Editions Denoël, 1982.
Les masses sont un amas confus du social.
Les masses: « Elles peuvent être « magnétisées », le social les enveloppe comme une électricité statique, mais la plupart du temps elles font « masse » précisément, c’est-à-dire qu’elles absorbent toute l’électricité du social et du politique et al neutralisent sans retour. Elles ne sont ni bonnes conductrices du politique, ni bonnes conductrices du social, ni bonnes conductrices du sens en général. Tout les traverse, tout les aimante, mais s’y diffuse sans laisser de traces. » (p. 7) [Ce fragment qui semble emprunté à un manuel de physique est en fait la thèse de l’ouvrage: les masses présentes les propriétés physiques de l’amorphe.]
« […] la masse est caractéristique de notre modernité, à titre de phénomène hautement implosif, irréductible à toute pratique et théorie traditionnelles, peut-être même à toute pratique et à toute théorie tout court. » (p. 8) [Autrement dit, la masse est une définition qui correspond à une réalité nouvelle. C’est pourquoi la tradition n’offre pas des données quant à elle.]
Les masses sont entre la passivité et la spontanéité sauvage, comme une énergie potentielle.
« […] les masses n’ont pas d’histoire à écrire, ni passée, ni future, elles n’ont pas d’énergies virtuelles à libérer, ni de désir à accomplir: leur puissance est actuelle, elle est ici tout entière, et c’est celle de leur silence. » (p. 8)
La masse est une figure d’implosion.
« Le vide social est traversé d’objets interstitiels et d’amas cristallins qui tournoient et se croisent dans un cérébral clair-obscur. Telle est la masse, assemblage sous le vide de particules individuelles, de déchets du social et d’impulsions médiatiques: nébuleuse opaque dont la densité grandissante absorbe toutes les énergies et les faisceaux lumineux environnants, pour finalement s’effondrer sous son propre poids. Trou noir où le social s’engouffre. » (p. 9)
« Le terme de masse n’est pas un concept. Leitmotiv de la démagogie politique, c’est une notion molle, visqueuse, lumenanalytique. » (p. 10)
« Vouloir spécifier le terme de masse est justement un contresens – c’est refiler du sens à ce qui n’en a pas. On dit: « la masse des travailleurs ». Mais la masse n’est jamais celle des travailleurs, ni de quelque autre sujet ou objet social. Les « masses paysannes » de jadis n’étaient justement pas des masses: seuls font masse ceux qui sont libérés de leurs obligations symboliques, « résiliés » (pris dans les « réseaux » infinis) et destinés à n’être plus que l’innombrable terminal des mêmes modèles, qui n’arrivent pas à les intégrer et ne les produisent finalement que comme déchets statistiques. La masse est sans attribut, sans prédicat, sans qualité, sans référence. C’est là sa définition, ou son indéfinition radicale. Elle n’a pas de « réalité » sociologique. Elle n’a rien à voir avec aucune population réelle, aucun corps, aucun agrégat social spécifique. Toute tentative pour la qualifier n’est qu’un effort pour la reverser à la sociologie et l’arracher à cette indistinction qui n’est même pas celle de l’équivalence (somme illimitée d’individus équivalents: 1 + 1 + 1 + - telle est la définition sociologique), mais celle du neutre, c’est-à-dire ni l’un ni l’autre (ne-uter). » (p. 10-11)
La masse n’est pas perméable à la circulation du sens.
La masse est ce qui reste après l’oubli du social.
« Quant à l’impossibilité d’y faire circuler le sens, le meilleur exemple est celui de Dieu. Les masses n’en ont guère retenu que l’image, jamais l’Idée. Elles n’ont jamais été atteintes par l’Idée de Dieu, qui est restée une affaire de clercs, ni par les affres du péché et du salut personnel. Ce qu’elles ont retenu, c’est la féerie des martyrs et des saints, celle du jugement dernier, celle de la Danse des morts, c’est la sorcellerie, c’est le spectacle et le cérémonial de l’Eglise, l’immanence du rituel – contre la transcendance de l’Idée. » (p. 12)
« Pour les masses, le Royaume de Dieu a toujours été déjà là sur terre, dans l’immanence païenne des images, dans le spectacle qu’en donnait l’Eglise. Détournement fantastique du principe religieux. Les masses ont absorbé la religion dans la pratique sorcière et spectaculaire qu’elles en avaient. » (p. 13)
Les masses ne sont pas le miroir du social, c’est le miroir du social qui se brise des masses.
Sur le fonctionnement des masses: « […] les masses fonctionnent plutôt comme un gigantesque trou noir qui infléchit, courbe et distord inexorablement toutes les énergies et radiations lumineuses qui l’approchent. Sphère implosive, où la courbure des espaces s’accélère, où toutes les dimensions d’incurvent sur elles-mêmes et involuent jusqu’à l’annuler, ne laissant en leur lieu et place qu’une sphère d’engloutissement potentiel. » (p. 14)
Les masses ne veulent pas du sens, mais du spectacle. Elles idolâtrent le jeu des signes et des stéréotypes, mais rejettent la dialectique du sens.
Hypothèse hypocrite: les masses aspiraient spontanément aux lumières naturelles de la raison. Rien de plus faux!
Les masses rabattent les discours vers la dimension irrationnelle du spectaculaire.
Le sens, dans la société moderne, n’est qu’un accident ambigu et sans prolongement. Il n’a jamais concerne plus qu’une fraction minime, une pellicule superficielle de la société.
Ex de sens vs. masse: la nuit de l’extradition de Klaus Croissant, la télé retransmit un match de football où la France joue sa qualification pour la coupe du monde.
« […] la majorité silencieuse est dépossédée même de son indifférence, elle n’a même pas droit qu’elle le soit reconnue et imputée, il faut encore que cette apathie lui ait été soufflée par le pouvoir. » (p. 18)
« Peut-on s’interroger sur ce fait étrange qu’après plusieurs révolutions et un siècle ou deux d’apprentissage politique, en dépit des journaux, des syndicats, des partis, des intellectuels et de toutes les énergies mises à éduquer et à mobiliser le peuple, il se trouve encore (et il se trouvera exactement de même dans dix ou dans vingt ans) mille personnes pour se dresser et vingt millions pour rester « passives » - et non seulement passives, mais pour préférer franchement, en toute bonne foi et dans la joie et sans même se demander pourquoi, un match de football à un drame humain et politique? » (p. 18-19)
Et voilà une bien bonne explication: « Le pouvoir est bien trop content de faire peser sur le football une responsabilité diabolique d’abrutissement des masses. » (p. 19)
Grandeur et décadence du politique
« Le politique et le social nous semblent inséparables, constellations jumelles, depuis la Révolution française du moins, sous le signe (déterminant ou non) de l’économique. Mais ceci n’est sans doute vrai que de leur déclin simultané, pour nous aujourd’hui. » (p. 21)
A la fin du moyen âge, le politique a surgi de la sphère religieuse pour s’illustrer dans Machiavel.
