28 août 2005

Amadou Hampâté Bâ, Oui, mon comandant!, (note de lectura)

Paru chez Actes Sud, 1994. Récit.
C’est la suite d’Amkoullel, enfant peul.

1. Le voyage
Chanson bozo: bourou den’nde, c’est un air d’encouragement au travail. Les bozo sont une ethnie spécialisée dans la navigation fluviale sur Niger.
Sur les griots: « Un griot a en effet le droit, reconnu par la coutume, de formuler à l’encontre du noble qui s’aviserait de lui fermer sa bourse les reproches les plus irrévérencieux, voire de répandre sur lui à travers la ville des accusations injurieuses, dont la moindre est sans doute d’avoir “la main attachée à son cou”, symbole même de l’avarice! Aussi les nobles s’empressent-ils généralement de combler le griot. Si tu veux éviter que le chien te morde et ne te communique la rage, jette-lui un os, dit un proverbe peul du Mali. Il ne faudrait cependant pas généraliser; ce comportement n’est pas celui de tous, et il en est qui, aujourd’hui encore, méritent respect et reconnaissent pour avoir gardé vivante la mémoire de tant de générations passées. Je pense, en particulier, aux grands griots généalogistes, aux griots de Kéla, dépositaires de la tradition sacrée du Mandingue, ou simplement à tous ces griots musiciens et poètes qui, à travers l’histoire, épousèrent le destin, heureux ou malheureux, des familles auxquelles ils étaient attachés.
En échange de ses privilèges, le griot rend de nombreux services aux nobles. Il est tenu d’égayer ceux à qui il demande de l’argent. S’il s’agit d’étrangers de passage, il doit les informer de ce qu’il convient de faire ou d’éviter: il se charge de leurs courses, les accompagne, au besoin les introduit auprès des notabilités de l’endroit. Tout à la fois animateur public, porte-parole et intermédiaire, le griot remplissait jadis une fonction essentielle dans la société traditionnelle de la savane, où toute relation était fondée sur la notion d’échange. » (p. 8-9)
Les Peuls pour les autres Noirs: « oreille rouge ». Autrement dit, ils ne sont ni noirs, ni blancs.
Adage: « On ne peut pas savoir si un Peul dort ou s’il a seulement les yeux fermés. »
Komike = homme-qui-écrit.
Un griot dit: « Je suis de l’âge de ton père, mais un griot n’a pas d’age. » (p. 12)
saygalaaré – air national peul, « qui a le don de trasporter tout Peul dans les nues » (p. 12)
Sa mère lui avait dit: « Ne te laisse jamais avaler par les flatteries des griots. » (p. 12)

Un phénomène de griot
Amadou avait été nommé fonctionnaire à Ouagadougou. Il rejoins son poste via Bandiagara.
Le griot du grand interprète s’appelait Namissé Sissoko. Plein de talent dans le maniement de la guitare et aussi grand connaisseur de l’histoire du royaume de Ségou. Il savait aussi changer le timbre de sa voix.
Un autre conseil de sa mère: « Amadou mon fils, […] si tu vas à l’étranger et que tu y rencontres un homme qui te connaisse, sois plus prudent avec lui que tu ne le serais avec un ennemi, car les ennuis qu’il pourrait te créer risquent d’être bien plus grands et plus nuisibles que ceux qui pourraient te venir d’un ennemi. » (p. 27)
« Ce serait pour moi l’occasion d’exercer l’art d’être ouvert et disponible sans être pénétrable pour autant, art que ma mère m’avait enseigné avec soin. » (p. 27)
poye – air guerrier traditionnel;
« Le coutume veut que le musicien, qu’il soit chanteur ou déclamateur, commence par réciter la devise du mourceau qu’il joue, c’est-à-dire sa définition poétique avec l’énoncé de ses qualités et de ses vertus. » (p. 28)
Ségou – cette ville a été la capitale des Bambaras avant de devenir celle des Toucouleurs.
Selon le griot: « […] la France, pays représenté par un grand fétiche composé de trois bandes d’étoffe tricolore: une bleue, une blanche et une rouge. Ce curieux fétiche ne demande pas qu’on lui sacrifie du gros ou du menu bétail, et moins encore des vies humaines, non! Mais il exige d’être salué chaque fois que l’on passe devant lui ou qu’on le sort en public, et chaque matin des guerriers en armes doivent le hisser au sommet d’une longue perche plantée sur la partie la plus haute de la toiture des bureaux. Les mêmes guerriers doivent d’ailleurs le redescendre chaque soir, et la cérémonie se déroule au son de cornes de cuivre jaune. » (p. 29)
Toujours sur le fétiche de la France: « Sais-tu comment les tondjons, ces soldats bambaras de l'empire de Ségou connus pour leur libertinage et leur franc-parler, désignaient chacun des trois esprits du grand fétiche de la France? Ils apelaient le premier bakagué, le bleu, et prétendaient qu’il surveille le ciel bleu pour essayer d’empêcher Dieu d’intervenir dans les affaires des Noirs. Ils disaient que le deuxième, gnegué, le blanc, répand une tache blanche sur la cornée des yeux des « sujets français », pour mieux les aveugler. Quant au troisième, torowoulen, le rouge, pour eux il était chargé de répandre le sang des ennemis et des indisciplinés.
Ce fétiche triplet de la France s’est révélé plus fort que le chapelet à cent grains, fétiche des marabouts toucouleurs, et plus efficace que les douze grands dieux du panthéon banmana (bambara) de Ségou. Oui, le fétiche français a supplanté tous les fétiches locaux et il occupe leur place. Voilà trente et un ans que cela dure, et Dieu seul sait combien de temps cela durera ainsi! » (p. 29-30)
bawdi, tara – airs chantées par les griots;
Adage: « Il s’y trouvait telle une grenouille que l’on jetterait dans l’eau d’une mare pour la punir. »
Après ce voyage, vingt-deux ans plus tard, en 1944, l’auteur reviendra, grâce à ses fonctions à IFAN (Institut français d’Afrique noire à Dakar), cueillir non seulement l’histoire de Ségou, mais aussi des renseignements de toutes sortes sur la Boucle du Niger, de Koulikoro à Gao.
« On m’a parfois demandé quand j’avais commencé à recueillir des traditions orales. En fait je n’ai jamais cessé de le faire dès que ma mémoire fut en âge de fonctionner, c’est-à-dire dès l’enfance, ma famille ayant été pour moi, comme je l’ai déjà dit, une sorte de grande école permanente pour tout ce qui concernait l’histoire, les contes et les traditions africaines. Dans ce domaine de la culture traditionnelle, mes quelques années de formation à l’école française (interrompues deux années seulement après le certificat d’études) furent sans incidence. A l’école nous apprenions surtout – avec l’arithmétoque, l’écriture et la langue française, un peu de littérature classique, et surtout l’histoire de France et une certaine version de l’histoire coloniale. Ces quelques années eurent cependant l’immense mérite de me fournir pour l’avenir, en plus d’une bonne formation de base pour mon travail administratif, l’outil inestimable de l’écriture et de l’expression dans une langue de communication universelle.
Pour ce qui est des traditions orales, de ma petite enfance jusqu’à vingt-deux ans je me suis contenté d’accumuler dans ma mémoire tout ce que j’entendais. Je n’ai commencé à utiliser l’écriture qu’à l’occasion de ce grand voyage pour Ouagadougou et de la nécessité de tenir mon journal. Je notais alors au fur et à mesure en français, en peul ou en bambara – en transcrivant d’une façon rudimentaire ces deux dernières langues en caractères latins – tout ce que je recueillais au hasard des mes rencontres. Ce n’est qu’à partir de mon affectation à l’IFAN, en 1942, que j’acquerrai une réelle méthode d’investigation et commencerai à mener sur le terrain des enquêtes spécifiques – tout en continuant par ailleurs, comme j’ai toujours conseillé aux jeunes de le faire, de récolter les données en vrac, quitte à les classer ensuite en vue d’une exploitation rationnelle. » (p. 32-33)

Le vieux pêcheur
« Un petit geste de déférence et de respect permet ainsi souvent, en Afrique, d’obtenir en retour beaucoup plus que ce que l’on a donné. » (p. 34)
Le vieux pêcheur lui raconte l’histoire de la cité de Markadougouba.

Escale à Sansaning
Adage: « On ne rase pas la tête d’une personne en son absence. » (p. 36) – autrement dit, il n’est pas poli de parler d’un absent.
Par respect traditionnel, la coutume ne permet pas à un homme jeune, fût-il un grand chef, d’occuper la place d’un vieux.
toubab – Blanc, ou agent noir des Blancs;
Tour de phrase d’un griot: « J’étais aussi inquiet qu’un homme qui vient de blasphémer Dieu et qui se demande dans lequel des sept puits de l’enfer musulman il va être jeté. » (p. 38).
Les griots utilisent des propos bouffons pour dérirer les renfrognés et pour apaiser éventuellement la colère des puissants.

La leçon du marabout kounta
Le village peul de Diafarabé, fondé par Sammodi à l’endroit où le Niger se sépare en deux branches. La grand-mère de l’auteur, Anta N’Diobdi, était une nièce du roi Sammodi.
Le marabout s’appelle Sidi Mohammed Lamine Kounta. « Il appartient à la branche des Kountas, grande famille maraboutique de la région de Tombouctou que l’autorité française ménage, en reconnaissance de la protection que Cheikh Ahmed el Bekkay, chef des Kountas et seigneur de Tombouctou, a accordée à certains explorateurs européens, en particulier au Français René Caillé. » (p. 41)
Dans un village, ce marabout bénit les hommes: « Les visiteurs défilent. A tour de rôle, chacun vient s’accroupir devant Sidi Mohammed, s’incline et lui présente le sommet de son crâne, sur lequel le marabout pose cérémonieusement sa main droite. Tous les visiteurs, sans distinction de sexe ni d’âge, reçoivent cette imposition de la main, ce qui, pour les marabouts kountas, est leur manière de bénir leurs ouailles. » (p. 43)
Il est interdit d’approcher de la tombe d’un saint sans être en état de pureté rituelle.
Il s’avère que le marabout était d’un clan ennemi de celui dont provient l’auteur. Le marabout dit: « Bien que te sachant originaire de Bandiagara, me dit-il, j’ai accepté de prendre place dans ta pirogue. Certains membres de ma famille n’y aurait consenti pour rien au monde, mais je ne partage pas leur attitude. Pour moi, les différends qui nous opposent, et qui n’ont d’autre source que les conflits et convoitises de ce bas monde – conflits que l’on maquille, pour les justifier, aux couleurs de l’honneur ou de la piété religieuse – sont des erreurs regrettables qui ne devraient jamais opposer des croyants entre eux. Dieu a dit dans le saint Coran: « Les croyants sont des frères. » Pour moi, tu ne peux donc être un ennemi. Je te considère comme un ami, et cela d’autant plus que par ton père naturel Hampâté tu es du Fakala, dont les habitants sont traditionnellement des amis ou des adeptes des Kountas. » (p. 45)
« Les paroles du marabout kounta m’avaient profondément remué. C’est à partir de ce jour que commença à se former vaguement en moi le souhait d’une réconciliation entre les trois grandes familles maraboutiques de mon pays, déchirées par trop de souvenirs de guerre, de massacres et de malédictions mutuelles: les Kountas de Tombouctou, les Peuls Cissé du Macina et les Tall, descendants d’El Hadj Omar. Cet espoir ne trouvera son accomplissement que cinquante-cinq ans plus tard, dans la nuit du 20 au 21 juin 1977. En cette nuit mémorable, consacrée à la prière et à la lecture cu Coran, les délégations représentatives des trois grandes familles maraboutiques, en présence de milliers de personnes et du chef de l’Etat lui-même, se rencontreront sur les ruines de la grande mosquée de Hamdallaye, l’ancienne capitale dévastée de l’empire peul du Macina, et s’y donneront la main en gage de réconciliation et de pardon solennel… » (p. 46)

Le colosse borgne
« méchant crocodile à la queue borgne » - c’est une expression qui désigne à la fois le pire des crocodiles et le pire des hommes.
Injure qu’un gardien adresse à Amadou et à ses hommes qui voulaient accoster dans une place réservée à un Blanc: « Espèce de malappris de sa mère et d’imbécile de son père, je n’ai pas besoin de savoir ce que me vaudra ta menace, mais je vais te dire tout de suite comment je vais refaire de toi un incirconcis et remetre à sa place le prépuce qui recouvrait le gland de ton pénis! » (p. 48)
Amadou est, en tant que fonctionnaire, un « blanc-noir », c’est-à-dire un noir imitant les blancs, un faux noir.
Manière de calmer la situation: « […] laissons tomber cette affaire. C’est un début d’incendie allumé par Satan. Nous devons l’éteindre au lieu de l’alimenter. » (p. 51)
Réflexion: « Comment […] un homme qui a plus d’une fois donné froidement la mort en la risquant lui-même, un homme dont la poitrine est constellée de médailles preuves de sa bravoure, peut-il être effrayé par un seul coup de fusil et une tenue, au point de perdre toute dignité? Le tempérament d’un homme peut-il se modifier selon qu’il est en état de guerre ou en état de paix? Comment des hommes qui furent braves eu feu peuvent-il devenir des peureux dans la paix? » (p. 51-52)
A propos de la source de l’incident: l’interdiction qu’un Blanc avait donné contre l’amarrage d’un Noir: « Je réalisai soudain combien l’Africain était privé de droits dans son propre pays. A l’époque, la garantie la plus sûre pour tout obtenir sans peine et se permettre tous les abus sans punition, c’était d’avoir la peau blanche – et aussi, il faut le reconnaître, mais dans une moindre mesure, le fait d’être un “blanc-noir”, c’est-à-dire un représentant de l’administration coloniale. » (p. 52)

Adieux à mon père Koullel
Pendant qu’il se deplace en pirogue sur le Niger, le chef des laptots (ceux qui conduisent les ambarcations) demande aux passagers d’ouvrir leurs paquets et de jeter dans le fleuve un peu de toutes les denrées ou nourritures qu’ils possèdent. C’est un rite sacrificiel addressé à la déesse d’eau Mariama, fille de Gaa, la reine mère de tous les dieux et esprits de l’eau du bassin du Niger.
Le chef des laptots était un Bozo, un « maître de l’eau », un sacrificateur aux dieux d’eau.
« Dans la tradition africaine ancienne, un chef, si puissant soit-il, ne détenait jamais à lui seul tous les pouvoirs entre ses mains. Dans tous les pays où il y avait des “maîtres de la terre”, des “maîtres des eaux”, de la pêche ou des pâturages, c’étaient eux qui détenaient l’autorité religieuse traditionnelle vis-à-vis de ces éléments et qui pouvaient en accorder le droit d’usage, et non le roi. La terre était censée n’appartenir qu’à Dieu, le droit de propriété n’existait pas. Nul ne pouvait décider de cultiver un terrain ou de s’y installer si le “maître de la terre” de l’endroit ne l’y autorisait en procédant à la cérémonie requise, comme l’avait fait à Bougouni le chef Tiemokodjian lorsqu’il avait concédé un terrain à ma mère. Certes, il incombait à ces chefs traditionnels de récolter éventuellement des redevances pour le roi, mais ce dernier ne pouvait leur imposer ses désirs. » (p. 54-55)
Portrait de Koullel: « […] l’ami de toujours de ma famille, le camarade d’enfance de Tierno Bokar et de mon oncle Bokar Pâté. Ce grand magicien du Verbe, conteur, historien, poète et savant traditionaliste, qui m’avait entouré de son affection depuis ma plus tendre enfance et qui avait veillé sur ma formation traditionnelle […] » (p. 55)
Son vrai nom était Soulébo, Koullel étiat un surnom, un nom d’usage.
Koullel est considéré comme un père: « En Afrique traditionnelle, les amis intimes d’un homme ou d’une femme pouvaient ainsi aimer les enfants de leurs amis comme s’ils étaient les leurs, et s’y attacher profondément. De mon côté, je ne sentais pas de grande différence entre Koullel et mon père adoptif Tidjani Thiam, le second époux de ma mère. L’usage du mot “père” aidait encore à renforcer ce lien, car les mots ont une force que nos anciens connaissaient bien. Nombre de mes camarades vivaient des relations du même genre. La règle était générale, c’est le contraire qui eût été exceptionnel. » (p. 57)
Adage: « Tant que Dieu sera Dieu, le lionceau ne mangera pas de l’herbe. » (p. 59) Autrement dit, la Providence divine viendra toujours au secours des deshérités.
Adage: « On ne doit pas dire à un pêcheur « donne-moi un poisson » avant qu’il ne soit allé à la pêche. » (p. 62)
Adage: « Le talon et le serpent se meuvent tous deux à même le sol; leur rencontre n’est donc pas impossible. » (p. 62)
Emblème de l’autorité à l’époque: la chaise longue, qui appartient uniquement à un agent de l’autorité ou au fils d’un grand chef.
En Afrique, les repas sont abondant: ce qui est préparé pour un seul homme peut bien servir de repas pour quatre, et même plus.

