz s'inquiète de plus en plus. Guénon ne s'occupe guère des remèdes médicaux. A ce moment, comme il y a trente ans, seule son oeuvre compte. Il écrit sans trêve; sa collaboration aux "Etudes Traditionnelles" reste régulière. De surcroît plusieurs manuscrits seront encore terminés à cette époque -1949-1950- qui ne paraîtront qu'après sa mort. On oublie souvent que c'est à ce moment aussi qu'il sollicitera la nationalité égyptienne, afin disait-il que sa famille soit tout à fait égyptienne de droit et de fait. Il obtiendra bientôt cette naturalisation qui achèvera de la faire gagner l'autre rive des civilisations. Arrivé à son couchant, il sera un Oriental qui regardera le monde moderne avec ses immenses yeux bleus, et il n'y verra plus rien qui lui soit vraiment familier... Au milieu de décembre 1950, il est obligé de s'aliter. Il se plaint d'ulcérations à la jambe droite. On craint un empoisonnement. Pourtant, au bout de quelques jours sa santé s'améliore. Mais, brusquement, le sept janvier 1951, il est pris de spasmes violents et ne peut plus s'alimenter. Dès lors tout se déroulera très vite. Au soir il entre en agonie; ses dernières recommandations concernent son cabinet de travail: il désira qu'il soit maintenu avec ses meubles, tels quel, car, invisible il y sera quand même. A 22 heures, il se dresse sur sa couche, et crie "el Nafass Khalass" (l'âme quitte le corps). Et c'est à 23 heures qu'il séteindra en murmurant, "Allah, Allah". Les funérailles musulmanes eurent lieu le lendemain, lundi 8 Janvier 1951. Le corps du Sheikh Abdel Wahêd Yahia repose désormais dans le caveau de son beau-père, Mohammad Ibrahim. Il y fut déposé à même le sable, le corps voilé et la face tournée vers la Mecque.

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