Paru chez Editions Galilée, 1979.
« Un destin ineffaçable pèse sur la séduction. Pour la religion, elle fut la stratégie du diable, qu’elle fût sorcière ou amoureuse. La séduction est toujours celle du mal. Ou celle du monde. C’est l’artifice du monde. » (p. 9) Avec l’identification de la séduction avec l’artifice, Baudrillard fait une allusion à Baudelaire, celui qui avait trouvé dans l’artifice le signe distinctif de la modernité. La séduction comme saillie de la modernité.
Dans la modernité, les valeurs du sexe, du mal et de la perversion sont devenues promotionnelles.
Le XVIIIe siècle parlait encore de la modernité.
« Or la séduction n’est jamais de l’ordre de la nature, mais de celui de l’artifice – jamais de l’ordre de l’énergie, mais de celui du signe et du rituel. » (p. 10)
« Toujours la séduction veille à détruire l’ordre de Dieu, fût-il devenu celui de la production ou du désir. Pour toutes les orthodoxies elle continue d’être le maléfice et l’artifice, une magie noire de détournement de toutes les vérités, une conjuration de signes, une exaltation des signes dans leur usage maléfique. Tout discours est menacé par cette soudaine réversibilité ou absorption dans ses propres signes, sans trace de sens. » (p. 10)
La séduction et la féminité sont le revers même du sexe, du sens, du pouvoir.
« Aujourd’hui l’exorcisme se fait plus violent et systématique. Nous entrons à l’ère des solutions finales, celle de la révolution sexuelle par exemple, de la production et de la gestion de toutes les jouissances liminales et subliminales, micro-procession du désir dont la femme productrice d’elle-même comme femme et comme sexe est le dernier avatar. Fin de la séduction.
Ou bien triomphe de la séduction molle, féminisation et érotisation blanche et diffuse de tous les rapports dans un univers social énervé.
Ou bien encore rien de tout cela. Car nul ne saurait être plus grand que la séduction elle-même, pas même l’ordre qui la détruit. » (p. 11)
1. L’écliptique du sexe
Après la libération de son discours, rien n’est moins sûr aujourd’hui que le sexe. Après la libération du sexe suit l’indétermination. Plus de manque, plus d’interdit, plus de limite – c’est la perte de tout principe référentiel.
Le désir ne se soutient que par le manque. Sans imaginaire, le désir devient simulation généralisée.
La transition vers le féminin dans la mythologie sexuelle correspond au passage de la détermination à l’indétermination générale. « L’assomption du féminin correspond à l’apogée de la jouissance et à la catastrophe du principe de réalité du sexe. » (p. 16)
Nous vivons la hyperréalité du sexe.
Freud a raison – la seule sexualité qui existe, celle de la libido, est masculine. Le féminin est absorbé par le masculin.
Aujourd’hui, l’effervescence du paradigme sexuel conduit vers la polyvalence érotique, la potentialité infinie du désir, les diffractions, les intensités libidinales qui conduisent paradoxalement vers l’indifférenciation de la structure et sa neutralisation potentielle.
« Pour ce qui est du féminin, le piège de la révolution sexuelle est de l’enfermer dans cette seule structure où il est condamné soit à la discrimination négative quand la structure est forte, soit à un triomphe dérisoire dans une structure affaibilie. » (p. 17)
« […] le féminin séduit parce qu’il n’est jamais là où il se pense. » (p. 17)
La puissance du féminin est celle de la séduction.
« Le déclin de la psuchanalyse et de la sexualité comme structures fortes, leur ravalement dans un univers psy et moléculaire (qui n’est autre que celui de leur libération définitive) laisse ainsi entrevoir un autre univers (parallèle au sens où celles-ci ne se rejoignent jamais) qui ne s’interprète plus en termes de relation psychiques et psychologiques, ni en termes de refoulement ou d’inconscient, mais en termes de jeu, de défi, de relations duelles et de stratégies des apparences: en termes de séduction – plus du tout en termes de structure et d’oppositions distinctives, mais de réversibilité séductrice – un univers où le féminin n’est pas ce qui s’oppose au masculin, mais ce qui séduit le masculin. » (p. 18)
Si la sexualité est fondamentalement masculine, la séduction est féminine – toujours par convention. La bi-sexualité est psychique ou biologique, tandis que la séduction est trans-sexuelle.
Sur la séduction et le pouvoir: « Qu’opposent les femmes à la structure phallocratique dans leur mouvement de contestation? Une autonomie, une différence, une spécificité de désir et de jouissance, un autre usage de leur corps, une parole, une écriture – jamais la séduction. Elles en ont honte comme d’une mise en scène artificielle de leurs corps, comme d’un destin de vassalité et de prostitution. Elles ne comprennent pas que la séduction représente la maîtrise de l’univers symbolique, alors que le pouvoir ne représente que la maîtrise de l’univers réel. La souveraineté de la séduction est sans commune mesure avec la détention du pouvoir politique ou sexuel. » (p. 19)
Les révendications du mouvement féministe effacent le privilège du féminin de n’avoir jamais accédé à la vérité, au sens, et d’être resté maître absolu du règne des apparences.
Freud disait que l’anatomie c’est le destin.
Le leitmotiv de la révolution sexuelle et féminine est: « La spécificité féminine est dans la diffraction des zones érogènes, dans une érogénéité décentrée, polyvalence diffuse de la jouissance et transfiguration de tout le corps par le désir […]. » (p. 21)
« Or seule la séduction s’oppose radicalement à l’anatomie comme destin. Seule la séduction brise la sexualisation distinctive des corps et l’économie phallique inéluctable qui en résulte. » (p. 22)
Le secrèt de la séduction est qu’elle sait qu’il n’y a pas d’anatomie, qu’il n’y a pas de psychologie, que tous les signes sont réversibles. L’enjeu de la séduction est dans la maîtrise et la stratégie des apparences, contre la puissance de l’être et du réel.
« Or, la femme n’est qu’apparence. Et c’est le féminin comme apparence qui fait échec à la profondeur du masculin. » (p. 22)
« Ce n’est même pas exactement le féminin comme surface qui s’oppose au masculin comme profondeur, c’est le féminin comme indistinction de la surface et de la profondeur. Ou comme indifférence entre l’authentique et l’artificiel. » (p. 23)
Le masculin est certain, le féminin est insoluble. La simulation est aussi insoluble.
L’éternelle ironie de la communauté
Moto: « Cette féminité, l’éternelle ironie de la communauté. » (Hegel)
Le féminin peut être envisagé comme principe d’incertitude. « Si la féminité est principe d’incertitude, c’est là où elle est elle-même incertaine que l’incertitude sera la plus grande: dans le jeu de la féminité. » (p. 25)
Les travestis aiment le jeu d’indistinction du sexe (le transvestisme). Pour qu’il y ait du sexe, il faut que les signes redoublent l’être biologique. Les travestis aiment séduire les signes eux-mêmes (d’où l’excès de théâtre, maquillage, séduction).
