Paru chez Grasset & Fasquelle, 1983.
Avant-propos
Dans un entretien donné à un magazine, Jean Baudrillard disait: « Je ne suis ni philosophe, ni sociologue, je n’en ai suivi ni la trajectoire académique, ni la démarche institutionnelle. Je suis à l’Université en sociologie, mais je ne me reconnais ni dans la sociologie, ni dans la philosophie philosophante. Théoricien, je veux bien; métaphysicien, à la limite; moraliste, je ne sais pas. Mon travail n’a jamais été universitaire, il ne devient pas davantage littéraire. Il évolue, il se fait moins théorique, sans se mêler de fournir des preuves ni de s’appuyer sur des références. »
Dans Le Système des objets, Baudrillard place l’accent sur le fétichisme de l’objet consommable qui caractérise notre civilisation, et montre que sa conséquence est la « chosification » de l’individu..
Dans La Société de consommation Baudrillard continue l’analyse, et montre que le dogme marxiste établi de la paupérisation croissante des masses est fausse, étant donné que celles-ci, loin de s’appauvrir au sein de l’abondance, bien au contraire en profitent largement, et en même temps s’aliènent et s’« embourgeoisent » jusqu’à se transformer en un troupeau hébété de consommateurs décérébrés.
Le Miroir de la production achève ce qui avait été esquissé dans Pour une critique de l’économie politique du signe: les grandes idéologies occidentales camouflent le vide spirituel qu’elles ont engendré grâce à la généralisation d’une société productiviste, véritable système clos, fermé sur lui-même, n’ayant d’autre finalité que sa perpétuation, et qui se reproduit à l’infini tel un jeu de miroirs mis face à face. La social avoue dorénavant sa vérité secrète, les masques sont jetés. L’actualité du monde est d’être un théâtre d’ombres. Qu’il soit de type libéral ou étatisé, le capitalisme s’avère exclusivement un système d’engendrement et de multiplication de signes. En fait, un système d’irréalité, ou encore, de surréalité.
Les trois: Le Système des objets, La Société de consommation et Le Miroir de la production constituent le premier temps de la démarche: le diagnostic. Il contredit Rousseau, Hegel, Marx.
Dans la deuxième étape, Baudrillard entame l’analyse du fonctionnement de cette réalité nouvelle, dans De la Séduction, Simulacres et simulation et Les Stratégies fatales. Il y attaque les utopies occidentales et dénonce leur échec. Le mythe égalitariste a vécu tout comme le rêve d’un hédonisme rationalisé. Nous sommes désormais entrés dans l’ère du « transpolitique », c’est-à-dire de « la transparence et de l’obscénité ». Notre monde agonise parce qu’il n’a plus de sens, ou par excès de sens, ce qui revient au même. Nous vivons à l’heure de l’hypertélie (terme que Baudrillard emprunte au registre de la biologie), du cancer généralisé: les formes, les objets, tout ce qui constitue le social prolifère sans fin et sans frein.
L’extase et l’inertie
« Les choses ont trouvé un moyen d’échapper à la dialectique du sens, qui les ennuyait: c’est de proliférer à l’infini, de se potentialiser, de surenchérir sur leur essence, dans une montée aux extrêmes, dans une obscénité qui leur tient lieu désormais de finalité immanente, et de raison insensée. » (p. 7)
« L’univers n’est pas dialectique – il est voué aux extrêmes, non à l’équilibre. Voué à l’antagonisme radical, non à la réconciliation ni à la synthèse. Tel est aussi le principe du Mal, et il s’exprime dans le malin génie de l’objet, il s’exprime dans la forme extatique de l’objet pur, dans sa stratégie victorieuse de celle du sujet. » (p. 7)
Au plus vrai que le vrai les modernes opposent le plus faux que le faux. On n’oppose pas le beau et le laid, mais on cherche le plus laid que le laid: le monstrueux. Le visible ne s’oppose pas au caché, mais on cherche le plus caché que le caché: le secret.
Le plus mobile que le mobile: le métamorphose.
Le plus faux que le faux: l’illusion et l’apparence.
Quelque chose de plus rapide que la communication: le défi, le duel.
Le plus lent que le lent: l’inertie et le silence. « L’inértie insoluble par l’effort, le silence insoluble par le dialogue. » (p. 8)
Le plus vrai que le vrai: le modèle.
« […] la mode a le caractère fabuleux du plus beau que le beau: fascinant. […] Elle outrepasse la forme esthétique dans la forme extatique de la métamorphose inconditionnelle. » (p. 8)
« Forme immorale, alors que la forme esthétique implique toujours la distinction morale du beau et du laid. S’il y a un secret de la mode, au-delà des plaisirs propres de l’art et du goût, c’est celui de cette immoralité, de cette souveraineté des modèles éphémères, de cette passion fragile et totale qui exclut tout sentiment, de cette métamorphose arbitraire, superficielle et réglée qui exclut tout désir (à moins que ce ne soit cela le désir). » (p. 8)
La mode est quelque chose du beau qui a absorbé toute l’énergie du laid.
Le simulacre est quelque chose de vrai qui a absorbé toute l’énergie du faux.
La séduction est faite d’attirance redoublée d’une sorte de défi, ou de fatalité de son essence.
Marie Dorval disait: « Je ne suis pas belle, je suis pire. »
« Nous sommes passés vivants dans les modèles, nous sommes passés vivants dans la mode, nous sommes passés vivants dans la simulation […] toute notre culture est-elle en train de glisser des jeux de compétition et d’expression aux jeux d’aléa et de vertige. » (p. 9)
« L’extase est cette qualité propre à tout corps qui tournoie sur lui-même jusqu’à la perte de sens et qui resplendit alors dans sa forme pure et vide. » (p. 9-10)
La mode est l’extase du beau.
La simulation est l’extase du réel.
L’antipédagogie est la forme extatique, pure et vide, de la pédagogie.
L’antithéâtre est la forme extatique du théâtre.
« […] l’art aujourd’hui cherche à sortir de lui-même, à se nier lui-même, et plus il cherche ainsi à se réaliser, plus il s’hyperréalise, plus il se transcende dans son essence vide. » (p. 10)
La mase est plus social que le social. « Les masses sont l’extase du social, la forme extatique du social, le miroir où il se réfléchit dans son immanence totale. » (p. 11)
« Le réel ne s’efface pas au profit de l’imaginaire, il s’efface au profit du plus réel que le réel: l’hyperréel. Plus vraie que le vrai: telle est la simulation.
La présence ne s’efface pas devant le vide, elle s’efface devant un redoublement de présence qui efface l’opposition de la présence et de l’absence.
Le vide lui non plus ne s’efface pas devant le plein, mais devant la réplétion et la saturation – plus plein que le plein, telle est la réaction du corps dans l’obésité, du sexe dans l’obscène, son abréaction au vide.
Le mouvement ne disparaît pas tant dans l’immobilité que dans la vitesse et l’accélération – dans le plus mobile que le mouvement si on peut dire, et qui porte celui-ci à l’extrême tout en le dénuant de sens.
La sexualité ne s’évanouit pas dans la sublimation, la répression et la morale, elle s’évanouit bien plus sûrement dans le plus sexuel que le sexe: le porno. L’hypersexuel contemporain de l’hyperréel.
Plus généralement les choses visibles ne prennent pas fin dans l’obscurité et le silence – elles s’évanouissent dans le plus visible que le visible: l’obscénité. » (p. 11)
L’irruption dans notre monde du hasard, de l’indétermination, de la relativité est un exemple de l’ex-centricité des choses, de la dérive dans l’excroissance.
La détermination ne s’efface pas au profit de l’indétermination, mais au profit d’une hyperdétermination – redondance de la détermination dans le vide.
La finalité ne disparaît pas au profit de l’aléatoire, mais au profit d’une hyperfinalité, d’une hyperfonctionnalité: plus fonctionnel que le fonctionnel, plus final que le final – hypertélie.
« L’hypertélie n’est pas un accident dans l’évolution de quelques espèces animales, elle est ce défi de finalité qui répond à une indétermination croissante. » (p. 12)
Sur le cancer de la modernité: « Ceci va du comportement de la cellule cancéreuse (hypervitalité dans une seule direction) à l’hyperspécialisation des objets et des hommes, à l’opérationnalité du moindre détail, à l’hypersignification du moindre signe: leitmotiv de nos vies quotidiennes, mais aussi chancre secret de tous les systèmes obèses et cancéreux, ceux de la communication, de l’information, de la production, de la destruction – tous ayant dépassé depuis longtemps les limites de leur fonction, de leur valeur d’usage, pour entrer dans une escalade fantomatique des finalités. » (p. 12)
« Tentaculaire, protubérant, excroissant, hypertélique: tel est le destin d’inertie d’un monde saturé. » (p. 13)
« Les masses elles aussi sont prises dans ce gigantesque processus d’inertie par accélération. La masse est ce processus excroissant, qui précipite toute croissance vers sa perte. Elle est ce circuit court-circuité par une finalité monstrueuse. » (p. 13)
L’idée de Canetti – l’espèce a franchi un point spécifique mystérieux, d’où il est impossible de régresser, de décélérer, de ralentir.
« Dead point: le point mort où tout système franchit cette limite subtile de réversibilité, de contradiction, de remise en cause pour entrer vivant dans la non-contradiction, dans sa propre contemplation éperdue, dans l’extase… » (p. 14)
Nous vivons une catastrophe au ralenti.
« Il faut donc souhaiter la persistance de cette escalade nucléaire, et de cette course aux armements. C’est le prix payé pour la guerre pure, c’est-à-dire pour la forme pure et vide, pour la forme hyperréelle et éternellement dissuasive de la guerre, où pour la première fois nous pouvons nous féliciter de l’absence d’événements. Même la guerre, comme le réel, n’aura plus jamais lieu. […] Sous sa forme orbitale et extatique, la guerre est devenue un échange impossible, et cette orbitalité nous protège. » (p. 15)
« Le vœu de Canetti est donc pieux, si son hypothèse est radicale. Le point dont il parle est impossible à découvrir par définition, puisque si on pouvait le saisir, c’est que le temps nous serait rendu. Le point à partir duquel on pourrait inverse le processus de dispersion du temps et de l’histoire nous échappe – c’est bien pourquoi nous l’avons franchi sans nous en être aperçus, et bien sûr sans l’avoir voulu. » (p. 16)
« Certains ont allégrement résolu ce dilemme: ils ont découvert le point anti-Canetti, celui d’une décélération qui permettrait de rentrer dans l’histoire, dans le réel, dans le social, comme un satellite égaré dans l’hyperespace réintégrerait l’atmosphère terrestre. » (p. 17)
Sur l’événement sans conséquence (tel l’homme sans qualités de Musil): « Une fois fini le sens de l’histoire, une fois dépassé ce point d’inertie, tout événement devient catastrophe, devient événement pur et sans conséquences (mais c’est là sa puissance). » (p. 17-18)
« Tout événement aujourd’hui est virtuellement sans conséquences, il ouvre sur toutes les interprétations possibles, aucune ne saurait arrêter le sens: équiprobabilité de toutes les causes et de toutes les conséquences – imputation multiple et aléatoire. » (p. 18)
« Si la lumière tombe dans des vitesses relatives, plus de transcendance, plus de Dieu pour reconnaître les siens, l’univers tombe dans l’indétermination.
C’est ce qui se produit aujourd’hui où, avec les media électroniques, l’information commence de circuler partout à la vitesse même de la lumière. Il n’y a plus d’absolu à quoi mesurer le reste. » (p. 19)
« Le suspense et le ralenti sont notre forme actuelle de tragique, depuis que l’accélération est devenue notre condition banale. Le temps n’est plus évident dans son déroulement normal, depuis qu’il s’est distendu, élargi à la dimension flottante de la réalité. Il n’est plus illuminé par la volonté. L’espace non plus n’est plus illuminé par le mouvement. Puisque leur destination est perdue, il faut bien qu’une sorte de prédestination intervienne de nouveau pour leur rendre quelque effet tragique. Cette prédestination, on la lit dans le suspense et dans le ralenti. Ce qui suspend tellement le déroulement de la forme que le sens ne cristallise plus. Ou bien sous le discours de sens un autre court avec lenteur et implose sous le premier. » (p. 21)
« Cette sorte de jeu des systèmes autour du point d’inertie s’illustre de la forme de catastrophe congénitale de l’ère de la simulation: la forme sismique. » (p. 21)
Notre obsession quant à la catastrophe nucléaire a alimenté le mythe du Big Bang, de l’explosion comme origine de l’univers.
Les villes se distinguent maintenant par les formes de catastrophe qu’elles supposent:
a) New York c’est King Kong et le black-out;
b) Los Angeles c’est la faille horizontale, le glissement de la Californie dans le Pacifique.
« Nouvelle hypothèse: si les choses ont plutôt tendance à disparaître et à s’effondrer, peut-être la principale source d’énergie future sera l’accident et la catastrophe. » (p. 22)
« Le plus drôle est que les experts ont calculé que l’état d’urgence décrété sur prévision d’un séisme déclencherait une telle panique que les effets en seraient plus désastrueux que ceux de la catastrophe elle-même. » (p. 22-23)
« […] à défaut de catastrophe réelle, il sera loisible de déclencher une catastrophe par simulation, qui vaudra bien l’autre et pourra s’y substituer. » (p. 23)
« Même chose pour le terrorisme: que serait un Etat capable de dissuader et d’anéantir tout terrorisme dans l’œuf (Allemagne)? Il devrait s’armer d’un tel terrorisme lui-même, il devrait généraliser la terreur à tous les niveaux. Si tel est le prix de la sécurité, est-ce que profondément tout le monde en rêve? » (p. 23)
« Pompéi est ainsi une sorte de trompe-l’œil et de scène primitive: même vertige d’une dimension en moins, celle du temps – même hallucination d’une dimension en plus, celle d’une transparence des moindres détails, comme cette vision précise d’arbres immergés vivants au fond d’un lac artificiel et que vous survolez à la nage.
Tel est l’effet mental de la catastrophe: arrêter les choses avant qu’elles prennent fin, et les maintenir ainsi dans le suspens de leur apparition. » (p. 24-25)
Figures du transpolitique
« Le transpolitique, c’est la transparence et l’obscénité de toutes les structures dans un univers déstructuré, la transparence et l’obscénité du changement dans un univers déhistorisé, la transparence et l’obscénité de l’information dans un univers désévénementialisé, la transparence et l’obscénité du social dans les masses, du politique dans la terreur, du corps dans l’obésité et le clonage génétique… Fin de la scène de l’histoire, fin de la scène du politique, fin de la scène du phantasme, fin de la scène du corps – irruption de l’obscène. Fin du secrèt – irruption de la transparence. » (p. 29)
Le transpolitique est essentiellement un mode de disparition.
« Obésité des systèmes de mémoire, des stocks d’information qui ne sont d’orès et déjà plus traitables – obésité, saturation d’un système de destruction nucléaire excédant d’orès et déjà ses propres fins, excroissant, hypertélique. » (p. 29)
Le transpolitique est aussi « le passage de la croissance à l’excroissance, de la finalité à l’hypertélie, des équilibres organiques aux métastases cancéreuses. C’est le lieu d’une catastrophe, et non plus d’une crise. » (p. 29)
« L’ère du politique fut celle de l’anomie: crise, violence, folie et révolution. L’ère du transpolitique est celle de l’anomalie; aberration sans conséquence, contemporaine de l’événement sans conséquence.
L’anomie est ce qui échappe à la juridiction de la loi, l’anomalie est ce qui échappe à la juridiction de la norme. (La loi est une instance, la norme est une courbe, la loi est une transcendance, la norme est une moyenne.) » (p. 30)
« L’anomalie joue dans un champ aléatoire, statistique, un champ de variations et de modulations qui ne connaît plus de marge ou de transgression caractéristique de celui de la loi, puisque tout ceci est ravalé dans l’équation statistique et opérationnelle. » (p. 30)
L’anomalie n’a plus le côté tragique de l’anormalité, ni le côté dangereux et déviant de l’anomie. Elle est seulement anodine et inexplicable.