Retour à Bandiagara
Portrait de l’interprète Seydou Harouna: « […] un homme à vrai dire peu ordinaire. Ancien captif peul du Djelgodji (région du Burkina), non seulement il se vantait sans complexe de son statut, mais encore il l’affichait ostensiblement en portant constamment sur lui une flûte en bambou percée de cinq trous, dont seuls jouaient les captifs dans la société poulloutoucouleure, les nobles n’ayant pas le droit de jouer d’un instrument de musique. Lorsqu’il se déplaçait à cheval, il accrochait sa flûte à sa selle; et lorsqu’il entrait dans les bureaux de la Résidence tous boubous déployés, il la portait suspendue à son épaule.
Mais là ne s’arrêtait pas son originalité. Bien qu’extrêmement riche, à l’occasion des grandes fêtes de fin d’année Seydou Harouna s’armait de sa flûte de captif et se rendait de porte en porte à travers la ville, perpétuant la coutume des captis, pour réclamer aux familles nobles le cadeau lui qui était dû. Il recevait un franc par-ci, deux francs par-là, un boubou, voire quelques noix de cola… Il ne faisait aucune exception dans sa tournée, même pour les familles nobles très pauvres que, par ailleurs, il aidait charitablement à vivre: Seydou Harouna entretenait en effet, par générosité (comme l’avait fait longtemps avant lui son prédécesseur “Wangrin”), plus de trente familles pauvres de Bandiagara. Cette façon d’être était d’autant plus étonnante qu’à l’époque le “grand interprète” du commandant passait avant tous les Noirs, y compris les chefs indigènes; c’était véritablement le deuxième personnage du cercle, plus puissant, parfois, que le “petit commandant” lui-même. De la part de Seydou Harouna, il ne s’agissait ni d’une plaisanterie ni d’une provocation: simplement, sans tenir aucun compte des nouvelles hiérarchies sociales créées par la colonisation, il appliquait, avec une sympathique simplicité, la tradition qu’il avait toujours connue. » (p. 67-68)
Dans le conte initiatique Kaïdara il existe un conseil: « N’agis jamais par soupçon. »

La vie s’appelle « lâcher »!
De retour chez lui, Amadou et les anciens camarades font des visites de courtoisie aux jeunes femmes qui avaient été leurs « Valentines ». La dernière visite est chez Tierno Bokar, dont la maison était à Bandiagara un foyer de haute spiritualité.
Comme Tierno Bokar avait une maison coranique, les enfants l’appellent « Papa Mosquée ».
Attitude de Tierno Bokar: « Il me prend dans ses bras, me serre sur son cœur et m’embrasse, ce qui n’est pas courant en Afrique. » (p. 73)
Sur l’importance des rituels de purification: « Celui qui veut se convertir à Dieu, […] comme celui qui veut lui confier les secrets de son cœur, s’y prépare en se purifiant par les ablutions rituelles. » (p. 75) Même si Amadou Hampâté Bâ était musulman par naissance, Tierno Bokar lui dit de prononcer shahadah consciemment, pour devenir musulman de plein gré.
Conseils de Tierno Bokar: « Tu sais que dans cette vie d’ici-bas, que tu en prennes un petit peu, tu lâcheras! Que tu en prennes plein les mains, tu lâcheras! Cette vie s’appelle « lâcher »! Alors, il ne faudrait pas attendre le jour où la vieillesse arrive, quand le pied ne peut plus se lever, que l’œil ne voit plus clair et que la bouche n’a plus de dents, pour revenir à Dieu. Dieu Lui aussi aime les belles fleurs. Si l’on attend d’avoir dépassé l’âge mûr pour revenir à Lui, ce n’est pas un homme qui revient, mais un impuissant. Bien souvent, d’ailleurs, on ne le fait que par crainte de la mort et de l’enfer; mais il ne faut pas adorer Dieu par peur de l’enfer ou désir du paradis, il faut l’adorer pour Lui-même. » (p. 75)
Impératif pour la vraie adération pour l’Islam: « Chaque personne née musulmane […] devrait, à l’âge adulte, se convertir à Dieu de son plein gré en prononçant la Shahada, la double formule de profession de foi, comme si c’était la première fois. » (p. 76)
Après la conversion: « Amadou, tu viens de prononcer cette profession de foi en toute connaissance de cause, et sans aucune contrainte de quelque ordre que ce soit, ni héréditaire, ni familiale, ni extérieure. A partir de ce moment, tu es vraiment musulman, fils de musulmans. Je souhaite que, plus tard, tu veuilles adhérer à la Voie tidjani à laquelle j’appartiens moi-même, et le moment venu, si tu le désires, je pourrai te l’enseigner. Mais ne te crois pas obligé de m’emboîter le pas. Comme il est dit dans le Coran: « Pas de contrainte en religion! »
En attendant ce jour, sache que tu viens d’inhumer l’enfant que tu étais et d’exhumer l’homme que tu vas devenir. Désormais, tu es responsible de tes actes et de tes paroles. Surveille-toi comme un avare veille sur sa fortune. Ton cœur, ta langue et ton sexe sont les trois organes à surveiller.
Le meilleur des cœurs et celui qui conserve le mieux en lui-même la reconnaissance. Mais celui qui rapproche le plus l’âme des vertus essentielles que sont l’amour et la charité, c’est le cœur sur lequel l’égoïsme, le mensonge, l’envie, l’orgueil et l’intolérance n’ont pas de prise.
En Islam, pour maintenir ardent en nous le feu de la foi, il faut accomplir chaque jour les vingt-deux rekkats qui composent les mouvements de base des cinq prières cardinales. Elles sont comme autant d’entraves pour juguler la fougue de la langue et l’empêcher de nous jeter dans le péché par la parole.
Quant à ton organe sexuel, n’en fais pas un instrument de jouissance dépravée. Garde-toi des relations hors mariage, et méfie-toi des femmes de mœurs faciles qui se vendent par cupidité ou se donnent à tout venant.
Enfin, garde-toi des jeux de hasard, de la viande de porc, de l’alcool et du tabac, du tabac, et encore du tabac! » (p. 77-78)
Formule de salutation au départ: « Bonne route, et que la Paix soit devant vous, avec vous et derrière vous! » (p. 79)

Sur la route de Ouagadougou
Les fiançailles avec sa cousine Baya Diallo.
Il tourne le dos au pays natal pous s’enfoncer vers sud-est, vers un pays inconnu.
Il passe par le village de Diombolo, puis la grande colline de Kani, puis le village de Kanikombolé. Sur le dernier village : « Ce village présente la particularité d’être construit à l’intérieur d’une immense caverne ouverte comme une bouche dans le flanc de la montagne, et dont la lèvre supérieure pétrifiée avance si loin vers l’avant que les cases n’ont pas besoin de toiture pour se garantir des pluies. On l’appelle d’ailleurs “le village dont les maisons n’ont qu’une seule toiture”. » (p. 82)
Le sergent français Autexier l’invite à manger avec lui. A l’époque, manger à la table d’un blanc était une chose impensable pour un nègre.
La ville de Bankassi: « située à la fourche des routes qui mènent l’une à Ouahigouya en pays mossi, l’autre à Louta en pays samo (l’ancienne province jadis commandée par mon père adoptif Tidjani Thiam avant sa destitution) était un chef-lieu de région militaire » (p. 85).
A l’époque, dans chaque gros bourg il y avait deux campements: un pour les indigènes et un autre pour les Blancs.
Campement à Kro et Kri, gros villages dogons.
Les Mossis parlent une langue nommée moré.

Un prince peu ordinaire
Quelques bergers peuls rencontrés sur la route: « Ils chantaient des poèmes bucoliques célébrant les beautés de la nature ou les exploits de leurs anciens, ces marcheurs infatigables venus d’on ne savait où et qui, à la tête de leurs troupeaux, s’enfonçaient vers on ne savait quoi pourvu qu’il y ait de l’eau, de l’herbe et pas de mouches! » (p. 86-87)
Passage par la ville de Tiw, ancien chef-lieu de la province des Peuls djalloubés au sein du royaume mossi du Yatenga.
Adage: « Si tu trouves un jour une belle génisse abandonnée par des Peuls dans un vieux parc, ne t’en empare pas, ce ne peut être qu’une guignarde. » (p. 90)
Le prince Lolo, ancien combatant dans l’armée française, et un alcoolique. Il témoigne: « Oh, je sais, les marabouts me reprochent ma pratique alcoolique… Ils ignorent que cela me permet de noyer les soucis que l’injustice a semés dans ma tête, d’où leurs prières n’ont pas su les extirper! » (p. 93)
« […] Lolo, dauphin d’une des plus grandes provinces de la Haute-Volta, qui avait hérité d’un cheptel si vaste que personne ne pouvait en dénombrer les têtes, dont le palais rengorgeait d’or, d’argent, de caisses d’ambre pur et de coraux de première qualité, et qui avait à son service plus de mille captifs prêts à mourir pour lui, [pourquoi] était-il devenu une telle épave humaine? » (p. 94)
Dégradation du prince Lolo: « Il oublia Allâh, il oublia Mohammad… Il cessa d’être musulman et se convertit avec fougue à la religion de l’alcool. Un camarade de beuverie lui apprit un jour le nom du dieu qui souffle l’ivresse dans le cœur des hommes. Il s’est converti à ce dieu. Et c’est ainsi que Lolo nous revint le cœur vide d’Allâh et empli de l’esprit de « Bakisso » (Bacchus), le dieu de l’ivrognerie. » (p. 95)

Le “grand interprète” Moro Sidibé
Vers le bourg de Bango, nouveau chef-lieu de la province des Djalloubés. L’etape suivante est Ouahigouya, chef-lieu de la circonscription administrative du Yatenga, ville importante où cohabitaient et le commandant de cercle représentant l’autorité française, et le “Yatenga Naaba”, empereur mossi du pays de Yatenga.
Le français pittoresque et imagé parlé par les Noirs est appelé « fonfifon naspa ».
L’air traditionnel njarou des Peuls.
Politesse africaine: « En Afrique, parler d’un pays sans parler de son chef, ou parler d’un homme sans parler de ses ascendants, c’est commettre une bévue impardonnable. De même que l’arbre doit sa force et son envergure à ses racines, l’homme doit d’être ce qu’il est à sa naissance, c’est-à-dire aux germes qui lui viennent de ses parents. Quant au pays, il doit sa paix et sa prospérité à l’intelligence et à la bonne administration de son chef. » (p. 100)

Un surveillant féroce
Sur certaines relations entre les Mossis et les Peuls: « Je ne parlais pas le moré, la langue des Mossis. Quant à la langue peule, elle n’était pas courante dans le pays, et d’ailleurs pour rien au monde les Mossis n’acceptaient de s’en servir; ils n’aimaient ni les Peuls, ni leur langue, ni leur lait sacro-saint, auquel il préféraient de loin la bonne bière de mil appelée dolo. Pour les Mossis, un Peul n’est pas un homme: c’est un singe rouge de la savane jaune. De leur côté, il faut le dire, les Peuls ne sont pas plus tendres à l’égard des Mossis qu’ils considèrent comme des ourangs-outangs balafrés, malpropres et puant l’alcool, et dont le pays a souvent été considéré par eux comme une pépinière d’esclaves… Sur le plans des relations individuelles, toutefois, ces appellations traditionnelles peuvent devenir un sujet de plaisanterie mutuelle et de moquerie amicale, comme on peut en rencontrer entre Peuls et Bambaras ou Peuls et Dogons. » (p. 103)

II. Jeune fonctionnaire en Haute-Volta
Enfin Ouagadougou!
Arrivée à Ouagadougou le 10 février 1922. Il avait quitté Bamako un mois et onze jours auparavant.
Description: « Ouagadougou était constitué d’une multitude de petits hameaux séparés les uns des autres par des champs de mil, le tout s’étendant sur une sorte de vaste surface circulaire de huit à dix kilomètres de largeur. Au centre de cette circonférence se dressait le palais de l’empereur Naba Kom II, Moro Naba de Ouagadougou. » (p. 109)
Sur certains aspects de la colonisation: « Il me faut ici ouvrir une petite parenthèse, pour signaler un phénomène psychologique né de la colonisation et que j’avais constaté à diverses reprises. A l’époque, certains ressortissants des premiers pays africains colonisés s’estimaient supérieurs aux autres en raison même de l’antériorité de leur contact avec les colonisateurs. Bien des Saint-Louisiens, par exemple, indépendamment du fait qu’ils jouissaient de la citoyenneté française (comme leurs compatriotes des trois autres villes sénégalaises à statut privilégié, Dakar, Rufisque et Gorée), se croyaient les phénix des nègres de l’Afrique parce qu’ils avaient été les premiers à entrer en contact avec les Européens en 1558. C’est à Saint-Louis que fut fondé le 1er régiment de tirailleurs sénégalais qui forma le gros de l’armée coloniale et permit la conquête du Soudan français, où ces tirailleurs se comportèrent comme en pays conquis. Le fait de botter les fesses de l’habitant était alors considéré par eux comme un privilège de droit. Lorsque le 2e régiment de tirailleurs sénégalais fut créé à Kati (Mali) avec des éléments soudanais, ceux-ci participèrent à leur tour à la conquête de la Guinée, de la Haute-Volta, etc., où l’on assista au même phénomène. Après l’invasion militaire, ce fut l’invasion administrative, les fonctionnaires des anciennes colonies allant occuper des postes dans les nouvelles colonies. Ainsi, par un phénomène plus ou moins consacré par l’histoire, les auxiliaires des conquérants se considéraient comme des conquérants eux-mêmes, et s’estimaient supérieurs aux vaincus. Pour certains Africains de l’époque, cela devint une sorte de tradition – or en tradition, comme chacun sait, les anciens esclaves priment les nouveaux. » (p. 111)

La “Blanche de l’acacia”
Aïssata Banngaro est considérée la plus belle dame de Ouagadougou. Elle était marchande de colas et de tabac. Auparavant elle tenait un étal au marché à l’ombre d’un grand balanza (acacia), ce qui lui avait valu le surnom de danewal tiaïki (la Blanche de l’acacia).
Ouagadougou est considérée une « toubaboudougou, “ville des Blancs”, où la tradition avait perdu tous ses droits ou presque, et où tout un chacun pouvait dire et faire ce qu’il voulait sans risquer des représailles traditionnelles. » (p. 116-117)
La maison d’Aïssata Banngaro était devenue une lieu de rencontre pour les jeunes. « Mais il ne serait venu à l’idée de personne de demander à Aïssata Banngaro de lui prêter une pièce de sa maison pour s’y isoler avec une jeune femme rencontrée chez elle; l’idée même en eût été choquante. La coutume en la matière voulait alors que chacun emmène sa chacune dans sa chacunière, et non chez une tierce personne. » (p. 117)
Adage: « Seuls les fous et les vauriens parmi les hommes peuvent frapper une femme. » (p. 122)
Adage: « La boutade de la femme peule est plus blessante qu’une lance chauffée à blanc, et l’homme qui l’encaisse avec calme est comparable à un chevalier qui peut faire face à une troupe armée de flèches empoisonnées. » (p. 122)
Règle de comportement: « […] quand une personne fait ou dit quelque chose pour blesser son prochain, si celui-ci s’en montre blessé il donne pleine satisfaction à son provocateur, tandis que s’il demeure insensible, comme non concerné, c’est l’agresseur lui-même qui va recevoir la blessure, comme un choc en retour du coup qu’il a porté. » (p. 122)
Comment se comporter dans des situations limites: « Je réalisai qu’au lieu de riposter en ridiculisant la jeune femme, même élégamment, le mieux eût été, comme le voulait la bonne éducation africaine, de dédaigner ses accusations et de passer sans répondre. » (p. 123)