Une vraie femme jouant au travelo: donc une femme jouant un homme qui joue une femme.
« La séduction est toujours plus singulière et plus sublime que le sexe, et c’est à elle que nous attachons le plus de prix. » (p. 26)
Pervers est ce qui pervertit l’ordre des termes.
« Peut-être même la puissance de séduction du travesti vient-elle tout droit de la parodie – parodie de sexe dans la sursignification du sexe. Ainsi la prostitution des travestis a-t-elle un autre sens que la prostitution commune des femmes. Elle est plus proche de celle, sacrée, des Anciens (ou du statut saceé de l’hermaphrodite). Elle rejoint le maquillage et le théâtre comme ostentation rituelle et parodique d’un sexe dont la jouissance propre est absente. » (p. 27)
Les travelos représentent la parodie du féminin tel que les hommes l’imaginent.
« […] il est dit que la femme n’est rien, et que c’est là sa puissance. » (p. 28)
« Ironie des pratiques artificielles – puissance propre à la femme maquillée ou prostituée d’exacerber le trait pour en faire plus qu’un signe, et par cet usage, non pas du faux opposé au vrai, mais du plus faux que le faux, d’incarner l’apogée de la sexualité et simultanément de se résorber dans la simulation. » (p. 29)
Toute puissance masculine est puissance de produire. La seule puissance féminine est celle de la séduction.
L’histoire de la domination patriarcale, de la phallocratie, de privilège immémorial du masculin n’est peut-être qu’une thèse complètement fausse. L’hypothèse inverse a plus de sens: le féminin n’a jamais été dominé, mais toujours dominant. « La forteresse phallique offre en effet tous les signes de la forteresse, c’est-à-dire de la faiblesse. Elle ne vit que du rempart d’une sexualité manifeste, d’une finalité du sexe qui s’épuise dans la reproduction ou dans la jouissance. » (p. 30)
Hypothèse: le féminin est le seul sexe, tandis que le masculin est l’effort surhumain d’en sortir.
Le féminin n’est pas de l’ordre, ni de l’équivalence, ni de la valeur. Le féminin est insoluble dans le pouvoir. Il n’est pas subversif, mais réversible.
La thèse de l’oppression du féminin repose sur un mythe phallocratique caricatural.
« Un des traits souvent avancés de l’oppression des femmes est la spoliation de jouissance, leur manque à jouir. Flagrante injustice que tous doivent s’employer à réparer immédiatement, selon le schéma d’une sorte de course de fond ou de rallye sexuel. » (p. 32)
Le droit à la jouissance est le dernier des droits de l’homme.
« C’est ignorer que la jouissance est elle aussi réversible, c’est-à-dire qu’il peut y avoir une intensité supérieure dans l’absence ou le déni de jouissance. C’est même là, quand la fin sexuelle redevient aléatoire, que surgit quelque chos qui peut s’appeler la séduction ou le plaisir. » (p. 33)
« Mais ce vertige peut jouer aussi bien dans le refus de jouissance. Qui sait si les femmes, loin d’être « spoliées », n’ont pas de tout temps joué triomphalement du droit de réserve sexuelle, c’est-à-dire lancé un défi du fond de leur non-jouissance, ou plutôt défié la jouissance des hommes de n’être que ce qu’elle est? Nul ne sait à quelle profondeur destructrice peut aller cette provocation, ni quelle toute-puissance est la sienne. L’homme ne s’en est jamais sorti, réduit à jouir seul et à s’enfermer dans une sommation de plaisir et de conquête. » (p. 33)
Sur la nature de la jouissance: « Car la jouissance est sans stratégie: elle n’est qu’une énergie en quête de sa fin. Elle est donc bien inférieure à n’importe quelle stratégie qui peut l’utiliser comme matériel, et le désir lui-même comme élément tactique. C’est le thème central de la sexualité libertine du XVIIIe siècle, de Laclos à Casanova et Sade (y compris Kierkegaard dans le Journal du Séducteur), pour qui la sexualité est encore un cérémonial, un rituel et une stratégie avant qu’elle ne s’abîme, avec les Droits de l’Homme et la psychologie, dans la vérité révélée du sexe. » (p. 34)
« Voici donc venue l’ère de la pilule et de l’assignation à la jouisance. Fin du droit de réserve sexuelle. Il faut que les femmes aient saisi qu’on les dépossédait de quelque chose d’essentiel pour qu’elles aient tellement résisté, par tout le spectre des actes « manqués », à l’adoption « rationnelle » de la pilule. » (p. 34)
La contraception rénonce à toute logique symbolique au profit du chantage à l’érection permanente.
« La femme « traditionnelle » n’était ni refoulée ni interdite de jouissance: elle était tout entière dans son statut, nullement vaincue, nullement passive, et ne rêvant pas forcément de sa « libération » future. Ce sont les bonnes âmes qui voient rétrospectivement la femme de tout temps aliénée, puis libérée dans son désir. Et il y a un profond mépris dans cette vision, la même qu’envers les masses dites « aliénées » qu’on suppose n’avoir jamais été capables d’être autre chose qu’un cheptel mystifié. » (p. 35)
Au lieu de gagner quelque chose, les femmes sont en train de perdre sous le signe de la jouissance.
Promotion du féminin comme valeur, au lieu du féminin comme principe d’incertitude.
Trilogie de la béance, de la jouissance et de la signifiance, le pornon est la promotion exacerbée du féminin jouisseur. « Désormais la femme jouira et saura pourquoi. Toute féminité sera rendue visible – femme emblème de la jouissance, jouissance emblème de la sexualité. Plus d’incertitude, plus de secret. C’est l’obscénité radicale qui commence. » (p. 36)
« […] le féminin n’est pas un sexe opposé à l’autre, mais ce qui renvoie au sexe de plein droit et de plein exercice, au sexe qui détient le monopole du sexe: le masculin, la hantise de quelque chose d’autre, dont le sexe n’est que la forme désenchantée: la séduction. Celle-ci est un jeu, le sexe est une fonction. La séduction est de l’ordre du rituel, le sexe et le désir sont de l’ordre du naturel. Ce qui s’affronte dans le féminin et le masculin, ce sont ces deux formes fondamentales, et non quelque différence biologique ou rivalité naïve de pouvoir. » (p. 37)
« Toute forme positive s’accomode fort bien de sa forme négative, mais connaît le défi mortel de la forme réversible. Toute structure s’accommode de l’inversion ou de la subversion, mais non de la réversion de ses termes. Cette forme réversible est celle de la séduction. » (p. 38)
« C’est ce qui transparaît dans le jeu le plus banal de la séduction: je me dérobe, tu ne me feras pas jouir, c’est moi qui te ferai jouer, et qui te déroberai ta jouissance. Jeu mouvant, dont il est faux de supposer qu’il n’est que stratégie sexuelle. Stratégie de déplacement bien plutôt (se-ducere: amener à l’écart, détourner de sa voie), de détournement de la vérité du sexe: jouer n’est pas jouir. Il y a là une sorte de souveraineté de la séduction, qui est une passion et un jeu de l’ordre du signe, et c’est elle qui l’emporte à long terme, parce que c’est un ordre réversible et indéterminé. » (p. 38)
Aimer est un défi et un enjeu: défi à l’autre d’aimer en retour.