L’anomalie n’a pas d’incidence critique dans le système. Elle fait figure de mutant.
L’obèse
Il existe une obésité fascinante, et on peut la trouver partout aux U.S.A. Elle « […] traduit l’hyperdimension d’une socialité à la fois saturée et vide, où se sont perdues la scène du social et celle du corps. » (p. 31)
« Paradoxalement elle est un mode de disparition du corps. La règle secrète qui délimite la sphère du corps a disparu. La forme secrète du miroir, par où le corps veille sur lui-même et sur son image, est abolie, laissant place à la redondance sans frein d’un organisme vivant. Plus de limite, plus de transcendance: c’est comme si le corps ne s’opposait plus à un monde extérieur, mais cherchait à digérer l’espace dans sa propre apparence. » (p. 31)
« Obésité fœtale, primale, placentaire: c’est comme s’ils étaient enceints de leur corps et n’arrivaient pas à s’en délivrer. » (p. 32)
« Mais aussi obésité secondaire, obésité de simulation à l’image des systèmes actuels, qui s’engrossent de tellement d’information dont ils n’accouchent jamais, obésité caractéristique de la modernité opérationnelle, dans son délire de tout stocker et de tout mémoriser, d’aller, dans l’inutilité la plus totale, aux limites mêmes de l’inventaire du monde et de l’information, et, du même coup, de mettre en place une potentialité monstrueuse dont il n’est plus de représentation possible, qu’il n’est même plus possible de mettre en jeu, une redondance vaine qui évoque un siècle après, mais dans un univers cool et sans ironie, sans acide pataphysique, la célèbre gidouille du Père Ubu. » (p. 32)
« Ce n’est donc pas l’obésité de quelques individus qui est en cause, c’est celle de tout un système, c’est l’obscénité de toute une culture. C’est quand le corps perd sa règle, sa scène et son enjeu qu’il atteint lui aussi à cette forme pure et obscène que nous lui connaissons, à son opération visible et trop visible, à son ostentation, à l’investissement et au surinvestissement de tous les espaces par le social, ceci ne changeant rien au caractère spectral et transparent de l’ensemble. » (p. 32-33)
L’obésité est spectrale, sans pesanteur.
Le goût dans la cuisine américaine: « Gigantesque entreprise de dissuasion du goût des aliemnts: leur saveur est comme isolée, expurgée et resynthétisée sous forme de sauces burlesques et artificielles. » (p. 33) Le flavour culinaire américain est comme jadis le glamour cinématographique – effacement de tout caractère personnel au profit d’une aura de studio et d’une fascination des modèles.
« Il y a quelque chose d’étrange dans cette conversion hystérique du social – le diagnostique le plus probable est que, chez le handicapé comme chez le débile ou obèse, le social est hanté par sa disparition. Ayant perdu sa crédibilité et la règle de son jeu politique, le social cherche dans ses déchets vivants une sorte de légitimité transpolitique – après la gestion de la crise, l’autogestion ouverte du déficit et de la monstruosité. » (p. 34)
« Il n’y a pas d’animaux obèses, comme il n’y a pas d’animal obscène. Serait-ce que l’animal n’est jamais affronté à la scène, ni à son image? N’étant pas soumis à cette obligation scénique, il ne saurait être obscène. Par contre, chez l’homme, cette obligation est absolue, et chez l’obèse, il y a comme une résiliation de cette obligation, de toute fierté de la représentation, de toute veléité séductrice – la perte du corps comme visage. La pathologie de l’obèse n’est donc pas endocrinienne, c’est une pathologie de la scène et de l’obscène. » (p. 35)
« Du coup l’obèse, dans sa redondance, fait apparaître le sexe comme en trop. Il a ceci de commun avec le clone – autre mutant jamais encore apparu, mais que l’obèse préfigure assez bien. Celui-ci ne cultive-t-il pas le rêve de s’hypertrophier pour se diviser un jour en deux êtres semblables? Transsexuel à sa façon, ne vise-t-il pas à dépasser la reproduction sexuée et à retrouver celle des être scissipares? La prolifération du corps n’est pas loin de la prolifération génétique… » (p. 35)
« Dans l’obésité, ce processus ne s’arrête pas. Le corps, perdant ses traits spécifiques, poursuit l’expansion monotone de ses tissus. Même plus individué ni sexué, il n’est qu’une extension indéfinie: métastatique. » (p. 36)
Franz von Baader qualifie la métastase, assimilée à l’extase, comme l’anticipation de lka mort au sein de la vie même.
« Du coup le porno aussi fait apparaître la sexualité comme en trop – c’est cela qui est obscène: ce n’est pas qu’il y ait trop de sexe, c’est que finalement le sexe y soit en trop. Ce qui fait que l’obèse est obscène, ce n’est pas qu’il y ait trop de corps, c’est que le corps y soit de trop. » (p. 36-37)
Dans notre univers, la révolte est devenue génétique.
« Dans la pathologie traditionnelle, somatique ou psychosomatique, le corps réagit à des agressions externes, physiques, sociales, psychologiques: réaction exotérique. Tandis qu’avec le cancer, il s’agit d’une réaction ésotérique: le corps se révolte contre sa propre organisation interne, il déjoue son propre équilibre structurel. C’est comme si l’espèce en avait assez de sa propre définition et se lançait dans un délire organique. » (p. 37)
L’otage
La violence est anomique, la terreur est anomalique.
Le terrorisme: plus violent que le violent.
L’otage est suspendu à une échéance incalculable. Il est en état d’exception radicale, d’extermination virtuelle.
« Nous sommes tous des otages. Nous servons tous désormais d’argument de dissuassion. Otages objectifs: nous répondons collectivement de quelque chose, mais quoi? Sorte de prédestination truquée, dont on ne peut même plus repérer les manipulateurs, mais nous savons que la balance de notre mort n’est plus entre nos mains, et que nous sommes désormais dans un état de suspense et d’exception permanent, dont le nucléaire est le symbole. Otages objectifs d’une divinité terrifiante, nous ne savons même pas de quel événement, de quel accident dépendra l’ultime manipulation. » (p. 40)
« […] si on y réfléchit bien, le terrorisme n’est que l’exécuteur des hautes œuvres d’un système qui, lui aussi, vise en même temps et contradictoirement l’anonymat total et la responsabilité totale de chacun de nous. » (p. 40)
« A force de s’interroger sur la monstruosité du terrorisme, il faudrait peut-être se demander s’il ne découle pas d’une proposition de responsabilité universelle elle-même monstrueuse et terroriste dans son essence. » (p. 41)
« Notre situation paradoxale est celle-ci: parce que rien n’a plus de sens, tout devrait fonctionner à la perfection. Parce qu’il n’y a plus de sujet responsable, chaque événement, même minime, doit désespérément être imputé à quelqu’un ou à quelque chose – tout le monde est responsable, une responsabilité flottante maximale est là, prête à s’investir dans n’importe quel incident. N’importe quelle anomalie doit être justifiée, n’importe quelle irrégularité doit trouver son coupable, don enchaînement criminel. Ça aussi, c’est la terreur, ça aussi c’est le terrorisme: cette recherche en responsabilité sans commune mesure avec l’événement – cette hystérie de responsabilité qui est elle-même une conséquence de la disparition des causes et de la toute-puissance des effets. » (p. 41)
Le problème de la sécurité s’est substitué depuis longtemps à celui de la liberté.
L’évolution a été faite:
à partir d’un état relativement lâche, diffus, extensif du système, qui a produit la liberté;
en passant par un état différent du système (plus dense), qui a produit la sécurité;
et à la fin, est arrivé à un état ultérieur du système, celui de prolifération et de saturation, qui produit la panique et la terreur.
« C’est là notre situation monstrueuse et logique: les systèmes de mort mettent fin à la mort comme accident. Et c’est cette logique-là que le terrorisme essaie désespérément de briser en substituant à la mort systématique (à la terreur) une logique élective: celle de l’otage. » (p. 42)
On a parlé de « l’espace du terrorisme »: les aéroports, les ambassades, les zones fractales, les zones non territoriales.
L’équilibre de la terreur: « Le monde est rendu collectivement responsible de l’ordre qui y règne – si quelque chose venait dangereusement enfreindre cet ordre, le monde devrait être détruit… » (p. 43)
« Rien ne ressemble plus à cette mise en circulation des otages, comme de la forme absolue de la convertibilité humaine, comme de la forme pure et impossible de l’échange, que celle des euro-pétro-dollars et autres monnaies flottantes, à tel point déterritorialisées, au-delà de l’or et des monnaies nationales, qu’en réalité elles ne s’échangent virtuellement plus, mais poursuivent entre elles leur cycle orbital, incarnant le délire abstrait et jamais réalisé de l’échange total, comme les satellites terrestres artificiels incarnent le délire abstrait de transcendance et de contrôle. Et c’est aussi la forme pure et impossible de la guerre qui s’incarne dans les bombes orbitales. » (p. 44)
« Nous sommes tous des otages, nous sommes tous des terroristes. Ce circuit-là a remplacé l’autre, celui des maîtres et des esclaves, celui des dominants et des dominés, celui des exploiteurs et des exploités. Finie la constellation de l’esclave et du prolétaire, c’est désormais la constellation de l’otage et du terroriste. » (p. 44)
« La manipulation est une technologie douce de la violence par le chantage. Et le chantage s’exerce toujours par la prise d’otage d’une parcelle de l’autre, un secret, un affect, un désir, un plaisir, sa souffrance, sa mort – c’est sur cela que nous jouons dans la manipulation (qui couvre tout le champ psychologique), c’est notre façon de faire surgir par sollicitation forcée une demande équivalente à la nôtre. » (p. 45)
Le terrorisme est la forme extatique de la violence.
L’Etat est la forme extatique de la société.
Le porno est la forme extatique du sexe.
L’obscène est la forme extatique de la scène.
« Le terrorisme, la prise d’otage, serait un acte politique s’il était celui des seuls opprimés désespérés (il l’est peut-être encore dans certains cas). Mais en fait il est devenu le comportement normal, généralisé de toutes les nations et de tous les groupes. » (p. 46-47)
« Le chantage est pire que l’interdit. La dissuasion est pire que la sanction. » (p. 47)
« Tout l’art du chantage et de la manipulation est dans ce suspens – le « suspense » qui est proprement celui de la terreur (tout comme dans la prise d’otage celui-ci est suspendu, non pas condamné: suspendu à une échéance qui lui échappe). Inutile de dire que nous vivons ainsi collectivement sous le chantage nucléaire, non pas sous la menace directe, mais sous le chantage du nucléaire, qui est à proprement parler un système non de destruction, mais de manipulation planétaire. » (p. 47)
« La terreur est obscène, en ce qu’elle met fin à la scène de l’interdit et de la violence, qui au moins nous était familière.
Le chantage est obscène, en ce qu’il met fin à la scène de l’échange.
L’otage lui-même est obscène. Il est obscène parce qu’il ne représente plus rien (c’est la définition même de l’obscénité). Il est en état d’exhibition pure et simple. Objet pur, sans image. Disparu avant d’être mort. Gelé dans un état de disparition. Cryogénisé à sa manière. » (p. 48)
« Cette obscénité, ce parti pris exhibitionniste du terrorisme, contrairement au parti inverse du secret dans le sacrifice et le rituel, explique son affinité avec les media – eux-mêmes le stade obscène de l’information. On dit: sans les media, il n’y aurait pas de terrorisme. Et il est vrai que le terrorisme n’existe pas en soi, comme acte politique original: il est l’otage des media, tout comme eux le sont de lui. » (p. 49)
« La société traditionnelle est une société à responsabilité limitée, c’est pour cela qu’elle peut fonctionner – dans une société à responsabilité illimitée, c’est-à-dire où les termes de l’échange n’échangent plus rien, mais s’échangent continuellement entre eux, alors l’ensemble tournoie, ne produisant plus que des effets de vertige et de fascination. Il faut beau dire que l’Italie, qui a déjà donné à l’histoire ses plus beaux spectacles, la Renaissance, Venise, l’Eglise, le trompe-l’œil, l’opéra, nous livre encore aujourd’hui, avec le spectacle du terrorisme, l’épisode le plus fertile et le plus baroque, dans une complicité globale de toute la société italienne: terrorismo dell’arte! » (p. 50)
« […] c’est une secrète balance de la terreur qui nous fait deviner que l’éruption spasmodique de la violence vaut mieux que son exercice rationnel dans le cadre de l’Etat, que sa prévention totale au prix d’une emprise programmatique totale. » (p. 51)
« Or nous sommes dans une société où l’échange devient de plus en plus improbable, où de moins en moins de choses peuvent réellement se négocier parce que les règles en sont perdues, ou parce que l’échange en se généralisant a fait émerger les derniers objets irréductibles à l’échange, et que ceux-ci sont devenus les véritables enjeux. » (p. 52)
« L’inéchangeable, c’est l’objet pur, celui dont la puissance interdit soit de le posséder, soit de l’échanger. Quelque chose de très précieux dont on ne sait comment se débarrasser. Ça brûle, ça ne se négocie pas. Ça se tue, mais ça se venge. Le cadavre joue toujours ce rôle. La beauté aussi. Et le fétiche. Ça n’a pas de valeur, mais ça n’a pas de prix. C’est un objet sans intérêt, et simultanément absolument singulier, sans équivalent et pour ainsi dire sacré. » (p. 52)
Paradoxe: arraché au circuit de l’échange, l’otage devient échangeable contre n’importe quoi.
« L’otage n’est pas loin du fétiche, ou du talisman – objet lui aussi retranché du contexte mondial pour devenir le centre d’une opération singulière, celle de la toute-puissance de la pensée. » (p. 53)
« La prise d’otage est à la fois la tentative désespérée de radicaliser le rapport de forces et de recréer un échange au sommet, de rendre à un objet ou à un individu une valeur inestimable par rapt et la disparition (donc par la rareté absolue) et l’échec paradoxal de cette tentative, puisque le rapt équivalent à une annulation du sujet, cette valeur d’échange s’effondre dans les mains mêmes du terrorisme. » (p. 54)
« C’est bien cela qui a disparu, cette bonne vieille altérité de la relation, ce bon vieil investissement du sujet dans le contrat et l’échange rationnel, lieu à la fois de la rentabilité et de l’espoir. Tout cela laisse place à un état d’exception, à une spéculation insensée, qui tient soit du duel, soit de la provocation. La prise d’otage est une spéculation de cet ordre – éphémère, insensée, instantanée. Elle n’est donc pas d’essence politique, elle s’inscrit d’emblée comme rêve d’une tractation fantastique, rêve d’un échange impossible, dénonciation de l’impossibilité de cet échange. » (p. 55)
L’obscène
« Toutes ces figures, qui apparaissent comme celles d’une indifférence exacerbée, d’une exacerbation du vide, celle de l’obésité, celle de la terreur, sont aussi celles de la perte de l’illusion, du jeu et de la scène, donc des figures de l’obscène. » (p. 55)
« […] la culture n’a jamais été que cela: le partage collectif des simulacres, auquel s’oppose aujourd’hui pour nous le partage forcé du réel et du sens. » (p. 55)
« Rien n’est pire que ce qui est plus vrai que le vrai. Tel le clone, ou l’automate dans l’histoire de l’illusionniste. Dans ce dernier cas, ce qui est terrifiant, ce n’est pas la disparition du naturel dans la perfection de l’artificiel (cet automate fabriqué par l’illusionniste imitait à la perfection tous les mouvements humains, jusqu’à être indiscernable de l’illusionniste lui-même), c’est au contraire la disparition de l’artifice dans l’évidence du naturel. Il y a là une sorte de scandale qui est insupportable. Cette indifférenciation nous renvoie à une nature terrifiante. C’est pourquoi l’illusionniste va contrefaire en retour le véritable automate, avec la rigidité un peu mécanique des gestes, restituant ainsi, contre la terreur de la ressemblance, le jeu et la puissance de l’illusion. » (p. 56)
« Il faut refaire l’illusion, retrouver l’illusion, cette puissance à la fois immorale et maléfique d’arracher le même au même qui s’appelle séduction. La séduction contre la terreur: tel est l’enjeu, il n’y en a pas d’autre. » (p. 57)
« L’illusion n’est pas fausse, car elle n’use pas de signes faux, elle use de signes insensés. C’est pourquoi elle deçoit notre exigence de sens, mais d’une façon enchanteresse.