« Le cynisme et l’immoralité de la politique machiavélienne est là: non dans l’usage sans scrupule des moyens avec quoi on l’a confondue dans l’acception vulgaire, mais dans la désinvolture vis-à-vis des fins. » (p. 22)
Depuis le XVIIIe siècle, la politique se charge d’une référence sociale. La scène politique est celle de l’évocation d’un signifié fondamental: le peuple.
La pensée marxiste inaugure la fin du politique et de son énergie propre. L’hégémonie du social et de l’économique commence. La pensée libérale vit d’une dialectique nostalgique entre le politique et le social, tandis que la pensée socialiste, révolutionnaire, postule la dissolution du politique dans la transparence du social.
Le social a atteint un tel point de généralisation, de saturation, qu’il est devenu le degré zéro du politique.
« C’est le signe de sa fin: l’énergie du social s’inverse, sa spécificité se perd, sa qualité historique et son idéal s’évanouissent au profit d’une configuration où non seulement le politique s’est volatilisé, mais où le social lui-même n’a plus de nom. Anonyme. LA MASSE. LES MASSES. » (p. 24)
La majorité silencieuse
« […] il n’y a plus d’investiture politique parce qu’il n’ya même plus de référent social de définition classique (un peuple, une classe, un prolétariat, des conditions objectives) pour prêter force à des signes politiques efficaces. Il n’y a tout simplement plus de signifié social pour donner force à un signifiant politique.
Le seul référent qui fonctionne encore, c’est celui de la majorité silencieuse. Tous les systèmes actuels fonctionnent sur cette entité nébuleuse, sur cette substance flottante dont l’existence n’est plus sociale, mais statistique, et dont le seul mode d’apparition est celui du sondage. Simulation à l’horizon du social, ou plutôt à l’horizon de laquelle déjà le social a disparu.
Que la majorité silenciese (ou les masses) soit un référent imaginaire, ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. Cela veut dire qu’il n’en est plus de représentation possible. Les masses ne sont plus un référent parce qu’elles ne sont plus de l’ordre de la représentation. Elles ne s’expriment pas, on les sonde. Elles ne se réfléchissent pas, on les teste. » (p. 24-25)
Les sondages, les tests, les référendum, les media sont des dispositifs qui relèvent d’une dimension simulative.
La forme idéale de la simulation suppose l’effondrement des pôles et la circulation orbitale des modèles.
« […] il ne peut plus s’agir d’expression ou de représentation, tout juste de simulation d’un social à jamais inexprimable et inexprimé. Tel est le sens de leur silence [le silence des masses – n.n.]. Mais ce silence est paradoxal – ce n’est pas un silence qui ne parle pas, c’est un silence qui interdit qu’il soit parlé en son nom. Et dans ce sens, loin d’être une forme d’aliénation, c’est une arme absolue. » (p. 26-27)
Nul ne peut être représenté par les majorités silencieuses.
Les masses ne sont plus sujet, parce que retirées dans leur silence. Les masses ne peuvent pas être aliénées non plus.
Longtemps, dans la phase bureaucratique et centraliste du pouvoir, le politique s’est fondé sur l’apathie des masses. Maintenant il cherche d’inverser le stratégie, mais c’est trop tard: le seuil de la « masse critique » est franchi. « La notion de « masse critique », habituellement relative au processus d’explosion nucléaire, est reprise ici au titre d’implosion nucléaire. Ce à quoi nous assistons dans le domaine du social et du politique, avec le phénomène involutionnaire des masses et des majorités silencieuses, c’est à une sorte d’explosion inverse de la force d’inertie – celle-là aussi connaît son point de non-retour. » (p. 28, note en bas de page)
Le véritable problème aujourd’hui c’est le silence des masses. Les énergies s’épuisent pour maintenir la masse en émulsion dirigée et à l’empêcher de retomber dans son inertie panique.
La masse est bombardée de signes.
Sur l’information: « C’est ça l’information. Non pas un mode de communication ni de sens, mais un mode d’émulsion incessante, d’imput-output et de réactions en chaînes dirigées, exactement comme dans les chambres de simulation atomique. Il faut libérer l’« énergie » de la masse pour en faire du « social ».
Mais c’est un processus contradictoire, car l’information sous toutes ses formes, la sécurité sous toutes ses formes, au lieu d’intensifier ou de créer la « relation sociale », sont au contraire des processus entropiques, des modalités de la fin du social. » (p. 29-30)
« Au lieu de transformer la masse en énergie, l’information produit toujours davantage de masse. Au lieu d’informer comme elle prétend, c’est-à-dire de donner forme et structure, elle neutralise toujours davantage le « champ social », elle crée de plus en plus de masse inerte imperméable aux institutions classiques du social, et aux contenus de l’information eux-mêmes. A la fission des structures symboliques par le social et sa violence rationnelle succède aujourd’hui la fission du social lui-même par la violence « irrationnelle » des media et de l’information – le résultat final étant justement la masse atomisée, nucléarisée, molécularisée – résultat de deux siècles de socialisation accélérée et qui y met fin sans appel. » (p. 30-31)
L’énergie sociale de la masse s’est refroidie. Elle est une simulation du sociale.
« Il a longtemps suffi au capital de produire des marchandises, la consommation allant de soi. Aujourd’hui il faut produire des consommateurs, il faut produire la demande elle-même et cette production est infiniment plus coûteuse que celle des marchandises […]. » (p. 31)
Les révolutionnaires ont produit surtout le sens qui manquait dans le social.
Depuis 1929 le capital concentre la majorité de ses forces dans la production de la demande.