La nuit de ma vraie conversion
Un orage. Des questions intérieures: « Je vis qu’était devenue ma vie et j’eus honte de moi-même. Je constatai mon erreur avec lucidité et me condamnai sans faiblesse. “Je dois tenir mes engagements, me dis-je. Il me faut devenir un vrai musulman, et cesser de n’être qu’un musulman de naissance, un musulman par le nom et non par la conscience.”
Malgré la pluie, je sortis pour aller faire mes ablutions rituelles au-dehors. Je revins tout trempé. Je changeai de vêtements et me mis à prier. Je restai là, à prier et à méditer, jusqu’au petit matin. Ce fut la nuit de ma vraie conversion. » (p. 127)
« Mon oncle décida de me réserver la matinée de chaque dimanche, de neuf heures à douze heures, non seulement pour m’enseigner la Rissalat, mais aussi pour m’initier à l’enseignement spirituel et ésotérique de l’Islam communément appelé “soufisme”, particulièrement celui de l’ordre tidjani dont il était l’un des maîtres. » (p. 128)
« Désormais seuls comptaient pour moi mon travail, mes études, mes prières et mes méditations. Je me mis à vivre comme un ascète. Je ne fréquentais plus la foule et n’assistais plus à aucune réjouissance profane. Je tenais constamment mon chapelet à la main, de manière à pouvoir mentionner le nom de Dieu et celui de son Prophète chaque fois que j’avais quelques minutes creuses. » (p. 129)
« Le vieux Babali Hawoli Bâ me prescrivit de réciter en guise de prière propitiatoire, un minimum de cent mille fois la 112e sourate de Coran appelée Ikhlass (“Pureté”, ou encore “sourate de l’Unité”). Cette sourate, qui est l’une des trois dernières du Coran, est composée de quatre versets:
Au nom de Dieu (Allâh), le Clément, le Miséricordieux!
Dis: Lui, Dieu, est Unique (Un)
Dieu, l’Impénétrable (ou l’Absolu, l’Immuable)
Non engendreur, non engendré
Nul n’est égal à Lui. (Litt.: “Nul n’est comme Lui, Un.”)
J’étais si enthousiaste et disponible qu’au lieu de cent mille fois je la récitais trois cent mille fois, à la cadence de dix mille par jour. Mais c’est seulement onze ans plus tard, lors du long séjour que j’effectuerai auprès de Tierno Bokar à Bandiagara, que ce dernier m’expliquera le sens ésotérique profond de cette sourate, source de la théologie musulmane. En elle résident en effet les secrets se rapportant à l’immuabilité et à la densité divine, à la dissemblance de Dieu d’avec tout ce qui n’est pas Lui-même, à l’impénétrabilité de Son Essence et la non-divisibilité de Son Unité. Si, pour les chrétiens, la Réalité divine est Trinité: Père, Fils et Saint-Esprit, pour le musulman elle est Réalité une et souveraine, non engendrée, non engendrante. » (p. 129)

Un traquenard coquin
Les femmes de Ouagadougou veulent l’attirer dans le pêché de la chair. D’abord elles font circuler le bruit qu’Amadou est impuissant sexuellement. C’est un mensonge, évidemment.
Babalu Hawoli Bâ lui dit: « Désormais, après chacune des cinq prières de la journée, tu réciteras onze fois les deux sourates de protection qui figurent à la fin du Coran. Leurs onze versets ont la vertu de chasser de nos cœurs les mauvaises pensées, de nous garantir contre les envoûtements et de neutraliser les effets des philtres qu’on nous ferait prendre à notre insu. » (p. 131)
Proverbe arabe: « Les chiens aboient, la caravane passe! » (p. 132)
« De ce jour j’appris à tourner mon regard et mon écoute vers moi-même, pour voir ce qui se déroulait en mon “intérieur”. Je réussis à m’ériger en arbitre entre mon âme passionnelle, qui m’invitait aux plaisirs matériels et égoïstes, et mon esprit qui me mettait en garde contre mes appétits. La lutte entre ces deux parties de mon être était âpre, et en fait, sous une forme ou sous une autre, elle n’a jamais cessé de l’être. » (p. 132)
Sur l’infériorité juridique des colonisés: « Comment qualifier le crime d’un blanc –noir se permettant de violer le domicile d’un blanc-blanc pour tenter de coucher avec sa femme ou de voler ses affaires? Ce serait presque un crime contre la République française! A l’époque, en effet, le plus petit des Français n’etait pas “Jean”, “Jacques”, “Paul” ou “Pierre”, mais “la France” elle-même… » (p. 137)
« Les Peuls passent pour être très irritables, orgueilleux et jouant facilement du couteau quand on les offense. » (p. 138-139)
Gestualité: « Pour toute réponse, je levai les bras en l’air comme quelqu’un qui se réjouit, puis les posais sur ses épaules – ce qui, en Afrique, où le baiser n’était pas courant, était déjà un geste d’une grande intimité. » (p. 140)
Gestualité: « Comme je me retournais, je vis Madame l’adjudant debout sur les marches de sa véranda, qui me faisait des signes avec sa main droite. Je lui répondis de la main gauche. Si elle avait été une fille peule, à ce simple geste elle aurait compris que nous étions en total désaccord. » (p. 141)
Après s’avoir vengé de la ruse d’une femme, Amadou se dit: « Tu oublies que celui qui aboie contre un chien parce que ce dernier a aboyé contre lui vaut moins que le chien lui-même, parce que le chien, lui, ne fait que suivre sa nature. Et puis, est-ce toi qui t’es tiré tout seul des griffes de cette femme, ou Dieu qui est venu à ton aide? L’homme qui veut aller vers Dieu doit aimer toutes ses créatures, à commencer par l’être humain. Tu ne dois donc en flétrir aucune. Ton âme s’est pâmée de plaisir parce que tu t’es vengé, mais moi je m’attriste parce que tu as manqué de charité. Dieu s’est montré miséricordieux pour toi, alors que toi tu ne l’as pas été pour cette femme. Souviens-toi de l’adage: On ne doit pas se servir d’une souillure pour en laver une autre. » (p. 143)
Babali Hawoli Bâ décide de le marier: « Un célibataire, homme ou femme, est un potager sans clôture, à la merci des animaux qui divaguent. » (p. 144)

Le mariage
« Je rappelle qu’en Afrique musulmane, une fois les deux familles d’accord, le mariage islamique est “noué”, ou “attaché”, au cours d’une cérémonie très simple, qui suffit pour valider l’union: un marabout récite la Fatiha et les prières de circonstance en présence des témoins (uniquement masculins), la dot est donnée par la famille du mari, les modalités du contrat éventuel de mariage précisées, et tout est dit. Les “noix de cola de mariage” sont distribuées à travers la ville pour officialiser l’événement. » (p. 145)
Les jeunes époux n’assistant jamais à la cérémonie de mariage.
La grande fête traditionnelle, héritage de la coutume africaine, commence le jour de la consommation du mariage et dure sept jours, durée de la retraite des jeunes époux.
Amadou a besoin d’une concession: « A l’époque, rien n’était plus facile que de se faire construire une habitation à Ouagadougou: les terres étaient vacantes et n’appartenaient à personne. Il n’y avait pas encore de cadastre pour le quartier des noirs-noirs, qui était aussi celui des blancs-noirs. Derrière la maison de Tidjani se trouvait un terrain vague qui me convenait. Je le pris pour en faire ma concession et décidai d’y construire ma demeure. Il me fallait deux grandes cases rondes jumelées par un grand hangar pour ma propre famille, trois cases rondes isolées pour les parents et les amis de passage, une cuisine et une case-toilette, le tout entouré d’une palissade. » (p. 146)
Deedé – grand frère.
« En ce temps-là, une hiérarchie naturelle, fondée sur l’âge, la naissance ou les qualités, régissait encore toute la vie africaine traditionnelle et déterminait les comportements: égards, courtoisie et obéissance envers les aînés, soutien et assistance de la part de ces derniers. Chacun avait le sens de son devoir et l’accomplissait sans contrainte, presque religieusement. » (p. 148)
La coutume voulait que des amis du mari aillent au-devant de la nouvelle mariée pour lui souhaiter la bienvenue et la conduire en pompe au domicile conjugal.
Baya, la fiancée, doit prendre le bain nuptial selon les rites.
« Pendant ce temps, un groupe de sept marabouts avait béni ma concession. Ils y avaient récité la totalité du Coran, brûlé des encens et formé des vœux de bonheur pour la future famille.
Afin de me dépouiller symboliquement de ma “peau de célibataire”, le marabout Amadou Sidiki “teint noir” m’avait fait prendre à moi aussi un bain rituel. Mes bagues, mes vêtements et tout ce que je portais sur moi devaient être donnés aux pauvres. » (p. 150)
« Comme le voulait la coutume, le convoi nuptial, flanqué d’une quarantaine de chevaux, attendit le coucher du soleil et la célébration de la prière du crépuscule (maghreb) pour entrer en ville. La “nuit de vendredi” venait de commencer. Tous les cavaliers et les porteurs allumèrent des torches. En les voyant approcher de loin, on aurait presque dit la retraite aux flambeaux du 14 Juillet… » (p. 151)
Le septième jour après le mariage, Baya doit porter pour la première fois la coiffure de femme.
« Le lendemain matin, selon la coutume, les preuves de la virginité de mon épouse furent rendues publiques – preuves qui, traditionnellement, lui donnaient beaucoup de droits sur son époux.
La tradition veut que durant sept jours, tandis qu’au-dehors se poursuit la fête, les deux époux restent enfermés dans la chambre nuptiale. Le mari, toujours revêtu de son drap blanc, peut sortir dans la journée sur le devant de sa chambre et parler avec ses amis, mais personne ne doit voir son épouse. » (p. 153)
Après le mariage, les femmes d’Ouagadougou cessent de le poursuivre: « Pour elles, j’étais devenu un fonctionnaire pas tout à fait comme les autres: « le fonctionnaire marabout ». Plutôt que de me proposer leurs charmes, elles venaient me demander des prières ou des conseils. Je prenais très au sérieux cette qualité de marabout qu’on me prêtait, et que je préférais de beaucoup à celle de “commis expéditionnaire”. La preuve? Je marchais, parlais, mangeais, regardais, riais et m’habillais comme je l’avais vu faire aux grands marabouts. En un mot, je les singeais avec beaucoup de sérieux et d’application. A l’époque, Tierno Bokar ne m’avait pas encore suffisamment pris en main; je n’avais pas appris à faire la différence entre “paraître” et “être”. » (p. 154)

Une séance mémorable
L’hymne impérial d’Ouagadougou est manyaare, l’Etalon gris, du nom du cheval du Moro Naba.
Ce que dit le premier violoniste de Moro Naba: « Or pour nous Mossis, et particulièrement pour nous, violonistes et généalogistes du trône, si Wounam, le dieu suprême, est au ciel, Moro Naba est sur la terre. C’est lui qui détient les clés du pouvoir sacré et des sciences secrètes de la terre, comme ses ancêtres détiennent, depuis leur mort, les clés des sciences célestes. » (p. 160).

Le commandant “Porte-baobab”
Sur la ville de Dori: « Dori! Qui, au Soudan, en Haute-Volta ou au Niger, n’avait pas entendu parler de Dori! Pour les Peuls, c’était un paradis; pour les Touaregs, un oasis; pour les Maures et les Haoussas, une foire interterritoriale; et pour les marabouts musulmans, une véritable ville sainte. Tout le monde voulait aller à Dori! » (p. 168)
Demba Sadio Diallo lui dit: « Quand on souhaite une chose ardue […], il faut la demander d’abord à Dieu, et ensuite seulement aux hommes. » (p. 168)
« Je n’avais pas encore compris qu’il est plus important de remercier Dieu pour ce que l’on a, que de demander ce que l’on n’a pas… Et qui peut savoir si ce qu’il demande ne se révélera pas néfaste pour lui?… » (p. 168)
Sur un marabout: « C’était un spectacle touchant que de voir le vieil homme aveugle, la tête couronnée de beaux cheveux blancs, communiquer avec son fils complètement sourd en traçant de son doigt sur l’avant-bras de ce dernier, des mots en arabe. » (p. 169)
Comment connaître la volonté de Dieu: « Prenez cette tige, dit-il [le marabout – n.n.]. Elle a été taillée dans un morceau de caïlcédrat très dur, et j’ai fait inscrire par mon fils des prières spéciales accompagnées de noms divins sacrés. Quand la nuit sera tombée, allez l’enfoncer doucement dans le tronc d’un baobab à l’aide d’une pierre. Si vous réussissez à la faire pénétrer totalement sans la casser, cela signifiera que la prière inscrite sur elle sera exaucée contre vents et marées, et Amadou ira à Dori. Si au contraire elle se brise, inutile d’insister, Amadou ne poura pas partir. Ensuite, venez me rendre compte. » (p. 169)
Le marabout n’accepte pas de se faire payer: “Le nom de Dieu ne se vend pas […]. Il n’a pas de prix. Seuls les charlatans font payer leurs prières, les initiés les donnent. Ils ne sont que des dépositaires qui mettent leurs capacités au service de ceux que Dieu dirige vers eux.” (p. 170)
La bénédiction au départ: “Le jour du départ venu, tôt dans la matinée, je me rendis avec Demba Sadio chez mon vieil oncle Babali Hawoli Bâ, pour le saluer une dernière fois et lui demander de bénir mon voyage. Au-dessus de mes mains ouvertes, il récita la Fatiha et des prières tidjanes, puis traça dans mes paumes quelques signes coraniques, comme l’avait fait Tierno Bokar à Bandiagara.” (p. 173)

III. Dori, le pays des Peuls
Une réception inattendue
Sur la ville de Dori: « Dans ce concert de cris animaux, une absence me frappa: il n’y avait aucun aboiement de chien. C’est dire combien les gens de Dori étaient musulmans. En effet, bien que ce ne soit pas impérativement interdit, les musulmans n’aiment pas élever le chien auprès d’eux et n’en font généralement pas un animal domestique. » (p. 178)
Sur le vrai visage du colonialisme: « Dieu te garde de tenter quoi que ce soit contre le plus petit et le plus vil des Blancs, à plus forte raison contre un membre du corps des administrateurs des colonies! Ce sont les maîtres absolus du pays. Ce n’est pas pour rien qu’on les appelle « les dieux de la brousse ». Ils ont tous les droits sur nous et nous n’avons que des devoirs, y compris celui de les considérer et de les servir eux d’abord et le Bon Dieu ensuite. Si par malheur tu touchais à un seul cheveu du commandant, on te ferait mourir d’une mort qu’aucune bouche ne saurait décrire, et toute ta famille, tout ton village paieraient cher ton crime de lèse-majesté. Crois-moi, mon frère, mieux vaut souffrir un affront en silence et sauver sa tête plutôt que d’assouvir sa vengeance et le payer de sa vie et celle de ses parents. » (p. 184)
En Afrique traditionnelle, la demande de pardon efface la faute.

Naissance de mon premier enfant
« Comme toutes les mamans africaines de la savane, Baya, constamment habillée de blanc, resta en retraite de maternité complète durant une semaine chez la vieille Altiné, qui s’occupait d’elle. A aucun moment le bébé ne devait être laissé seul, ou dans l’obscurité. La nuit, une lampe restait allumée à son chevet jusqu’au lever du soleil. Si la maman sortait de la chambre – pour aller aux toilettes, par exemple – elle devait appeler quelqu’un pour veiller sur l’enfant et placer à son côté le “couteau de maternité” rituel qui lui avait été confié avant l’accouchement. Car c’est durant cette période, dit-on, que les mauvais esprits peuvent chasser le “double” du bébé de son corps, prendre sa place et vivre ainsi parmi les hommes, afin de semer entre eux le mal et la discorde… » (p. 193)
Cérémonie de baptême: « Une fois tout le monde réuni, Tierno Hammat Bâ demanda à Altiné Hamma de lui amener une touffe de cheveux du nouveau-né, car celui-ci, de même que sa maman, ne devait pas sortir de la chambre. La petite touffe de cheveux fut placée sur un rond de paille finement tissé et joliment colorié; on plaça sur elle une bague en argent pour l’empêcher de s’envoler.
Tierno Hammat prit le rond de paille dans ses mains. Il demanda à mon oncle Mamadou Ali Thiam le prénom à donner au bébé. Mon oncle lui souffla dans l’oreille, car nul ne devait entendre ce nom avant l’immolation du bélier sacrificiel. Tierno Hammat déposa le rond de paille devant mon oncle, puis alla égorger lui-même le bélier qui, selon la tradition, était destiné à perdre son âme afin que vive le nom de ma fille. Sa chair serait distribuée aux pauvres. Cinq autres gros moutons attendaient de subir le même sort, non pour des fins rituelles mais pour alimenter les deux festins traditionnels: celui des hommes et celui des femmes.
Tierno Hammat revint s’asseoir. Il prit le rond de paille dans sa main gauche, posa sa main droite sur la touffe de cheveux et récita une longue prière, qui débutait, comme il se devait, par la Fatiha, fondement de toutes les prières musulmanes. Puis il déclara à haute voix:
« Avec l’autorisation de notre frère en Dieu l’honorable Mamadou Ali Thiam, porte-parole des ayants droit légitimes, moi, Tierno Hammat Bâ, humble serviteur de Dieu, agissant au nom de Dieu et par la grâce du Prophète notre Seigneur Muhammad – sur lui la paix et le salut! – je donne son nom à l’enfant de sexe féminin né de l’union légitime d’Amadou Bâ, fils de Hampâté, et de Baya Diallo fille d’Amadou. Elle s’appellera Kadidja, première épouse de l’Envoyé de Dieu et Mère de tous les croyants. » (p. 194)
Sur la coabitation entre l’Islam et certains rites pré-islamiques: « On voit comment, même dans les sociétés très islamisées, certaines coutumes traditionnelles – notamment les périodes de retraite et l’usage du “couteau de maternité” - ont été conservées, qu’il s’agisse du baptême, de la circoncision ou du mariage, dès lors qu’elles n’offensent ni ne contredisent la foi. L’Islam installé en Afrique a presque toujours absorbé les coutumes sociales anciennes quand elles n’étaient pas en contradiction avec ses principes essentiels. » (p. 196)
La femme d’Amadou a eu quarante jours de repos avec son bébé.
Adage peul: L’homme connaît mieux la meilleure de ses chansons.
Conseil de sa mère: “N’agis jamais sur un simple soupçon.” (p. 199)
Sur la jalousie: « Chasse la jalousie de ton cœur […]. Elle est en train de s’y installer. Elle te fera perdre ton sommeil et ton repos. Tu trouveras les repas de ta femme insipides, et même ses paroles les plus affectueuses t’énerveront. Alors ton enfer commencera dès ici-bas. Alors ton enfer commencera dès ici-bas. Ne te condamne pas à un tel supplice, et n’y entraîne point ton épouse à qui tu n’as rien à reprocher. Laisse les gens ergoter, et reviens à ton Seigneur avec un repentir sincère. » (p. 199)

Drapeau en berne
Un commandant marié avec une femme noire met le drapeau en berne quand un de ses enfants se meurt. Un capitaine français lui dit que c’est une injure à l’adresse de la France. Le commandant l’envoye en Algérie en mission disciplinaire.

