Paru chez Sens et Tonka, Editeurs, 1994.
Moto: « Le roman est une œuvre d’art non pas tellement par ses ressemblances inévitables avec la vie que par les différences incommensurables qui le séparent d’elle. » (Stevenson). D’où la formule de Baudrillard: « Ainsi la pensée ne vaut pas tellement par ses convergences inévitables avec la vérité que par les divergences incommensurables qui l’en séparent. » (p. 5)
Notre conscience n’est pas l’écho de la réalité, mais un défi à la réalité. La conscience tient de l’illusion objective, et non pas de la réalité objective.
La croyance à la réalité fait partie des formes élémentaires de la vie religieuse.
Il y a une sorte de mépris dans l’intention charitable d’instituer la réalité comme le dernier des droits de l’homme ou le premier des biens de consommation courante. Personne ne vit uniquement dans la réalité, dans les preuves visibles de l’existence.
« Dites: je suis réel, ceci est réel, le monde est réel – personne ne rit. Dites: ceci est un simulacre, vous n’êtes qu’un simulacre, cette guerre est un simulacre – tout le monde s’esclaffe. D’un rire jaune ou condescendent, ou convulsif, comme devant une plaisanterie puérile ou une proposition obscène. Tout ce qui touche au simulacre est tabou ou obscène, comme ce qui concerne le sexe ou la mort. Pourtant ce sont plutôt la réalité et l’évidence qui sont obscènes. C’est la vérité qui devrait faire rire. » (p. 9)
Il existe une pensée solidaire du réel, qui part de l’hypothèse qu’il y a une référence réelle à l’idée (la perspective du sens et du déchiffrement). Une autre pensée est excentrique au réel. Celle-ci est étrangère à la dialectique et à la pensée critique (qui se réfère toujours à un idéal du réel). Elle est un jeu avec la réalité.
Il y a incompatibilité de la pensée et du réel. Il n’y a de l’une à l’autre aucune sorte de transition nécessaire ou naturelle.
La conjonction du réel avec l’idée n’a pas survécu à la sécularisation catastrophique dans toutes les politiques du XXème siècle. Aujourd’hui, la simulation est gigantesque, autant technique que mentale. Le virtuel est autonome, libéré du réel, autoréférentiel à l’infini. Le réel même est devenu extrême, exorbité, illusoire.
« […] la pensée radicale est au croisement violent du sens et du non-sens, de la vérité et de la non-vérité, de la continuité du monde et de la continuité du rien. » (p. 14)
Le discours du réel et du rationnel parie qu’il y a quelque chose de déchiffrable. La pensée radicale parie sur l’illusion du monde. Elle parie qu’il y a plutôt rien que quelque chose, et elle veut le restituer sous l’apparente continuité du sens.
« La prédiction radicale est toujours celle de la non-réalité des faits. » (p. 15)
Les mauvaises nouvelles de nos jours: la nullité de nos valeurs, l’incertitude du réel, le non-lieu de certains événements.
« Comme la photo (l’image) connote l’effacement, la mort de ce qu’elle représente, ce qui lui donne son intensité, ainsi ce qui fait l’intensité de l’écriture, que ce soit celle de la fiction ou de la fiction théorique, c’est le vide, c’est le néant en filigrane, c’est l’illusion du sens, c’est la dimension ironique du langage, corrélative de la dimension ironique des faits eux-mêmes, qui ne sont jamais que ce qu’ils sont – dans tous les sens: ils ne sont rien de plus que ce qu’ils sont, et ils ne sont jamais seulement ce qu’ils sont – amphibologie parfaite. » (p. 16)
Rien n’est d’une évidence totale sans devenir énigmatique.
La réalité est trop évidente pour être vraie.
La pensée qui parie sur le réel veut restituer une réalité objective de ce monde. La pensée radicale veut restituer l’illusion du monde, dont elle fait partie.
« Car la réalité ne demande qu’à se soumettre aux hypothèses, elle les vérifie toutes, c’est là d’ailleurs sa ruse et sa vengeance. » (p. 18)
La réalité est une illusion et toute pensée doit chercher d’abord à la démasquer.
Par la pensée, le monde doit se révéler non comme vérité, mais comme illusion.
« En fait, nous sommes les orphelins d’une réalité venue trop tard, et qui n’est elle-même, comme la vérité, qu’un constat à retardement. » (p. 20)
L’ennui avec la réalité, c’est qu’elle vérifie toutes les hypothèses, elle s’y plie. Le réel ne résiste pas, il n’est pas solide. La réalité est disposée à se plier en désordre. « Lorsque quelque idée un peu aventureuse, quelque hypothèse critique ou cynique s’avère être juste, c’est un tour pendable, vous êtes joué et désarmé avant la lamentable confirmation de vos dires par une réalité sans scrupules. » (p. 22)
Sur l’idée de simulacre et son contact avec la réalité: « Ainsi vous pouvez avancer l’idée de simulacre, et secrètement pourtant ne pas y croire, en espérant que le réel se venge – la théorie n’est pas forcément convaincue d’elle-même. Hélas, seuls les fanatiques de la réalité réagissent négativement, la réalité, elle, ne semble pas vouloir la démentir, bien au contraire: tous les simulacres s’y donnent libre cours. La réalité aujourd’hui n’est rien d’autre que l’apocalypse de la simulation. Si bien que les tenants de la réalité (qu’ils défendent comme une valeur morale ou une vertu) jouent en quelque sorte le rôle de ceux qu’on appelait jadis les fanatiques de l’Apocalypse. » (p. 23)
L’idée de simulacre a été dérobée par la réalité. Le simulacre est devenu réalité.