« Aujourd’hui, tout a changé: le sens ne manque plus, on en produit partout, et toujours davantage – c’est la demande qui est défaillante. Et c’est la production de cette demande de sens qui est devenue cruciale pour le système. Sans cette demande, sans cette réceptivité, sans cette participation minimale au sens, le pouvoir n’est plus que simulacre vide et effet solitaire de perspective. » (p. 32)
Normalement, la production précède la consommation. C’est le cycle naturel. Mais nous nous trouvons dans une relation inversée, c’est la production de la demande qui précède celle des marchandises, et ainsi nous sommes dans en tout autre ordre, celui de la simulation de l’une et de l’autre. Ce n’est plus une crise du capital, mais un système hyperréel, qui n’a plus rien à voir avec le capital.
« La masse absorbe toute l’énergie sociale, mais ne la réfracte plus. Elle absorbe tous les signes et tout le sens, mais n’en renvoie plus. Elle absorbe tous les messages et les digère. Elle renvoie à toutes les questions qui lui sont posées une réponse tautologique et circulaire. Elle ne participe jamais. Traversée par les flux et les tests, elle fait masse, elle se contente d’être bonne conductrice des flux, mais de tous les flux, bonne conductrice de l’information, mais de toute l’information, bonne conductrice des normes, mais de toutes les normes, et par là de renvoyer le social à sa transparence absolue, de ne laisser place qu’à des effets de social et de pouvoir, constellations flottantes autour de ce noyau insaidissable. » (p. 33-34)
La masse est sans conscience et sans inconscient.
L’inconnue de l’équation politique est le silence des masses. Le silence fait basculer le social et le politique dans l’hyper-réalité.
Ni sujet ni objet
La masse est à la fois objet de simulation et sujet de simulation. Elle n’est ni un sujet ni un objet. « Tous les efforts lui en faire un sujet (réel ou mythique) se heurtent à une éclatante impossibilité de prise de conscience autonome. » (p. 35)
« La masse actualise la même situation limite et insoluble dans le champ du « social ». Elle n’est plus objectivable (en terme politiques: elle n’est plus représentable), et elle annule tous les sujets qui prétendraient la saisir (en termes politiques: elle annule tous ceux qui prétendraient la représenter). Seuls peuvent en rendre compte (comme en physique mathématique la loi des grands nombres et le calcul des probabilités) les sondages et les statistiques, mais on sait que cette incantation, ce rituel météorique des statistiques et des sondages n’a pas d’objet réel, surtout pas les masses qu’il est censé exprimer. Il simule simplement un objet qui échappe, mais dont l’absence est intolérable. » (p. 36-37)
Tout le monde connaît l’indétermination profonde qui règne sur les statistiques.
Sur l’épistémologie: « Il n’est d’ailleurs pas sûr que les procédures d’expérimentation scientifique dans les sciences dites exactes aient beaucoup plus de vérité que les sondages et les statistiques. La forme d’interrogation codée, dirigée, « objective », ne laisse place, dans quelque discipline que ce soit, qu’à un type circulaire de vérité, d’où l’objet même qu’elle vise est exclu. En tout cas, il est permis de penser que l’incertitude sur cette entreprise de détermination objective du monde reste totale et que même la matière et l’inanimé, sommés de répondre, dans les diverses sciences de la nature, dans les mêmes termes et selon les mêmes procédures que les masses et le vivant « social » dans les statistiques et les sondages, ne renvoient eux aussi les mêmes signaux conformes, les mêmes réponses codées, avec le même conformisme exaspérant, incessant, que pour mieux échapper, en dernière instance, exactement comme les masses, à toute définition en tant qu’objet. » (p. 37-38)
Baudrillard décèle une ironie fantastique de la « matière », « l’ironie d’une fausse fidélité, d’un excès de fidélité à la loi, simulation de passivité et d’obéissance finalement impénétrable » (p. 38). D’où la nécessité d’une pataphysique ou la science des solutions imaginaires.
« Le scientifique ne peut pas croire que la matière, ou le vivant, ne répondent pas « objectivement » aux questions qu’il leur pose, ou qu’ils répondent trop objectivement pour que ses questions soient les bonnes. Cette seule hypothèse lui semble absurde et impensable. Il ne la fera jamais. Il ne sortira jamais du cercle enchanté et simulé de son interrogation. » (p. 39)
La science impose l’axiome de crédibilité. La publicité est basé sur le même axiome. La publicité s’accorde la même créance qui l’empêche de disparaître.
Mac Luhan: Medium is message. « […] formule caractéristique de la phase actuelle, la phase « cool » de toute culture mass-médiatique, celle d’un refroidissement, d’une neutralisation de tous les messages dans un éther vide. » (p. 40)
Les masses ne produisent pas de la différence, mais de l’indifférenciation.
La loi des media est la fascination, qui néutralise le message en profit du médium. « Leur fascination est leur loi, et leur violence spécifique, violence massive faute au sens, violence négatrice de la communication par le sens au profit d’un autre mode de communication. Lequel? » (p. 41)
« […] toute la morale du sens se dresse contre la fascination. » (p. 41)
L’hypothèse de crédibilité de la politique: les masses sont perméables à l’action et au discours, qu’elles sont présentes derrière les sondages et les statistiques.
« Le jeu électoral a rejoint depuis longtemps les jeux télévisés dans la conscience du peuple. Celui-ci, qui a toujours servi d’alibi et de figurant à la représentation politique, se venge en se donnant la représentation théâtrale de la scène politique et de ses acteurs. Le peuple est devenu public. » (p. 42)
Il existe un affrontement entre deux classes/castes: une porteuse de social, maîtresse du temps et de l’histoire, et une masse informe, résiduelle, dénuée de sens. La première cherche à investir le champ du social, l’autre cherche à neutraliser les effets de sens.
Jusque dans les années 60, l’histoire est le temps fort, pendant que la vie privée est obscure. Maintenant, c’est la vie privée, la banalité de la vie courante qui devient le temps fort, pendant que l’histoire et la politique déroulent ailleurs leur événimentialité abstraite.
Hypothèse: les masses dépolitisées ne seraient pas en deçà mais au-delà du politique. Les masses exécutéraient la sentence d’annulation du politique, elles seraient spondanément transpolitiques comme elles sont translinguistiques dans leur langage.
Certains veulent rendre du sens aux micro-désirs, aux pratiques aveugles, aux marginalités anonymes, les transformer dans une énergie révolutionnaire.