Le traquenard du “Tétard aux douze doigts”
Les paroles de Tierno Bokar et de l’oncle Babali Hawoli Bâ: « Si tu fais le mal, à quoi te serviront tes prières et tes dévotions? » (p. 208)

L’impôt en nature: galette d’argent ou galette de mil?
Sur la capitation: « Et il s’agissait d’un “impôt de capitation”, c’est-à-dire calculé par tête d’habitant et non en fonction du degré de fortune. Ainsi, le chef d’une famille pauvre mais nombreuse pouvait être imposé davantage qu’un homme riche isolé, et s’il ne pouvait s’acquitter de la somme réclamée il était emprisonné. Les Africains appelaient cet impôt “le prix de l’âme”, c’est-à-dire la dîme à payer pour avoir droit à la vie. » (p. 210)
Les colonialistes français ont demandé la paye de l’impot en monnaie française, quasi inexistante en Afrique. Ce fut la cause de la révolte des touaregs en 1916.

La drame de la prison de Dori
Suite à l’ignorance des règles traditionnelles qui régissent la vie des tribus africaines, une petite émeute est noyée en sang. Les prisonniers sont entassés en plein été dans une prison trop petite, et la plupart se meurent à cause des plaies et de la manque d’eau.

IV. Retour à Ouagadougou
Au cabinet du gouveneur
« Sous l’effet de la colonisation, la population de l’Afrique occidentale française s’était divisée automatiquement en deux grands groupes, eux-mêmes subdivisés en six classes qui vinrent se superposer aux classes ethniques naturelles. Le premier était celui des citoyens de la République française, le second celui des simples sujets.
Le premier groupe était divisé en trois classes: les citoyens français pur sang, nés en France ou Européens naturalisés français; les citoyens français des “quatre communes de plein exercice” du Sénégal (Gorée, Saint-Louis, Dakar et Rufisque); enfin les Africains naturalisés citoyens français. Tous jouissaient des mêmes droits (en principe) et relevaient des tribunaux français.
Le second groupe, celui des sujets, comprenait à son tour trois classes: au sommet de la hiérarchie venaient les sujets français de Sénégal, qui jouissaient d’une situation privilégiée par rapport à ceux des autres pays et auxquels on évitait de se frotter, par peur de réprercussions judiciaires ou politiques; puis venaient, dans les autres territoires, les sujets français “lettrés” (c’est-à-dire scolarisés ou connaissant le français) et les sujets français “illettrés” (uniquement du point de vue du français, cela va de soi).
A côté de cette division officielle de la société, l’humour populaire en avait créé une autre, qui se réduisait à quatre classes: celle des blancs-blancs (ou toubabs), qui comprenait tous les Européens d’origine; celle des blancs-noirs, qui comprenait tous les indigènes petits fonctionnaires et agents de commerce lettrés en français, travaillant dans les bureaux et factureries des blancs-blancs qu’ils avaient d’ailleurs tendance à imiter; celle des nègres des blancs, qui comprenait indigènes illettrés mais employés à un titre quelconque par les blancs-blancs ou les blancs-noirs (domestiques, boys, cuisiniers, etc.); enfin celle des noirs-noirs, c’est-à-dire les Africains restés pleinement eux-mêmes et constituant la majorité de la population. C’était le groupe supportant patiemment le joug du colonisateur, partout où il y avait joug à porter.
Du point de vue de la division “officielle” des classes, j’étais un sujet français lettré, né au Soudan et non au Sénégal, donc juste au-dessus de la dernière catégorie. Mais selon la hiérarchie indigène, j’étais incontestablement un blanc-noir, ce qui, on l’a vu, nous valait quelques privilèges – à cette réserve près qu’à l’époque le dernier des Blancs venait toujours avant le premier des Noirs… » (p. 229-230)
« Mon salaire s’élevait alors à 183,33 francs par mois. Le griot de Demba Sadio, un commis des PTT nommé Bokardari Sissoko et qui logeait lui aussi chez Demba, gagnait 175 de francs; de son côté, Demba gagnait 250 francs, plus ses nombreuses heures supplémentaires. Comme dans une famille africaine, nous mettions tout en commun. Chaque fin de mois, Bokardari Sissoko et moi-même remettions intégralement notre solde à Demba Sadio. Le considérant comme notre frère aîné, nous le laissions s’occuper de tout. Il nous nourrissait, nous habillait nous et nos femmes et assurait l’entretien de notre petite communauté, fêtes et réjouissances comprises. Nous ne manquions de rien, et cette solution, conforme à l’esprit traditionnel, nous satisfaisait pleinement. » (p. 231)

Commandant de cercle contre chef peul
« Le cercle de Dédougou venait d’être attribué à l’administrateur des colonies de Lopino – qui plus tard, au Niger, se donnera le titre de « gouverneur de Tawa » alors qu’il n’en sera que le commandant de cercle. C’était le prototype même de ces administrateurs qui, fiers de leur valeur intrinsèque ou de leur naissance, se croyaient tout permis, et dont certains écarts frôlaient l’acte d’indiscipline grave. L’administrateur de Lopino, bien que sorti lauréat de sa promotion à l’Ecole coloniale, avait subi, à cause de son comportement, un grand retard dans son avancement. Son caractère s’en était aigri et ses fantaisies n’en devinrent que plus grandes. » (p. 232)
« Le chef de cette principauté peule, Idrissa Ouidi Sidibé, était l’un des plus grands et des plus réputés parmi les chefs indigènes de la Haute-Volta. En importance, il venait immédiatement après le Moro Naba, empereur des Mossis. Fils de Ouidi Sidibé et petit-fils de Maliki, le fondateur de la principauté peule de Barani, il avait succédé à son père en 1900. Il était donc à la tête de sa province depuis près de vingt-cinq ans. L’administration coloniale, conformément à sa coutume, l’avait nommé “chef de canton”. » (p. 232-233)
Proverbe peul: Le coup de patte d’un chien ne blesse pas le lion.
« On peut être d’une basse extraction et avoir de la noblesse de cœur, comme on peut naître dans la noblesse et manquer d’élévation dans ses sentiments et ses pensées. » (p. 237)
Proverbe peul: Avec la mort de l’âne finissent braiements et pets.
« Il me fut donné d’assister, à la cour du Moro Naba, à diverses cérémonies traditionnelles, toutes fondées sur un symbolisme extrêmement riche, entre autres au premier salut de la journée à l’empereur. » (p. 245)
Le vouvoiement, qui n’existe pas en langue bambara, existe en revanche chez les Mossis, comme d’ailleurs ches les Peuls.
Hadith: « Aucun croyant ne doit quitter cette terre sans avoir, au moins une fois dans sa vie, violé la shari’a (loi islamique) au nom de la pitié. » (p. 277)

Vacances à Koniakary
« […] l’administrateur Bailly. C’était un homme simple et bon. Marié à une femme de pays, il faisait partie – avec le commandant de Coutouly – de ces rares Français qui avaient reconnu officiellement leurs enfants métis. Il était si généreux que tous les habitants de Fadan N’Gourma – village d’origine de son épouse – pouvaient loger chez lui et à ses frais. Il avait fait aménager à côté de son logement un ensemble de cases que l’on appelait “le camp des beaux-parents de Bailly”; tout voyageur venant de Fadan N’Gourma y trouvait gîte, nourriture et couchette. » (p. 283)
« L’époque était celle où le slogan “L’Afrique aux Africains” venait d’être lancé par un groupe d’intellectuels africains que l’on qualifiait de “bolchevistes”. Un Soudanais, Tiemoko Garan Kouyaté, sorti de l’Ecole normale d’Aix-en-Provence, faisait partie des grands suspects dont on recherchait anxieusement les correspondants. » (p. 285)
Sur l’hospitalité africaine: « L’Afrique de la brousse ignorait l’hôtel – et l’ignore encore en bien des endroits. L’”hospitalité rémunérée”, importation occidentale amenée par la colonisation, demeurait limitée aux capitales et grands centres urbains que les Africains traditionnels appelaient – et appellent encore souvent – toubaboudougou: “villages de toubabs”. En dehors de ces toubaboudougou, n’importe qui pouvait, n’importe quand, venir demander l’hospitalité à n’importe qui. Les mots “Je suis l’hôte que Dieu vous envoie” suffisaient à faire s’ouvrir les portes comme sous l’effet d’un sésame magique. Le voyageur de passage était un hôte sacré, et il n’était pas rare que le chef de famille lui abandonne sa propre chambre. » (p. 286-287)

Secs malgré la pluie…
A Kayes habite le Chérif Mohammad El Mokhtar, qui était alors la personnalité la plus marquante de l’ordre musulman tidjani au Soudan français.
« […] d’une façon générale les Africains sont persuadés que les marabouts peuvent tout, à plus forte raison s’ils appartiennent à une lignée prestigieuse […] » (p. 288)
Tierno Bokar: « […] je sais que la rumeur m’attribue des pouvoirs miraculeux. Mais vous, qui êtes des garçons intelligents, ne vous méprenez point. Je n’ai aucun pouvoir. Je suis exactement comme vous. Seul Dieu a la force, le pouvoir, la science et la sagesse. » (p. 289)
« - Vous croyez sincèrement que mes prières sont efficaces?
- Oui! fîmes-nous d’une seule voix. Nous y croyons, et fermement!
Alors le Chérif, toujours en souriant, nous dit: « Puisque vous avez foi en mes prières, c’est votre foi qui comptera, et non mes prières. Approchez et tendez vos mains. » Nous lui tendîmes nos mains, paumes ouvertes face au ciel. Il les rapprocha, saisit nos doigts e t, après avoir récité la Fatiha, dit d’un ton presque de plaisanterie, comme s’il ne se prenait pas au sérieux lui-même:
“O mon Dieu! Allâhouma! Tu sais mieux que moi que je ne peux rien. Moi aussi je sais que je ne peux rien, mais ces deux garçons croient que je peux quelque chose. Mon seul pouvoir, c’est de te transmettre les demandes de ceux qui s’adressent à moi. Demba et Amadou disent avoir foi en mes prière, et moi j’ai foi en ton pouvoir et en ta bonté. Aussi je te conjure, O mon Dieu! de garantir ces deux jeunes gens de toute pluie depuis Kayes jusqu’à Koniakary. Que la pluie vienne devant eux, derrière eux, sur leur droite et sur leur gauche, mais pas sur eux. Protège-les, O Dieu! comme tu préserves certains brins d’herbe au milieu de grands incendies. Tu es le Seigneur que chacun implore, consciemment ou inconsciemment. Tu es l’Entendeur de ceux qui t’appellent, le Maître de l’ensemble des êtres, Toi le Clément, le Miséricordieux! Amine!” Notre “Amine!” fit écho au sien, puis chacun de nous se passa les mains sur le visage jusqu’à la poitrine.
Le lendemain de bonne heure, Demba Sadio, son griot et moi, nos paquets sur l’épaule, prîmes la route de Koniakary. Comme par miracle, il ne pleuvait pas sur Kayes, tandis que Kayes-n’tini (le “Petit Kayes”), situé sur la rive droite du fleuve et que nous devions rejoindre, était noyé sous l’averse. Une pirogue nous fit traverser le fleuve sous un soleil brillant de clarté. Dès notre débarquement à Kayes-n’tini, l’aversey cessa, et ce fut au tour de la ville de Kayes, gagnée par les nuages, de subir une pluie torrentielle. Toute la journée, nous marchâmes d’un bon pas sans jamais être touchés par une seule goutte de pluie, les averses semblant se déplacer au fur et à mesure de notre avance. Ceux que nous rattrapions sur la route étaient trempés jusqu’aux os, tout comme ceux qui nous rattrapaient. Ils nous regardaient sans en croire leurs yeux. A Kabatté, nous fîmes étape chez un ami de Demba Sadio. Toute la nuit la pluie tambourina sur les toitures, lançant par moments des rafales crépitantes comme pour se venger de n’avoir pu nous atteindre. Le lendemain matin, le soleil était radieux; il nous accompagna durant toute la journée et nous ne reçûmes pas la moindre goutte de pluie, alors que partout ailleurs il pleuvait sans arrêt.
A notre arrivée à Koniakary, tout le monde nous demanda où nous avions caché nos parapluies et nos vêtements mouillés, car il était impensable que nous ayons été épargnés par la pluie diluvienne qui tombait sur tout le Diombougou depuis dix jours. Tout le pays était trempé. Nous seuls étions complètement secs. » (p. 289-290)
« Quant a moi, après une longue existence, je ne crois toujours point au “hasard”, mais plutôt à une loi des coïncidences dont nous ne connaissons pas le mécanisme. Certaines coïncidences sont parfois si heureuses et si à propos – surtout si elles se renouvellent assez souvent et à bon escient – qu’elles semblent être l’effet de quelque intelligence qui nous dépasse. Or on peut tout dire du hasard, sauf qu’il est intelligent… » (p. 291)

Chaque belle journée est suivie d’une nuit…
« Comme le dit le proverbe peul: Chaque belle journée est inévitablement suivie d’une nuit profonde. C’est un adage que l’on cite le plus fréquement possible aux enfants pour les habituer à comprendre qu’aucune joie ne dure indéfiniment sur cette terre et les préparer à affronter l’adversité avec égalité d’âme, comme on s’habitue à se coucher quand la nuit tombe. » (p. 292)
Sur une habitude traditionnelle africaine: « Confier son enfant à un tiers, généralement parent ou ami très proche, ou à la personne dont l’enfant portait le nom, était alors une coutume très fréquente dans nos pays – elle subsiste encore, mais tend à diminuer en raison de la transformation des conditions sociales et économiques. Une maman pouvait confier sa fille à l’une de ses sœurs restées sans enfants; un père pouvait dire à son ami le plus proche: « Mon fils est ton fils, élève-le pour moi. » Bien des enfants m’ont ainsi été confiés, qui ont éte élevés dans ma famille soit à Bamako, soit, plus tard, à Abidjan, et j’ai moi-même confié certains de mes enfants à des cousins ou amis. Bien entendu, le lien de l’enfant avec sa propre famille n’était pas coupé, mais c’était là une façon de multiplier ses chances futures; plus tard il pourrait s’appuyer sur deux lignées au lieu d’une seule et dire, par exemple: « Je suis le fils de Untel… et d’Amadou Hampâté Bâ. » Dans la société africaine d’alors, où le milieu familial constituait à la fois un milieu d’accueil et d’asile en toutes circonstances, une référence sociale et un réseau d’alliances et de défense, avoir deux familles représentait une chance supplémentaire. Sauf exceptions – hélas, il peut toujours y en avoir! – la famille d’accueil choyait l’enfant confié plus que ses propres enfants, car l’un des pires reproches que l’on pouvait alors faire à une mère, surtout en milieu peul, c’était de “préférer ses propres enfants à ceux des autres”. » (p. 295-296)
« L’homonymie, aussi, créait et crée encore un lien très puissant, car le nom, qui est sacré, est censé véhiculer le secret même de l’être – d’où l’usage si fréquent d’utiliser un surnom plutôt que le nom dans la vie courante. Donner à un enfant le nom de quelqu’un, c’est non seulement honorer cette personne et montrer qu’on souhaite la voir continuer de vivre à travers son propre enfant, mais c’est aussi faire de son enfant une sorte d’alter ego de cette personne. L’homonymie crée donc, elle aussi, un lien de parenté étroit, fondé sur un sentiment intime d’identité et généralement empreint d’affection et de générosité. » (p. 296)
Sur la parenté africaine traditionnelle: « De toute façon, à l’époque, la parenté était considérée comme collective, et chacun, dans le village ou le milieu familial élargi, était responsable de l’éducation de l’enfant, lequel, habitué à avoir plusieurs “mamans” et plusieurs “papas”, allait à son gré dormir chez les uns ou chez les autres, comme je l’avais fait moi-même durant toute mon enfance. Cette coutume était donc pour nous absolument normale et conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant. » (p. 296-297)