Etre séduit c’est défier l’autre de l’être.
« La loi de la séduction est d’abord celle d’un échange rituel ininterrompu, d’une surenchère où les jeux ne sont jamais faits, de qui séduit et de qui est séduit, pour la raison que la ligne de partage qui définirait la victoire de l’un, la défaite de l’autre, est illisible – et qu’il n’y a pas de limite à ce défi à l’autre d’être plus séduit encore, ou d’aimer plus que je l’aime, sinon la mort. Alors que le sexuel, lui, a une fin proche et banale: la jouissance, forme immédiate d’accomplissement de désir. » (p. 39)
Si on avait jusqu’ici appris aux femmes à ne rien demander pour les entraîner à ne rien désirer, aujourd’hui on les apprend à tout demander pour ne rien désirer.
Le masculin est plus proche de la Loi, la féminité plus proche de la jouissance. La jouissance est une référence qui se produit par l’exténuation lente de la Loi.
« Soit le féminin libéré mis au service d’un nouvel Eros collectif (même opération que pour la pulsion de mort – même dialectique de rabattement sur le nouvel Eros social). Mais qu’arrive-t-il sur le féminin, loin d’être un ensemble de qualités spécifiques (ce qu’il fut peut-être dans le refoulement, et là seulement) s’avère, une fois « libéré », n’être que l’expression d’une indétermination érotique, et de la perte des qualités spécifiques, aussi bien dans la sphère du social que du sexuel? » (p. 43)
Paradoxalement, la promotion du féminin en tant que sujet s’accompagne d’une recrudescence de son statut d’objet, c’est-à-dire d’une pornographie généralisée.
La libération sexuelle, comme celle des forces productives, est potentiellement sans limites.
« […] cette disponibilité utopique, seul le sexe féminin peut l’incarner. C’est bien pourquoi tout dans cette société sera féminisé, sexualisé sur le mode féminin, les objets, les biens, les services, les relations en tous genres – dans la publicité, l’effet n’est pas tellement d’ajouter du sexe à une machine à laver (ceci est absurde) que de conférer à l’objet cette qualité imaginaire de féminin, d’être disponible à merci, jamais rétractile, jamais aléatoire. » (p. 45)
Partout il existe une exténuation de la marque sexuelle.
« Aujourd’hui, derrière l’objectivation machinale des signes du sexe, c’est le masculin comme fragilité, et le féminin comme degré zéro qui l’emportent. » (p. 45)
La violence contemporaine est celle du neutre, de la dépression, de l’effondrement du terme marqué, de la dissuasion, du degré zéro. Le porno aussi est la violence du sexe neutralisé.
Porno-stéréo
Moto: « Emmène-moi dans ta chambre et baise-moi. Il y a dans ton vocabulaire un je-ne-sais-quoi d’indéfinissable, et qui laisse à désirer. » (Philip Dick, Le Bal des Schizos).
Moto: « Turning everything into reality. » (Jimmy Cliff)
« Le trompe-l’œil ôte une dimension à l’espace réel, et c’est ce qui fait sa séduction. Le porno au contraire ajoute une dimension à l’espace du sexe, il le fait plus réel que réel – c’est ce qui fait son absence de séduction. » (p. 47)
Le porno est un surcroît de « réalité ». C’est une entreprise baroque de sursignification touchant au « grotesque » (littéralement, l’art « grotesque » des jardins rajoutait de la nature rocheuse comme le porno rajoute le pittoresque des détails anatomiques).
« L’obscenité même brûle et consume son objet. C’est vu de trop près, on y voit ce qu’on n’avait jamais vu – votre sexe, vous le n’avez jamais vu fonctionner, ni de si près, ni en général ailleurs, heureusement pour vous. Tout cela est trop vrai, trop proche pour être vrai. Et c’est cela qui est fascinant, le trop de réalité, l’hyperréalité de la chose. Le seul phantasme en jeu dans le porno, s’il en est un, n’est pas celui du sexe, mais du réel, et de son absorption dans autre chose que le réel, dans l’hyperréel. » (p. 48)
Dans le porno, le sexe est tellement proche qu’il se confond avec sa représentation. L’effet de perspective a disparu, d’où la mort de l’imaginaire et du phantasme.
La nouvelle obscenité ne joue pas d’un sexe violent, mais d’un sexe neutralisé par la tolérance.
« L’irréalité moderne n’est pas de l’ordre de l’imaginaire, elle est de l’ordre du plus de référence, du plus de vérité, du plus d’exactitude – elle consiste à tout faire passer dans l’évidence absolue du réel. » (p. 49)
« L’hyperréalisme n’est pas le surréalisme, c’est une vision qui traque la séduction à force de visibilité. On vous « en donne plus ». » (p. 49)
Le porno est un phantasme vertigineux où le réel se perd dans l’infinitésimal.
« Le porno, c’est la quadriphonie du sexe. Il ajoute une troisième et une quatrième piste à l’acte sexuel. C’est la hallucination du détail qui règne – déjà la science nous a habitué à cette microscopie, à cet excès de réel dans son détail microscopique, à ce voyeurisme de l’exactitude, du gros plan sur les structures invisibles de la cellule, à cette notion d’uné vérité inexorable qui ne se mesure plus du tout au jeu des apparences et que seule la sophistication d’un appareil technique peut révéler. Fin du secret. » (p. 51)
« Que tout soit rendu à la lumière du signe, à celle d’une énergie visible. Que toute parole soit libérée, et qu’elle aille au désir. Nous nous vautrons dans cette libéralisation qui n’est que le processus grandissant de l’obscénité. Tout ce qui est caché, et qui jouit encore de l’interdit, sera déterré, rendu à la parole et à l’évidence. Le réel grandit, le réel s’élargit, un jour tout l’univers sera réel, et quand le réel sera universel, ce sera la mort. » (p. 53)
« Plus on avance éperdument dans la véracité du sexe, dans son opération sans voiles, plus on s’immerge dans l’accumulation des signes, plus on s’enferme dans une sursignification à l’infini, celle du réel qui n’existe déjà plus, celle d’un corps qui n’a jamais existé. Toute notre culture du corps, y compris dans l’« expression » de son « désir », dans la stéréophonie de son désir, est celle d’une monstruosité et d’une obscénité irrémédiable. » (p. 53)
Le triomphe du corps obscène dans le porno conduit à l’effacement du visage. La nudité fonctionnelle efface tout dans la spectacularité du sexe.