Ainsi fait l’image en général, plus subtile que le réel, puisqu’elle n’a que deux dimensions, et donc toujours plus séduisante (c’est véritablement le diable qui en a peuplé l’univers). Ainsi fait le trompe-l’œil: ajoutant à la peinture l’illusion du réel, il est en quelque sorte plus faux que le faux – c’est un simulacre au deuxième degré. » (p. 57)
« Dans le monde réel, le vrai et le faux se balancent, et ce qui est gagné par l’autre est perdu pour l’autre. Dans le mouvement de séduction (qu’on pense aussi à l’œuvre d’art), c’est comme si le faux resplendissait de toute la puissance du vrai. C’est comme si l’illusion resplendissait de toute la puissance de la vérité. Que pouvons-nous contre cela? » (p. 58)
« Le jeu est grand parce qu’il est à la fois le lieu de l’extase de la valeur et le lieu de sa disparition. Non pas de sa transgression dans le potlach et la dépense – ça c’est encore l’utopie transcendante de Bataille, le dernier rêve de l’économie politique. Non, dans le jeu, l’argent n’est ni produit ni détruit, il disparaît comme valeur et resurgit comme apparence, il est rendu à son apparence pure, dans la réversibilité immédiate du gain et de la perte. » (p. 58)
Le secret du jeu est que l’argent n’a pas de sens. Ou que l’argent n’existe pas.
Le secret du pouvoir c’est qu’il n’y a pas de pouvoir.
Le secret de la séduction c’est qu’il n’y a pas de désir.
Il n’y a pas de consumation ou de dépense de l’argent dans le jeu. Il faut croire à l’argent pour le consommer. Il faut croire à la loi pour la transgresser.
« Mais si le faux peut transparaître de toute la puissance du vrai – telle est la forme sublime de l’illusion et de la séduction -, le vrai lui aussi peut transparaître de toute la puissance du faux – et c’est la forme de l’obscénité. » (p. 60)
« L’obscénité d’essence sexuelle est pieuse et hypocrite, car elle nous détourne de concevoir l’obscénité dans sa forme générale. Celle-ci caractérise toute forme qui se fige dans son apparition, qui perd l’ambiguïté de l’absence pour s’épuiser dans une visibilité exacerbée. » (p. 61)
« L’obscène est la fin de toute scène. En plus, il est de mauvaise augure, comme son nom l’indique. Car cette hypervisibilité des choses est aussi l’imminence de leur fin, le signe de l’apocalypse. Tous les signes la portent sur eux, et non seulement les signes infrasensuels et désincarnés du sexe. Elle est, avec la fin du secret, notre condition fatale. Si toutes les énigmes sont résolues, les étoiles s’éteignent. Si tout le secret est rendu au visible, et plus qu’au visible: à l’évidence obscène, si toute illusion est rendue à la transparence, alors le ciel devient indifférent à la terre. Dans notre culture tout se sexualise avant de disparaître. Ce n’est plus une prostitution sacrée, mais une sorte de lubricité spectrale, qui s’empare des idoles, des signes, des institutions, du discours – l’allusion, l’inflexion obscène qui s’empare de tous les discours, ceci doit être considéré comme le signe le plus sûr de leur disparition. » (p. 61)
« Il n’y a pas d’obscénité lorsque le sexe est dans le sexe, lorsque le social est dans le social, et nulle part ailleurs. Mais aujourd’hui il déborde partout, comme la sexualité – on parle du « rapport » social comme du « rapport » sexuel. Ce n’est plus une socialité mythique transcendante, c’est une socialité pathétique de rapprochement, de contact (comme les lentilles), de prothèse, de réassurance. C’est un social de deuil, une hallucination incessante par le groupe de sa détermination perdue. Le groupe est hanté par la socialité comme l’individu par le sexe – les deux sont sexuellement hantés par leur disparition. » (p. 61-62)
« Le social n’a d’existence que dans certaines limites, celles où il s’impose comme enjeu, comme mythe, je dirais presque comme destin, comme défi, et non jamais comme réalité, auquel cas il s’anéantit dans le jeu de l’offre et de la demande. Le corps lui aussi s’anéantit dans le jeu de l’offre et de la demande sexuelles, lui aussi perd cette puissance mythique qui en fait un objet de séduction… » (p. 62)
« Tout ce qui s’impose par sa présence objective, c’est-à-dire abjecte, tout ce qui n’a plus ni le secret ni la légèreté de l’absence, tout ce qui, comme le corps pourrissant, est livré à la seule opération matérielle de sa décomposition, tout ce qui, sans illusion possible, est livré à la seule opération du réel, tout ce qui, sans masque, sans fard et sans visage, est livré à l’opération pure du sexe ou de la mort – tout ceci peut être dit obscène et pornographique. » (p. 62-63)
« Quand tout est politique, c’est la fin de la politique comme destin, c’est le commencement de la politique comme culture, et la misère immédiate de cette culture politique.
Quand tout devient culturel, c’est la fin de la culture comme destin, c’est le début de la culture comme politique, et la misère immédiate de cette politique culturelle.
Ainsi pour le social, l’histoire, l’économie, le sexe. Le point d’extension maximale de ces catégories jadis distinctes et spécifiques marque leur point de banalisation et l’inauguration d’une sphère transpolitique qui est d’abord celle de leur disparition. Fin des stratégies fatales – début des stratégies banales.
On a cru faire une découverte subversive en affirmant que le corps, le sport, la mode étaient politiques. On n’a fait ainsi que précipiter leur indifférenciation dans un brouillard analytique et idéologique – un peu comme de découvrir que toutes les maladies sont psychosomatiques. Belle découverte, qui n’avance à rien: c’est les affecter à une catégorie de plus basse définition. » (p. 63)
« L’obscénité prend tous les visages de la modernité. Nous sommes habitués à la voir d’abord dans la perpétration du sexe, mais elle s’étend à tout ce qui peut être perpétré dans le visible – elle devient la perpétration du visible lui-même. » (p. 64)
Coups pour ressusciter le social: « Le moindre film ne sera projeté qu’au prix d’une discussion oiseuse et débile: technologie douce de la culture, socialisation à outrance, obscénité rampante du commentaire social ininterrompu. » (p. 65)
« Sollicitation, sensibilisation, branchement, ciblage, contact, connexion – toute cette terminologie est celle d’une obscénité blanche, d’une déjection, d’une abjection ininterrompue. » (p. 65)
« L’obscénité, c’est la proximité absolue de la chose vue, l’enfouissement du regard dans l’écran de la vision – hypervision en gros plan, dimension sans recul, promiscuité totale du regard à ce qu’il voit. Prostitution. » (p. 65)
« Le visage dépouillé de ses apparences n’est plus qu’un sexe, le corps dépouillé de ses apparences est nu et obscène (encore que la nudité puisse revêtir le corps et le protéger de l’obscénité. » (p. 66)
« Cette obscénité entraîne avec elle ce qui restait d’une illusion de la profondeur, et la dernière question qu’on pouvait encore poser à un monde désenchanté: y a-t-il un sens caché? Quand tout est sursignifié, le sens lui même devient insaisissable. Quand toutes les valeurs sont surexposées, dans une sorte d’extase indifférente (y compris le social dans le socialisme de la France actuelle), c’est la créance de cette valeur qui est anéantie. » (p. 66)
Le porno dit: il y a du bon sexe quelque part, parce que je suis la caricature.
« C’était la même question posée à l’économie politique: au-delà de la valeur d’échange incarnant l’abstraction et l’inhumanité du capitalisme, y a-t-il une bonne substance de la valeur, une valeur d’usage idéale de la marchandise, qui puisse et doive être libérée? On sait bien que non, que la valeur d’usage a disparu à l’horizon de la valeur d’échange, et ne fut qu’un rêve paradoxal de l’économie politique. » (p. 67)
« C’est la question même du social: au-delà, en deçà de cette socialité terroriste et hyperréelle, de ce chantage omniprésent à la communication, y a-t-il une bonne substance du social, une idéalité du rapport social qui puisse et doive être libérée? La réponse est évidemment non: l’équilibre, l’harmonie d’un certain contrat social a disparu à l’horizon de l’histoire, et nous sommes voués à cette obscénité diaphane du changement. » (p. 67)
Les grandes techniques mécaniciennes s’inaugurent dans la production de l’illusion théâtrale baroque.
« […] à force de machines, d’artefact, de technique et de contrefaçon, le réel y est mis au défi selon ses propres règles. » (p. 67)
A partir du XVIIIe siècle, c’est l’ère critique qui commence, contemporaine des antagonismes sociaux, des conflits psychologieus, de l’ère critique du réel en général.
« Aujourd’hui cette énergie critique de la scène, sans parler bien sûr de sa puissance d’illusion, est en passe d’être balayée. Toute l’énergie théâtrale passe dans la dénégation de l’illusion scénique et dans l’antithéâtre sous toutes ses formes. Si pendant une période la forme / théâtre et la forme du réel jouaient dialectiquement entre elles, aujourd’hui c’est la forme pure et vide du théâtre qui joue avec la forme pure et vide du réel. Proscrite l’illusion, abolie la coupure de la scène et de la salle, le théâtre descend dans la rue et la quotidienneté, il prétend investir tout le réel, s’y dissoudre, et en même temps le transfigurer. Le paradoxe est à son comble. Fleurissent alors toutes les formes « éclatées » d’animation, de créativité et d’expression, de happening et d’acting out – le théâtre prend forme de psychodrame thérapeutique généralisée. Ce n’est plus la fameuse catharsis aristotélicienne des passions, c’est une cure de désintoxication et de réanimation. L’illusion n’y a plus de cours: c’est la vérité qui éclate dans l’expression libre. Nous sommes tous des acteurs, tous des spectateurs, plus de scène, la scène est partout, plus de règle, chacun joue son propre drame, improvise sur ses propres fantasmes. » (p. 68-69)
« Merveilleuse hallucination du monde moderne: les chômeurs sont payés pour refaire gratuitement, si on peut dire, les mêmes gestes de la production, dans une sphère désormais parfaitement inutile. C’est proprement l’extase du travail, ils vivent la forme extatique du travail. Rien de plus obscène en même temps, de plus mélancolique que cette parodie de travail. Le prolétaire y devient une pute sous cellophane. » (p. 69)
L’effondrement de la scène politique: dès le XVIIIe siècle, celle-ci se moralise et devient sérieuse. Alors que la vie politique antérieure, comme celle de la cour, se jouait sur un mode théâtral, à base de jeu et de machination, désormais il existe un espace public et un système de représentation. L’obscène prend naissance dans le hors-scène, dans les ténèbres du système de représentation.
« Telle est l’obscénité traditionnelle, celle du refoulé sexuel ou social, de ce qui n’est ni représenté, ni représentable.
Il en va autrement pour nous: l’obscénité est aujourd’hui à l’inverse celle de la surreprésentation. » (p. 70)
« Au début il y avait le secret, et c’était la règle du jeu des apparences. Puis il y eut le refoulé, et ce fut la règle du jeu de la profondeur. Enfin il y eut obscène, et ce fut la règle du jeu d’un univers sans apparences et sans profondeur – d’un univers de la transparence. Obscénité blanche. » (p. 71)
« Pour qu’une chose ait un sens, il y faut une scène, et pour qu’il y ait une scène, il y faut une illusion, un minimum d’illusion, de mouvement imaginaire, de défi au réel, qui vous emporte, qui vous séduise, qui vous révolte. Sans cette dimension proprement esthétique, mythique, ludique, il n’y a même pas de scène du politique, où quelque chose puisse faire l’événement. Et cette illusion minimale a disparu pour nous: il n’y a aucune nécessité ni aucune vraisemblance pour nous dans les événements du Biafra, du Chili, de la Pologne, du terrorisme ou de l’inflation, ou de la guerre nucléaire. Nous en avons une surreprésentation par les media, mais pas d’imagination véritable. Tout cela est pour nous simplement obscène, puisque à travers les média c’est fait pour être vu sans être regardé, halluciné en filigrane, absorbé comme le sexe absorbe le voyeur: à distance. Ni spectateurs, ni acteurs, nous sommes des voyeurs sans illusion. » (p. 71)
« Ce changement de l’échelle humaine à l’échelle nucléaire est sensible partout: ce corps, notre corps, apparaît au fond superflu, inutile dans son étendue, dans la multiplicité et la complexité de ses organes, de ses tissus, de ses fonctions, dès lors que tout se concentre aujourd’hui dans le cerveau et la formule génétique, qui résument à eux seuls la définition opérationnelle de l’être. » (p. 73)
Marx a fait l’analyse de l’obscénité de la marchandise.
« Faut-il s’aider des métaphores pathologiques? Si l’hystérie fut la pathologie de la mise en scène exacerbée du sujet, pathologie de l’expression, de la conversion théâtrale et opératique du corps – si la paranoïa fut la pathologie de l’organisation et d’une structuration rigide et jalouse du monde -, avec la communication, l’information, avec la promiscuité immanente de tous les réseaux, avec ce branchement continuel, nous serios plutôt dans une nouvelle forme de schizophrénie. Plus d’hystérie, plus de paranoïa projective à proprement parler, mais cet état propice qui fait la terreur de schizophrène: la proximité trop grande de tout, la proximité immonde de toutes choses, qui le contactent, l’investissement, le pénètrent sans résistance: aucune auréole protectrice, pas même son corps, ne s’enveloppe plus. Le schizo est déprivé de toute scène, ouvert à tout malgré lui dans la plus grande confusion. Il est lui-même obscène, la proie obscène de l’obscénité du monde. Ce qui le caractérise est moins l’éloignement du réel à des années-lumière, la coupure radicale, que la proximité absolue, l’instantanéité totale des choses, sans défense, sans recul, la fin de l’intériorité et de l’intimité, la surexeposition et la transparence au monde, qui le traversent sans qu’il puisse y faire obstacle. C’est ce qu’il ne peut plus produire les limites de son être propre, et ne peut plus se réfléchir: il n’est plus qu’un écran absorbant, une plaque tournante et insensible de tous les réseaux d’influence.
Nous le sommes potentiellement tous. » (p. 75-76)
« Si cela était vrai, si cela était possible, cette extase obscène et généralisée de toutes les fonctions serait bien l’état de transparence désiré, l’état de réconciliation du sujet et du monde, ce serait pour nous au fond le Jugement dernier, et il aurait déjà eu lieu.