Médailles inutiles pour un prince déchu…
En 1922, le prince Lolo Diallo n’était que l’ombre de celui qu’il avait été auparavant. L’alcool l’avait complètement détruit.
Sur l’écroulement de la position des Blancs en Afrique après la première guerre mondiale: « En cinq ans, les choses avaient subtilement changé un peu partout. Certes, l’accueil réservé aux fonctionnaires de passage était toujours le même, mais il me parut moins fondé sur la peur du Blanc et de son auxiliaire que sur le respect naturel de l’autorité établie, et, surtout, sur l’hospitalité due à l’étranger de passage en vertu d’une coutume qui existait bien avant l’arrivée des Blancs. Une nouvelle vision des choses, née avec le retour des anciens combattants de la Grande Guerre et la chute du mythe du “Blanc invulnérable”, faisait peu à peu son chemin… » (p. 297-298)
Trope stylistique pour décrire la richesse du prince: « […] qui jadis avait plus de têtes de bétail dans ses parcs et ses bergeries que de cheveux et de poils dans les douze parties chevelues de son corps. » (p. 299)

Départ du gouverneur Hesling
Le “Diable boiteux”
Où je retrouve mon “oncle Wangrin”…
Adage: « La fortune, c’est comme un saignement de nez. Cela arrive sans raison et s’en va de même. » (p. 314)

Les pieds du tisserand
Sur la roue du monde: « La loi de balancier qui faisait se succéder régulièrement dans ma vie les hauts et les bas, à l’image des pieds du tisserand africain qui sans cesse s’élèvent et s’abaissent sur les pédales de son métier […]. » (p. 315)

V. À Tougan, sur les traces de mon père Tidjani
La subdivision de Tougan était peuplée de « Samos, une ethnie qui, à ma connaissance, n’a pas encore été suffisamment étudiée. Lointanement originaire du Mandé, ils seraient venus par vagues successives entre le XIVe et le XVIe, se mêlant plus ou moins au passage à d’autres peuplades pour finir par former, avec les premiers émigrés, l’ensemble du peuple Samo d’aujourd’hui. » (p. 321)
Sur l’histoire des Samos: « Bien qu’enclavés entre les pays senoufo, bobo et mossi, les Samos restèrent indépendants jusqu’à la conquête de la partie nord de leur pays par les Toucouleurs de Bandiagara, de 1862 à 1893, puis de tout leur pays par les Français. » (p. 321)

Une conversion inattendue
L’interprète Nétimo Nakro choque Amadou Hampâté Bâ: « […] il dessella lui-même mon cheval, ce qui me laissa perplexe car, en Afrique, ce geste est celui du serviteur, ou de l’élève, envers son maître. » (p. 322)
Sur la situation des savants musulmans sous l’occupation française: « Le titre de marabout comportait en effet plus d’épines que de fleurs. Les marabouts (savants en sciences islamiques et souvent maîtres d’écoles coraniques) étaient alors considérés comem des propagateurs de l’Islam; aussi l’administration coloniale leur faisait-elle une chasse ouverte, surtout dans les pays où cette religion n’avait pas encore beaucoup pénétré. » (p. 322)
Et encore: « Périodiquement, on dénonçait les marabouts de passage comme “agents de propagande antifrançaise”. Chaque marabout dénoncé était déféré devant le tribunal (présidé par le commandant de cercle ou son adjoint), jugé sans assistance d’avocat et toujours condamné; ses livres étaient confisqués et brûlés. A la fin de sa peine on l’expulsait ou on le plaçait en résidence surveillée dans un pays éloigné de sa famille. » (p. 323)
Sur l’attitude de certains prêtres vis-à-vis de l’Islam: « Je n’ai nullement la prétention d’émettre ici un jugement d’ensemble sur l’action de Mgr Thévenoud en Haute-Volta, action que beaucoup d’Africains chrétiens du pays ont estimée très positive; je ne fais que citer des faits isolés dont j’ai été personnellement témoin, et ne puis que constater que, dès qu’il s’agissait d’Islam, les hautes autorités religieuses du pays voyaient rouge et perdaient toute objectivité… » (p. 327)
A cause de la conversion à l’Islam de Nétimo Nakro, les autorités chrétiennes réclament Amadou Hampâté Bâ, jugé responsable. Une enquête est instrumentée par M. Fournier: « Nous l’aidâmes d’autant plus honnêtement qu’il nous faisait confiance et que nous connaissions sa volonté de voir chaque homme, à l’hombre du drapeau français, professer la religion de son choix. Dans l’histoire de l’administration coloniale, il ne fut pas le seul à oser prendre cette attitude. De tels comportements méritent d’être signalés et prouvent, s’il en était besoin, que l’on ne saurait mettre tous les administrateurs coloniaux dans le même panier. La généralisation, quelle qu’elle soit, n’est jamais le reflet de la réalité. » (p. 328)

Le prisonnier samo et la caisse d’argent
« A l’époque, les plus gros vols concernaient un cheval, un taureau, une vache ou un âne; pour le reste, il s’agissait de vols de poulets, de canards, de vêtements ou d’armes. Là comme ailleurs, les grands vols et la grande délinquance ne commenceront à apparaître qu’avec la généralisation de l’argent et la pénétration de la civilisation moderne, et de préférence dans les grandes villes. » (p. 334)

Les cents francs du vieux Samo
Sur l’impôt imposé par la France dans les colonies: « La perception de l’impôt de capitation n’était pas seulement une injustice en soi, mais aussi une source d’abus de la part de divers intermédiaires. Le taux fixé par l’administration était hélas souvent majoré par des pourboires à verser aux chefs de canton ou aux chefs de village. Chaque fois que l’année avait été mauvaise et les récoltes insuffisantes, des chefs de famille nécessiteux étaient obligés d’emprunter l’argent de l’impôt auprès de gens aisés qui acceptaient de le leur prêter, mais en échange d’une garantie sûre; ces pères de famille engageaient donc chez les prêteurs leurs enfants en âge de travailler, jusqu’à ce qu’ils soient en état de rembourser leur dette. Et s’il existait, il faut le reconnaître, des administrateurs épris d’équité qui luttaient, parfois au péril même de leur carrière, pour que des villages surimposés soient dégrevés, il en était d’autres qui n’hésitaient même pas à faire payer l’impôt des nègres morts par des nègres vivants! » (p. 335)
Sur l’eau de la fontaine sacrée des Samos: « […] la tradition samo enseigne que tout natif ou habitant de ce pays qui ment en ayant de l’eau du puits sacré dans l’estomac mourra ou attrapera une maladie incurable. C’est une convinction religieuse. » (p. 357)
« […] je me remémorai un enseignement de l’initiation traditionnelle selon lequel les jeunes doivent exaucer les prières des vieillards ou exécuter leurs ordres avant même de leur demander la moindre explication. » (p. 358)
« […] mon père Tidjani Thiam, fils du grand chef Amadou Ali Thiam, m’a toujours dit: « Il faut accepter les conseils des vieux et leur offrir des petits cadeaux d’honneur, car même si on est leur chef, on ne doit pas les commander. » (p. 358-359)
Sur l’attitude traditionnelle envers les vieux: « Si on veut commander à des vieillards, il lui faut en effet écouter leurs conseils et leur témoigner sa considération par des petits cadeaux qui honorent plus qu’ils n’enrichissent. » (p. 359)
Adage: « La force ne broute pas de l’herbe, elle mange des hommes. » (p. 366)

Chef de subdivision par intérim!…
Sur le comportement traditionnel: « Le commandant de Menou ne m’avait jamais demandé pourquoi je n’acceptais pas de me laisser compromettre. Fort de l’image qu’il se faisait de moi, il en avait naturellement déduit que je devais ce comportement à ma position de dauphin de la province de Louta. A la vérité, ma ligne de conduite relevait beaucoup plus de mon éducation et de mes convinctions religieuses que d’un quelconque orgueil racial ou social. La rectitude morale était en effet l’une des commandements majeurs que m’avait formellement recommandés mon maître Tierno Bokar lorsqu’il m’avait reçu dans la Tidjaniya, et je m’étais fixé une fois pour toutes certaines règles de conduite. » (p. 372)
Sur un tournant de la vie d’Amadou: « Quelque temps après, la situation bascula à nouveau: M. Mengant fut nommé commandant par intérim du cercle de Dédougou. Aucun autre administrateur n’étant disponible sur le moment pour venir à Tougan, il se produisit alors une chose incroyable pour l’époque: M. Mengant demanda que je sois laissé à la tête de la subdivision pendant la période intérimaire. Et plus incroyable encore, sa proposition fut acceptée en haut lieu! Le gouverneur Fournier, peut-être en raison des notes qui figuraient dans mon dossier, décida que je serais chargé d’administrer la subdivision de Tougan jusqu’à nouvel ordre. Voulait-il tenter une expérience politique d’africanisation avant la lettre?… C’est ainsi qu’un simple “commis expéditionnaire indigène” devint “chef de poste”, c’est-à-dire faisant fonction de chef de subdivision. Jamais on n’avait vu chose semblable en Haute-Volta! J’étais responsible de l’agence spéciale du Trésor dont les recettes s’élevaient à plusieurs millions de francs, j’avais à ma disposition vingt-cinq gardes de cercle et les soixante goumiers qui assuraient la police, je rendais la justice au premier degré, etc. Plus que jamais, il me fallait, comme on dit chez nous, “garder froid mon cœur”. Je refusai d’occuper le bureau du commandant, et tant que dura cette mission, je restai dans le mien.
Ma qualité d’héritier de l’ancien chef de Louta me facilita la tâche, car les Samos trouvaient normal que je sois nommé à ce poste. Durant environ une année, presque tous les conflits furent réglés à la manière africaine, par la palabre et la réconciliation. Au lieu de “jugements” rendus par le tribunal, il y avait des “procès-verbaux de réconciliation”. Même l’impôt rentra sans problème.
Comme il est normal, ma popularité ne pouvait plaire à tout le monde, et j’allais me trouver en butte à l’hostilité des prêtres de Toma et de Kouïn. L’incident déchencheur fut une demande de réquisition de jeunes filles pour la crèche. » (p. 374-375) Naturellement, Amadou a refusé la demande des prêtres catholiques.
Amadou rencontre le prêtre révérend et lui dit: « J’ai appris que, dernièrement, vous aviez condamnés les musulmans à l’enfer. Je tenais à vous dire qu’en ce qui me concerne, le paradis et l’enfer, je ne les nie pas mais ils m’intéressent peu. Le premier ne me donne aucune envie, et le second ne m’inspire aucune peur. Que le Seigneur me mette là où il Lui plaira de me mettre. Je Le célèbre pour Lui-même, et non pour une chose qui n’est point Lui. » (p. 377) Le prêtre n’a eu aucune réplique pour l’énonciation d’un point de vue de la suprême pureté soufie.

“Boule d’épines”
VI. Ouahigouya, dernière étape
« Le cercle de Ouahigouya était l’une des plus importants de la Haute-Volta. La ville, capitale du royaume mossi du Yatenga, avait été fondée par le souverain mossi Naba Kango, qui régna de 1754 à 1787. Il avait choisi pour s’installer un lieu nommé Gossa, et y avait construit une sorte de forteresse. Il nomma l’endroit Ouayougouya, ce qui signifie “venir saluer”, car il exigeait que tous les chefs de province, quel que soit leur éloignement, viennent périodiquement le saluer et s’entretenir avec lui. Par la suite, Ouayougouya se prononcera “Ouahigouya”. » (p. 393)
« Nous étions au début de l’année 1932. Jusqu’à cette date, Baya et moi étions restés extrêmement minces et élancés, et j’avais la silhouette typique, plutôt maigrelette, de la plupart des Peuls. C’est à Ouahigouya, pays de lait et de bonne viande, que ma femme et moi, débarrassés des soucis que nous valait ma position ambiguë de commandament à Tougan, commençâmes à nous étoffer un peu. » (p. 393)

Détournement de fonds publics
Une “poudrière” qui ne saute pas
« La deuxième affaire, qui mettait toute l’administration coloniale en état d’ébullition avancée, concernait l’expansion en Haute-Volta, notamment dans la région du Djelgodji, d’une branche de l’ordre tidjani baptisée “Hamallisme” par les autorités coloniales, lesquelles y voyaient une dangereuse entreprise de subversion antifrançaise. J’ai raconté ailleurs toute la genèse de cette triste histoire, fondée en grande partie, hélas, sur des malentendus. » (p. 401)
Evocation d’Abdoulaye Doukouré, dignitaire de l’ordre tidjani, marabout réputé vivant non de subsides mais de ses propres activités commerciales: « Elevé par le Chérif Hamallah à la dignité de Cheikh, Abdoulaye Doukouré revint dans le Djelgodji. Dès son retour, sa présence agit comme un aimant et les gens se rattachèrent en masse à l’obédience du Chérif, y compris certains grands dignitaires religieux locaux. Dès lors, le “Hamallisme” accomplit, dans la région, une progression spectaculaire qui n’était pas pour plaire à tout le monde. Pour l’administration française, en tout cas, le cercle de Ouahigouya était devenu un “foyer hamalliste” très actif, autant dire une poudrière qu’il fallait surveiller nuit et jour pour l’empêcher de sauter!” (p. 402)
« Des instructions émanant du gouvernement général ordonnaient de perquisitionner les demeures des marabouts “hamallistes” partout où ils se trouvaient sur le territoire de l’Afrique occidentale française, de dresser un inventaire détaillé de leurs bibliothèques et de confisquer séance tenante tous les livres à caractère “révolutionnaire” ou traitant des “sciences secrètes” qui pourraient se trouver entre leurs mains. » (p. 402)
« C’est à cette époque, grâce à mes fonctions à Ouahigouya auprès du commandant Baumester, que je découvris l’ampleur des dispositions draconiennes prises par le gouvernement général de Dakar pour lutter contre le Hamallisme dans tous les territoires de l’Afrique occidentale française. Rien ne me permettait d’imaginer que plusieurs années plus tard, à l’exemple de mon maître Tierno Bokar, je rejoindrais à mon tour, à mes risques et périls, l’obédience spirituelle du Chérif Hamallah, ni du rôle indirect que je serais amené à jouer après la Seconde Guerre mondiale dans la libération du Cheikh Abdoulaye Doucouré, après qu’il eut accompli dix-huit années d’internement et d’exil! » (p. 405)

A propos de Wangrin
Moro Sidibé, l’ennemi de Wangrin dit à l’enterrement du dernier l’allocution suivante: « “Quand on n’a plus en face de soi un partenaire de taille […] le combat perd ses attraits et cesse d’être viril. Tel sera désormais mon cas, car mon partenaire valeureux, que je cognais toujours et qui ne tombait jamais, c’était Wangrin. (…) Ne l’ayant plus pour l’escrimer, je vais m’ankyloser, en attendant d’aller le rejoindre dans l’infini du devenir des êtres… C’est pourquoi je déclare, devant Dieu et les mânes de nos ancêtres, que je pardonne à feu Wangrin tout ce qu’il avait pu penser ou faire contre moi. Je lui pardonne de cœur et d’esprit. Par ailleurs, devant Dieu et devant vous tous, mes frères, je demande à la mémoire de Wangrin de me pardonner à mon tour tout ce que j’ai pu fomenter ou songer à fomenter contre lui.”
Une telle attitude, tout à l’honneur de Moro Sidibé, peut paraître étonnante pour les Européens; en réalité elle était conforme à une antique tradition qui voulait que “la mort efface toute querelle et tout différend.” » (p. 406)
« Un autre trait de la mentalité africaine peut paraître plus étonnant encore: […] dans l’Afrique de jadis, le fait d’avouer une mauvaise action n’avait rien de honteux; au contraire, on admirait celui qui avait le courage de dire la vérité. Ce qui était honteux, incongru, voire jugé répugnant, c’était de se vanter de ses propres bonnes actions ou de parler de soi en bien, car, disait-on, “l’homme n’est pas bon dans sa propre bouche” – autrement dit, il est laid de parler de soi en bien, c’est aux autres de le faire; les griots et les amis sont là pour cela.
C’était là l’une des raisons qui, dans l’Afrique de jadis, rendaient la plupart des récits crédibles. A cela s’ajoutait le fait que la mémoire africaine ancienne, typique des sociétés à culture orale, enregistrait une scène dans tous ses détails et la restituait ensuite telle quelle, sans la résumer, comme un film qui se déroule. » (p. 406-407)