De la résistance à l’hyperconformisme
Il existe un cycle entier de résistance historique au social: « L’histoire officielle n’enregistre que le progrès ininterrompu du social, reléguant dans le ténèbres, à la façon des cultures antérieures, comme des vestiges barbares, tout ce qui ne concourait pas à ce glorieux avènement. Or, contrairement à ce qu’on pourrait croire (que le social a définitivement gagné, que le mouvement est irréversible, que le consensus sur le social est total), la résistance au social sous toutes ses formes a progressé plus rapidement encore que le social. Simplement elle a pris d’autres formes que celles, primitives et violentes, qui furent résorbées par la suite (le social va bien, merci, il ne reste plus que des fous pour se soustraire à l’écriture et à la vaccination et aux bienfaits de la sécurité). Ces résistances frontales correspondaient encore à une phase elle-même frontale et violente de la socialisation, et elles venaient encore de groupes traditionnels, cherchant à préserver leur culture propre, leurs structures originales. Ce n’est pas la masse en eux qui résistait, mais au contraire des structures différenciées, contre le modèle homogène et abstrait du social. » (p. 46)
La sociologie américaine parle de « two step flow of communication » (le double palier de la communication): les micro-groupes et les individus décodent les messages à leur manière, selon des sous-codes particuliers. Il s’agit d’un détournement, d’absorption, de récupération par des sous-ensembles du matériel diffusé par la culture dominante.
La puissance de la masse vient de sa destructuration et son inertie mêmes.
« On a toujours cru – c’est l’idéologie même des mass media – que ce sont les media qui enveloppent les masses. On a cherché le secret de la manipulation dans une sémiologie acharnée des mass media. Mais on a oublié, dans cette logique naïve de la communication, que les masses sont un medium plus fort que tous les media, que ce sont elles qui les enveloppent et les absorbent – ou qu’au moins il n’y a aucune priorité de l’un sur l’autre. Un seul processus est celui de la masse et celui des media. Mass(age) is message. » (p. 48-49)
« Les économistes n’ont jamais pu rationaliser la consommation, à leur stupéfaction, étant donné le sérieux de leur « théorie des besoins » et le consensus général sur le discours de l’utilité. Mais c’est que la pratique des masses n’a très vite (et n’a peut-être jamais) rien eu à faire avec les besoins. Elles ont fait de la consommation une dimension de statut et de prestige, de surenchère inutile ou de simulation, de potlach qui de toute façon excédait la valeur d’usage. On essaie bien de tous côtés (propagande officielle, association de consommateurs, écologues et sociologues) de leur inculquer le bon usage et le calcul fonctionnel en matière de consommation, mais c’est sans espoir. Car c’est pas la valeur/signe et l’enjeu effréné de la valeur/signe (où les économistes, même lorsqu’ils essaient de l’intégrer comme variable, n’ont cessé de voir un dévoiement de la raison économique), c’est par là que les masses font échec à l’économie, résistent à l’impératif « objectif » des besoins et à la pondération rationnelle des comportements et des fins. Valeur/signe contre la valeur d’usage, c’est déjà un détournement de l’économie politique. » (p. 49-50)
En réalité, la libération n’est pas possible, et on ne se libère de rien. Un système n’est pas abolit qu’en le poussant à un usage excessif. L’exemple est l’escalade fantastique de la consommation médicale.
« C’est là qu’est le véritable enjeu aujourd’hui, dans cet affrontement sourd, inéluctable, des majorités silencieuses au social qu’on leur impose, dans cette hypersimulation redoublant la simulation et l’exterminant selon sa propre logique – non dans quelque lutte de classe ni dans le méli-mélo moléculaire des minorités en rupture de désir. » (p. 52)
Masse et terrorisme
« Nébuleuse fluide, mouvante, conforme, bien trop conforme à toutes les sollicitations et d’un conformisme hyperréel qui est la forme extrême de la non-participation: tel est le désastre actuel du pouvoir. Tel est aussi le désastre de la révolution. Car cette masse implosive n’explosera jamaism par définition, et toute parole révolutionnaire y implosera elle aussi. » (p. 53)
Les masses ne sont pas le social. Elles passent à travers le sens, le politique, la représentation, l’histoire, l’idéologie. Seul le terrorisme est en relation d’affinité avec les masses.
Le terrorisme est convergent avec les masses dans la dénégation du social et le refus du sens.
« Le terrorisme actuel vise le social en réponse au terrorisme du social. » (p. 55)
La socialité actuelle est hyperréelle, elle opère par l’inflitration des modèles, par la persuasion/dissuasion et non pas par la force.
Le terrorisme ne vise pas à faire parler, à ressusciter ou à mobiliser. Il vise les masses dans leur silence. Il vise la magie du social par la magie de l’acte terroriste. Il est le seul acte non représentatif.
« […] il n’y a d’équivalent au caractère aveugle, non représentatif, dénué de sens, de l’acte terroriste, que le comportement aveugle, dénué de sens et hors représentation, qui est celui des masses. » (p. 56)
Le terrorisme est la forme actuelle la plus radicale de dénégation de tout système représentatif. Le terrorisme, comme les masses, est en dehors de toute représentation.
Sur l’épistémologie: « Nous ne connaissons bien que les enchaînements représentatifs, nous ne savons pas grand-chose des enchaînements analogiques, affinitaires, im-médiatisés, irréférentiels et autres systèmes. » (p. 57)
« Et de même qu’une énergie sociale passe entre les deux pôles d’un système représentatif quelconque, énergie positive, ainsi on pourrait dire qu’entre masses et terrorisme, entre ces deux non-pôles d’un système non représetatif, passe une énergie aussi, mais une énergie inverse, énergie non d’accumulation sociale et de transformation, mais de dispersion sociale, de dispersion du social, d’absorption et d’annulation du politique. » (p. 57)
La simultation des majorités silencieuses avec le terrorisme est stupéfiante.
Le terrorisme propage par sa non-représentativité l’évidence de la non-représentativité de tous les pouvoirs. Sa violence fondamentale est de dénégation de toutes les institutions de représentation.
Le seul « reflet » du terrorisme est son onde de choc dans les media.
Le terrorisme est la dénégation de toute détermination et de toute qualité.
L’aveuglement du terrorisme est l’exacte réplique de l’indifférenciation absolue du système, qui depuis longtemps ne fait plus le partage des fins et des moyens, des bourreaux et des victimes.