Deux éventualités, égales peut-être: rien n’est encore arrivé, notre malheur vient de ce que rien au fond n’a véritablement commencé (libération, révolution, progrès…) – utopie finaliste. L’autre éventualité est que tout est déjà arrivé. Nous sommes déjà au-delà de la fin. Tout ce qui était métaphore s’est déjà matérialisé, effondré dans la réalité. Notre destin est là: c’est la fin de la fin. Nous sommes dans un univers transfini. » (p. 76)
Les stratégies ironiques
« Nous sommes véritablement au-delà. L’imagination est au pouvoir, la lumière, l’intelligence est au pouvoir, nous vivons ou nous vivrons bientôt la perfection du social, tout est là, le ciel est descendu sur terre, le ciel de l’utopie, et ce qui se profilait comme une perspective radieuse se vit désormais comme une catastrope au ralenti. Nous pressentons le goût fatal des paradis matériels, et la transparence, qui fut le mot d’ordre idéal de l’ère de l’aliénation, s’accomplit aujourd’hui sous la forme d’un espace homogène et terroriste – hyperinformation, hypervisibilité. » (p. 79)
« Il n’y aura pas de Jugement dernier. Nous sommes passés au-delà sans nous en rendre compte. Tant pis. Nous sommes au paradis. L’illusion n’est plus possible. » (p. 79)
« Dieu serait-il tombé dans cette stratégie indigne de lui de réconcilier l’homme avec sa propre image, au terme d’un Jugement dernier qui le rapprocherait indéfiniment de sa fin idéale? Heureusement non: la stratégie de Dieu est-telle qu’il maintient l’homme en suspens, hostile à son image, élevant le Mal à la puissance d’un principe et merveilleusement sensible à toute séduction qui le détourne de sa fin.
Il n’y a pas de principe de réalité ni de plaisir. Il n’y a qu’un principe final de réconciliation et un principe infini du Mal et de la Séduction. » (p. 80)
Le malin génie du social
« Les systèmes rationnels de la morale, de la valeur, de la science, de la raison ne commandent qu’à l’évolution linéaire des sociétés, à leur histoire visible. Mais l’énergie profonde qui impulse même ces choses-là vient d’ailleurs. Du prestige, du défi, de toutes les impulsions séductrices ou antagonistes, y compris suicidaires, qui n’ont rien à voir avec une morale sociale ou une morale de l’histoire ou du progrès. » (p. 81)
« L’énergie de la pensée elle-même est cynique et immorale: nul penseur qui n’obéit qu’à sa logique de ses concepts n’a jamais vu plus loin que le bout de son nez. Il faut être cynique sous peine de périr, et ceci, si on peut dire, n’est pas immoral, c’est le cynisme de l’ordre secret des choses. » (p. 81)
« Comment fonctionnent nos sociétés prétendument rationnelles et programmées? Qu’est-ce qui fait marcher, qu’est-ce qui fait courir les populations? Les progrès de la science, l’information « objective », l’accroissement du bonheur collectif, l’intelligence des faits et des causes, le châtiment réel du coupable ou la qualité de la vie? Pas du tout: rien de tout cela n’intéresse personne, sauf dans les réponses aux songades. Ce qui fascine tout le monde, c’est la débauche des signes, c’est que la réalité, partout et toujours, soit débauchée par les signes. Ça, c’est un jeu intéressant – et c’est ce qui se passe dans les media, dans la mode, dans la publicité -, plus généralement dans le spectacle de la politique, de la technologie, de la science, dans le spectacle de quoi que ce soit parce que la perversion de la réalité, la distorsion spectaculaire des faits et des représentations, le triomphe de la simulation est fascinant comme une catastrophe – et c’en est une en effet, c’est un détournement vertigineux de tous les effets de sens. Pour cet effet de simulation, ou de séduction comme on voudra, nous sommes prêts à payer n’importe quel prix, bien davantage que pour la qualité « réelle » de notre vie. » (p. 82)
« Publicité, circulation abstraite, abjecte, des eurodollars, des valeurs boursières, immoralité des cycles de mode, technologies inutiles et de prestige, parades électorales, escalade des armements, tout cela n’est pas seulement le signe historique de l’emprise du capital, c’est la preuve plus décisive d’un fait plus important que le capital lui-même – la preuve qu’aucun projet social digne de ce nom n’a jamais véritablement existé, qu’aucun groupe au fond ne s’est jamais véritablement conçu comme social, c’est-à-dire comme solidaire de ses propres valeurs et cohérent dans son project collectif, bref qu’il n’y a jamais eu même l’ombre ni l’embryon d’un sujet collectif responsible ni la possibilité même d’un objectif de cet ordre. » (p. 83)
« Morale publique, responsabilité collective, progrès, rationalisation des rapports sociaux: foutaise! Quel groupe a jamais rêvé de cela? » (p. 83)
« Si notre perversion est celle-ci: que nous ne désirions jamais l’événement réel, mais son spectacle, jamais les choses, mais leur signe, et la dérision secrète de leur signe – cela veut dire que nous n’avons pas tellement envie que les choses changent, il faut encore que le changement nous séduise. La Révolution, pour advenir, doit nous séduire, et elle ne peut le faire que par les signes – elle est dans le même cas que le dernier des hommes politiques en mal d’élection. Mais on peut payer le prix le plus élevé pour être séduit: car la Révolution peut être historiquement déterminante, le spectacle seul en est sublime. Et que choisissons-nous? Pourquoi les peuples, qui avaient payé si cher pour leur Révolution, l’ont-ils, au désespoir de leur défenseurs, si souvent laissée tomber dans l’indifférence, se souciant de cet « événement » comme d’une guigne, ayant sacrifié leur vie au spectacle de la Révolution? » (p. 84)
Le véritable partage social actuel, c’est le partage collectif de la séduction.
« La règle fondamentale est là: pour qu’un groupe, pour qu’un individu vive, il ne lui faut jamais viser son propre bien, son propre intérêt, son propre idéal. Il lui faut toujours viser ailleurs, à côté, au-delà, par-devers, comme le combattant dans l’art martial japonais. Rien ne sert de vouloir réconcilier les deux principes. La duplicité est stratégique, elle est fatale. » (p. 86)
« Autre signe encourageant: l’extraordinaire fascination collective, la passion d’un peuple à sacrifier ou à voir sacrifier son chef, quand l’occasion se présente. Il ne faut pas sous-estimer cette passion proprement politique des peuples à porter au pouvoir des hommes ou des castes qu’ils n’auront de cesse ensuite de voir s’effondrer ou de précipiter eux-mêmes dans leur perte. Ce n’est là que la version politique de la loi de la réversibilité et une forme d’intelligence du politique au moins égale, sinon supérieure, à celle du contrat social et de la délegation de pouvoir, qu’elle exalte pour la démentir. Bien sûr les peuples élisent des chefs et leur obéissent, bien sûr ils investissent leur représentants de pouvoir et de légitimité. Mais peut-on supposer que ne subsiste pas toujours l’exigence logique d’en tirer vengeance? Le pouvoir, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, est un peurtre symbolique, et il doit être expié par le meurtre. Cela, on peut jurer que n’importe quelle société le sait, à l’instant même où elle le porte au pouvoir, et que celui-ci, lorsqu’il est intelligent, en est parfaitement conscient lui aussi. » (p. 87)
« Même les leaders modernes, pourtant obsédés de leur permanence et peu portés au sacrifice rituel, ont le pressentiment de cette règle et n’hésitent pas à mettre en scène la péripétie de leur mort, grâce à des attentats plus ou moins orchestrés. Certains d’ailleurs n’y échappent pas toujours […]. » (p. 87-88)
Mai 68 a été une simulation défensive.
« Le principe même du Mal est dans l’ironie objective et dans les stratégies qui en découlent. » (p. 89)
« Toutes les mythologies, toutes les religions naissantes ont vécu d’une violente dénégation du réel, d’un violent défi à l’existence. Et tout ce qui nie et défie le réel est certainement plus proche du monde par la pensée. » (p. 89)
« On a fait de l’ironie une forme méphistophélique, mais elle est seulement ce qui filtre toutes choses et les préserve de la confusion. Elle filtre les mots, les esprits et les corps, elle filtre les concepts et les plaisirs, et les préserve de la promiscuité et de la coagulation amoureuse. Elle joue d’une forme à l’autre, dans l’anamorphose, elle joue d’une espèce à l’autre, dans la métamorphose – ainsi la copulation des dieux et des hommes, dans le mythe grec, est ironique. La différence des dieux aux hommes, des hommes aux bêtes, est un philtre de séduction. Quand le même s’accouple au même, tout devient obscène. La nécessité de l’ironie, comme celle du plaisir, fait partie de la nécessité du Mal. » (p. 89-90)
Le malin génie de l’objet
« Dès le début du XXe siècle la science reconnaît que tout dispositif d’observation au niveau microscopique provoque une telle altération de l’objet que sa connaissance en devient périlleuse. Ceci est déjà une révolution puisqu’il est mis fin à l’hypothèse conventionnelle d’une réalité et d’une science objectives, mais le principe même de l’expérimentation est intact. Ce qui s’y joue, c’est seulement la certitude, et ce qui se met en place est une nouvelle convention, celle de l’incertitude. Les résultats deviennent relatifs au fonctionnement de la science elle-même comme médium – mais cette relativisation témoigne en quelque sorte d’un suprême orgueil. « Ma certitude s’arrête à la lecture des instruments », dit un microphysicien. » (p. 90)
Hypothèse: les objets altérés à cause d’avoir subi la violence du dispositif d’observation sans pouvoir y répondre.
L’observation aliène l’objet observé.
Il existe, peut-être, une ruse victorieuse de l’objet analysé: celle de se soumettre apparement pour triompher, de par sa position d’objet, du sujet de l’analyse.
« Le sujet de l’analyse est devenu partout fragile, et cette revanche de l’objet ne fait que commencer. Elle fait elle-même partie d’une réversibilité générale.
Pire: le sujet se verra peut-être un jour séduit par son objet (ce qui est bien naturel), et il redeviendra la proie des apparences – ce qui est bien le mieux qui puisse lui arriver, à lui et à la science. » (p. 91)
L’hypothèse « scientifique » analyse l’univers comme s’il était mort. Mais on peut supposer que la matière n’est pas inerte, mais douée du génie, du malin génie propre à déjouer toutes les tentatives d’asservissement.
« Jusqu’ici en effet la réversibilité est restée d’ordre métaphysique […] mais elle est peut-être en train d’inquiéter l’ordre physique et d’en ébranler les fondements. » (p. 93)
« Les histoires de réversibilité sont toujours les plus drôles, ainsi celle du rat et du psychologue: le rat raconte comment il a fini par conditionner parfaitement le psychologue à lui donner un bout de pain chaque fois qu’il relève le clapet de sa cage. Sur le modèle de cette histoire, on pourrait imaginer, au niveau de l’observation scientifique, que toutes les expériences auraient été truquées – non pas involontairement altérées par l’observateur, mais truquées par l’objet, dans le dessein de s’amuser ou de se venger (ainsi les trajectoires inintelligibles des particules), ou mieux encore: que l’objet ne fait semblant d’obéir aux lois de la physique que parce que ça fait tellement plaisir à l’observateur.
Telle serait la pataphysique (la science des solutions imaginaires), qui guette toute physique à ses extrémités inavouables. » (p. 93)
« L’autre, l’objet, disparaît à l’horizon de la science. L’événement, le sens disparaissent à l’horizon des media. » (p. 94)
« En « réalité », derrière ce glacis « objectif » des réseaux et des modèles qui croient les capter, et où se meut toute la population des chercheurs, des analystes, des savants, des observateurs (mais aussi des médiaticiens et des politiciens), passe toute une onde de dérision, de réversion et de parodie qui est l’exploitation active, la mise en œuvre parodique par l’objet lui-même de son mode de disparition! » (p. 95)
« Les media font disparaître l’événement, l’objet, le référentiel. Mais peut-être ne font-ils que servir de support à une stratégie de disparition qui serait celle de l’objet lui-même?
Les masses font disparaître, éclipsent l’individu. Mais peut-être sont-elles pour l’individu l’occasion rêvée de disparaître? » (p. 95)
Les sondages sont indécidables, ils ne disent rien, d’où leurs charme. Leur valeur: un « verdict de simulation spontanée ».
Conséquence d’un surcroît, d’un trop-plein de réalité: « l’indifférence profonde au principe de réalité sous le coup de la perte de toute illusion. » (p. 96)
« Tous les dispositifs anciens de connaissance, le concept, la scène, le miroir, cherchent à faire illusion, ils soulignent donc une projection véridique du monde. Les surfaces électroniques, elles, sont sans illusion, elles offrent de l’indécidable. » (p. 96)
Aujourd’hui, la crédibilité n’est qu’un effet spécial.
« Le modèle, au contraire du concept, n’est pas de l’ordre de la représentation, mais de l’ordre de la simulation (virtuel, aléatoire, dissuasif, irréférentiel), et il y a contresens total à lui appliquer la logique d’un système de représentation. » (p. 97)
« De quelque façon qu’on les perfectionne, les sondages ne représenteront jamais rien, parce que leur règle du jeu n’est pas celle de la représentation. Leur logique est parfaitement accordée à celle de l’objectivité, mais il n’y a plus d’objet au terme de ce processus: c’est donc l’objectivité à l’état pur. Merveilleuse dérision! Ceci est valable pour tous les media: quand on est dans la simulation, c’est-à-dire dans le ni vrai ni faux, toute déontologie est parfaitement hypocrite. Il y a la même invraisemblance à parler d’une déontologie des sondages (ou des media) que d’une déontologie de la mode – introuvable dès lors que le ressort de la mode n’est plus de jouer sur une opposition du beau et du laid, mais sur une indistinction des deux et sur le tournoiement indifférencié des deux dans un effet généralisé de séduction. » (p. 98)
« Comme l’information était belle du temps de la vérité! Comme la science était belle du temps de l’objet! Comme l’aliénation était belle du temps du sujet! Etc. » (p. 98)
« On ne saura jamais si une publicité ou un sondage ont influé réellement sur les volontés, mais on ne saura jamais non plus ce qui se serait passé s’il n’y avait eu ni publicité ni sondages. L’écran que tissent les media (l’information) autour de nous est un écran d’incertitude totale. Et d’une incertitude toute nouvelle – puisque ce n’est plus celle qui résulte d’une manque d’information, mais celle qui résulte de l’information elle-même, et de l’excès d’information. Contrairement à l’incertitude traditionnelle qui pouvait toujours se résoudre, celle-ci est donc irréparable, et ne sera jamais levée. » (p. 99)
L’obscénité propre aux sondages vient de l’exhibitionnisme statistice, de ce voyeurisme continuel du groupe sur lui-même.
« Les deux phénomènes sont à la mesure l’un de l’autre: ni la masse n’a d’opinion, ni l’information ne les informe: l’une et l’autre continuent de s’alimenter monstrueusement – la vitesse de rotation de l’information accroissant le poids des masses, et non du tout leur prise de conscience. » (p. 100)
« Aujourd’hui le savoir sur l’événement n’est que la forme dégradée de cet événement. Une forme plus basse de l’énergie événementielle. Ainsi le savoir sur l’opinion n’est qu’une forme dégradée de cette opinion. » (p. 100)
« Le rassemblement du maximum d’information sur l’univers peut mettre fin au monde. C’est comme dans la fable des neuf milliards de noms de Dieu: lorsque, grâce à l’ordinateur, on a pu tous les décliner, le monde prend fin, les étoiles s’éteignent.
L’information serait ainsi le seul moyen de mettre fin à l’univers, qui sans elle ne s’épuiserait jamais. » (p. 101)
Il faudrait substituer à la théorie critique une théorie ironique.
La grandeur des statistiques n’est pas dans leur objectivité, mais dans leur humour involontaire.
« Il y a comme une providence humoristique qui vient détraquer cette trop belle machine, et qui fait qu’elle se piège elle-même au miroir de l’objectivité. Une sorte d’arme absolue émerge du fond du social (?), celle d’une dissimulation radicale en réponse à la simulation de réponse mise en scène par les sondages et les statistiques. C’est ce qu’on pourrait appeler le malin génie de l’objet, le malin génie des masses, le malin génie du social, faisant éternellement échec à la vérité du social et à son analyse. » (p. 102)
Le génie de l’objet: celui de résister à l’investigation, un duel occulte entre maîtres sondeurs et objet sondé, entre masses et classes politiques etc.