Funérailles d’un grand chef mossi
Description du rituel: « A Ouahigouya, où je bénéficiais des mêmes avantages, il me fut accordé de suivre différentes phases des funérailles rituelles du Togo Naba, l’une des grands ministres du Royaume.
Ces funérailles se divisaient en cinq phases. La première, qui comportait les cérémonies liées à l’annonce du décès, me fut rapportée par le griot Amadou Sakké, ami du défunt; j’ai assisté personnellement aux quatre autres. Il y eut d’abord les cérémonies liées à la levée du corps et à son acheminement jusqu’au lieu choisi pour l’inhumation, puis la fête d’adieu qui fut célébrée sur place. Au cours de cette fête, des cavaliers venus des villages voisins réalisèrent une fantasia qui souleva mon admiration. Groupés à environ deux cent mètres du corps, ils s’élancèrent trois par trois, serrés les uns contre les autres, galopant à toute bride vers le corps du défunt; chacun d’eux tenait haut dans la main droite une lance ou un bâton dirigé vers ce dernier, comme s’il voulait le transpercer. Lancés à toute vitesse, à un mètre du corps le cavalier de droite décrochait brusquement vers la droite, celui de gauche vers la gauche, tandis que celui du milieu faisait cabrer son cheval. Ils retournaient au galop vers leur point de départ, tandis que chaque groupe de trois cavaliers se livrait à la même performance. La course se poursuivit ainsi durant plus d’une demi-heure. C’était superbe! Les cavaliers mosssis n’avaient pas usurpé leur réputation…
Le corps fut ensuite conduit au “lieu du sacrifice” où, entre autres rites, le sacrificateur immola une chèvre tachetée de blanc, offerte par un chef de village. Une fois de plus le corps fut levé et ramené vers le sépulcre. C’était la dernière phase de la cérémonie. La foule, conduite par les sœurs du défunt, accomplit trois fois le tour de la tombe avant que le cercueil y soit descendu. Le sacrificateur prononça des paroles incompréhensibles pour moi, puis déposa des objets dans la tombe. Des serviteurs la comblèrent de terre.
Les cavaliers et la foule revinrent vers la soukala, demeure du défunt, dont ils firent trois fois le tour. Alors seulement commencèrent les plaintes, les cris et les gémissements exprimant la douleur des proches, et cela jusqu’à la fin du jour. Quand l’horizon eut avalé les derniers rayons du soleil couchant, un calme impressionnant s’étendit sur la soukala. Elle entrait alors réellement dans son deuil, que vint recouvrir le sombre manteau de la nuit. » (p. 408-409)

Coup de tonnerre sur la Haute-Volta
Sur la Haute-Volta: « Le 5 septembre 1932, un décret pris à Paris décida la suppression administrative de la colonie, qui avait été créée en mars 1919. Son territoire (qui, avant 1919, faisait partie de l’ensemble appelé “Haut-Sénégal-Niger”) fut réparti entre trois colonies: la zone nord-est, comprenant les cercles de Dori et de Fada-N’Gourma, allait au Niger, qui avait déjà hérité en 1928 des cercles de Ouahigouya, Tougan et Nouna, allait au Soudan français; la Côte-d’Ivoire héritait du reste, c’est-à-dire de toute la zone située au sud-ouest, dite “Haute Côte-d’Ivoire”. La “Haute-Volta” n’avait donc vécu qu’un peu plus de treize ans. Elle ne réapparaîtra que quinze ans plus tard, quand le décret du 4 septembre 1947 abrogera le décret précédent et rétablira la colonie de la Haute-Volta, sauf les cercles de Téra et de Say qui resteront nigériens. » (p. 410)
Evocation des populations de Haute-Volta: « Les populations au milieu desquelles il m’avait été donné de vivre m’avaient toujours réservé un bon accueil: les Peuls, bien sûr, mais aussi les Touaregs, généreux et hospitaliers; les Mossis, peuple droit, discipliné et travailleur, héritier d’une tradition sociale et culturelle séculaire et qui m’avait ouvert ses portes avec confiance; sans oublier les Samos, frondeurs et turbulents, indomptables mais sentimentaux, qui accueillirent avec sympathie “l’héritier présomptif du royaume toucouleur de Louta” alors que, vers 1903, ils avaient assiégé dans son palais le roi son père… » (p. 411-412)
Bilan: « Au fil des premiers jours de mon voyage, les onze années que j’avais passées en Haute-Volta, défilèrent devant ma mémoire, depuis l’arrivée du petit “écrivain temporaire à titre essentiellement précaire et révocable”, naïvement fier de son casque colonial, de son costume européen et de ses chaussures craquantes Robéro jaune London… jusqu’au “commis expéditionnaire titulaire de deuxième classe” (depuis le mois de juillet précédent), en passant par le chef de poste, intérimaire il est vrai, de Tougan! J’avais connu des hauts et des bas, mon sort n’avait parfois tenu qu’à un fil… mais j’avais beaucoup appris sur la vie, sur les hommes et sur moi-même, et je portais un regard un peu plus averti sur le monde qui m’environnait. » (p. 412)

Du “commerce muet” à la colonisation économique
Ce sous-chapitre offre une vision pertinente et claire sur les étapes de la colonisation européenne en Afrique.
La première étape est celle du “commerce muet”: les Européens, arrivés en bateau sur les côtes africaines, déposent leurs objets et marchandises sur la plage, allument un grand feu et retournent sur leurs bateaux. Les Africains viennent prendre les objets européens et déposent leurs propres richesses.
La deuxième étape est celle de la conquête militaire (approximativement de 1848 à 1892). Au commencement c’est l’installation des comptoirs commerciaux. Ultérieurement, de 1893 c’est l’administration militaire, très dure, mais néanmoins parfois assez juste. « Les militaires étaient des hommes fiers, parfois fantaisistes, mais généralement ils tenaient leur parole et se souciaient surtout de servir l’honneur de la France. Plutôt que des amasseurs de fortune, c’étaient des idéalistes à leur manière. Ils aimaient commander, mais ils ne pillaient pas. Lors de leur pénétration dans le pays, bien des peuples africains les considérèrent comme une armée à l’égal d’une autre, et plusieurs passèrent même l’alliance avec eux pour mieux lutter contre leurs propres ennemis. A cette époque, les Africains n’avaient aucune idée de ce qui les attendait. » (p. 413)
La phase suivante vit la mise en place de l’administration civile (à partir de 1895/1905 selon les pays). Le réseau administratif devient complexe et ramifié. Les fils de chefs sont envoyés à l’école française, où ils reçoivent une instruction élémentaire, afin de devenir des subalternes dans l’administration française.
La quatrième phase est celle des chambres de commerce (après 1913). Alors seulement apparaît l’exploitation systématique de la population sur une grande échelle, l’instauration des cultures obligatoires, l’achat des récoltes à bas prix, et surtout le travail forcé pour réaliser les grands travaux destinés à faciliter l’exploitation des ressources naturelles et l’acheminement des marchandises. C’est à cette époque que débute la colonisation économique.
« Avec d’autres, je prenais peu à peu conscience des faiblesses ou des abus de l’organisation coloniale dans laquelle nous étions nés; mais, à l’époque, nous n’imaginions même pas qu’elle puisse disparaître un jour. Nous espérions seulement qu’elle s’améliorerait avec le temps…
Depuis, les situations se sont modifiées, mais, hélas, les règles qui président aux échanges internationaux restent les mêmes dans leurs grandes lignes: acheter le moins cher possible les matières premières et revendre le plus cher possible les produits manufacturés. La colonisation économique n’a fait que prendre un autre visage. Tant que l’on ne se suffit pas à soi-même, on reste nécessairement l’esclave de son approvisionneur. » (p. 416)

Face nocturne et face diurne…
« Comme le dit le conte peul Kaïdara, toute chose existante comporte deux faces: une face nocturne, néfaste, et une face diurne, favorable; la tradition enseigne en effet qu’il y a toujours un grain de mal dans le bien et un grain de bien dans le mal, une partie de nuit dans le jour et une partie de jour dans la nuit.
Sur le terrain, la colonisation, c’étaient avant tout des hommes, et parmi eux il y avait le meilleur et le pire. Au cours de ma carrière, j’ai rencontré des administrateurs inhumains, mais j’en ai connu aussi qui distribuaient aux déshéritésde leur circonscription tout ce qu’ils gagnaient et qui risquaient même leur carrière pour les défendre. Je me souviens d’un administrateur commandant de cercle à qui le gouverneur avait donné ordre de faire rentrer l’impôt à tout prix. Or, la région avait connu une année de sécheresse et de famine, et les paysans n’avaient plus rien. L’administrateur envoya au gouverneur un télégramme ainsi rédigé: “Là où il n’y a plus rien, même le roi perd ses droits.” Inutile de dire qu’il fut considéré comme “excentrique” et rapidement rapatrié. » (p. 417)
« Les populations africaines, si rapides à épingler les travers ou les qualités d’un homme à travers un surnom, savaient bien faire la différence.
C’est ainsi que j’ai connu le commandant Touk-toïga, “Porte-baobab”, qui ne se privait pas de faire transporter des baobabs à tête d’homme sur des dizaines de kilomètres; les commandants “Diable boiteux” ou “Boule d’épines”, qu’il était risqué d’approcher sans précautions, ou Kounflen-ti, “Brise-crânes”… Mais, il faut le dire, ils étaient souvent aidés dans leurs actions inhumaines ou malhonnêtes par de bien méchants blancs-noirs: le commandant Koursi boo, “Déculotte-toi” (sous-entendu “pour recevoir cinquante coups de cravache sur les fesses”), était assisté par le brigadier des gardes Wolo boosi, ou “Dépouille-peau”; le commandant “Porte-baobab” avait un garde au nom évocateur: Kankari, “Casse-cous”; le commandant Yiya maaya, “Voir et mourir”, avait son ordonnance Makari baana, “Finie la compassion”. Et le commandant Boo doum, “Mange tes excréments”, dont la triste spécialité s’exerçait à l’encontre des prisonniers dans leur cellule, était flanqué d’un garde de cercle Nyegene min, “Avale tes urines”. J’en ai connu plusieurs personnellement. Beaucoup plus tard, curieux de savoir ce qu’ils étaient devenus, j’en ai visité certains en France. Bizarrement, leur fin de vie fut souvent très pénible, et leur sort, dans des hôpitaux ou des asiles, à peine plus enviable que celui de leurs victimes (je pense en particulier au commandant “Brise-crâne” et “Mange tes excréments”).
Mais il y avait aussi le commandant Fa nyouman, “Bon papa”; Fana te son, “Calomniateur n’ose”; Ndoungou lobbo, “Heureux hivernage”; Lourral maayi, “La mésentente est morte”; et Alla-ya-nya, “Dieu l’a lustré”. Sans parler du docteur Maayde woumi, “La mort est aveugle”; de l’instituteur Anndal rimi, “Le savoi a fructifié”; et de l’ingénieur Tiali kersi, “Les cours d’eau sont mécontents”, car il les aménageait… » (p. 418-419)

VII. Retour aux sources
Un bonnet béni
Pour six mois Amadou se déplace vivre à côté de ses parents et de son maître spirituel: « Tierno apparut à la porte de son vestibule. A son habitude, il était tout vêtu de blanc. Son chapelet, accroché à ses deux oreilles, passait sous son menton à la manière des jugulaires servant à retenir les casques. Il se dépêcha vers moi, un large sourire sur le visage, et je courus pour me précipiter dans ses bras bénis qu’il avait largement ouverts. Avant de refermer ses bras sur moi, son premier geste fut d’ôter mon casque et de le poser à terre, personne n’étant assez proche de nous pour le recevoir. Ensuite, il ôta de sa tête le bonnet blanc qu’il portait et posément, sans hâte, il m’en coiffa. Alors seulement il referma ses bras autour de moi et me serra contre sa poitrine. Je sentais battre son cœur, ce cœur prodigieux, ce cœur plein d’amour et de charité pour tous les hommes et toutes les créatures vivantes! » (p. 424)
Explication de la scène d’auparavant: « On connaît, en Afrique traditionnelle, la signification du bonnet… Pour tous les camarades qui m’accompagnaient, en cette fin d’après-midi d’une journée d’avril 1933, alors que le soleil descendait vers le couchant, le maître venait de me désigner sans paroles comme son héritier spirituel. » (p. 424-425)

Marié sans le savoir
Amadou est marié en absence avec sa cousine par ses parents. Discussion avec Tierno Bokar quant à ce marriage putatif: « - Ma première question est la suivante: lorsque le droit traditionnel africain et le droit islamique sont en contradiction dans une affaire, lequel des deux droits doit-il l’emporter?
- Quand l’affaire en question concerne les piliers fondamentaux de la religion ou les articles de foi, c’est la loi islamique qui prime. Dans tous les autres cas, on recommande vivement de prendre en considération la pitié et la charité, à cause de la parole du Prophète de Dieu: « Aucun croyant ne doit quitter cette terre sans avoir, au moins une fois dans sa vie, violé la loi (shari’a) au nom de la pitié. »
- Merci, Tierno. Voici ma seconde question: est-il recommandé d’épouser une femme dont on ne pourra éventuellement divorcer qu’au risque de provoquer, par le jeu des solidarités familiales, d’autres divorces en chaîne?”
Ma question plongea Tierno Bokar dans une profonde réflexion. Il me fixa longuement. “Un tel mariage doit être écarté, dit-il enfin, car il peut provoquer des conflits. Or le Prophète dit: « La dispute est une bête féroce endormie. Maudit soit celui qui la réveille! » (p. 429-430)
Tierno Bokar conseille Amadou d’annuler le mariage avant sa consommation. La réponse du dernier est la suivante: « Non, Tierno! Pardonne-moi de te contredire, mais tout ne rentrera pas dans l’ordre aussi simplement que tu le penses, du moins pour moi. En effet, si les ennemis de ma famille ou les tiens apprennent que j’ai refusé de consommer un mariage béni par toi, ils déclareront à qui veut l’entendre que je t’ai fait perdre la face. Je sais que leurs paroles ne t’atteindront pas et qu’elles ne feront pas tomber même un poil de ton corps, mais il n’en sera pas de même pour moi. Aux yeux de tous je passerai pour un enfant doublement désobéissant: envers ses parents et envers son maître. Et où irai-je, avec une telle réputation?”
Mieux que quiconque, Tierno Bokar comprenait la gravité de la situation. N’avait-il pas été lui-même le modèle des fils et des élèves? Alors qu’il était déjà un marabout si respecté que tout le monde lui cédait le passage dans la rue, n’allait-il pas laver de ses mains, une fois par semaine, le linge de sa mère à la rivière, alors que plus de vingt jeunes filles de son école auraient été heureuses de faire pour lui?
“Tierno, lui dis-je, je vais me plier à la volonté de mes parents. Chacun verra ainsi que, comme disent les soufis, je suis, entre les mains de ceux qui m’ont donné le jour et de celui qui m’éduque, tel un cadavre entre les mains de son laveur. Pour le reste, je m’en remets à Dieu.” Le maître s’inclina devant ma décision.
Si j’ai rapporté ici cet événement, c’est que, mieux que toute autre explication, il illustre ce qu’était, à l’époque, la conception du mariage, fondée sur l’entraide et la solidarité, ainsi que le pouvoir des parents et la soumission des enfants. Même devenus des pères de famille ayant autorité sur leurs propres enfants, les fils demeuraient mineurs tant que vivaient leurs père et mère, comme les adeptes, même âgés, demeuraient “grands élèves” tant que vivait leur maître. » (p. 430-431)

L’or suspendu à l’oreille
Tierno Bokar dit: « Pour mettre l’Islam et les principes de la religion à la portée de tout le monde, j’ai élaboré un enseignement en langue peule pour tous ceux qui viennent me confier leur formation spirituelle. Cet enseignement est à la fois exotérique et ésotérique, car chacun de ses points peut donner lieu, si la réceptivité de l’élève le permet, à des développements de niveaux variés. J’ai appelé cet enseignement du mot arabe maddîn: « Qu’est-ce que la religion? » ou « Ce qu’est la religion ». » (p. 433)
Tierno Bokar a enseigné à Amadou Hampâté Bâ toutes les clés des aspects ésotériques, et lui a donné le titre de djommaddîn (maître de Maddîn ou dépositaire de Maddîn). Comment cela se passait: « Au fil des jours, le maître développait les différents points de son enseignement, tous fondés sur des versets coraniques ou des paroles du Prophète. Il m’en expliquait les parties difficiles, éclairait les passages obscurs, m’ouvrait les portes d’une compréhension plus profonde; il s’appuyait, entre autres, sur le symbolisme des lettres et des nombres, science ésotérique islamique classique, particulièrement enseignée dans la Tidjaniya. En cela il ne faisait que se conformer à l’exemple de Cheikh Ahmed Tidjani et des grands maîtres spirituels de l’Islam, qui se fondait eux-mêmes sur le hadith: “Le Coran a un extérieur (zâhir, apparent) et un intérieur (bâtin, caché), puis un intérieur de l’intérieur, et un intérieur de cet intérieur, ainsi de suite jusqu’à sept fois.” » (p. 435)
Quand Amadou pense à renoncer à son travail pour se dédier à l’étude des sciences sacrées islamiques, Tierno Bokar lui dit: « Ton travail est ta seule ressource pour entretenir ta nombreuse famille, me dit-il. En outre, il te permet d’intervenir efficacement auprès des chefs blancs en faveur de victimes sans défense, souvent punies ou accusées à tort. Enfin, et c’est pour moi capital, je ne voudrais pas que, plus tard, tu tombes dans la tentation de te faire entretenir par tes élèves. Ce serait vivre de la religion, et non la faire vivre. La religion n’est pas un métier: c’est une ascèse en vue de notre propre purification spirituelle. Tu as un métier qui te permet de rester indépendant, garde-le. » (p. 435-436)

Une visite lourde de conséquence
Amadou ne se montre pas assez respectueux aux yeux du marabout El Hadj Omar, fils de Seydou Tall.
Adage: « On ne peut voir tout seul le sommet de son propre crâne. » Autrement dit, on voit clair pour les autres mais pas assez pour soi-même.