Il n’y a plus d’apparence: « Culture de la désublimation des apparences; tout s’y matérialise sous les espèces les plus objectives. Culture porno par excellence que celle qui vise partout et toujours l’opération du réel. Culture porno que cette idéologie du concret, de la facticité, de l’usage, de la prééminence de la valeur d’usage, de l’infrastructure matérielle des choses, du corps comme infrastructure matérielle du désir. Culture unidimensionnelle où tout s’exalte dans le « concret de production » ou dans le concret de plaisir – travail ou copulation mécanique illimités. L’obscénité de ce monde est que rien n’y est laissé aux apparences, rien n’y est laissé au hasard. Tout y est signe visible et nécessaire. » (p. 55)
Du discours de travail au discours du sexe, tout n’est que pro-duction dans le sens littéral du terme (qui n’est pas celui de fabrication, mais celle de rendre visible, de faire apparaître et comparaître).
La séduction s’oppose à la productione. Pendant que la première retire quelque chose de l’ordre du visible, la seconde érige tout en évidence. « Que tout soit produit, que tout se lise, que tout advienne au réel, au visible et au chiffre de l’efficacité, que tout se transcrive en rapports de force, en systèmes de concepts ou en énergie computable, que tout soit dit, accumulé, répertorié, recensé: tel est le sexe dans le porno, mais telle est plus généralement l’entreprise de toute notre culture, dont l’obscénité est la condition naturelle; culture de la monstration, de la démonstration, de la monstruosité productive. » (p. 56)
Le principe de transparence des forces concerne: objets, machines, actes sexuels et produit national brut.
Ambiguïté: le porno met fin par le sexe à toute séduction, mais en même temps il met fin au sexe par accumulation des signes du sexe.
« Donc le porno masque ou bien la vérité du capital et de l’infrastructure, ou bien celle du sexe et du désir. Or le porno ne masque rien du tout (c’est le cas de le dire) – il n’est pas une idéologie, c’est-à-dire qu’il ne cache pas la vérité, il est un simulacre, c’est-à-dire l’effet de vérité qui cache que celle-ci n’existe pas. » (p. 57)
Séduction / production
« En réalité le porno n’est que la limite paradoxale du sexuel. Exacerbation réalistique, obsession maniaque du réel: c’est ça l’obscène, étymologiquement et dans tous les sens. Mais le sexuel lui-même n’est-il pas déjà matérialisation forcée, l’avènement de la sexualité ne fait-il pas déjà partie de la réalistique occidentale, de l’obsession propre à notre culture d’instancier et d’instrumentaliser toutes choses? » (p. 58)
Pour nous le sexuel est devenu l’actualisation d’un désir dans un plaisir.
Nous sommes une culture de l’éjaculation précoce.
Nous ne disons plus: « Tu as une âme et il faut la sauver. », mais:
« Tu as un sexe, et tu dois en trouver le bon usage »
« Tu as un inconscient, et il faut que “ça” parle »
« Tu as un corps, et il faut en jouir »
« Tu as une libido, et il faut la dépenser » etc.
Le modèle sexuel est réalisé selon celui du flux, de la circulation accélérée du psychique, du sexuel et des corps. Le modèle sexuel de notre culture est un modèle de production.
« La sexualité telle qu’en elle-même la révolution du désir la change, ce mode de production et de circulation des corps n’est justement devenu ce qu’il est, elle n’a pu se parler en ces termes de « rapports sexuels » qu’en oubliant toute forme de séduction – de même que le social ne peut se parler en termes de « rapports » ou de « relations sociales » que lorsqu’il a perdu toute substance symbolique. » (p. 61)
Maintenant la forme absente de séduction est hallucinée sexuellement sous forme de désir.
« En place d’une forme séductive, c’est désormais le procès d’une forme productive, d’une « économie » du sexe: rétrospective d’une pulsion, hallucination d’un stock d’énergie sexuelle, d’un inconscient où s’inscrivent le refoulement et les frayages du désir: tout ceci, et le psychique en général, résultent de la forme sexuelle autonomisée – comme jadis la nature et l’économie furent le précipité de la forme autonomisée de la production. Nature et désir, tous deux idéalisés, se succèdent dans les schémas progressifs de libération, celle des forces productives jadis, celle aujourd’hui du corps et du sexe. » (p. 62)
Parler de sexualité refoulée sublimée dans les sociétés primitives, féodales etc. est le signe d’une profonde bêtise. Il n’est même pas sûr que cette clef soit bonne pour notre culture. En un sens, Foucault disait qu’il n’y a jamais eu de refoulement dans notre culture non plus.
La sexualité telle qu’on nous la raconte n’est sans doute qu’un montage, un simulacre. « La cohérence et la transparence de l’homo sexualis n’a jamais existé davantage que celle de l’homo oeconomicus. » (p. 63)
« […] le sexuel, dans notre culture, a triomphé de la séduction, et se l’est annexé comme forme subalterne. Notre vision instrumentale a tout inversé. Car, dans l’ordre symbolique, c’est la séduction qui est là d’abord, et le sexe n’advient que par surcroît. » (p. 64)
« La question de la supériorité profonde des logiques rituelles du défi et de séduction sur les logiques économiques du sexe et de la production reste entière. Car toutes les libérations et les révolutions sont fragiles, et la séduction est inéluctable. » (p. 64-65)
On ne se libère pas de la séduction, et le discours anti-séduction est la dernière métamorphose du discours de séduction.
« Bien sûr le porno, bien sûr la tractation sexuelle n’exercent aucune séduction. Ils sont abjects comme la nudité, abjects comme la vérité. Tout cela est la forme désenchantée du corps, comme le sexe est la forme abolie et désenchantée de la séduction, comme la valeur d’usage est la forme désenchantée des objets, comme le réel en général est la forme abolie et désenchantée du monde. » (p. 66)
« Il n’y a jamais de degré zéro, de référence objective, de neutralité, mais toujours et encore des enjeux. Tous nos signes semblent concourir aujourd’hui, comme le corps dans la nudité, comme le sens dans la vérité, à une objectivité définitive, forme entropique et métastable du neutre. » (p. 67)
« Toute description des systèmes désenchantés, toute hypothèse même sur le désenchantement des systèmes, sur l’irruption de la simulation, de la dissuasion, sur l’abolition des processus symboliques et la mort des référentiels, est peut-être fausse. Le neutre n’est jamais neutre. Il est ressaisi par la fascination. Mais redevient-il objet de séduction? » (p. 67)
Pas plus que le pouvoir, le sexe n’est jamais le fin mot de l’histoire.