« La science, par une aberration fantastique, se croit toujours assurée de la complicité de son objet! Elle sous-estime ses vices, la dérision, la désinvolture, la fausse complicité, tout ce qui peut ironiser les processus, tout ce qui alimente la stratégie originale, éventuellement victorieuse, de l’objet opposée à celle du sujet. » (p. 102-103)
« […] la masse est un objet pur, c’est-à-dire ce qui a disparu à l’horizon du sujet, ce qui a disparu à l’horizon de l’histoire – comme le silence est l’objet pur qui disparaît à l’horizon de la parole, comme le secret est l’objet pur qui disparaît tous les jours à l’horizon du sens. » (p. 104)
« Le scénario du politique s’inverse: ce n’est plus le pouvoir qui entraîne la masse dans son sillage, c’est la masse qui entraîne le pouvoir dans sa chute. C’est ainsi que les hommes politiques en veine de séduction des masses feraient bien de se demander s’ils ne se font pas cannibaliser en retour et s’ils ne paient pas leur simulacre de pouvoir d’être dévorés comme le mâle par la femelle après l’accouplement. » (p. 104-105)
« Il s’agirait en quelque sorte non plus d’une révolution, mais d’une dévolution massive, d’une délégation massive du pouvoir et de responsabilité à des appareils soit politiques et intellectuels, soit techniques et opérationnels. Dé-volition massive, désistement massif de la volonté. Non par aliénation ou servitude volontaire (dont le mystère reste entier depuis La Boétie, dès lors que le problème est posé en termes de consentement du sujet à sa propre servitude, en termes de renoncement du sujet à son être propre, mais justement y en a-t-il un?), mais par une autre philosophie souveraine de l’involonté, une sorte d’antimétaphysique dont le secret est que les masses (ou l’homme) savent profondément qu’elles n’ont pas à se prononcer sur elles-mêmes et sur le monde, qu’elles n’ont pas à vouloir, qu’elles n’ont pas à savoir, qu’elles n’ont pas à désirer. Le plus profond désir est peut-être celui de s’en remettre de son désir à quelqu’un d’autre. Stratégie de désillusions de leur « propre » désir, de désillusion de leur « propre » volonté, stratégie s’investissement ironique, stratégie d’expulsion vers les autres de l’injonction philosophique, morale et politique. » (p. 106-107)
« Non seulement les gens n’ont certainement pas envie qu’on leur dise ce qu’ils veulent, mais ils n’ont même certainement pas envie de le savoir, et il n’est même pas sûr qu’ils aient envie de vouloir. Face à une telle sollicitation, c’est leur malin génie qui leur souffle au fond de s’en remettre à l’appareil publicitaire ou d’information du soin de les « persuade », de leur fabriquer un choix (ou à la classe politique du soin d’instruire les choses) […]. » (p. 107)
Le malin génie de la passion
« De l’amour on peut tout dire, on ne sait quoi dire. L’amour existe, un point c’est tout. On aime sa mère, Dieu, la nature, une femme, les petits oiseaux, les fleurs: ce terme, devenu le leitmotiv de notre culture foncièrement sentimentale, est le plus pathétique de notre langue, mais aussi le plus diffus, le plus vagué, le plus inintelligible. Par rapport à l’état cristallin de la séduction, l’amour est une solution liquide, voire une solution gazeuse. Tout est soluble dans l’amour, tout est soluble par l’amour. Résolution, dissolution de toutes choses dans une harmonie passionnée ou dans une libido subconjugale, l’amour est une sorte de réponse universelle, l’espoir d’une convivialité idéale, la virtualité d’un monde de relations fusionnelles. La haine sépare, l’amour réunit. Eros est celui qui lie, qui accouple, qui conjugue, qui fomente les associations, les projections, les identifications. « Aimez-vous les uns les autres. » Qui jamais aurait pu dire: « Séduisez-vous les uns les autres? » (p. 109)
« Là où il n’y a plus de jeu ni de règle, il faut inventer une loi et un affect, un mode d’effusion universel, une forme de salut qui surmonte la division des corps et des âmes, qui mette fin à la haine, à la prédestination, à la discrimination, au destin: tel est notre évangile de la sentimentalité, qui met fin en effet à la séduction comme destin. » (p. 110)
« La séduction n’est pas liée aux affects, mais à la fragilité des apparences, elle n’a pas de modèle et ne cherche aucune forme de salut – elle est donc immorale. Elle n’obéit pas à une morale de l’échange, elle relève du pacte, du défi et de l’alliance, qui ne sont pas des formes universelles et naturelles, mais des formes artificielles et initiatiques. Elle est donc franchement perverse. » (p. 110-111)
« Séduction et amour peuvent échanger leurs acceptions les plus sublimes et les plus vulgaires, ce qui rend presque impossible d’en parler. D’autant que nous sommes pris aujourd’hui dans un revival du discours amoureux, une réactivation de l’affect par ennui, par saturation. Un effet de simulation amoureuse. » (p. 111)
« Retrouver une sorte de distinction, de hiérarchie de toutes ces figures, séduction, amour, passion, désir, sexe, est sans doute un pari absurde, mais c’est le seul qui nous reste. » (p. 112-113)
La séduction a connu un âge d’or, qui va de la Renaissance au XVIIIe siècle. L’amour a eu ses formes courtoises, dans la culture méditerranéenne du XIIIe siècle.
« Autre chose: la séduction est païenne, l’amour est chrétien. C’est le Christ qui commence de vouloir aimer et se faire aimer. La religion devient affect, souffrance et amour, ce dont n’avait cure les cultures et mythologies archaïques et antiques, pour qui la souveraineté du monde réside dans le jeur réglé des signes et des apparences, dans les cérémoniaux et les métamorphoses, donc dans des actes de séduction par excellence. Nul affect dans tout cela, nul amour, rien d’un grand flux divin ou naturel, pas besoin de psychologie non plus, de cette intériorité subjective où va fleurir le mythe de l’amour. » (p. 113)
« Seul existe le rituel, et le rituel est ordre de séduction. L’amour naît de la destruction des formes rituelles, de leur libération. Son énergie est une énergie de dissolution de ces formes, y compris des rituels magiques de séduction du monde […]. » (p. 114)
« L’amour, c’est la fin de la règle, et le début de la loi. C’est le début d’un dérèglement, où les choses vont s’ordonner selon l’affect, l’investissement affectif, c’est-à-dire une substance lourde, lourde de sens, et non plus selon le jeu des signes, substance plus légère, plus ductile, plus superficielle. » (p. 114)
La forme opposée à l’amour reste donc l’observance.
« […] l’amour est un dispositif d’énergie à circulation libre. Il est donc chargé de toute l’idéologie de la libération et de la libre circulation, il est le pathos de la modernité. » (p. 115)
« Aimer quelqu’un, c’est l’isoler du monde, c’est effacer ses traces, le déposséder de son ombre, l’entraîner dans un avenir meurtrier. C’est tourner autour de lui comme un astre mort, et l’absorber dans une lumière noire. Tout se joue dans une exorbitante exigence d’exclusivité sur un être humain quel qu’il soit. C’est en cela sans doute que c’est une passion: c’est que son objet est intériorisé comme fin idéale, et nous savons qu’il n’est d’objet idéal que mort. » (p. 115)
La séduction est cérémoniale. L’amour est pathétique. La sexualité est relationnelle.
« Dans certaines cultures, les différences guerrier / non-guerrier, brahmane / non-brahmane pèsent infiniment plus que la différence sexuelle: elles produisent plus d’énergie différentielle, elles ordonnent les choses avec plus de rigueur et de complexité. Dans toutes les cultures sauf la nôtre, la distinction du mort et du vivant, du noble et de l’ignoble, de l’initié et du non-initié, est infiniment plus forte que la distinction des sexes. La sexualité marque en fait, dans son évidence biologique et prétentieuse, la différence la plus faible et la plus pauvre, celle où les autres viennent se perdre. » (p. 116)
La séduction est l’ère d’une différence esthétique et cérémoniale entre les sexes.
L’amour (passion) est l’ère d’une différence morale et pathétique entre les sexes.
La sexualité est l’ère d’une différence psychologique, biologique et politique entre les sexes.
« Heureusement d’ailleurs: « Je vous aime » ne veut pas dire ce qu’il dit, et il faut l’entendre autrement. Sur le mode séductif (tous les verbes ont un mode secret: derrière l’indicatif et l’impératif, le séductif). La séduction est une modalité de tout discours, y compris le discours d’amour (du moins il faut l’espérer), qui fait qu’il joue avec son énonciation et touche l’autre au revers de son énoncé. Ainsi: « Je vous aime » n’est-il pas fait pour dire qu’on vous aime, mais pour vous séduire. C’est une proposition qui oscille sur les deux versants, et qui garde ainsi le charme insoluble de l’apparence, de ce qui n’a pas de sens, et donc auquel il est tout à fait inutile et inconsidéré d’accorder quelque croyance. Croire à: « Je vous aime » met fin à tout, y compris à l’amour, puisque c’est accorder du sens à ce qui n’en a pas. » (p. 119)
« Sexe, désir, affect comme sollicitude. Sédusez-moi, aimez-moi, faites-moi jouir, occupez-vous de moi. Trait caractéristique et obsessionnel, qui peut aller jusqu’à une demande presque fœtale d’amour (les stratégies fœtales). Il y a depuis deux ou trois siècles dans notre culture une surdétermination de toutes les formes d’amour (y compris celui de la nature) par l’amour maternel et la sentimentalité qui en découle. La séduction seule y échappe, parce qu’elle n’est pas une demande, mais un défi – elle s’y oppose comme le duel peut s’opposer au fusionnel. » (p. 120)
« On en revient toujours là: l’amour n’existe pas. Il devrait pouvoir exister, mais il n’existe pas. Les amants de l’epoque romantique n’ont eu d’autre solution que de se suicider ensemble pour absolutiser un échange impossible. Le sublime de l’amour est dans l’anticipation de sa propre mort. L’amour-passion ne trouve à s’accomplir que dans ce vertige antiérotique, antinaturel, qui n’est jamais une manière de vivre. Rien de commun avec notre mode de vie amoureux, rencontre idéale de deux désirs et de deux plaisirs. » (p. 122)
« On peut d’ailleurs se demander si cette forme d’amour banalisé et devenue forme de l’échange (affectif et sexuel) n’a pas été inventée pour échapper à la fatalité de l’autre. » (p. 122)
« Aimer est une sorte d’inceste psychologique, de rapprochement pathétique contre le jeu cruel de la séduction. » (p. 122-123)
« Le sexe et l’amour, lorsqu’ils prennent la forme séculière d’une économie domestique, peuvent parfaitement se marchander dans l’échange. Dès qu’on quitte la forme sublime du destin, on tombe dans la forme subliminale de l’échange. Là toutes les compensations et substitutions sont possibles: tu me donnes du sexe, je te donne de l’amour.
Dans tout ce qui est échange, il y a des possibilités de change. Mais pas dans la séduction, qui justement n’est pas un échange, mais un défi. Dans la séduction, il ne peut y avoir d’équilibre, d’optimalisation des relations d’échange, difficile mais toujours possible au niveau du sexe. C’est pourquoi la seule déprivation vraiment mortelle est celle de la séduction. » (p. 123)
« […] ce qu’une femme ne vous pardonnera jamais, ce n’est pas de ne pas l’aimer (avec l’amour ou le sexe, on s’arrange toujours), c’est de ne pas l’avoir séduite, ou, elle, de ne pas vous avoir séduit. Cela seul est inexpiable, et quelque amour ou tendresse que vous lui portez, elle finira toujours par en tirer une vengeance cruelle. » (p. 123)
« Il y a quelque chose de plus fort que la passion: l’illusion. Plus forte que le sexe ou le bonheur: la passion de l’illusion. Séduire, toujours séduire. Déjouer la puissance érotique par la puissance impérieuse du jeu et du stratagème – dans le vertige même dresser des pièges, et au septième ciel encore garder la maîtrise des voies ironiques de l’enfer –, telle est la séduction, telle est la forme de l’illusion, tel est le malin génie de la passion. » (p. 124)
L’objet et son destin
Suprématie de l’objet
« Nous avons toujours vécu de la splendeur du sujet, et de la misère de l’objet. C’est le sujet qui fait l’histoire, c’est qui lui totalise le monde. Sujet individuel ou sujet collectif, sujet de la connaissance ou sujet de l’inconscient, l’idéal de toute la métaphysique est celui d’un monde-sujet, l’objet n’est qu’une péripétie sur la voie royale de la subjectivité. » (p. 127)
« Dans notre pensée du désir, le sujet détient un privilège absolu, puisque c’est lui qui désire. Mais tout se renverse si on passe à une pensée, de la séduction. Là, ce n’est plus le sujet qui désire, c’est l’objet qui séduit. » (p. 127)
Aujourd’hui, la position du sujet est devenue tout simplement intenable. La seule position possible est celle d’objet.
« Nous vivons les convulsions de cette subjectivité, et on n’a pas fini d’en inventer de nouvelles – mais ceci n’est même plus dramatique: la problématique de l’aliénation s’est effondrée. Et l’évidence du désir est devenue un mythe. » (p. 129)
« […] l’objet ne croit pas à son propre désir, l’objet ne vit pas de l’illusion de son propre désir, l’objet n’a pas de désir. Il ne croit pas que quoi que ce soit lui appartienne en propre, et il n’entretient pas de phantasme de réappropriation ni d’autonomie. Il ne cherche pas à se fonder dans une nature propre, fût-elle celle du désir, mais du coup il ne connaît pas l’altérité et il est inaliénable. Il n’est pas divisé en lui-même, ce qui est le destin du sujet, et il ne connaît pas le stade du miroir, où il viendrait se prendre à son propre imaginaire.
Il EST le miroir. Il est ce qui renvoie le sujet à sa transparence mortelle. Et s’il peut le fasciner et le séduire, c’est justement qu’il ne rayonne pas d’un substance ou d’une signification propre. L’objet pur est souverain parce qu’il est ce sur quoi la souveraineté de l’autre vient se briser et se prendre à son propre leurre. Le cristal se venge. » (p. 129-130)
« Tout le destin du sujet passe dans l’objet. A la causalité universelle l’ironie substitue la puissance fatale d’un objet singulier. » (p. 130)
« Nul n’échappe à cette expérience d’investir un objet, tel objet, de toute la puissance occulte de l’objectivité. Cela fait partie des paris absurde, dont celui de Pascal sur l’existence de Dieu relève d’ailleurs au même titre.
Ce pari que nous faisons, il faut croire qu’il a quelque raison, puisque si la raison dit qu’un objet seul ne saurait être à l’origine du monde, mais au contraire que c’est lui qui doit s’expliquer objectivement à partir de toutes les données mondiales, si cette raison n’arrive pas à emporter la conviction, si en dépit de cette évidence rationnelle nous continuons d’adorer le monde dans la quintessence inintelligible d’un seul de ses détails, alors c’est que cette raison est elle-même un pari hypothétique. » (p. 131)
La marchandise absolue
« L’objet absolu est celui dont la valeur est nulle, la qualité indifférente, mais qui échappe à l’aliénation objective en ce qu’il se fait plus objet que l’objet – ce qui lui donne une qualité fatale. » (p. 132)
« Si la forme marchandise brise l’idéalité antérieure de l’objet (sa beauté, son authenticité, et même sa fonctionnalité), alors il ne faut pas tenter de la ressusciter en niant l’essence formelle de la marchandise, il faut au contraire – et là est toute la stratégie de la modernité, ce qui constitue pour Baudelaire la séduction perverse et aventureuse du monde moderne – pousser jusqu’à l’absolu cette partition de la valeur. » (p. 133)
L’objet d’art est le nouveau fétiche triomphant.