L’oisillon tombé du nid
Sur la personnalité de Tierno Bokar: « Considéré comme un excellent pédagogue dans les sciences islamiques classiques, il enseignait le Coran, les hadith (paroles et faits du Prophète), le droit islamique, l’histoire et la théologie. Grand arabisant, son éloquence en langue arabe n’avait d’équivalent que son coup de plume, qui en faisait égal de n’importe que calligraphe d’Egypte ou d’Arabie. En plus du peul, sa langue maternelle, il possédait à la perfection les langues bambara et haoussa et en parlait couramment plusieurs autres, notamment le dogon, ce qui lui permettait de se faire comprendre facilement de beaucoup de monde. “Plus on parle de langues, et plus on représente d’êtres humains”, disait-il.
Aux matières islamiques classiques, il ajoutait, pour ceux qui s’y intéressaient, la philosophie spirituelle soufie, plus particulièrement à travers l’enseignement de la Tidjaniya. Tout son enseignement était fondé sur l’orthodoxie musulmane et sur les paroles des grands saints et maîtres spirituels de l’Islam, qu’il connaissait parfaitement.
Du fait de sa qualité de moqaddem tidjani, fonction habilitant à recevoir les adeptes dans la tariqa (voie), à leur transmettre le wird symbolisé par le chapelet et à leur dispenser l’enseignement, sa maison était non seulement une école coranique, mais aussi une zaouïa, c’est-à-dire un lieu de rencontre, de prière et d’étude pour les adeptes d’une confrérie soufie.
Un jour, un marabout réputé, qui avait entendu vanter les mérites de Tierno Bokar, était venu à Bandiagara pour sonder ses connaissances. Après leur rencontre, quelqu’un lui demanda: “Quel est le savoir de Tierno Bokar par rapport au vôtre?” – “Si l’on pèse dans les plateaux d’une balance avec des pièces d’or ce que l’un et l’autre nous avons appris, répondit-il, ce que j’ai appris vaut cinq mille francs et ce que Tierno Bokar a appris vaut cinquante francs. Mais si l’on pèse le savoir de Tierno Bokar et le mien, mon savoir pèsera cinquante francs, et son savoir cinq mille francs. Moi, j’ai la science. Tierno Bokar a la Connaissance.
De nombreux élèves vivaient de façon permanente dans sa concession. Pour entretenir cette vaste maisonnée, Tierno n’avait pour toutes ressources que la récolte d’un champ de mil. Nombreux étaient les habitants du cercle de Bandiagara qui, pour l’aider, lui apportaient soit leur zekkat (la dîme charitable annuelle due par tout musulman), soit leur moud (ration de mil dont chaque fidèle est tenu de faire l’aumône à la fin du mois de ramadan). Sur ces dons, Tierno prélevait juste ce qu’il lui fallait pour entretenir sa famille et ses élèves, et distribuait le reste aux sans-ressources qui venaient d’un peu partout se confier à lui. Il recommandait vivement la pratique de l’agriculture et cultivait lui-même son champ de mil avec ses grands élèves. Pour lui, laisser passer un hivernage sans cultiver était un péché grave aux yeux de Dieu!
Tierno avait fait d’une parole du Prophète sa règle d’or: “Parlez aux gens à la mesure de leur entendement.” Aussi chaque élève était-il l’objet d’un traitement spécial: “Certains restent éternellement jeunes, disait-il, et d’autres sont vieux dès leur naissance. Ceux qui restent jeunes, ce sont ceux qui comprennent facilement et qui retiennent tout. Quant aux « vieux de naissance », ce sont ceux qui ont le plus grand mal à retenir et à comprendre. Mais pour chacune de ces sortes de personnes, il existe un moyen de leur parler.”
Comme dans l’enseignement traditionnel africain, pour mieux se faire comprendre il puisait ses exemples ou ses illustrations dans les petits événements de la vie courante, dans les phénomènes de la nature, profitant de chaque circonstance pour développer tel ou tel point de son enseignement ou nous faire saisir quelque chose d’essentiel. C’est pourquoi son enseignement prenait souvent la forme des paraboles. “Le grand livre de la nature, disait-il, est le seul dont les pages ne se déchirent jamais. Il est toujours là, à votre disposition, attendant d’être déchiffré.” » (p. 444-446)
Un jour, en voyant que ses élèves n’accordent pas de l’aide à un oisillon tombé du nid, il dit après avoir fait lui-même ce qu’il attendait: « Eh bien, mes amis, sachez que même si vous apprenez toutes les sciences et toutes les théologies de toutes les religions du monde, si vous n’avez pas de charité dans le cœur, cela ne vous servira absolument à rien! Celui qui est sans charité, il pourra considérer ses connaissances comme un bagage sans valeur. Nul ne jouira de la rencontre divine s’il n’a pas de charité dans le cœur. Sans elle, ses cinq prières ne seront que des gesticulations sans importance; sans elle, son pèlerinage sera une villégiature sans profit. » (p. 448)

Un front qui brille comme un miroir
Toujours sur Tierno Bokar: « C’était un homme de taille moyenne, au regard clair et expressif, d’un naturel aimable et non dépourvu d’humour. C’est de lui que j’ai hérité cette parole: “Riez, faites rire sainement! Toujours trop sérieux n’est pas très sérieux!” Plein d’attentions pour tous, il était particulièrement à l’écoute des enfants. Au moment des repas, il ne prenait place que lorsque tous les petits élèves avaient fini de manger. Il assistait à leur repas, distribuait par-ci par-là des bonbons, du lait ou de la sauce, calmait ou séparait ceux qui se chamaillaient. Lui qui n’avait pas eu d’enfants était un peu comme le grand-père de tout le monde. Lorsqu’il sortait de sa case, s’il trouvait un groupe d’enfants assis en train de jouer ou de parler, il s’approchait d’eux et les observait. Parfois il s’asseyait à leurs côtés et participait à leur petit jeu jusqu’à ce qu’ils aient fini. Alors seulement il se levait pour rejoindre les adultes ou ses grands élèves qui l’attendaient.
Quand il arrivait, tout le monde se levait très vite pour le saluer, mais quoi que l’on fasse il était le plus rapide et le premier à dire Salaam! Et lorsqu’un visiteur venait le voir, il était toujours le premier à aller au-devant de lui. A la fin de leur entrevue, il le raccompagnait jusqu’à l’entrée, et il s’arrangeait pour le devancer afin de pouvoir lui présenter ses chaussures. Il avait cette tendance, naturelle et non affectée, de servir plutôt que d’être servi.
En sa présence, on était heureux, apaisé, comme si le manteau des soucis et des préoccupations tombait de vos épaules. Les gens avaient coutume de dire: “Quand tu vas chez Tierno Bokar Salif, tous tes soucis restent à la porte de son vestibule, tu ne les retrouves qu’en sortant. Et parfois, certains ont même disparu.”
Chose très rare, il était capable de reconnaître ses propres défauts et n’avait pas peur de se critiquer publiquement. Mais il ne mettait non plus aucune fausse honte à dire avec un bon sourire: “Ah! Aujourd’hui, je suis content de moi!” pour telle ou telle raison.
Ni les jeunes enfants ni les élèves n’avaient peur de lui, car jamais il n’avait été un maître brutal, mais il nous inspirait parfois une sorte de crainte respectueuse. Quand il apparaissait, il nous arrivait d’être comme saisis, sans trop savoir pourquoi. Derrière son sourire et sa bonté, on sentait une grande force, quelque chose de clair et d’inébranlable. Il possédait d’ailleurs une totale maîtrise de lui-même et de ses nerfs: ses gestes étaient calmes, mesurés, comme contrôlés par sa volonté; il était capable de rester immobile pendant très longtemps, sans bouger aucune partie de son corps, et à l’occasion son visage pouvait devenir impassible, comme n’extériorisant plus rien. Il présentait une autre particularité que je n’ai observée nulle part ailleurs: dans la deuxième moitié de l’après-midi, alors que le soleil déclinait vers le couchant, son front se mettait à briller comme un miroir, au point que les gens de Bandiagara disaient: Quand vient le crépuscule nous n’avons plus besoin de miroir: il suffit d’aller se mirer dans le front de Tierno Bokar Salif…” (p. 449-451)
Tierno Bokar supportait mal d’être appelé “Maître”. Il préférait “Frère en Dieu”, “Moniteur”.

Hors des sentiers battus
Anecdote: « Un jour, le commandant de cercle l’avait convoqué pour lui faire une proposition: “Tierno Bokar, un homme probe et droit comme toi se doit d’aider au bon fonctionnement de la justice. Je souhaiterais vivement que tu acceptes d’être nommé assesseur.” – “Malheureusement, répondit Tierno avec son bon sourire, à partir du jour où je jugerai mes semblables, je cesserai d’être probe.” Et jusqu’au jour où il tomba en disgrâce, il refusa ce poste qu’on lui offrait avec insistance. » (p. 455)
Ce que Tierno transmet à Amadou quant à l’instrumentalisation de l’islam par la politique: « Et surtout, Amadou, ne crois pas que le commandement, quel qu’il soit, ait jamais passé une nuit entière aux côtés de la vérité et de la justice. Ils ne peuvent demeurer ensemble, parce que la justice tue le commandement. Quand le commandement, ou le gouvernement, fait rendre la justice, c’est que cette justice ne lui gâche rien. Bien entendu, il arrive que le commandement revête le manteau de la religion, mais alors, attention! Ce n’est plus de la religion, c’est du « commandement par la religion », ou de la « religion domestiquée »” – il nous invitait d’ailleurs souvent à établir une distinction entre l’Islam essentiel, l’Islam des origines, et ce qu’il pouvait devenir au cours des temps entre les mains des princes ou des puissants de ce monde…
“Amadou, conclut-il, la justice est divine, elle n’est pas humaine. Vois, même au sein des familles, vous ne parvenez pas toujours à être justes entre vos différents enfants: il y a des préférences, des moments où vous êtes dans l’embarras… Souviens-toi bien de cela: le commandement est une chose, la justice en est une autre. » (p. 456)

L’affranchissement du vieux captif
Un morceau d’or pur dans un chiffon sale
Sur le mystique Maabal: « On ne connaissait de lui que son nom personnel, Bahamma, et son surnom, Maabal. Son nom de clan est resté ignoré. Né avant la fin du siècle, il appartenait à la caste des tisserands et vivait à Mopti, avec sa mère qui était potière. Il menait alors une vie dissolue, passait ses nuits dans les bouges à chanter et à boire, était presque toujours ivre et fréquentait les mauvais garçons. Les gens de Mopti l’appelaient “de voyou de Maabal”. Mais il avait une qualité: chaque soir, avant d’aller s’enivrer avec ses compagnons, il prenait le panier de sa mère et allait chercher pour elle au bord du fleuve de la terre à poterie. Il ramassait un beau paquet de terre, le malaxait comme il faut, le mettait dans son panier et ramenait celui-ci à sa mère. “Je te demande la paix, et la permission de sortir…” lui disait-il. Et il partait.
Tierno Bokar, lui, ne quittait presque jamais Bandiagara. Dans toute sa vie, il n’a fait que deux grands voyages: l’un à Say (ville du Niger proche de la frontière voltaïque) et l’autre à Nioro, en 1937, pour y rencontrer le Chérif Hamallah. Mais une ou deux fois par an, surtout avant les grandes fêtes, il se rendait à cheval à Mopti, à environ soixante-dix kilomètres de Bandiagara, pour s’y approvisionner. Tous les bateaux venant de Bamako et les pirogues venant de Tombouctou s’arrêtaient en effet au port de Mopti, qui desservait les villages environnants.
Auparavant, Tierno avait coutume d’arriver à Mopti en plein jour: mais un grand nombre de Toucouleurs, employés ou gérants de maisons de commerce européennes, fermaient alors boutique pour venir le saluer, à telle enseigne que, pour leurs patrons, l’arrivée de Tierno Bokar était une véritable catastrophe. Depuis, pour empêcher les employés de quitter leur travail avant l’heure de fermeture, Tierno s’arrangeait pour arriver en ville en fin d’après-midi, et il se rendait directement chez son logeur.
Ce soir-là, Maabal, qui revenait du fleuve, l’aperçut. Il le suivit jusque dans la cour de son logeur, l’aida à descendre de cheval, dessella l’animal et le prit pour aller le laver au bord du Niger. Après l’avoir bouchonné et pansé comme il faut, il le ramena dans la cour, lui donna à manger une botte d’herbe qu’il avait ramassée en route et vint s’installer non loin de Tierno. Celui-ci, qui était assis sur une natte en peau, lui offrit une place à sa droite.
Pendant ce temps, la nouvelle de l’arrivée de Tierno Bokar s’était répandue en ville. Ses élèves, partisans et amis arrivèrent en masse pour le saluer. Dès leur entrée dans la cour, ils virent “ce voyou de Maabal”; dont ils connaissaient parfaitement la réputation, assis à la droite de Tierno. Des exclamations fusèrent:
“Comment, Tierno! Tu acceptes que ce Maabal, ce voyou qui passe toute la journée à boire et qui est le garçon le plus dévergondé de tout Mopti, s’asseye là, à ta droite? Ah! Si nous avions été là, jamais il ne serait rentré!”
Tierno les regarda. Maabal, lui, n’avait eu aucune réaction; il était là, impassible, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre.
“Mes amis, dit Tierno, permettez-moi de vous dire que vous faites erreur. Cet homme qui est là, je ne le vois pas comme vous. Pour moi, Maabal est un morceau d’or pur enveloppé dans un chiffon sale qui a été jeté sur un tas d’ordures. Ni ce qui enveloppe l’or ni le lieu où il se trouve ne peuvent diminuer sa valeur, car ce sont des éléments extérieurs à lui-même.”
Tout le monde savait que Tierno ne parlait jamais en vai: s’il disait quelque chose, c’est qu’il y avait une raison. Les visiteurs ravalèrent leurs protestations, mais prirent le parti d’ignorer Maabal. Assis dans la cour autour de Tierno, ils parlèrent de choses et d’autres avec lui.
La parole de Tierno n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Maabal en avait été profondément remué. Le soir, il dit à sa mère: “Mère, j’ai vu Tierno Bokar le marabout de Bandiagara. Il m’a fait une impression que je ne peux pas décrire…” Les choses en restèrent là, et Tierno Bokar rentra à Bandiagara.
La mère de Maabal vit que son fils sortait de moins en moins. Il restait davantage à la maison. Au bout d’une semaine, il vint la trouver: “Maman, depuis que j’ai vu Tierno Bokar, je lutte avec moi-même. Une partie de moi veut que j’aille à Bandiagara vivre auprès de lui. Mais mon autre partie me dit: “Ta mère va rester seule. Et qui lui servira la terre dont elle a besoin pour faire sa poterie?” Je suis si déchiré par cette préoccupation qu’elle me distrait de tout ce que je faisais auparavant.”
Sa mère l’apaisa: “Mon fils, ne crains pas de me laisser seule, car ton projet de partir chez le marabout me rend très heureuse. Au fond de mon cœur, c’est une chance comme celle-là que j’espérais pour toi, et j’ai prié Dieu de la réaliser.
- Mais, maman, et la terre à poterie?
- Ne t’inquiète pas pour cela. Pour le prix modique de quarante cauris, je trouverai toujours quelqu’un qui ira chaque jour me chercher de la terre. Alors aie le cœur tranquille, et va en paix.”
Soulagé, Maabal demanda à sa mère de le bénir, puis il partit pour Bandiagara.