« […] les innocents payent le crime de n’être rien, d’être sans destin, d’avoir été dépossédés de leur nom par un système lui-même anonyme dont ils deviennent alors l’incarnation la plus pure. Ils sont les produits finis du social, d’une socialité abstraite désormais mondialisée. C’est dans ce sens, dans le sens justement où ils sont n’importe qui, qu’ils sont les victimes prédestinées du terrorisme. » (p. 60-61)
Dans le défi au sens, l’acte terroriste rejoint la catastrophe naturelle. Les grands désastres naturels, comme les défaillances technologiques, sont eux aussi terroristes.
La catastrophe naturelle est l’expression mythique de la catastrophe du social.
Systèmes implosifs, systèmes explosifs
« Masses, media et terrorisme, dans leur affinité triangulaire, décrivent le processus aujourd’hui dominant d’implosion. Tout le processus est affecté d’une violence qui ne fait que commencer, violence orbitale et nucléaire, d’aspiration et de fascination, violence du vide (la fascination est l’extrême intensité du neutre). L’implosion ne peut être, pour nous et aujourd’hui, que violente et catastrophique, parce qu’elle résulte de l’échec du système d’explosion et d’expansion dirigée qui fut le nôtre en Occident depuis quelques siècles. » (p. 62-63)
L’implosion postmoderne répète d’une manière déformée l’implosion traditionnelle. Celle-ci était la dominante secrète des sociétés primitives et traditionnelles. Les sociétés traditionnelles sont: « […] centripètes – pluralités singulières ne visant jamais à l’universel, centrées sur un processus cyclique, le rituel, et tendant à involuer dans ce processus non représentatif, sans instance supérieure, sans polarité disjonctive, sans cependant s’effondrer sur elles-mêmes non plus (sauf sans doute certains processus implosifs inexplicables pour nous, comme le collapsus des cultures toltèque, olmèque, maya, dont on n’a plus rien sur, dont les empires pyramidaux ont disparu sans laisser de traces, sans catastrophe visible, comme désinvestis brutalement, sans cause apparente, sans violence externe). » (p. 63)
Les sociétés primitives on vécu d’une implosion dirigée. Elles sont mortes quand elles sont basculé dans celui de l’explosion.
« […] nos civilisations « modernes » ont vécu sur une base d’expansion et d’explosion à tous les niveaux, sous le signe de l’universalisation du marché, des valeurs économiques et philosophiques, sous le signe de l’universalité de la loi et des conquêtes. Sans doute même ont-elles su vivre, à un moment du moins, d’une explosion dirigée, d’une libération d’énergie maîtrisée et progressive, et ce fut l’âge d’or de leur culture. Mais, selon un processus d’emballement et d’accélération, ce processus explosif est devenu incontrôlable, il a atteint une vitesse ou une amplitude mortelle, ou plutôt il a atteint les limites de l’universel, il a saturé le champ d’expansion possible […]. » (p. 64)
Sur la fin de notre monde: « Mais rien n’enrayera le processus implosif, et la seule alternative qui reste est celle d’une implosion violente et catastrophique, ou d’une implosion en douceur, d’une implosion au ralenti. Il y a des traces de celle-ci, de tentatives diverses de maîtriser les nouvelles impulsions anti-universalistes, anti-représentatives, tribales, centripètes, etc.; les communautés, l’écologie, la croissance zéro, les drogues – tout cela est sans doute de cet ordre. Mais il ne faut pas se faire d’illusion sur l’implosion en douceur. Elle est vouée à l’éphémérité et à l’échec. Il n’y a pas eu de transition équilibrée des systèmes implosifs aux systèmes explosifs: ça s’est toujours passé violemment, et il y a toute chance pour que notre passage vers l’implosion soit lui aussi violent et catastrophique. » (p. 65-66)
… Ou la fin du social
Le social n’est pas un processus clair et univoque.
Les institutions qui ont jalonné les « progrès du social » (urbanisation, concentration, production, travail, médecine, scolarisation, sécurité sociale, assurances, etc.) ont produit et ont détruit le social dans le même mouvement. Ces institutions produisent des signes qui détruisent le social.
Les media et l’information produisent plus de social en apparence, mais neutralisent les rapports sociaux et le social lui-même en profondeur.
« Mais alors, si le social est à la fois détruit par ce qui le produit (les media, l’information), résorbé par ce qu’il produit (les masses), il s’ensuit que sa définition est nulle, et que ce terme qui sert d’alibi universel à tous les discours, n’analyse plus rien, ne désigne plus rien. Non seulement il est superflu et inutile – partout où il apparaît il cache autre chose: défi, mort, séduction, rituel, répétition – il cache qu’il n’est qu’abstraction et résidu, ou même simplement effet de social, simulation et trompe l’œil. » (p. 70)
Le terme de « rapport social » est tout aussi énigmagique.
Il y a des sociétés sans social, comme il y a eu des sociétés sans histoire. Notre société simule le social.
« L’énergie ininterrompue du social depuis deux siècles lui est venue de la déterritorialisation et de la concentration sous des instances de plus en plus unifiées. Espace perspectif centralisé qui donne un sens à tout ce qui s’y insère par simple convergence sur ligne de fuite à l’infini (comme l’espace et le temps, le social ouvre en effet une perspective à l’infini). Il n’y a de définition du social que dans cette percpective panoptique. » (p. 72)
L’espace perspectif n’est qu’une simulation, un effet de vérité et d’objectivité.
« Profondément les choses n’ont jamais fonctionné socialement, mais symboliquement, magiquement, irrationnellement, etc. Ce que sous-entend la formule: le capital est un défi à la société. C’est-à-dire que cette machine perspective, panoptique, cette machine de vérité, de rationalité, de productivité qu’est le capital est sans finalité objective, sans raison: elle est d’abord une violence, et cette violence, elle l’exerce par le social sur du social, mais au fond elle n’est pas une machine sociale, elle se fout du capital comme du social dans leur définition à la fois solidaire et antagoniste. » (p. 72-73)
« Le défi n’est pas une dialectique, ni un affrontement respectif d’un pôle à l’autre, d’un terme à l’autre, dans une structure pleine. Il est processus d’extermination de la position structurale de chaque terme, de la position de sujet de chacun des antagonistes, et en particulier de celui qui lance le défi: il abandonne par là même toute position contractuelle qui puisse donner lieu à un « rapport ». (p. 73)
Le protagoniste du défi est toujours en position suicidaire.