Eloge de l’objet sexuel
« Seul l’objet est séduisant. » (p. 135)
« Le transfert d’initiative sexuelle à la femme a créé une situation nouvelle. Car la prérogative masculine, du temps de la « femme-objet », a du moins donné lieu à toute une culture de la passion et de la séduction, à une culture romanesque liée au jeu de l’interdit sexuel. Une telle culture n’est guère pensable en sens inverse. On ne voit pas l’homme assumer les pudeurs et les secrets, la provocation et le retrait, toute la stratégie sublime et subliminale d’objet qui faisait l’éternel féminin. Il n’y a pas d’éternel masculin parce qu’il n’y a pas d’interdit qui protège l’homme de la demande sexuelle de la femme. La femme, si elle le veut, n’a plus besoin de séduire. L’homme, si la femme le veut, aura toujours besoin de séduire.
Et si la contrainte de féminité-objet a cessé pour la femme, celle, par contre, de virilité n’a pas cessé pour l’homme. Il se trouve donc sommé de répondre, sauf à perdre la face, à la demande sexuelle de la femme – situation où celle-ci ne s’est jamais trouvée, car elle a toujours eu la possibilité de l’éluder, dans la séduction et le refus en particulier, où elle ne risquait pas de perdre la face, bien au contraire. » (p. 139)
« La situation n’est donc plus duelle, elle est devenue unilatérale. La femme-objet était souveraine et restait maîtresse de la séduction (d’une règle du jeu secrète du désir). L’homme-objet n’est qu’un sujet dépouillé, nu, orphelin du désir, rêvant d’une maîtrise perdue – ni sujet ni vraiment objet de désir, mais seulement l’instrument mythique d’une liberté cruelle. » (p. 139)
« Quelque chose dans la femme ignore la possession. Quelque chose dans l’objet ignore la possession. La possession est la préoccupation et l’orgueil du sujet, mais non de l’objet, qui n’en a cure, non plus que de sa libération. L’objet ne veut que séduire – c’est ainsi qu’il joue de sa servitude, comme les bêtes de leur silence, comme les pierres de leur indifférence, comme les femmes de leur regard, et qu’il gagne toujours. » (p. 140)
La différence est sérieuse, l’indifférence est ironique.
« Chacun jouit de son côté. La possibilité même d’une sexualité repose sur ce que chacun ignore comment l’autre jouit (ni même s’il jouit tout simplement). C’est un malentendu vital, pourrait-on dire. C’est la forme biologique du secret. » (p. 142)
« […] la multiplication par neuf de la jouissance féminine n’est que la multiplication ironique du désir de l’homme. Elle témoigne que la femme n’est que l’extase ironique du désir de l’homme. » (p. 143)
« Le rêve dans l’amour serait de devenir femme. Le phantasme profond de l’amour physique et mental n’est pas de possession, mais de métamorphose, de transfiguration sexuelle. Au plus fort de l’amour nous sommes hantés par l’énigme du sexe différent. Toutes les copulations ne visent qu’à cela: toucher à l’autre sexe comme adversité, intégrer par divination. Rêve insoluble, qui s’épuise à les posséder toutes, continuellement. » (p. 144)
« Tout le drame de la différence est du côté de l’homme, tout le charme de la différence est du côté de la femme. Nulle misère, nulle oppression de la femme ne ravalera jamais ce destin supérieurement inégal, et qui fera toujours pencher la balance du rêve, de la hantise, de l’énigme, du stratagème du côté du sexe qui se préfère lui-même et décrit ainsi le creux délicieusement vide, celui du plaisir, ou l’autre vient s’abîmer. » (p. 144)
L’éminence grise
« Là est peut-être le secret de toute séduction: elle offre à la beauté un miroir déformant où elle est enfin libérée de sa perfection. Elle offre plus généralement à l’autre un miroir étrange où il est enfin libéré de son être, de sa liberté, de son image, de sa ressemblance – toutes choses qui, dans le secret de lui-même, lui pèsent. Dieu même est séduit par le Diable. » (p. 148)
« Séduire ce qu’on a engendré est, dans la version banale, le crime par excellence. Mais dans un ordre plus profond des choses, l’incest est de nature et de rigueur. Il faut séduire ce qu’on a produit et engendré. C’est peut-être au contraire le fait d’être engendré et d’engendrer qui est le crime par excellence, et qui doit être résolu, racheté, expié par le fait initiatique de séduire et d’être séduit. Et cette séduction est toujours plus ou moins incestueuse car, à l’image de l’inceste, elle est une forme ésotérique, elle consiste à vous faire entrer dans le secret, et non seulement dans la vie, elle consiste à vous donner un destin, et non seulement une existence. » (p. 149)
« L’inceste ne procède pas d’un désir ni de l’interdit de désir, il ne procède pas d’une pulsion naturelle ou anti-nature, il n’a rien de libidinal, mais il ne fonde pas non plus la loi ni l’ordre symbolique. Il exprime cette règle fondamentale qui veut que tout ce qui a été produit doit être séduit (être initié à la disparition après avoir été initié à l’existence). » (p. 149-150)
« Le destin ne se profile que dans cette conjoncture énigmatique: mon secret est ailleurs. Nul ne détient son propre secret – c’est là l’erreur de toute psychologie, y compris celle de l’inconscient. » (p. 150)
« Car justement dans le Witz, le mot devient un trait – non plus un signe porteur, mais un vecteur pur de l’apparence. Des fragments de langage inconnus l’un à l’autre, sans enchaînement causal, s’y rejoignent comme par enchantement et découvrent avec ravissement qu’ila n’étaient « ni l’un ni l’autre ». Des termes s’arrachent réciproquement leur masque et ne se reconnaissent pas. » (p. 151)
« Pour qu’il y ait séduction, il faut aussi que les signes ou les mois fonctionnent à leur insu, comme dans le Witz, il faut que les choses soient absentes d’elles-mêmes, que les mots ne veuillent rien dire, mais sans le savoir (seul le langage le sait) […]. » (p. 152)
« Il ne suffit pas qu’une histoire soit illogique et insensée pour être séduisante, il faut encore qu’elle fasse signe de façon inintelligible. » (p. 153)
Le cristal se venge
« La psychanalyse a privilégié un aspect de notre vie, et elle nous a caché l’autre. Elle a surévalué une de nos naissances, la naissance biologique et génitale, et elle a oublié l’autre, la naissance initiatique. » (p. 154)
« Cette première naissance nous impose une histoire, forcément œdipienne. Histoire de refoulement et de travail inconscient, histoire psychologique de complexes et de deuil, de rapports toujours altérés et mortifiants au Père, à la Loi, à l’ordre symbolique. Ce que la psychanalyse n’a pas vu, c’est qu’il nous arrive heureusement toujours autre chose, un événement sans précédent, qui inaugure non pas une histoire, mais un destin et qui, parce que sans précédent, nous libère de cette genèse et de cette histoire. Cet événement, sans précédent est la séduction, il est aussi sans origine, il vient d’ailleurs, il vient toujours inopinément, c’est un événement pur qui efface d’un seul coup les déterminismes conscients et inconscients. » (p. 154-155)
« Les seuls malades sont ceux de la séduction. Ceux précisément à qui cet événement sans précédent n’est pas arrivé, ceux qui n’ont pas connu cette seconde naissance initiatique et qui, pour cette raison, resteront encloués dans leur histoire œdipienne et voués à la psychanalyse. Qui les entreprend sur la base d’une économie de désir, c’est-à-dire d’un refus de séduction où elle n’a pas peu contribué à les enfermer. » (p. 155)
« Ce qui vous fait exister, ce n’est pas la force de votre désir (tout l’imaginaire énergétique et économique du XIXe siècle); c’est le jeu du monde et de la séduction, c’est la passion de jouer et d’être joué, c’est la passion de l’illusion et des apparences, c’est ce qui, venu d’ailleurs, des autres, de leur visage, de leur langage, de leurs gestes, vous trouble, vous leurrre, vous somme d’exister, c’est la rencontre, la surprise de ce qui existe avant vous, hors de vous, sans vous – merveilleuse extériorité de l’objet pur, de l’événement pur -, ce qui arrive sans que vous y soyez pour rien, quel soulagement enfin, rien que cela a de quoi vous séduire: on nous a tellement sollicités d’être la cause de tout, de trouver une cause à tout. » (p. 156)
Freud a brisé l’événement incontrôlable de la séduction.
« La séduction est tout autre chose que cette mère dévorante dont Freud avait bien raison d’avoir peur. Si la psychanalyse (la Loi, le Père, etc.) est ce qui vous arrache au désir fusionnel de la Mère pour vous rendre à la souveraineté de votre propre désir, la séduction est ce qui vous arrache à votre propre désir pour vous rendre à la souveraineté du monde. Elle est ce qui arrache les êtres à la sphère psychologique du phantasme, du refoulement, de l’autre scène, pour les rendre au jeu vertigineux et superficiel des apparences. Elle est ce qui arrache les êtres au règne de la métaphore pour les rendre à celui des métamorphoses. Elle est ce qui arrache les êtres et les choses au règne de l’interprétation pour les rendre à celui de la divination. Elle a forme initiatrice, et elle rend aux signes leur puissance. Ainsi ne peut-elle coexister avec une discipline qui ne leur donne que du sens, et un sens malheureux. » (p. 158-159)
« La psychanalyse est la conscience malheureuse du signe. Elle transforme tout signe en symptôme, tout acte en lapsus, tout discours en signification cachée, toute représentation en hallucination de désir. Incroyable strabisme de l’interprétation analytique. Contre la puissance séductrice de la pensée, la psychanalyse incarna la toute-puissance de l’arrière-pensée. Méfiance envers les apparences, chantage au symptôme, chantage au sens caché, résultion de l’énigme: la psychanalyse participe absolument du malheur, de la conscience malheureuse génératrice pour l’homme, selon Nietzsche, de tous les arrière-mondes. » (p. 160-161)
Le fatal, ou l’imminence réversible
« Le hasard me fatigue », Dieu. » (p. 161)
« Deux hypothèses sur le hasard. La première: toutes choses sont appelées à se rencontrer, seul le hasard fait qu’elles ne se rencontrent pas. La seconde: toutes choses sont éparses et indifférentes les unes aux autres, seul le hasard fait qu’elles se rencontrent parfois.
Cette dernière hypothèse est commune; l’autre, paradoxale, est plus intéressante. » (p. 161)
« […] est-ce le hasard qui maintient les choses dans une dispersion aléatoire (ceci correspond à sa définition), ou est-ce lui qui fait qu’elles se rencontrent de temps en temps ? Nous donnons volontiers les deux sens à la fois. Les choses vont au hasard – et le hasard les réunit. Nous sommes en plein illogisme. » (p. 162)
« La solution serait peut-être celle-ci: l’analyse moderne a mis depuis longtemps en lumière les failles d’une explication déterministe du monde, enfanté un monde aléatoire aux dépens de la causalité objective, elle a donc suscité partout une vision en termes de hasard, et en même temps elle a éveillé l’attention à d’autres connexions, non causales et plus secrètes (la psychanalyse par exemple, et son interprétation inconsciente ont éliminé le hasard des lapsus, des actes manqués, des rêves, de la folie). Une autre nécessité, plus énigmatique, est apparue, et, à celle-ci, rien n’échappe en principe: prédestination psychologique ou structurale, l’ordre profond des choses est inconscient mais son décret n’en elimine pas moins le hasard. Nous avons ainsi substitué au règne des causes intelligibles, non pas le hasard en vérité, mais un mécanisme d’enchaînements plus mystérieux. Le hasard correspondrait ainsi non pas à un état provisoire d’incapacité des sciences à tout expliquer – en ce cas il aurait encore une existence conceptuelle palpable -, mais au passage d’un état de déterminisme causal à un autre ordre, radicalement différent, de non-hasard lui aussi. Il n’a donc pas d’existence du tout. » (p. 162)
Un problème: « Pour qu’il y ait hasard […] il faut qu’il y ait coïncidence, que deux séries se croisent, que deux événements, deux individus, deux particules se rencontrent. Même si la probabilité de cette occurrence est infime, il faut que cette conjonction puisse avoir lieu, de même que, pour qu’il y ait causalité, il faut qu’il y ait de quelque façon contiguïté de la cause et de l’effet. Or, ce postulat n’est jamais sûr. Il n’est pas sûr que la rencontre ne soit pas impossible […]. » (p. 162-163)
« […] le hasard n’est que cette liberté qu’ont les corps, ou les particules au niveau microscopique, de se mouvoir n’importe comment dans un espace indifférencié, et cette liberté, du point de vue symbolique, qui implique pour tout être un espace inviolable, est immonde et obscène. » (p. 163)
« Le matérialisme occidental fait l’hypothèse que le monde est une matière brute livrée aux mouvements aléatoires et désordonnés. Notre scène primitive du monde est celle d’une matière morte si quelque dieu ne venait lui insuffler une âme, un sens ou une énergie – d’un désordre auquel seul Dieu peut venir imposer l’ordre, en arrachant le monde au chaos oridinel. » (p. 164)
« Le hasard fatigue Dieu », avait dit un théologien à propos de l’interdiction des jeux de hasard.