Le simulacre assure la continuité du réel.
« C’est là le paradoxe de toute pensée qui s’inscrit en faux contre la réalité – c’est quand celle-ci vous dérobe le concept en le réalisant. Et se dérobe du même coup à toute critique. » (p. 24)
Ce ne sont plus les théories qui s’adaptent aux événements, mais le contraire.
« Nous avons perdu cette avance des idées sur le monde, cette distance qui fait qu’une idée reste une idée. La pensée doit être anticipatrice, exceptionnelle et à la marge – l’ombre projetée des événements futurs. Or nous sommes aujourd’hui à la traîne des événements. Ils peuvent donner parfois l’impression de régresser, de ne pas être ce qu’ils devraient être. En fait, ils nous ont dépassés depuis longtemps. Le désordre simulé des choses est allé plus vite que nous. L’effet de réalité s’est effacé devant l’accélération – anamorphose de la vitesse. » (p. 25)
Nous vivons dans l’enfer, celui de la réalisation inconditionelle de toutes les idée, l’enfer du réel.
Jadis il existait une puissance de l’indifférence, par opposition au jeu des différences, qui est la caractéristique du monde. Dans un monde devenu indifférent, notre indifférence à nous nous a été volée. Ainsi l’extravagance de la pensée n’a plus de sens dans un monde extravagant.
« Qu’elle était belle, l’indifférence, dans un monde qui ne l’était pas, dans un monde différent, convulsif et contradictoire, avec des enjeux et des passions! Du coup, l’indifférence de l’esprit devenait elle-même un enjeu et une passion, diamétralement opposée. Elle pouvait anticiper sur le devenir indifférent du monde et faire événement de cette indifférence. Aujours’hui il est difficile d’être plus apathique, plus indifférent à leur propre sens que les faits eux-mêmes. Notre monde opérationnel est un monde apathique, indifférent à lui-même, dépassionné et d’un ennui mortel. Or, il ne sert à rien d’être dépassionné dans un monde sans passion. Etre désinvolte dans un monde désinvesti n’a pas de sens. C’est ainsi qu’on se retrouve orphélin. » (p. 28)
« La pensée radicale n’est jamais dépressive – contresens total. […] Le sens, lui, est toujours malheureux, l’analyse est par définition malheureuse, puisqu’elle est née de la désillusion critique. Mais la langue, elle, est heureuse, même si elle désigne un monde sans illusion et sans espoir. Ce serait, même là, la définition d’une pensée radicale: une intelligence sans espoir, mais une forme heureuse. » (p. 29-30)
La langue et l’écriture sont l’illusion vivante du sens.
« Des idées, tout le monde en a, et plus qu’il n’en faut. Ce qui compte, c’est la singularité poétique de l’analyse. Cela seul, ce witz, cette spiritualité de la langue, peut justifier d’écrire, et non la misérable objectivité critique des idées. » (p. 30)
« De toute façon, il vaut mieux une analyse désespérante dans une langue heureuse qu’une analyse optimiste dans une langue désespérante d’ennui et démoralisante de platitude, comme c’est le plus souvent le cas. L’ennui formel que secrète cette pensée idéaliste des valeurs, ou cette pensée voluntariste de la culture, est le signe secret de son désespoir – non par rapport au monde, mais par rapport à son propre discours. C’est là qu’est la véritable pensée dépressive, chez ceux qui ne parlent que de dépassement et de transformation du monde, alors qu’ils sont incapables de transfigurer leur propre langue. » (p. 31)
La pensée radicale coïncide avec l’usage radical de la langue. Elle ne déchiffre pas. Elle est supra-conductrice de l’illusion et du non-sens.
« De toute façon, s’il veut parler d’illusion, le langage doit se faire lui-même illusion. S’il veut parler de séduction, il doit se faire séduction. Quant à parler du réel, il ne saurait le faire à proprement parler, car le langage n’est jamais réel. » (p. 33)
Le langage est porteur à son insu d’une pensée radicale.
« La règle absolue, celle de l’échange symbolique, est de rendre ce qui vous a été donné. Jamais moins, toujours plus. La règle absolue de la pensée, c’est de rendre le monde tel qu’il nous a été donné – inintelligible – et si possible un peu plus inintelligible. Un peu plus énigmatique. » (p. 36)
03 août 2005
Jean Baudrillard, La pensée radicale, (note de lectura)
Publicat de Radu Iliescu la 9:11 PM
Etichete: Baudrillard Jean
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