Le sexe et la sexualité, changés par la révolution sexuelle, deviennent un mode d’échange et de production de rapports sexuels. Comme ça, la séduction est proche du défi.
La sexualité devient « rapport sexuel » au moment où elle oublie toute forme de séduction. Le social devient « relation sociale » lorsqu’il a perdu toute dimension symbolique.
Hypothèses:
1) Le social n’a jamais existé au fond. Rien n’a jamais fonctionné socialement. Tout n’a jamais été que simulation de social et du rapport social (aka le social est une leure).
Si le social est une simulation, tout ce qui peut arriver est une désimulation brutale. « C’est bien ce à quoi nous assistons aujourd’hui: à la désagrégation de la pensée du social, à la consomption et à l’involution du social, à la défaillance du simulacre social, véritable défi à la pensée constructive et productive du social qui nous domine. Et ceci d’un seul coup, comme si le social n’avait jamais existé. Défaillance qui a tous les traits d’une catastrophe, non d’une évolution ou d’une révolution. Non plus une « crise » du social, mais la résorption de son dispositif. Sans rien à voir avec les défections marginales (fous, femmes, drogués, délinquants). » (p. 75-76)
2) Le social a bien existé, il existe même de plus en plus. Dans ce cas, le social même est un résidu et il triomphe en tant que tel (aka le social est un reste).
Dans L’Echange symbolique et la mort, Baudrillard parle d’une triple résidualité:
- de la valeur dans l’ordre économique;
- du phantasme dans l’ordre psychique;
- de la signification dans l’ordre linguistique.
Il faut ajouter la résidualité du social dans l’ordre… social. Le social est le résidu de la dispersion de l’ordre symbolique.
Dans ce cas, on ne peut pas dire que le social meurt, parce qu’il est d’ores et déjà l’accumulation du mort. « Nous sommes en effet dans une civilisation du supersocial, et simultanément du résidu indégradable, indestructible, s’élargissant à la mesure même de l’extension du social. » (p. 77)
Le social qui a échappé depuis longtemps aux finalités est devenu déchet et recyclage.
« A mesure du renforcement de la raison sociale, c’est la collectivité entière qui devient bientôt résiduelle et donc, par une spirale de plus, le social qui s’élargit. Quand le reste atteint les dimensions de la société entière, on a une socialisation parfaite. Tout le monde est parfaitement exclu et pris en charge, parfaitement désintégré et socialisé.
L’intégration symbolique est remplacée par une intégration fonctionnelle, des institutions fonctionnelles prennent en charge les résidus de la désintégration symbolique – une instance sociale apparaît là où il n’y en avait pas et même pas de nom pour le dire. » (p. 78)
Les « cas » social est analogue aux cas pathologique.
Le système social tout entier est devenu résidu: « Au fur et à mesure que le social dans sa progression élimine tous les résidus, il devient lui-même résiduel. » (p. 79)
Le social est excrémentiel.
« Le social a d’abord été, sous le signe de la raison productive, l’espace de la grande Réclusion – il est devenu sous le signe de la simulation et de la dissuasion l’espace de la grande Forclusion. Mais ce n’est peut-être déjà plus un espace « social ».
C’est dans cette perspective de gestion des résidus que le social peut apparaître aujourd’hui pour ce qu’il est: un droit, un besoin, un service, une pure et simple valeur d’usage. » (p. 80)
« Le bon usage du social comme une des formes de l’équilibre des échanges de l’individu avec son milieu, le social comme écosystème, homéostase et superbiologie fonctionnelle de l’espèce – même plus une structure: une substance, l’anonymat chaleureux et protéique d’une substance nourricière. Sorte d’espece fœtal de sécurité venant subvenir partout à la difficulté de vivre, fournissant partout la qualité de la vie, c’est-à-dire, telle l’assurance tous risques, l’équivalent de la vie perdue – forme dégradée de la socialité lubrifiante, assurantielle, passifiante et permissive – forme la plus basse de l’énergie sociale: celle d’une utilité environnementale, comportemantale – telle est pour nous la figure du social – forme entropique – autre figure de sa mort. » (p. 80-81)
Exkurs: Le social ou la ventilation fonctionnelle du reste
Le social veille à éponger le surcroît de richesse, il produit le reste et l’anéantit.
« Si toute la richesse était sacrifiée, les gens perdraient le sens du réel. Si toute la richesse devenait disponible, les gens perdraient le sens de l’utile et de l’inutile. Le social est là pour veiller à la consommation inutile du reste afin que les individus soient assignés à la gestion utile de leur vie. » (p. 82)
L’usage et la valeur d’usage constituent une morale fondamentale. Mais elle n’existe que dans une simulation de pénurie et de calcul. La valeur d’usage n’est qu’une convention morale féroce et désenchantée, qui suppose un calcul fonctionnel en toutes choses.
L’équilibre entre un travail et sa rémunération, entre le mérite et la jouissance, peut être une mesure en soi, et une forme de résistance.
« Il y a donc une espèce de sagesse dans l’institution du social comme matrice préventive de l’extension et de la réversion des richesses, comme medium de leur dilapidation contrôlée. » (p. 84)
« La véritable candeur est celle des socialistes et humanistes de tout poil qui veulent que toute la richesse soit redistribuée, qu’il n’y ait aucune dépense inutile, etc. Le socialisme, champion de la valeur d’usage, champion de la valeur d’usage du social, révèle un contresens total sur le social. Il croit que le social peut devenir la gestion collective optimale de la valeur d’usage des hommes et des choses. » (p. 84-86)
Le social est « […] en dépit de toute espérance socialiste, quelque chose d’insensé, d’incontrôlable, une protubérance monstrueuse, qui dépense, qui détruit sans souci d’uine gestion optimale. » (p. 85)
« Le social fabrique cette rareté nécessaire à la distinction du bien et du mal, et à tout ordre moral en général – rareté que ne connaissent pas les « premières sociétés d’abondance » décrites par Marshall Sahlins. C’est ce que ne voit pas le socialisme qui, en voulant abolir cette rareté et revendiquant l’usufruit généralisé de la richesse, met fin au social en croyant y mettre le comble. » (p. 85)
Le social meurt d’une extension de la valeur d’usage qui équivaut à une liquidation.