« Mais on peut faire l’hypothèse inverse sur cette phrase admirable. Dieu n’est pas fatigué de lutter contre le hasard, il est fatigué d’avoir à le produire: c’est lui, Dieu, qui est cloué à cette tâche de toute éternité, car la vérité est qu’il n’y a pas de hasard, et s’il faut le produire, seul un dieu peut le faire, car c’est une tâche surhumaine. » (p. 165)
« Les primitifs croyaient en un univers de cet ordre, un univers de la toute-puissance de la pensée et de la volonté, sans trace de hasard, mais justement ils vivaient dans la magie et dans la cruauté. Le hasard nous laisse respirer: nul ne l’a voulu, quel soulagement! Ainsi c’est Dieu qui nous accorde le hasard dans son immense pitié. D’ailleurs, on exprimera souvent, pour un événement dont on veut se débarrasser, que « Dieu l’a voulu » (c’est-à-dire personne). Mais Dieu est fatigué, à la fin, de l’avoir voulu, et il est bien possible que de temps en temps, il retire sa volonté et laisse le monde en proie à la loi des choses, c’est-à-dire à la prédestination totale. » (p. 165)
« Dieu, notre Dieu rationnel et rationaliste, est évidemment impuissant à régulariser le cours des choses. Sa raison d’être étant de cautionner et de bénir quelques enchaînements causals qui lui permettront de proter sur le monde un jugement dernier, de dissiper sur quelques points le brouillard qui voila sa perception lumineuse du chaos, afin que puisse surgir une distinction minimale entre le Bien et le Mal – le Diable venant à tout instant brouiller ces agencements laborieux, et la séduction brouiller sans cesse cette distinction du Bien et du Mal -; il n’est pas étonnant que ce Dieu soit mort, laissante derrière lui un monde parfaitement libre et aléatoire, et à une divinité aveugle nommée Hasard le soin de régler les choses. » (p. 166)
« Mais tout cela part de l’hypothèse pauvre qui est celle d’un monde chaotique contre lequel il faut luttre à coup d’enchaînements rationnels. Alors que l’hypothèse inverse, l’hypothèse riche, est infiniment plus plausible, à savoir celle d’un monde où il n’y a absolument pas de hasard – rien n’est mort, rien n’est inerte, rien n’est désenchaîné, décorrélé ni aléatoire, tout au contraire s’enchaîne fatalement ou admirablement – non pas selon des enchaînements rationnels (ceux-là ne sont ni fatals ni admirables), mais selon un cycle incessant de métamorphoses, selon des enchaînements séduisants qui sont ceux des formes et des apparences. Vu comme substance en mal d’énergie, le monde vit dans la terreur inerte de l’aléatoire, il se défait dans le hasard. Vu sous l’ordre des apparences et de leur déroulement insensé, vu comme événement pur, il est au contraire d’une nécessité absolue. Vu sous cet angle, tout éclate de connexions, de séduction; rien n’est isolé, rien n’est au hasard – la corréraltion est totale. Le problème serait bien plutôt de freiner, d’arrêter en certains points cette corrélation totale des événements. D’arrêter ce vertige de séduction, d’enchaînement des formes les unes par les autres, cet ordre magique (d’autres diront ce désordre magique) que nous voyons spontanément resurgir sous forme de séquences ou de coïncidences en chaîne (heureuses ou malheureuses, sous forme de destin, d’enchaînement inéluctable quand tous les événements viennent s’ordonner comme par miracle – nous connaissons tous cela, y compris dans l’écriture et la parole, car les mots ont la même compulsion, quand on les laisse jouer librement, à venir s’ordonner comme destin; tout le langage peut venir s’engouffrer dans une seule phrase, par un effet de séduction qui précipite les signes flottants vers un enchaînement central. Nous connaissons cette réaction en chaîne, nous savons l’évidence avec laquelle elle s’impose, l’étrange familiarité que retrouve le cours des choses lorsqu’il joue tout seul, par une contiguïté événementielle pure – c’est-à-dire quand nous ne lui opposons pas nos enchaînements rationnels, nos constructions logiques et finales, ou le déroulement second une histoire. » (p. 167-168)
« Cet ordre surabondant du signifiant est celui de la magie (et de la poésie) – ce n’est pas un ordre du hasard ni de l’indéterminé, loin de là, c’est au contraire un ordre réglé, d’une nécessité bien supérieure à celle qui règle l’accouplement du signifiant et du signifié (qui, lui, est largement arbitraire). Le long travail d’accouplement des signifiés aux signifiants, qui est le travail de la raison, vient en quelque sorte freiner et résorber cette profusion fatale. La séduction magique du monde doit être réduite, voire anéantie. Et elle le sera le jour où tout signifiant aura reçu son signifié, lorsque tout sera devenu sens et réalité. Ce sera bien évidemment la fin du monde. Littéralement le monde prendra fin lorsque tous les enchaînements séduisants auront laissé la place aux enchaînements rationnels. » (p. 168)
« Le travail de la raison n’est pas du tout d’inventer des enchaînements, des relations, du sens; de tout cela il y en a en excès au départ – c’est au contraire de fabriquer du neutre, de l’indifférent, de désaimanter les constellations, les configurations inséparables pour en faire des éléments erratiques voués ensuite à trouver leur cause ou à errer au hasard. Casser le cycle incessant des apparences. Le hasard, c’est-à-dire la possibilité même de l’indétermination des éléments, de leur indifférence respective et pour tout dire de leur liberté, résulte de ce démantèlement. » (p. 169)
Pour qu’il y ait hasard, il faut qu’il y ait du vide (des points d’effondrement de toute substance et de toute forme, des intervalles où il n’y ait littéralement rien. Ce n’est pas un hasard que l’invention du hasard et celle du vide se sont faites en même temps vers le XVIIe siècle, autour de Pascal et de Torricelli.
« L’homme moderne a littéralement inventé ces concepts neutres, ces simulations d’absence: le hasard, le vide – un univers sans lien, sans forme, sans destin, sans espace, sans contenu -; deux abstractions formelles, fondatrices d’une modernité d’où la fatalité et la grâce ont commencé, au XVIIe siècle, de se retirer […]. » (p. 169-170)
« Toute la stratégie, dans la sphère du jeu, sera de provoquer une désescalade des causes rationnelles et une escalade inverse des enchaînements magiques. » (p. 170)
« La chance, on le sait, n’est chance que si elle fait boule de neige, comme la catastrophe, que si elle rayonne comme foyer de séduction – elle n’a rien à voir avec une probabilité objective qui, elle, s’arrête là et ne mérite que d’être calculée. » (p. 170)
« Nous sommes tous des joueurs. C’est-à-dire que ce que nous espérons le plus intensément, c’est que se défassent de temps en temps les enchaînements rationnels, qui vont pas à pas, et que s’installent, même pour un temps bref, un déroulement inouï d’un autre ordre, une surenchère merveilleuse des événements, une succession extraordinaire, comme prédestinée, des moindres détails, où on a l’impression que les choses, jusque-là maintenues artificiellement à distance par un contrat de succession et de causalité, d’un coup, se retrouvent non pas livrées au hasard, mai spontanément convergentes et concourant à la même intensité par leur enchaînement même. » (p. 171)
« La cause produit l’effet. Les causes ont donc toujours un sens et une fin. Elles ne mènent donc jamais à la catastrophe (elles ne connaissent que la crise). La catastrophe, elle, est l’abolition des causes. Elle submerge la cause sous l’effet. Elle précipite l’enchaînement causal à sa perte. Elle rend les choses à leur apparition pure, ou à leur disparition […]. » (p. 173-176)
« Ce ne sont jamais les causes, ce sont les apparences, lorsqu’elles s’enchaînent d’elles-mêmes, qui mènent à la catastrophe. Contrairement à la crise, qui n’est que le désordre des causes, la catastrophe, elle, est le délire des formes et des apparences. » (p. 174)
« Il n’y a donc pas de hasard. Le hasard caractériserait la possibilité absolument invraisemblable où les choses, privées de leurs déterminations et de leurs causes, seraient laissées à elles-mêmes, véritablement libres en effet, et flottantes dans un hyperespace aléatoire, avec quelques vagues chances de rencontres de troisième type. C’est à peu près en effet le sort qui nous est réservé au terme de toutes les libérations, dans l’enfer moléculaire qu’on nous prépare. Mais sur un autre plan, bien plus radical que le réel justement, ceci est tout à fait impossible: le hasard, le concept de hasard suppose qu’il n’est pas d’autre enchaînement possible que celui des causes. Il est donc bêtement du côté de la nécessité: si les choses n’ont plus de causes (ou si elles ne peuvent plus les « produire »), alors elles ne sont d’aucun ordre, sauf à retourner dans l’équation forcée des probabilités. Elles errent comme les âmes mortes, dans le purgatoire de l’aléatoire. Le hasard, c’est ça: le purgatoire de la causalité. Là où les âmes attendent qu’on leur rende un corps, là où les effets attendent qu’on leur rende une cause. Juste avant l’enfer moléculaire où, décidément, ils seront à tout jamais anéantis. » (p. 175)
« Mais les choses ont d’autres enchaînements que ceux de leurs causes. La fatalité par exemple […]. Dans la fatalité ou le destin, l’enchaînement, loin d’être celui des causes, est celui-ci: le signe de l’apparition des choses est aussi celui de leur disparition. » (p. 175)
« Or, nous préférons depuis longtemps la version accidentelle du monde (lorsque la version rationnelle fait défaut) à la version fatale. Notre version du désordre apparent du monde est de préférence celle du hasard et de l’accident. Or, il est vraisemblable que l’accident est extrêmement rare, contrairement à ce qu’on pense (le hasard est improbable), et la fatalité très fréquente. La plupart du temps, on perd tout sur le numéro qui vous a tout fait gagner, et pas seulement à la table de jeu. Vous pourrez dire: ce n’est pas étonnant, les gens jouent toujours le même numéro – mais justement ce n’est pas un hasard s’ils jouent le même numéro. » (p. 176)
« […] vouloir la mort de quelqu’un est insupportable du point de vue moral, mais que cette mort soit un pur effet du hasard est insupportable du point de vue symbolique, qui est toujours bien plus fondamental. » (p. 178-179)
« […] nous répugnons profondément à un monde neutre, régi par le hasard, donc inoffensif et dénué de sens, aussi bien qu’à un monde où tout serait régi par les causes objectives; l’un et l’autre, quoique plus faciles à vivre, ne résistent pas à l’imagination fascinante d’un univers tout entier régi par l’enchaînement divin ou diabolique des coïncidences voulues, c’est-à-dire un univers où nous séduisons les événements, où nous les induisons et les faisons advenir par la toute-puissance de la pensée – univers cruel où nul n’est innoccent, et surtout pas nous, univers où notre subjectivité s’est dissoute (mais nous l’acceptons joyeusement) parce qu’elle s’est résorbée dans l’automatisme des événements, dans leur déroulement objectif. » (p. 179)
« Nous aimerions qu’il y ait du hasard, du non-sens, donc de l’innocence, et que les dieux continuent de jouer aux dés avec l’univers, mais nous préférons qu’il y ait partout souveraineté, cruauté, enchaînement fatal, nous préférons que les événements soient la conséquence radicale de la pensée. Nous aimons ceci et nous préférons cela. De même, nous aimerions que tous les effets s’enchaînent selon leur cause, mais nous préférons qu’il y ait de par le monde hasard et libre coïncidence. Simplement je crois que nous préférons par-dessus tout l’enchaînement fatal. Jamais le déterminisme n’abolira le hasard. Mais nul hasard jamais n’abolira le destin. » (p. 179)
La définition du destin: « Ça, c’est la définition du destin: la précession de l’effet sur ses causes mêmes. Ainsi toutes choses arrivent avant d’être arrivées. Les causes viennent après. Parfois même les choses disparaissent avant d’être arrivées, avant de s’être produites. » (p. 180)
Le secret de l’écriture: aller plus vite que l’enchaînement conceptuel.
« […] le réel n’est que la coïncidence dans le temps d’un événement et d’un déroulement causal. » (p. 180)
« […] la catastrophe est toujours en avance sur l’échéance normale; elle est toujours un télescopage, une instantanéisation bruque du temps, un séisme qui rapproche les bords éloignés du temps […]. » (p. 180)
« Cette réversibilité de l’ordre causal, cette réversion de l’effet sur la cause, cette précession et ce triomphe de l’effet sur la cause, est fondamentale. On peut le dire primordiale, fatale et originelle. C’est celle du destin. » (p. 181)
« Il n’y a pas de place pour le hasard là-dedans, c’est-à-dire pour une substance neutre et indéterminée. L’univers est manichéen, deux ordres s’y opposent absolument. Rien n’est déterminé mais tout est antagoniste. » (p. 181)
« […] ce que pressent désormais la science aux confins physiques et biologiques de son exercice, c’est qu’il y a non seulement une flottaison, une incertitude, mais une réversibilité possible des lois physiques. Ça, ce serait l’énigme absolue: non pas quelque ultraformule ou métaéquation de l’univers (ce qu’était encore la théorie de la relativité), mais l’idée que toute loi peut se réversibiliser (pas seulement la particule dans l’antiparticule, la matière dans l’antimatière, mais les lois elles-mêmes). Cette réversibilité, l’hypothèse en a toujours été faite dans les grandes métaphysiques, c’est la règle fondamentale du jeu des apparences, de la métamorphose des apparences, contre l’ordre irréversible du temps, de la loi et du sens. Mais il est fascinant de voir la science parvenir aux mêmes hypothèses, tellement contraires à sa propre logique et à son propre déroulement. » (p. 182)
« Ce ne sont donc pas la causalité ni le déterminisme, mais pas non plus la causalité flottante, la probabilité, l’incertitude, la relativité qui seraient le dernier mot, mais la réversion, la réversibilité. » (p. 182)
La cérémonie du monde
« Dans l’ordre des enchaînements hautement conventionnels et parfaitement réglés, dans l’ordre des enchaînements vides de la plus haute nécessité, la cérémonie est l’équivalent de la fatalité.
Enchaînement extatique comme celui du jeu: la cérémonie n’a pas de sens, elle n’a qu’une règle ésotérique. Et elle n’a pas de fin, puisqu’elle est initiatique.
En elle s’exalte l’ordre définitivement factice et conventionnel du monde, l’objectivité occulte qui luit derrière la subjectivité des apparences.
On dit que la pensée sauvage subjective tout, sans tenir compte de l’objectivité du monde. Mais c’est nous qui derrière l’alibi de la raison objective subjectivons tout, psychologisons tout, imposons partout une subjectivité occulte.
La cérémonie met fin à cet occultisme de la subjectivité. » (p. 185)
« Or, c’est là où les signes prennent leur plus grande intensité: lorsqu’ils ne requièrent plus que l’observance pure. Lorsqu’ils poussent au plus haut point, comme les règles d’un jeu, l’arbitraire et la discrimination. Pas la différence qui, elle, a toujours un sens, mais la discrimination, qui est la forme véritablement rigoureuse dans le temps – ce qui est toujours déjà là avant d’être arrivé (donc parfaitement miraculeux), ce qui prend force de signe avant d’avoir du sens (donc parfaitement arbitraire), ce qui s’impose comme fin avant d’être justifié (donc parfaitement injuste). Tout ceci peut nous paraître à nous, dans le désordre moral, sentimental et démocratique où nous vivons, parfaitement injustifiable et immoral en effet – nous réservons depuis longtemps toutes nos foudres à la prédestination et à la discrimination, nous cultivons en revanche avec l’amour la finalité et la différence – c’est pourtant là où les choses, où les signes offrent le maximum d’intensité, de fascination et de plaisir.