Ce qui est curieux est que l’obscène aussi peut séduire, le sexe et le plaisir peuvent séduire. Même les figures les plus anti-séductrices peuvent devenir figures de séduction.
« […] le pouvoir s’accomplit selon une relation duelle, où il jette à la société un défi, et où il est mis au défi d’exister. S’il ne peut s’« échanger » selon ce cycle minimal de séduction, de défi et de ruse, il disparaît tout simplement. » (p. 69)
Le pouvoir n’existe pas comme unilatéralité d’un rapport de force.
« D’ailleurs le réel n’a jamais intéressé personne. Il est le lieu du désenchantement, le lieu d’un simulacre d’accumulation contre la mort. Rien de pire. Ce qui parfois le rend fascinant, rend la vérité fascinante, c’est la catastrophe imaginaire qu’il y a derrière. » (p. 70)
Aujourd’hui le réel est un stockage de matière morte, de corps morts, de langage mort.
La séduction est un processus circulaire, réversible, de défi, de surenchère et de mort.
« Derrière cette stase apparente du pouvoir et du savoir, qui semble planer et sourdre de partout, il n’y aurait au fond que des métastases du pouvoir, des proliférations cancéreuses d’une structure désormais affolée et désorganisée, et si le pouvoir se généralise et peut être détecté aujourd’hui à tous les niveaux (le pouvoir « moléculaire »), s’il devient un cancer au sens où ses cellules prolifèrent dans toutes les directions sans plus obéir au bon vieux « code génétique » du politique, c’est qu’il est lui-même atteint de cancer et en pleine décomposition. Ou encore qu’il est affligé d’hyperréalité et que c’est en pleine crise de simulation (de prolifération cancéreuse des seuls signes du pouvoir) qu’il atteint à cette diffusion généralisée et à cette saturation. Son opérationnalité somnambulique. » (p. 74)
2. Les abîmes superficiels
L’horizon sacré des apparences
« La séduction est ce qui ôte au discours son sens et le détourne de sa vérité. Elle serait donc l’inverse de la distinction psychanalytique du discours manifeste et du discours latent. Car le discours latent vient détourner le discours manifeste non pas de sa vérité, mais vers sa vérité. Il lui fait dire ce qu’il ne voulait pas dire, il y fait transparaître les déterminations, et les indéterminations profondes. Toujours la profondeur louche derrière la coupure, toujours le sens louche derrière la barre. Le discours manifeste a statut d’apparence travaillée, traversée par l’émergence d’un sens. L’interprétation est ce qui, brisant les apparences et le jeu du discours manifeste, délivrera le sens en renouant avec le discours latent. » (p. 77)
Dans la séduction c’est le manifeste ce qu’il y a le plus « superficiel ».
« Tout discours de sens veut mettre fin aux apparences, c’est là son leurre et son imposture. Mais aussi une entreprise impossible: inexorablement le discours est livré à sa propre apparence, et donc aux enjeux de séduction, et donc à son propre échec en tant que discours. » (p. 78)
Ce contre quoi le discours a à se battre est la brillante surface du non-sens et de tous les jeux qu’elle rend possible.
Le pire pour la psychanalyse est que l’inconscient séduit (au lieu d’expliquer, de faire sens pur).
L’œuvre de Freud se déroule entre deux extrémités: la séduction et la pulsion de mort. La première est l’objet perdu de la psychanalyse. La séduction n’est pas simplement écartée comme élément secondaire par rapport à d’autres plus décisifs comme la sexualité infantile, le refoulement, l’Œdipe, etc., elle est niée comme forme dangeureuse, dont l’éventualité peut être mortelle pour le développement et la cohérence de l’édifice ultérieur. Freud a aboli la séduction pour mettre en place une mécanique d’interprétation éminemment opérationnelle.
« La séduction lacanienne est certainement une imposture, mais elle corrige à sa façon, elle répare et expie l’imposture originelle de Freud lui-même, celle de la forclusion de la forme / séduction au profit d’une science qui n’en est même pas une. » (p. 83)
« […] ce qui pourrait apparaître comme l’échec de la psychanalyse n’est que la tentation, comme pour tout grand système de sens, de s’abîmer dans sa propre image à en perdre le sens, ce qui est bien le retour de flamme de la séduction primitive et la revanche des apparences. » (p. 84)
Intuition: on ne peut vivre que de l’idée d’une vérité altérée.
Rivarol: « Le peuple ne voulait pas la Révolution, il n’en voulait que le spectacle. »
Nietzsche: « Nous ne croyons pas que la vérité reste la vérité quand on lui enlève son voile. »
Le trompe-l’œil ou la simulation enchantée
« Simulation désenchantée: le porno – plus vrai que le vrai – tel est le comble du simulacre.
Simulation enchantée: le trompe-l’œil – plus faux que le faux – tel est le secret de l’apparence. » (p. 86)
Le tromple-l’œil vit le destin paradoxal des objets qui n’existent pas.
« Simulacres sans perspective, les figures du trompe-l’œil apparaissent soudain, dans une exactitude sidérale, comme dénuées de l’aura du sens et baignant dans un éther vide. Apparences pures, elles ont l’ironie de trop de réalité. » (p. 87)
Dans le trompe-l’œil: pas de nature, pas de paysage, pas de ciel, pas de ligne de fuite, pas de lumière naturelle. Tout y est artefact.
Traits du trompe-l’œil: translucidité, suspens, fragilité, désuétude.
« […] ce sont des choses qui ont déjà duré, c’est un temps qui a déjà eu lieu. Le seul relief est celui de l’anachronie, figure involutive du temps et de l’espace. » (p. 88)
« […] la réalité n’est saisissante que lorsque notre identité s’y perd, ou lorsqu’elle resurgit comme notre propre mort hallucinée. » (p. 89)
Le miracle du trompe-l’œil est la défaillance soudaine de la réalité, le vertige de s’y abîmer.
« Dans le trompe-l’œil il ne s’agit pas de se confondre avec le réel, il s’agit de produire un simulacre en pleine conscience du jeu et de l’artifice – en mimant la troisième dimension, de jeter le doute sur la réalité de cette troisième dimension – en mimant et en outrepassant l’effet de réel, de jeter un doute radical sur le principe de réalité. » (p. 90)
Dans le trompe-l’œil, le dessaisissement du réel se fait à travers l’excès même des apparences du réel. C’est l’ironie du trop de réalité.