Il arriva chez Tierno un soir, vers seize heures trente, après la prière du milieu de l’après-midi. Le Maître était dans son vestibule, entouré de ses élèves, en train d’enseigner. Après l’échange des salutations d’usage, Tierno lui sourit: “Hé, Maabal! Sois le bienvenu! Et merci encore d’avoir si bien soigné mon cheval l’autre jour!
- Tierno, je suis venu te voir avec une intention bien précise. Je ne voudrais plus vivre là où tu n’es pas. Je veux vivre à tes côtés, être avec toi constamment. Parce que seul l’homme dont l’œil a su discerner le morceau d’or pur sous un chiffon sale jeté sur un tas d’ordures aura la main capable de déchirer le chiffon et de faire apparaître l’or. C’est pour cela que je suis venu à toi.
- J’en suis heureux, mon fils, et j’accepte. Sois le bienvenu! Nous vivrons donc ensemble. Toutefois, ce n’est pas moi qui ferai le travail: c’est à Dieu de déchirer le chiffon pour que l’or apparaisse. Je sais seulement qu’il y a de l’or, mais pour qu’il apparaisse, c’est une question de temps. As-tu un métier traditionnel?
- Oui, je suis tisserand, et même un bon tisserand.
Tierno envoya quelqu’un chercher un métier à tisser composé de trente-trois pièces traditionnelles, ce métier dont on enseigne qu’il symbolise, lorsqu’il est actionné par le tisserand installé en son centre, tout le mystère de la Création se déployant à chaque instant dans le temps et dans l’espace. Il fit installer le métier dans la cour, contre le mur qui faisait face à sa propre case de prière où il se tenait pour travailler, méditer et prier. Sa case était tournée vers l’est, direction de la prière, et le fil de chaîne étendu devant le métier venait jusqu’à sa porte; de telle sorte que chaque fois que Maabal levait la tête, il voyait Tierno, et chaque fois que Tierno levait la tête, il voyait Maabal.

Trois mois passèrent. Maabal travaillait à son métier, priait, regardait Tierno et l’écoutait enseigner…
Et un matin, Maabla l’illettré, Maabal qui n’avait même jamais fait l’école coranique, Maabal qui n’avait jamais rien lu, se mit à chanter et ne s’arrêta plus. Visité par l’inspiration, il improvisait de longs poèmes mystiques en peul dont la splendeur poétique et l’élévaiton de pensée stupéfièrent tous ceux qui les entendaient, à commencer par les marabouts de Bandiagara. Car ses poèmes, étaient repris et colportés à travers la ville.
Une nouvelle ivresse s’était emparée de lui, celle de l’amour de Dieu:

L’amour de Dieu a pénétré en moi.
Il est allé loger jusqu’à l’intérieur de mes os
et en a tari la moelle,
si bien que je suis devenu
aussi léger qu’une feuille
que le vent balance entre terre et ciel.

De ce jour il n’a plus cessé de composer. Il était devenu sans transition l’un des plus grands poètes peuls de son temps. Il a laissé des odes célèbres, entre autres sur le Prophète, sur Cheikh Tidjane et sur El Hadj Omar.
Comme il chantait devant Tierno et ses élèves son ode consacrée à El Hadj Omar, il en vint à ces vers:

Si des “contestateurs” se lèvent,
Nous sommes prêts à nous battre.

A cet endroit, Tierno l’arrêta: “Non, il ne faut pas se battre.” Et il ajouta: “Un peu avant, à propos de ceux qui sont sauvés, tu as employé le « nous » peul exclusif. C’est un « nous » égoïste, qui ne s’applique qu’à celui qui parle et à ceux qui l’entourent; il vaudrait mieux utiliser le « nous » inclusif, car lui, il englobe tout le monde.” Maabal a repris son couplet en utilisant le « nous » inclusif, et il a changé son dernier vers. Sur des centaines de poèmes, c’est le seul endroit où Tierno l’a repris.
Maabal a également chanté son maître dans un poème dont j’extrais ces quelques vers:

Un sourire comme un ciel qu’illumine un éclair,
un visage rayonnant,
un haut front qui brille comme un miroir,
voilà ce qui s’est réuni
pour donner au visage de Tierno Bokar
une majesté qui ne peut venir que de la sainteté!

Mais le plus célèbre de ses œuvres est la longue ode mystique intitulée Sorsoreewel: “Celui qui cherche”, véritable chant d’amour pour Dieu et son prophète qu’il aspirait à réjoindre. Théodore Monod, alors qu’il était encore directeur de l’IFAN à Dakar, en a publié le textye dans une brochure intitulée, Sorsoreweel, un poème mystique soudanais.

La transformation fulgurante de Maabal et les hautes connaissances spirituelles dont témoignaient ses poèmes emplissaient les marabouts d’étonnement: comment un homme qui n’avait jamais étudié pouvait-il connaître, ou pressentir, de telles réalités d’ordre supérieur? En réalité, il faisait mieux que les pressentir; comme disent les soufis, il les “goûtait” (dhawq). Quelqu’un demanda à Tierno quel était le hal (l’état, ou le niveau spirituel) de Maabal. Utilisant une autre image soufie, Tierno répondit:
“Entre celui qui a entendu parler du fleuve et qui connaît tout de lui mais seulement par ouï-dire, celui qui est venu s’asseoir sur la berge pour contempler les eaux du fleuve, et celui qu’on a pris et jeté au milieu de l’eau du fleuve, qui connaît le mieux le fleuve? C’est celui qui a été jeté et qui s’y est fondu. Maabal a été jeté dans le fleuve de l’amour.”
En moins de trois années, Maabal avait été si consumé de l’intérieur que toute enveloppe matérielle était devenue pour lui transparente. Couché dans sa case, à travers la toiture il voyait l’état du ciel; il voyait les gens approcher comme si les murs n’existaient pas. Devenu “aussi léger qu’une feuille que le vent balance entre terre et ciel”, une partie de lui-même était déjà hors de notre monde. Tierno s’attendait à son départ. Un jour, alors que Maabal se trouvait dans un état d’extase, son âme rompit les dernières amarres et ne revint pas.
Depuis, les récitants religieux de Bandiagara intégrèrent les poèmes de Maabal parmi les grands poèmes mystiques, peuls ou arabes, que leur chœur récitait chaque nuit de jeudi à vendredi, parfois jusqu’à une heure du matin. Au jour où j’écris cette page, en 1978, il reste encore quelques vieux récitants qui sont les derniers survivants de ce chœur. Mais il est à craindre qu’avec leur disparition ces poèmes magnifiques ne sombrent eux aussi dans l’oubli. » (p. 460-467)

Les trois vérités et les croissants de lune
Tierno a dit: « Il faut toujours respecter les croyances des autres. Imagine que le père que quelqu’un soit un cochon alors que ton père à toi est un ange. Si tu insultes son père cochon, sa réplique immédiate sera d’insulter ton père ange, parce que pour lui c’est son père cochon qui est le meilleur. Si tu insultes son père, il insultera le tien. Si tu commences par repousser quelqu’un, il te repoussera, c’est une réaction naturelle. Cela se voit dans les mains de l’homme: si tu mimes l’action de frapper, l’autre, automatiquement, lèvera sa main contre toi. » (p. 470)
Tierno a dit: « Si tu n’es pas compris, au lieu de t’exciter et de trouver que ton interlocuteur est un imbécile, ou qu’il a la compréhension dure, il faut, toi, l’écouter et essayer de le comprendre. Quand tu le comprendras, tu sauras pourquoi il ne t’a pas compris; tu pourras alors ajuster tes propos de manière à être compris de lui. Peut-être as-tu parlé d’une manière trop élevée, ou incompréhensible pour son entendement ou sa vision des choses? C’est pourquoi il faut savoir écouter. Il faut cesser d’être ce que tu es et oublier ce que tu sais. Si tu restes tout plein de toi-même et imbu de ton savoir, ton prochain ne trouvera aucune ouverture pour entrer en toi. Il restera lui, et tu resteras toi. » (p. 470)
Le schéma des trois vérités: « Pour lui [Tierno Bokar – n.n.] l’ensemble des conflits humains reposait sur quatre causes essentielles: la sexualité, l’appât du gain, le souci de préséance (“Ote-toi de là que je m’y mette!”) et la mutuelle incompréhension, compagne de l’intolérance. Il voyait dans l’incompréhension et l’intolérance le père et la mère de toutes les divergences humaines: “On se parle, mais on ne se comprend pas, parce que chacun n’écoute que lui-même et croit détenir le monopole de la vérité. Or quand tout le monde revendique la vérité, à la fin personne ne l’aura.”
C’est alors qu’il nous développa son schème des “trois vérités” et des croissants de lune.

“Il y a trois vérités, nous expliqua-t-il: ma vérité, ta vérité, et la Vérité. La Vérité n’appartient à personne: elle est au centre, et n’appartient qu’à Dieu. Elle représente la lumière totale, et c’est pourquoi elle est symbolisée par la pleine lune. Avez-vous remarqué que, pendant les trois jours de pleine lune (les treizième, quatorzième et quinzième jours de chaque mois lunaire), et il n’y a pas d’obscurité sur la terre? Le soleil ne se couche pas avant de voir apparaître le disque lunaire à l’opposé du ciel, et la lune ne disparaît pas avant d’avoir vu le soleil se lever. C’est un spectacle de toute beauté!
“Ma vérité, comme ta vérité, ne sont que des fractions de la Vérité. Ce sont des croissants de lune situés de part et d’autre du cercle parfait de la pleine lune. La plupart du temps, quand nous discutons et que nous n’écoutons que nous-mêmes, nos croissants de lune se tournent le dos; et plus nous discutons, plus ils s’éloignent de la pleine lune, autrement dit de la Vérité. Il nous faut d’abord nous retourner l’un vers l’autre, prendre conscience que l’autre existe, et commencer à l’écouter. Alors nos deux croissants de lune vont se faire face, se rapprocher peu à peu et peut-être, finalement, se rencontrer dans le grand cercle de la Vérité. C’est là, et là seulement, que peut s’opérer la conjonction. […]
C’était l’une de ses innovations par rapport à l’enseignement maraboutique habituel. Il appelait les croissants opposés “les vérités divergentes”; et nous invitait à aller vers “la vérité convergente”. “Si vous êtes avec quelqu’un, ne cherchez pas ce qui vous différencie; cherchez ce que vous avez de commun et bâtissez sur cela. » (p. 470-471)
« Pour Tierno Bokar, il n’existait qu’une seule religion, une en son essence, éternelle, immuable dans ses principes fondamentaux, mais qui, au cours des temps, pouvait varier dans ses formes d’expression pour répondre aux conditions de l’époque et du lieu où était descendue chaque grande “révélation”. “Il n’y a qu’un seul Dieu, disait-il. De même, il ne peut y avoir qu’une voie pour mener à Lui, une religion dont les diverses manifestations dans le temps sont comparables aux branches déployées d’un arbre unique. Cette religion ne peut s’appeler que Vérité. Cette religion ne peut s’appeler que Vérité. Ses dogmes ne peuvent être que trois: Amour, Charité, Fraternité. » (p. 472)

Juger par soi-même, non par des “on-dit”
Tierno Bokar a approuvé le désir d’Amadou Hampâté Bâ de collecter des traditions orales: « Elles constituent l’héritage spirituel de ceux qui nous ont précédés et qui n’ont pas encore rompu avec Dieu. » (p. 472)
Et encore: « Chaque conte, chaque devinette, est comme une galerie dont l’ensemble forme une mine de renseignements que les anciens nous ont légués par région, race, famille, et souvent d’individu à individu. » (p. 473)
Amadou veut discuter avec des gens qui pratiquent d’autres religions. Tierno Bokar lui a répondu: « Avant toute démarche de ce genre, il faut en effet que tu sois sûr d’une chose: c’est que Dieu est, et qu’Il est unique. Mais Il est libre de se manifester comme Il le veut, sinon nous l’enfermerions dans une loi. Or Dieu est au-dessus de toute loi; c’est nous qui sommes soumis à une loi, non Lui. Tu peux donc aller visiter les autres initiations à condition d’être solidement enraciné dans ta propre foi et ta propre identité (ton « toi-même »), et que rien ne puisse te troubler ni te perturber. Dans le cas contraire, ce serait dangereux. Ce n’est pas à conseiller à ceux qui manquent de maturité spirituelle.
“L’autre condition est que tu devras être capable de respecter les croyances et les initiations de tous ceux que tu visiteras, et de ne point les offenser. Critiquer, offenser, insulter, ne sert à rien. Personne n’y gagne quoi que ce soit.
“Enfin, garde-toi toujours d’émettre un jugement, ou une opinion, sur une chose que tu n’auras pas connue par toi-même, en te fiant à de simples «on-dit».” » (p. 473-474)

“Ne deviens pas un petit dieu”, ou le mensonge devenu vérité
Une autre parole de Tierno Bokar: « Amadou, prends bien garde, plus tard, à ce qu’on ne fasse pas de toi un petit dieu. […] J’appelle « petit dieu » […] ce que tu risques de devenir lorsque tu réuniras des gens autour de toi. L’homme est le plus souvent flatteur, soit parce qu’il aime, soit parce qu’il espère obtenir quelque chose, soit encore parce qu’il a peur. On aime un enfant? On le flatte. On aime une femme? On la flatte. Une femme aime un homme? Elle le flatte. » (p. 474)
Historie racontée par Tierno Bokar: « Un jour, une hyène était allée dans un village et elle y avait trouvé un chevreau mort. Tout heureuse, elle le ramassa et l’emporta dans sa tanière. Mais au moment où elle s’apprêtait à le dévorer, elle vit venir au loin un troupeau d’hyènes qui trottait dans sa direction. De peur qu’elles ne lui ravissent une partie de son festin, elle se hâta de bien cacher le chevreau, puis elle vint s’installer sur le bord de la route.
“Là, elle se mit à roter et à bâiller bruyamment: « Bwaah! Bwaa! » - « Eh bien, sœur Hyène, qu’y a-t-il? » lui demandèrent les voyageuses. « Courez vite au village, répondit-elle. Tout le bétail est mort, et on a jeté toutes les carcasses sur le tas d’ordures. Je me suis bien régalée, et maintenant je rentre tranquillement dormir chez moi.
“A cette nouvelle, la troupe d’hyènes fonça vers le village avec une telle ardeur qu’elle souleva sur la route un véritable nuage de poussière. Pensive, l’hyène contempla ce spectacle: « Mon mensonge serait-il devenu vérité? se demanda-t-elle. Un mensonge à lui seul ne pourrait soulever un tel nuage de poussière… Courons vite! Mon mensonge est devenu vérité! Mon mensonge est devenu vérité! » Et laissant là son chevreau, elle fonça à son tour vers le village… » (p. 475)
Morale du conte: « Toi aussi, Amadou, si un jour les gens te répètent constamment: « Tu es ceci, tu es cela », tu risques de finir par y croire, comme l’hyène a cru à sa propre invention, et à te substituer tout doucement à Dieu. A ce moment-là, bien loin d’être un saint homme ou un guide valable, tu deviendrais un shaïtan, un diable déguisé! Alors, Amadou, méfie-toi beaucoup de cela! » (p. 475)

Au tournant de ma vie
Sur Tierno Bokar: « Je l’ai déjà dit: tout ce que je suis, je le lui dois. C’est lui qui m’a “ouvert les yeux”, comme on dit dans les initiations africaines, et qui m’a appris à lire le grand livre de la nature, des hommes et de la vie en ramenant toutes choses à une Unité primordiale. Je lui dois ma formation, ma manière de penser et de me comporter, et cette “écoute de l’autre” qui est peut-être son plus bel héritage, et la meilleure garantie de paix dans les rapports avec autrui.
Cet homme, que Marcel Cardaire appellera plus tard “le saint François d’Assise africain” et Théodore Monod “un homme de Dieu”, était, sur bien des points, en avance sur son temps. Il faut souligner que son appel à la tolérance, à l’amour pour tous les êtres, au dialogue religieux et au respect des particularités – “L’arc-en-ciel doit sa beauté à la variété de ses couleurs” – fut lancé dans la première moitié de ce siècle, au cœur du Mali, au fond d’une modeste concession africaine, à une époque où le moins que l’on puisse dire est que de telles notions n’étaient encore, par-ci par-là, que des balbutiements timides… » (p. 477)

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