Le processus qui règle l’échéance du monde sur l’occurrence d’un signe pur, sur l’événement du signe cérémonial, fût-il celui de la catastrophe, sera toujours plus grandiose et plus fascinant que celui d’un déroulement causal. Le processus qui nous vole notre liberté et nous engage dans un cycle de la prédestination (fût-ce sous la forme la plus banale de la « chance »), celui-là a plus de chances de nous séduire que celui d’une liberté et d’une responsabilité qui sont de toute façon sans fondement elles aussi: au lieu de se vouer au comique d’une liberté aux prises avec son propre fondement, vouons-nous plutôt au tragique de l’arbitraire pur. Chacun secrètement préfère un ordre arbitraire et cruel, qui ne lui laisse pas le choix, aux affres d’un ordre libéral où il ne sait pas ce qu’il veut, où il est forcé de reconnaître qu’il ne sait pas ce qu’il veut: car dans le premier cas il est voué à la détermination maximale, et dans le second à l’indifférence. Chacun secrètement préfère un ordre si rigoureux et un déroulement tellement arbitraire (ou si peu logique, comme l’est celui du destin ou de la cérémonie) que le moindre dérangement fait s’écrouler l’ensemble, au cheminement dialectique de la raison, où une logique finale domine tous les accidents du langage. Sans doute avons-nous le désir profond de détourner le destin, de déranger la cérémonie, comme de faire violence à tout ordre quel qu’il soit: mais cette violence elle-même est alors prédestinée, elle prend son relief même de l’ordre cérémonial, elle n’est pas une violence informelle, elle crée une péripétie dramaturgique. » (p. 188)
« Toute la séduction de la cérémonie est dans cette violence idolâtrique, sémiurgique, barbare, qui s’oppose à la culture du sens. » (p. 189)
« Si la cérémonie est synonyme de leuteur, c’est qu’elle est de l’ordre de la prédestination et du déroulement réglé. La précipitation, comme pour le sacrifice, serait sacrilège. Il faut laisser à la règle le temps de jouer et aux gestes le temps de s’accomplir. Il faut laisser au temps le temps de disparaître. » (p. 189)
Sur la beauté occidentale et la beauté traditionnelle: « Notre beauté occidentale est liée soit à une caractéristique de nature et d’expression (beauté de caractère), soit à une caractéristique de mode (dominance de modèles successifs, idéalité de tel trait à tel moment, etc.). Naturalisée et modélisée, elle suppose une distinction du beau et du laid (et plus récemment un chantage assez féroce à la beauté). Les traits orientaux par contre, sans compter qu’ils font moins une exception du visage et impliquent davantage une cérémonie gestuelle de tout le corps, sont des traits de race, donc arbitraires et conventionnels par opposition à notre esthétique naturaliste et expressionniste, mais du coup ils acquièrent une beauté bien plus extraordinaire, celle d’une morphologie rituelle égale pour tous. Pas de distinction: la même beauté joue sur les visages des hommes ou des femmes, et d’une certaine façon aucun n’est laid, puisqu’ils tiennent tous leur relief du même dessin. En regard de celle-ci, la beauté occidentale avec son individuation selon des modèles hybrides apparaît extraordinairement vulgaire. Le jeu des signifiants morphologiques de la race l’emporte de loin sur les valeurs esthétiques signifiées de notre culture. » (p. 190)
« Aujourd’hui nous plaçons la loi morale au-dessus des signes. Le jeu des formes conventionnelles est jugé hypocrite et immoral: nous lui opposons la « politesse du cœur », voire l’impolitesse radicale du désir. Nous croyons en l’échange et en la sincérité de l’échange, en une vérité naturelle des sentiments et des affects. Nous croyons en une vérité cachée des rapports de force, dont les signes seraient la superstructure expressive, toujours suspects de détournement de la réalité et de mystification des consciences. Nous croyons en une vérité sexuelle cachée du corps, dont celui-ci n’est plus que la surface de déchiffrement. Nous croyons au primat d’une énergie informelle, ou d’une profondeur du sens (la loi inscrite au fond des cœurs), dont la destination est de se frayer une voie à travers la confusion superficielle des signes. Et nous sommes prêts à transgresser les codes établis pour faire resplendir la Loi et la Vérité. » (p. 190-191)
« C’est parce que nous voulons substituer à l’arbitraire de la règle la nécessité de la Loi que les signes de politesse deviennent une convention arbitraire. Nous pourrions, nous devrions tout aussi bien charger de réprobation morale les règles du jeu d’échecs. » (p. 191)
« […] la loi inscrite dans le ciel n’est pas du tout celle de l’échange. Ce serait bien plutôt celle de l’alliance, du pacte d’alliance et des enchaînements séduisants. » (p. 191)
« Un enchaînement séduisant est celui qui évite la promiscuité de la cause et de l’effet. Les signes n’y passent pas entre eux un contrat d’échange, mais un pacte d’alliance. » (p. 191)
« Le destin, au sens d’une forme inéluctable et récurrente de déroulement des signes et des apparences, est devenu pour nous une forme étrange et inacceptable. Nous ne voulons plus d’un destin. Nous voulons une histoire. Or la cérémonie était l’image du destin. » (p. 192)
« Il n’est pas question de réhabiliter la politesse comme fonction sociale. Lorsqu’elle n’est plus que cela, elle est en effet ridicule et absurde, tout comme la résurrection du yoga comme discipline psycho-diététique ou le recyclage des arts martiaux dans la chorégraphie de Béjart. Les droits de l’individu, ses pulsions, l’expression libre, la libération de la parole ont mis fin à ce cérémonial inutile et à l’hypocrisie des signes. Bravo. » (p. 192)
« C’est à sauver l’illusion dans ce sens, c’est-à-dire l’infime écart qui faut jouer le réel avec sa propre réalité, qui joue avec la disparition du réel en exaltant ses apparences, c’est-à-sauver cette règle ironique du jeu qu’ont travaillé pendant des siècles ce que nous appelons l’art, le théâtre, le langage. Dans ce sens ils ont gardé quelque chose de la cérémonie et du rituel dans leur violence faite au réel. C’est dans l’art que s’est préservé quelque chose de la puissance cérémoniale et initiatique, même considérablement affaiblie (et certainement pas dans ce que nous appelons aujourd’hui cérémonie: monuments au morts, distribution de prix, Jeux Olympiques, etc.). C’est là que s’est conservée une stratégie des apparences, c’est-à-dire une maîtrise des apparitions et des disparitions, et en particulier la maîtrise sacrificielle de l’éclipse du réel. » (p. 192-193)
Ce qui a toujours fasciné les hommes c’est le double miracle de l’apparition des choses et de leur disparition.
« Aujourd’hui, pour avoir tout joué sur le mode de production et en avoir épuisé l’illusion, nous sommes affrontés au mode d’apparition et de disparition sans plus aucune maîtrise cérémoniale. » (p. 194)
« Aujourd’hui, pour justifier l’apparition des choses, nous sommes réduits à invoquer une énergie productive, une énergie pulsionnelle – pour la mort même nous sommes réduits à invoquer la pulsion de mort. » (p. 194)
« Le destin fondamental n’est pas d’exister et de survivre, comme on le croit: il est d’apparaître et de disparaître. Cela seul nous séduit et nous fascine. Là seulement il y a une scène et un cérémonial. » (p. 194)
« Les corps, les signes s’y heurtent parce qu’ils y ont perdu leur aura cérémoniale (Benjamin). La différence est sensible jusque dans le déplacement des foules, des masses: alors que dans l’espace occidental du métro, de la ville, du marché, les gens se heurtent, se disputent l’espace, ou au mieux évitent la trajectoire de l’autre, dans une promiscuité aggressive, les foules en Orient, ou dans un souk arabe, savent se déplacer autrement, glisser avec pressentiment (ou prévenance), ménager, même en lieu restreint, les espaces interstitiels dont parlait déjà le boucher du Tchouang-Tseu, et ou la lame de son couteau passait sans effort. Et ceci n’est pas une question de frontière entre les corps, que nous nous efforçons de marquer par des espaces « libres » ou des territoires individuels, c’est la conséquence d’un espace cérémonial, d’un espace de distribution sacrée qui règle là aussi l’apparition des corps les uns aux autres. La cérémonie est un univers tactile, fait pour maintenir les corps à bonne distance, et pour rendre sensible cette distance, qui est celle du gestuel réglé et de l’apparence. Deux corps qui se heurtent, qui se choquent, sont obscènes, impurs. Deux choses qui entrent en contact direct, quelles qu’elles soient, deux mots, ou deux signes qui s’accouplent sans autre forme de procès sont impurs. Leur promiscuité est celle du cadavre à la terre, des excréments entre eux. Il faut de la discrimination, sinon l’univers devient misérable, et d’une violence parfaitement inutile: celle de la confusion. » (p. 196-197)
« La mode est une forme de libération des corps et des vétêments dans un jeu combinatoire, et de plus en plus aléatoire. La parure est une contrainte cérémoniale éventuellement immuable. Elle fait partie de l’univers tactile, immanent, initiatique, de la cérémonie. » (p. 197)
« La mode, elle, relève de l’univers transcendant, moderne, mobile, exotérique, du regard et de la représentation. Elle relève d’un caprice du désir et des formes, d’un désir esthétique et politique de distinction – les signes de la mode eux aussi sont distinctifs, ils jouent selon un code qui est le code universel de la mode, et ils entrent dans le concert de la subjectivité moderne, s’opposant à la rigueur archaïque, intemporelle, discriminatoire, de la parure. » (p. 197)
« Pas de confusion, pas de promiscuité. Il en est de la théorie comme de la cérémonie. Le rôle de cette dernière, ou de tous les rituels, quels qu’ils soient, n’est certainement pas de conjurer la « violence originelle » - la liturgie n’est pas une catharsis! ça, c’est le contresens, vieux comme le fonctionnalisme, de tous les idéalistes de la violence fondatrice, de tous les saint-sulpiciens de l’anthropologie – ni la théorie n’est faite pour dialectiser et universaliser les concepts – au contraire: ce sont l’une et l’autre, la cérémonie et la théorie, qui sont violentes. Faites pour empêcher les choses ou les concepts de se toucher n’importe comment, pour produire de la discrimination, pour refaire du vide, pour redistinguer ce qui a été confondu. Lutter contre la promiscuité des concepts. Ça, c’est la théorie, lorsqu’elle est radicale, et la cérémonie n’a jamais fait autre chose, lorsqu’elle sépare ce qui est initié et ce qui ne l’est pas – car elle est toujours initiatrice -, ce qui s’enchaîne selon la règle et ce qui ne le fait pas – car elle est toujours ordonnatrice -, ce qui s’exalte et se détruit selon son apparence même et ce qui se produit selon son sens – car elle est toujours sacrificielle.
Quand les signes ne témoignent plus d’un destin, mais d’une histoire, ils ne sont plus cérémoniaux. Quand ils ont derrière eux la sociologie, la sémiologie, la psychanalyse, ils ne sont plus rituels. Ils ont perdu cette puissance des métamorphose immanente à l’acte de la cérémonie. Ils sont plus près de la vérité et ils ont perdu la puissance de l’illusion. Ils sont plus près du réel, de notre scène du réel, et ils ont perdu leur théâtre de la cruauté. » (p. 198)
Pour un principe du mal
« Il n’y a peut-être qu’une stratégie fatale et une seule: la théorie. Et sans doute la seule différence entre une théorie banale et une théorie fatale, c’est que dans l’une le sujet se croit toujours plus malin que l’objet, alors que dans l’autre l’objet est toujours supposé plus malin, plus cynique, plus génial que le sujet, qu’il attend ironiquement au détour. Les métamorphoses, les ruses, les stratégies de l’objet dépassent l’entendement du sujet. L’objet n’est ni le double ni le refoulé du sujet, ni son phantasme ni son hallucination, ni son miroir ni son reflet, mais il a sa stratégie propre, il est détenteur d’une règle du jeu impénétrable au sujet, non parce qu’elle serait profondément mystérieuse, mais parce qu’elle est infiniment ironique. » (p. 201)
« Nous confondons le fatal avec le resurgissement du refoulé (ce à quoi on n’échappe pas, c’est le désir), mais l’ordre de la fatalité est antithétique de celui du refoulement. » (p. 202)
« L’objet désobéit à notre métaphysique, qui essaie depuis toujours de distiller le Bien et de filtrer le Mal. L’objet, lui, est translucide au Mal. C’est pourquoi il fait malignement, diaboliquement preuve de servitude volontaire et se plie volontiers, comme la nature, à n’importe quelle loi qu’on lui impose, désobéissant ainsi à toute législation. Et quand je parle de l’objet et de sa duplicité profonde, je parle de nous tous et de notre ordre politique et social. Tout le problème de la servitude volontaire est à revoir dans ce sens, non pour le résoudre, mais pour en pressentir l’énigme: l’obéissance est une stratégie banale en effet, et qui n’a pas à être expliquée, car elle contient en secret, toute obéissance contient en secret une désobéissance fatale à l’ordre symbolique. » (p. 202)
« C’est en cela qu’il existe un principe du Mal, non comme instance mystique et transcendance, mais comme recel de l’ordre symbolique, rapt, viol, recel et malversation ironique de l’ordre symbolique. C’est en cela que l’objet est translucide au principe du Mal: c’est qu’à l’inverse du sujet, il est mauvais conducteur de l’ordre symbolique, bon conducteur par contre du fatal, c’est-à-dire d’une objectivité pure, souveraine et irréconciliable, immanente et énigmatique. » (p. 202-203)
« […] ce n’est pas le Mal qui est intéressant, c’est la spirale du pire. » (p. 203)
« A l’utopie du Jugement dernier, complémentaire de celle du baptême originel, s’opposent le vertige de la simulation, le ravissement luciférien de l’excentricité de l’origine et de la fin. » (p. 203)
« La métaphysique ne laisse filtrer que les bonnes radiations, elle veut faire du monde un miroir du sujet (lui-même passé par le stade du miroir), un monde de formes distinctes de leur double, de leur ombre, de leur image: ça, c’est le principe du Bien. Tandis que l’objet est toujours le fétiche, le faux, le feiticho, le factice, le leurre, tout ce qui incarne l’abominable mixité d’une chose et de son double magique et artificiel, et qu’aucune religion de la transparence et du miroir ne viendra jamais résoudre: ça, c’est le principe du Mal. » (p. 204)
« Je ne plaisante pas: les gens ne cherchent pas à s’amuser, ils cherchent une distraction fatale. Peu importe l’ennui, l’essentiel, c’est le surcroît d’ennui: le surcroît, c’est le salut, c’est l’extase. Ça peut être l’approfondissement extatique de n’importe quoi. » (p. 204)
« Autre forme ce cynisme fondamental: cette volonté de spectacle et d’illusion, opposée à toute volonté de savoir et de pouvoir. Vivace au cœur des hommes, elles ne hante pas moins les processus événimentiels. » (p. 205)
« Même la Révolution n’a lieu que si le spectacle en est possible: ce que déplorent les belles âmes, c’est que les media mettent fin à l’événement réel. » (p. 206)
« Ce qui nous protège, c’est que pour le nucléaire, l’événement risque fort d’emporter toute chance de spectacle. C’est pourquoi il n’aura pas lieu. Car l’humanité peut accepter de disparaître physiquement, mais elle ne peut accepter d’en sacrifier le spectacle (à moins qu’elle ne réussisse à trouver un spectacle dans un autre monde). La pulsion de spectacle est plus puissante que l’instinct de conservation: c’est sur elle qu’il faut compter. » (p. 206)
« Si les astres se levaient et se couchaient dans n’importe quel ordre, le ciel même n’aurait pas de sens. C’est la récurrence de leur trajectoire qui fait l’événement du ciel. Et c’est la récurrence de certaines péripéties fatales qui fait l’événement de la vie. » (p. 208)
« Nul ne sait ce qu’est une stratégie. Il n’y a pas assez de moyens au monde pour qu’on puisse disposer des fins. Et donc nul n’est capable d’articuler un processus final. Dieu lui-même est forcé de bricoler. Ce qui est intéressant, c’est ce qui transparaît d’un processus logique inexorable par où l’objet se prend au jeu même auquel on veut le faire jouer, et redouble la mise en quelque sorte, surenchérit sur les contraintes stratégiques qu’on lui impose, instaurant par là une stratégie qui n’a pas de finalités propres – une stratégie « enjouée » qui déjoue celle du sujet, une stratégie fatale en ce que le sujet y succombe à l’outrepassement de ses propres objectifs. » (p. 209)
« La séduction est fatale, c’est l’effet d’un objet souverain qui recrée en vous le trouble originel et cherche à vous surprendre – la fatalité en retour est séduisante, comme la découverte d’une règle du jeu cachée. La découverte de la règle d’un jeu est éblouissante et compense à l’avance les pertes les plus cruelles. » (p. 209)
« Ainsi le mot d’esprit. Si je cherche un enchaînement fatal dans le langage, je tombe sur le mot d’esprit, qui est lui-même le dénouement du langage immanent au langage (c’est ça le fatal: le même signe présidant à la cristallisation et à la solution d’une vie, à l’intrication et au dénouement d’un événement). Dans le langage ddevenu objet pur, l’ironie (du Witz) est la forme objective de ce dénouement. Partout comme dans le Witz, le redoublement et la surenchère sont une forme spirituelle de dénouement. » (p. 210)
« Lévi-Strauss disait que l’ordre symbolique nous avait quittés, au profit de l’histoire. Aujourd’hui, dit Canetti, l’histoire elle-même s’est retirée. Que reste-t-il que de passer du côté de l’objet, de ses effets excentriques et précieux, de ses effets fatals (la fatalité n’est que la liberté absolue des effets). Sémiorragie. » (p. 210-211)
« Tout se résume finalement à cela: faisons un seul instant l’hypothèse qu’il y ait un parti pris fatal et énigmatique de l’ordre des choses.
De toute façon, il y a quelque chose de stupide dans notre situation actuelle. Il y a quelque chose de stupide dans l’événement brut, auquel le destin, s’il existe, ne peut pas ne pas être sensible. Il y a quelque chose de stupide dans les formes actuelles de vérité et d’objectivité dont une ironie supérieure ne peut pas ne pas nous faire grâce. Tout s’expie dans l’un ou l’autre sens. Tout se joue dans l’un ou l’autre sens. La vérité ne fait que compliquer les choses.
Et si le Jugement dernier consiste, comme chacun sait, pour chacun de nous, à sauver et à éterniser un instant de sa vie et un seul, avec qui partager cette fin ironique? » (p. 211)
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