« La profondeur y est inversée: au lieu que tout l’espace de la Renaissance s’ordonne selon une ligne de fuite en profondeur, dans le trompe-l’œil l’effet de perspective est en quelque sorte projeté en avant. Au lieu que les objets fuient panoramiquement devant l’œil qui les balaie (provilège d’un œil panoptique), ce sont eux ici qui « trompent » l’œil par une sorte de relief intérieur – non en ce qu’ils donneraient à croire à un monde réel qui n’est pas, mais en ce qu’ils déjouent la position privilégiée d’un regard. L’œil, au lieu d’être générateur d’un espace déployé, n’est que le point de fuite intérieur à la convergence des objets. Un autre univers se creuse vers le devant – pas d’horizon, pas d’horizontalité, c’est un miroir opaque dressé devant l’œil, et il n’y a rien derrière. Ceci est proprement la sphère de l’apparence – rien à voir, ce sont les choses qui vous voient, elles ne fuient pas devant vous, elles se portent au-devant de vous, avec cette lumière qui leur vient d’ailleurs, et cette ombre portée qui ne leur donne pourtant jamais une véritable troisième dimension. Car celle-ci, celle de la perspective, est toujours aussi celle de la mauvaise conscience du signe envers la réalité, et de cette mauvaise conscience toute la peinture est pourrie depuis la Renaissance. » (p. 91)
Le surréalisme n’est que le délire ironique du principe de fonctionnalité. Sa dimension est métaphysique.
Le trompe-l’œil n’est plus de la peinture. Il peut tout faire, tout mimer, tout parodier. Il devient le prototype d’un usage maléfique des apparences.
Le trompe-l’œil est la séduction de l’espace par les signes de l’espace.
« […] l’espace même du pouvoir, l’espace politique, ne serait peut-être lui-même qu’un effet de perspective. » (p. 93)
« Quelque part depuis Machiavel les politiques l’ont peut-être toujours su: que c’est la maîtrise d’un espace simulé qui est à la source du pouvoir, que le politique n’est pas une fonction ou un espace réels, mais un modèle de simulation, dont les actes manifestes ne sont que l’effet réalisé. » (p. 93)
I’ll be your mirror
« Trompe-l’œil, miroir ou peinture, c’est le charme de cette dimension de moins qui nous ensorcèle. C’est cette dimension de moins qui fait l’espace de la séduction et devient source de vertige. Car si toutes choses ont pour vocation divine de trouver un sens, une structure où elles fondent leur sens, elles ont sans doute aussi pour nostalgie diabolique de se perdre dans les apparences, dans la séduction de leur image, c’est-à-dire de réunir ce qui doit être séparé en un seul effet de mort et de séduction. Narcisse. » (p. 95)
« La séduction est ce dont il n’y a pas de représentation possible, parce que la distance entre le réel et son double, la distorsion entre le Même et l’Autre y est abolie. » (p. 95)
Dans le mythe de Narcisse, le miroir de l’eau n’est pas une surface de réflexion, mais une surface d’absorption. Il s’agit d’un « miroir comme absence de profondeur, comme abîme superficiel, qui n’est séduisant et vertigineux pour les autres que parce que chacun est le premier à s’y abîmer. » (p. 96)
Nous entretenons avec notre propre image une relation incestueuse.
« Séduire, c’est mourir comme realité et se produire comme leurre. » (p. 98)
La stratégie de la séduction est celle du leurre.
« […] toute science, toute réalité, toute production ne font que reculer l’échéance de la séduction, qui brille comme non-sens, comme forme sensuelle et intelligible du non-sens, au ciel de leur propre désir. » (p. 99)
« Ne pas être séduit par son signe [zodiacal – n.n.] est beaucoup plus grave que de ne pas être récompensé de ses mérites ou gratifié dans ses affects. Le discrédit symbolique est toujours beaucoup plus grave que le déficit ou le malheur réels. » (p. 100)
La mort à Samarkande
Légende: « Telle l’histoire du soldat qui rencontre la Mort au détour d’un marché, et croit lui voir faire un geste menaçant à son égard. Il court au palais du Roi lui demander son meilleur cheval pour fuir la Mort pendant la nuit, loin, très loin, jusqu’à Samarkande. Sur quoi le Roi convoque la Mort au palais pour lui reprocher d’épouvanter ainsi un de ses meilleurs serviteurs. Mais celle-ci étonnée lui répond: « Je n’ai pas voulu lui faire peur. C’était seulement un geste de surprise, de voir ici ce soldat, alors que nous avions rendez-vous dès demain à Samarkande. » (p. 101)
Commentaires: « Bien sûr: c’est en cherchant à échapper à son destin qu’on y court plus sûrement. Bien sûr: chacun cherche sa propre mort, et les actes manqués sont les plus réussis. Bien sûr, les signes suivent des cheminements inconscients. Tout cela est sans doute la vérité du rendez-vous à Samarkande, mais ne rend pas compte de la séduction de ce récit, qui n’est justement pas un apologue de vérité. » (p. 101)
Le geste naïf de la mort, qui fait agir le soldat, est malgré lui un geste de séduction. La mort doit, pour s’accomplir, passer par la séduction, c’est-à-dire par une complicité instantanée et indéchiffrable, par un signe.
« La mort n’est pas un destin objectif, mais un rendez-vous. Elle-même ne peut pas ne pas y aller puisqu’elle est ce rendez-vous, c’est-à-dire la conjonction allusive de signes et de règles qui font jeu. » (p. 102)
« Ni inconscient, ni métaphysique, ni psychologie dans tout cela. Pas même de stratégie. La mort n’a pas de plan. Elle répare le hasard par le hasard d’un geste, c’est ainsi qu’elle travaille, et pourtant tout s’accomplira. Rien n’aurait pu ne pas s’accomplir, et pourtant tout garde la légèreté du hasard, du geste furtif, de la rencontre accidentelle, du signe illisible. Ainsi va la séduction… » (p. 103)
Le soldat est allé vers la mort pour avoir donné du sens à un geste qui n’en a pas.
« Là est le comble de la séduction: de ne pas en avoir. L’homme séduit est pris malgré lui dans le réseau des signes qui se perdent. Et c’est parce que le signe est détourné de son sens, c’est parce qu’il est « séduit » que cette histoire elle-même est séduisante. C’est quand les signes sont séduits qu’ils deviennent séduisants. » (p. 104)
Seuls nous absorbent les signes vides, insensés, absurdes, elliptiques, sans référence. Il existe une puissance du signifiant insignifiant, du signifiant insensé.
« Ce qui ne donne sur rien, on a toutes les raisons de l’ouvrir. Ce qui ne veut rien dire, on a toutes les raisons de ne jamais l’oublier. Ce qui est arbitraire est aussi doué d’une nécessité totale. Prédestination du signe vide, précession du vide, vertige de l’obligation dénuée de sens, passion de la nécessité. » (p. 105)
Le non-sens de l’interdit séduit.