Marx rêvait d’une résorption de l’économique dans le social transfiguré. En réalité, il nous arrive aujourd’hui une résorption du social dans l’économie politique: la gestion pure et simple.
« C’est le mauvais usage des richesses qui sauve une société. » (p. 86) C’est un paradoxe, l’ambiguïté maléfique du fonctionnement social.
3. Le social a bel et bien existé, mais il n’existe plus (il a eu un sens dans la fourchette étroite des simulacres de second ordre, et il meurt aujourd’hui résorbé dans les simulacres de troisième ordre).
L’espace existe comme principe de réalité: le rapport social, la production des rapports sociaux, le social comme abstraction dynamique, lieu de conflits et de contradictions historiques.
« Fin de l’espace perspectif du social. La socialité rationnelle du contrat, la socialité dialectique (celle de l’Etat et de la société civile, du public et du privé, du social et de l’individuel) laisse place à la socialité du contact, du circuit et du réseau transistorisé de millions de molécules et de particules maintenues dans une zone de gravitation aléatoire, aimantées par la circulation incessante et les milliers de combinaisons tactiques qui les électrisent. » (p. 87)
Le social n’existe que dans un espace perspectif, il meurt dans l’espace de la simulation, qui est aussi un espace de dissuasion.
« L’espace de la simulation est celui de la confusion du réel et du modèle. Il n’y a plus de distance critique et spéculative du réel au rationnel. Il n’y a même plus exactement projection de modèles dans le réel ( ce qui équivaut encore à la substitution de la carte au territoire chez Borgès), mais transfiguraiton sur place, ici et maintenant, du réel en modèle. Court-circuit fantastique: le réel est hyperréalisé. Ni réalisé, ni idéalisé: hyperréalisé. L’hyperréel est l’abolition du réel non par destruction violente, mais par assomption, élévation à la puissance du modèle. Anticipation, dissuasion, transfiguration préventive, etc.: le modèle opère comme sphère d’absorption du réel. » (p. 88)
L’hyperréel utilise une espèce de zoom comme dans le porno. Le réel utilise une certaine distance.
« Dissuasion de toute potentialité réelle, dissuasion par redoublement minutieux, par hyperfidélité macroscopique, par recyclage accéléré, par satiration et obscénité, par abolition de l’écart entre le réel et sa représentation, par implosion des pôles différenciés par où passait l’énergie du réel: cette hyperréalité met fin au système du réel, elle met fin au réel comme référentiel en l’exaltant comme modèle. » (p. 89)
Le social a eu lieu comme simulacre de deuxième ordre, mais ne peut pas se reproduire comme simulacre de troisième ordre.
« Partout la transparence du rapport social est affichée, signifiée, consommée. L’histoire du social n’aura jamais eu le temps de mener à la révolution: elle aura été prise de vitesse par les signes du social et de la révolution. Le social n’aura jamais eu le temps de mener au socialisme, il aura été court-circuité par l’hypersocial, par l’hyperréalité du social […]. » (p. 89-90)
Le prolétariat est dissout dans la « masse des travailleurs ».
L’économie politique est captée par l’hyperréalité de l’économie:
- la surmultiplication de la production;
- la précession de la production de la demande sur celle des marchandises;
- le scénarion indéfini de la crise.
Quatrième hypothèse: l’implosion du social dans les masses (développée dans A l’ombre des majorités silencieuses).
L’extase du socialisme
Moto: « Une idée pénible: qu’au-delà d’un certain point précis du temps, l’histoire n’a plus été réelle. Sans s’en rendre compte, la totalité du genre humain aurait soudain quitté la réalité. Tout ce qui se serait passé depuis lors ne serait plus du tout vrai, mais nous ne pourrions pas nous en rendre compte. Notre tâche et notre devoir seraient à présent de découvrir ce point et, tant que nous ne le tiendrions pas, il nous faudrait persévérer dans la destruction actuelle. » (Canetti, cf. P. 95)
Hypothèse: la France traverse une forme extatique du socialisme.
« L’extase caractérise généralement le passage à l’état pur, dans sa forme pure, d’une forme sans contenu et sans passion. L’extase est antinomique de la passion. » (p. 95)
Dans l’extase, l’Etat accède à la transpolitique. Il est dépassionné, désincarné, désaffecté mais tout-puissant.
L’état de grâce du socialisme est l’assomption exorbitant d’un modèle qui a perdu sa vérité en route.
La droite politique a disparu complètement, mais ce qui reste n’est pas la gauche. « Ce n’est donc proprement ni une révolution ni une péripétie historique, mais une sorte d’accouchement post-historique longtemps retardé (tel qu’on a pu croire à l’avortement définitif), une sorte de délivrance très particulière, celle d’un enfant caché que le capital aurait fait dans le dos à la société française. Ça germe, ça germe, ça incube, ça explose et ça envahit tout d’un seul coup. C’est exactement comme dans Alien. La gauche, c’est le monstre d’Alien. Et l’événement dans l’ensemble se révèle comme un gigantesque effet spécial – très réussi d’ailleurs – brève extase dans le cours morose de notre destin populaire. » (p. 97)
Il n’a jamais existé pour le peuple spectacle plus réjouissant que l’échec d’une classe politique. Dans les tréfonds de la « conscience populaire » la classe politique reste son ennemi fondamental.
« Je pense qu’on entre littéralement, avec ce socialisme non sexué politiquement, avec ce socialisme extatique et asexué, dans l’ère du prêt-à-croire comme la mode est entrée dans l’ère du prêt-à-porter (la mode aussi est extatique et transsexuelle). » (p. 99)
Aujourd’hui le socialisme se propose comme modèle stable et crédible. Ce n’est plus une exigence révolutionnaire, mais une simulation de changement (simulation au sens de développement du meilleur scénario possible) et une simulation du futur.