« Mais qu’est-ce que dire que la panthère séduit dans le parfum? (et d’ailleurs, qu’est-ce qui fait que cette légende même est séduisante? Quel est la parfum de cette légende?) Qu’est-ce qui séduit dans le chant des Sirènes, dans la beauté d’un visage, dans la profondeur d’un gouffre, dans l’imminence de la catastrophe, comme dans le parfum de la panthère ou dans la porte qui s’ouvre sur le vide? Une force d’attraction cachée, la puissance d’un désir? Termes vides. Non: la résiliation des signes, la résiliation de leur sens, la pure apparence. Les yeux qui séduisent n’ont pas de sens, ils s’épuisent dans le regard. Le visage maquillé s’épuise dans son apparence, dans la rigueur formelle d’un travail insensé. Surtout pas un désir signifié, mais la beauté d’un artifice. » (p. 107)
La séduction des yeux est la plus immédiate, la plus pure. Le désir est sans charme, mais les yeux, en tant qu’apparences, en ont. Leur charme est fait de signes purs, intemporels, duels et sans profondeur.
« L’attraction par le vide est au fond de la séduction, jamais l’accumulation des signes, ni les messages du désir, mais la complicité ésotérique dans l’absorption des signes. » (p. 109)
Le secret et le défi
« Le secret. Qualité séductrice, initiatique, de ce qui ne peut être dit parce que ça n’a pas de sens, de ce qui n’est pas dit lorsque ça circule quand même. » (p. 109)
La chose qui protège le plus le secret est son secret. Tout ce qui peut être révélé pass à côté du secret.
« C’est du seul prix de n’être pas dit qu’il tient son pouvoir, comme c’est du fait de n’être jamais dite, jamais voulue que la séduction opère. » (p. 110)
« Ainsi, dans le Journal du Séducteur, la séduction a la forme d’une énigme à résoudre – la jeune fille est une énigme, et, pour la séduire, il faut en devenir une autre pour elle: c’est un duel énigmatique, et la séduction en est la résolution sans que le secret en soit levé. Le secret levé, la révélation en serait la sexualité. Le fin mot de cette histoire, si elle en avait un, serait le sexe – mais justement elle n’en a pas. Là où le sens devrait advenir, là où le sexe devrait advenir, là où les mots le désignent, là où les autres le pensent, il n’y a rien. Et ce rien du secret, cet insignifié de la séduction circule, il court sous les mots, il court sous le sens, et plus vite que le sens: c’est lui qui vous touche d’abord, avant que les phrases vous parviennent, le temps qu’elles s’évanouissent. Séduction sous le discours, invisible, de signe en signe, circulation secrète. » (p. 110)
« […] l’inconscient, l’« aventure » de l’inconscient peut apparaître comme la dernière tentative de grande anvergure de refaire du secret dans une société sans secret. L’inconscient serait notre secret, notre mystère dans une société d’aveu et de transparence. » (p. 111)
Etre séduit est la meilleure façon de séduire. Nul, s’il n’est séduit, ne séduira les autres. « Etre séduit, c’est être détourné de sa vérité. Séduire, c’est détourner l’autre de sa vérité. » (p. 112)
Le défi ressemble à la séduction: « Tel est aussi le défi. Lui aussi forme duelle qui s’épuise en un instant, et dont l’intensité vient de cette réversion immédiate. Lui aussi est ensorcelant, comme un discours dénué de sens, et auquel pour cette raison absurde, on ne peut pas ne pas répondre. Qu’est-ce qui fait qu’on répond à un défi? Même interrogation mystérieuse que: qu’est-ce qui séduit? » (p. 113)
Le défi, comme la séduction, vise à rendre l’autre fou.
« Le défi met fin à tout contrat, à tout échange réglé par la loi (loi de nature ou loi de la valeur) et il substitue un pacte hautement conventionnel, hautement ritualisé, l’obligation incessante de répondre et de surenchérir, dominée par une règle de jeu fondamentale, et scandée selon un rythme à elle. Contrairement à la loi qui est toujours inscrite, dans les tables, dans le cœur ou dans le ciel, cette règle fondamentale n’a jamais besoin de s’énoncer, elle ne doit jamais s’énoncer. Elle est immédiate, immanente, inéluctable (la loi est transcendante et explicite). » (p. 114)
« Tel est l’enchantement de la séduction aussi, qui met fin à toute économie de désir, à tout contrat sexuel ou psychologique et y substitue un vertige de réponse – jamais un investissement: un enjeu – jamais un contrat: un pacte – jamais individuel: duel – jamais psychologique: rituel – jamais naturel: artificiel. La stratégie de personne: un destin. » (p. 14)
Le défi et la séduction sont infiniment proches. Le défi amène l’autre sur le terrain de votre force, la séduction – sur le terrain de votre défaillance.
C’est par notre fragilité que nous séduisons, jamais par des pouvoirs.
« Tout est séduction, tout n’est que séduction. On a voulu nous faire croire que tout était production. Leitmotiv de la transformation du monde: c’est le jeu des forces productives qui règle le cours des choses. La séduction n’est qu’un processus immoral, frivole, superficiel, superflu, de l’ordre des signes et des apparences, voué aux plaisirs et à l’usufruit des corps inutiles. Et si tout, contrairement aux apparences – en fait selon la règle secrète des apparences – si tout marchait à la séduction? » (p. 115)
La production remplace tous les leurres par un seul: le sien, devenu principe de réalité. La production, comme la révolution, met fin à l’épidémie des apparences.
Suprême observation spirituelle: « En réalité seul est mort celui qui ne veut plus du tout séduire, ni être séduit. » (p. 116)
« Le secret de la séduction est dans cette évocation et révocation de l’autre, par des gestes dont la lenteur, dont le suspense est poétique comme l’est le film d’une chute ou d’une explosion au ralenti, parce que quelque chose alors, avant de s’accomplir, a le temps de vous manquer, ce qui constitue, s’il en est une, la perfection du « désir ». » (p. 116-117)
L’effigie de la séductrice
La séduction est l’éclipse d’une présence.
La séductrice fait fonctionner le désir lui-même comme leurre.
La séductrice semble dire: « Ce que je veux, ce n’est pas t’aimer, te chérir, ni même te plaire: c’est te séduire – et ce n’est pas que tu m’aimes ou me plaises: c’est que tu sois séduit. » (p. 118)
« La séduction oscille entre deux pôles: celui de la stratégie, celui de l’animalité – du calcul le plus subtil à la suggestion physique la plus brutale – dont les figures seraient pour nous celles du séducteur et de la séductrice. Mais cette partition ne recouvre-t-elle pas une configuration unique, celle d’une séduction sans partage? » (p. 122)
« Ce qui caractérise en effet l’animal comme l’être le moins naturel du monde, c’est que c’est chez lui que l’artifice, que l’effet de mascarade et de parure est le plus naïf. C’est au cœur de ce paradoxe, là où s’abolit la distinction de la nature et de la culture dans le concept de parure, que joue l'’nalogie entre féminité et animalité. » (p. 122)
La puissance de séduction du frivole rejoint la puissance de séduction du bestial.