Le socialisme est extatique parce que hyperréel: « […] l’hyperréel, c’est l’extase du réel figé dans sa propre ressemblance, expurgé de l’imaginaire et figé dans son propre modèle (même si ce modèle est celui du changement). » (p. 100)
Question: y a-t-il avec le socialisme résurrection du politique et de la scène politique? « Je n’y réponds pas: c’est là le point aveugle dont parle Canetti, où, sans s’en rendre compte, la totalité du genre humain aurait quitté la réalite. C’est avec ce point-là que nous avons fondamentalement à faire: réalité ou irréalité de cette histoire. Tout se joue là et, malheureusement, il semble que ce point soit hors de portée de la pensée critique. C’est là le dilemme crucial. A moins de quelque réversion miraculeuse de l’histoire, qui rendrait sa chair et son sang à quelque projet social que ce soit, et à la réalité tout court, il nous faut, comme le dit Canetti, persévérer dans la destruction actuelle. » (p. 101)
Moto: « C’est l’Etat qui veille sur le rêve. C’est la réalité qui s’incarne. » (François-Régis Bastide). Cf. p. 103.
« […] les concepts théoriques n’offrent jamais d’alternative réelle – il ne faut surtout pas s’y tromper. Dans leur exercice le plus radical, ils font chanceler la réalité, ils sont un défi au réel. Et ils doivent le rester, sous peine de se retourner contre vous sous forme de jugement de valeur, sous forme de principe, et en particulier de ce principe de réalité qu’ils ont pour tâche de battre en brèche. » (p. 103)
Or, ce qui nous arrive avec le socialisme est l’assomption d’une alternative, la matérialisation sous le signe du pouvoir politique de tout le système conceptuel de valeurs.
Question: « Comment fonctionner dans l’avènement de la promesse, dans la prétention de l’idée à la réalité, dans le passage de la parole au droit à la parole, dans la légalisation de toutes les métaphores illégales, dans l’illusion réaliste du social? Même du point de vue politique, il y a là une sorte de contresens fondamental. Car cette volonté de réconcilier la marche de la société avec son projet volontaire et cohérent, cette volonté de réaliser la promesse toujours fallacieuse du politique (et qui n’est véritablement efficace que lorsqu’elle est fallacieuse – Mandeville), cette volonté est mortelle, et mortellement ennuyeuse. C’est le contresens même du socialisme. » (p. 104-105)
Le pouvoir est laissé aujourd’hui à des gens qui ont renoncé explicitement à son exercice. Ils ne pratique plus l’ambiguïté, ni l’immoralité du discours, mais la transparence de l’idée, qui est un idéal intellectuel. Le nouveau pouvoir se veut culturel et intellectuel. Il se veut l’incarnation des valeurs.
« Ayant trahi son essence politique, il [le pouvoir – n.n.] veut que les intellectuels, de leur côté, trahissent la leur, et passent du côté de la réconciliation du concept, qu’ils perdent la duplicité du concept comme eux ont perdu la duplicité du politique, et se laissent aller du côté du réel, vers une béatification discrète de leurs espoirs, vers une réconciliation polie du réel et du rationnel, ou du réel et de l’imaginaire. » (p. 106)
Le socialisme actuel n’est que le simulacre d’une alternative, ce n’est justement pas un événement, mais la matérialisation posthume d’une idéologie révolue. C’est une forme prise par un modèle.
« L’ordre simulé nous vole toute puissance de dénégation, le socialisme simulé nous vole toute puissance de participation. Car les valeurs qu’ils simulent (progrès, profit et production – Lumières, histoire et rationalité), nous les avons analysées et réduites dans leur prétention à la réalité, mais nous ne les avons pas abolies comme simulacres, comme spectres de seconde main: ceux-ci ne se peuvent pourfendre, étant transparents et insubstantiels. Et c’est ce spectre socialiste de seconde main qui hante aujourd’hui l’Europe. » (p. 107-108)
Nous sommes malades de « leucémie politique » (p. 108). Nous sommes traversés par le pouvoir sans en être atteints, nous analysons le pouvoir sans l’atteindre lui non plus.
« […] le socialisme au pouvoir n’est qu’une phase ultérieure dans le désenchantement prétentieux de cette société. » (p. 108)
Le socialisme c’est un « utopie politique et morale […] promue sur la scène pour y être opérationnalisé comme fantôme. » (p. 108-109)
L’économie a été dans les vingt dernières années promue comme « gigantesque prothèse référentielle, support-surface de toute velléité collective, inattaquable dans son objectivité prétendue. » (p. 109)
La fiction de la juridiction de l’économie peut devenir toute-puissante – elle devient la véritable convention collective.
Une autre convention collective est en train de se construire: celle de la morale et de la culture en train de se matérialiser comme prothèse de gouvernement (« Vos idées nous intéressent », « Vos désirs nous intéressent » etc.). C’est l’effort de synthétiser une fantoche de volonté collective.
Avec le socialisme institutionnalisé, la force de la puissance théorique a été absorbée dans une institution.
« Nous n’avons plus d’ennemi. Parce qu’ils sont au pouvoir, les meilleurs (subjectivement) sont aussi les pires (objectivement). » (p. 111)
« L’avènement de ce socialisme, non par enthousiasme, mais par désaffection (du reste), non par rupture historique, mais par épuisement de l’histoire (relayée par l’évidence rétroactive de la France profonde) cet avènement par défaut d’un modèle historique qui a perdu sa vérité en route est bine de l’ordre du recyclage et de la simulation, mais il exige que nous fassions comme s’il en était la version originale […]. » (p. 112)
Mandeville, dans sa Fable des Abeilles, montre que ce n’est pas la moralité ni le système positif de valeurs d’une société qui la fait changer et progresser, mais ses vices et son immoralité.
« Cela est en quelque sorte le secret du politique: cette duplicité structurelle dans le fonctionnement des sociétés, qui est bien autre chose que celle, psychologique, des hommes au pouvoir. Duplicité qui fait profondément du processus social un jeu où la société pour une bonne part déjoue sa propre socialité, et survit grâce à cette flexibilité des apparences, grâce à ce détachement et à cette stratégie immorale (collective sans aucun doute, mais non visible et non concertée, et déconcertante pour elle-même) vis-à-vis de ses propres valeurs. » (p. 113)
La convinction socialiste est que toute société est virtuellement sociale, c’est-à-dire cohérente dans son projet collectif et solidaire de ses propres valeurs. « Le problème est alors de réconcilier la société avec son propre projet et de « socialiser » ce qui ne demande qu’à l’être. Anéantir toute duplicité, toute stratégie des apparences au niveau des valeurs – maximalisation de la relation sociale, densité de la responsabilité collective (et du contrôle aussi bien sûr), visibilité des structures et du fonctionnement, apothéose de la morale publique et de la culture. » (p. 114)
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