« D’ailleurs l’animalité se caractérise-t-elle vraiment par la sauvagerie, par un haut degré de contingence, d’imprévisibilité, de pulsions irréfléchies, ou au contraire par un haut degré de ritualisation des comportements? » (p. 123)
« La ritualité en général est une forme bien supérieure à la socialité. Celle-ci n’est qu’une forme récente et peu séduisante d’organisation et d’échange qu’ont inventé les humains entre eux. La ritualité est un système beaucoup plus vaste, englobant les vivants et les morts, et les animaux, n’excluant même pas la « nature » dont les processus périodiques, les récurrences, et les catastrophes, font comme spontanément office de signes rituels. La socialité en regard apparaît bien pauvre, elle n’arrive à solidariser, sous le signe de la Loi, qu’une seule espèce (et encore). La ritualité réussit, elle, non selon la loi, mais selon la règle, et ses jeux d’analogies infinis, à maintenir une forme d’organisation cyclique et d’échange universel dont la Loi et le social sont bien incapables. » (p. 124)
Les animaux nous plaisent parce qu’ils évoquent en nous cette organisation rituelle et la parure.
« Ce n’est jamais non plus la beauté naturelle qui séduit chez l’homme, mais la beauté rituelle. Parce que celle-ci est ésotérique et initiatique, tandis que l’autre n’est qu’expressive. » (p. 125)
Le déni de l’anatomie comme destin a été très virulent dans toutes les sociétés traditionnelles: ritualiser, cérémonialiser, affubler, masquer, mutiler, dessiner, torturer – pour séduire. Couvrir le corps d’apparences, de leurres, de pièges, de parodies animales, de simulations sacrificielles.
Toute la morale réprouve la constitution de la femme en objet sexuel par l’artifice du visage et du corps.
« S’il y a du désir – c’est l’hypothèse de la modernité – alors rien ne doit en briser l’harmonie naturelle, et le maquillage est une hypocrisie. Si le désir est un mythe – c’est l’hypothèse de la séduction – alors rien n’interdit qu’il soit joué de tous les signes sans limites de naturalité. » (p. 129)
La séduction, la fascination, l’esthétique de tous les grands dispositifs imaginaires est dans l’effacement de toute instance dans la perfection du signe artificiel.
« […] la seule grande constellation collective de séduction qu’ait produite les temps modernes: celle des stars et des idoles de cinéma. Or, la star est féminine, qu’elle soit homme ou femme, car, si Dieu est masculin, l’idole est toujours féminine. » (p. 130-131)
« Le cinéma n’est puissant que par son mythe. Ses récits, son réalisme ou son imaginaire, sa psychologie, ses effets de sens, tout ça est secondaire. Seul le mythe est puissant, et, au cœur du mythe cinématographique, il y a la séduction – celle d’une grande figure séductrice, de femme ou d’homme (de femme surtout), liée à la puissance captieuse et ravissante de l’image cinématographique elle-même. Conjonction miraculeuse. » (p. 131)
« L’assomption des idoles cinématographiques, des divinités de masse, fut et reste notre grand événement moderne – il contrebalance encore aujourd’hui tous les événements politiques ou sociaux. Rien ne sert de le renvoyer à un imaginaire des masses mystifiées. C’est un événement de séduction qui contrebalance tout l’événement de la production. » (p. 132)
La séduction de l’ère de masses n’est pas la séduction chaude des sociétés antérieures, mais une séduction froide.
« Tour à tour les masses n’ont été « séduites », à l’ère moderne, que par deux grands événements: la lumière blanche des stars, et la lumière noire du terrorisme. » (p. 132)
« Les grands séductrices ou les grandes stars ne brillent jamais par leur talent ou par leur intelligence, elles brillent par leur absence. Elles brillent par leur nullité, et leur froideur, qui est celle du maquillage et du hiératisme rituel (le rituel est cool, selon MacLuhan). » (p. 132)
« Artifice et non-sens: tel est le visage ésotérique de l’idole, son masque initiatique. Séduction d’un visage expurgé de toute expression, sinon celle d’un sourire rituel et d’une beauté non moins conventionnelle. Visag blanc, de la blancheur des signes voués à leur apparence ritualisée, et non plus soumis à quelque loi profonde de signification. La stérilité des idoles est bien connue: elles ne se reproduisent pas, elles ressuscitent à chaque fois de leurs cendres, comme le phénix, ou de leur miroir, comme la femme séductrice. » (p. 133)
La stratégie ironique du séducteur
« Lui aussi se fait leurre pour jeter le trouble, mais curieusement ce leurre prend la forme du calcul, et la parure le cède ici à la stratégie. Mais si la parure chez la femme est évidemment stratégique, la stratégie du séducteur n’est-elle pas inversement une parade de calcul, par où il se défend de quelque puissance adverse? Stratégie de la parure, parure de la stratégie… » (p. 135)
« Le séducteur a pour vocation d’exterminer cette puissance naturelle de la femme ou de la jeune fille par une entreprise délibérée qui égalera ou dépassera l’autre, qui contrebalancera par une puissance artificielle égale ou supérieure la puissance naturelle à laquelle, contre toutes les apparences qui font de lui le séducteur, il a succombé dès le départ. La destination du séducteur, sa volonté, sa stratégie, répondent pour l’exorciser à la prédestination gracieuse et séductrice de la jeune fille, d’autant plus puissante qu’elle est inconsciente. » (p. 136)
« Le dernier mot ne peut être laissé à la nature: tel est l’enjeu fondamental. Il faut que cette grâce exceptionnelle, innée, immorale comme une part maudite, soit sacrifiée et immolée par l’entreprise du séducteur, qui va l’amener par une tactique savante jusqu’à l’abandon érotique, où elle cessera d’être puissance de séduction, c’est-à-dire une puissance dangereuse. » (p. 136)
« La séduction alors change de sens. D’entreprise immorale et libertine s’exerçant aux dépens d’une vertu, d’une duperie cynique à des fins sexuelles (qui est sans grand intérêt), elle devient mythique et prend la dimension d’un sacrifice. Ce pour quoi elle obtient si aisément l’assentiment de la « victime », qui obéit en quelque sorte par son abandon aux ordres d’une divinité qui veut que toute puissance soit réversible et sacrifiée, que ce soit celle du pouvoir ou celle, naturelle, de la séduction, parce que toute puissance, et celle de la beauté par-dessus toutes, est sacrilège. Cordelia [du Journal du séducteur – n.n.] est souveraine, et elle est sacrifiée à sa propre souveraineté. Forme meurtrière d’échange symbolique, telle est la réversibilité du sacrifice, elle n’épargne aucune forme, ni la vie elle-même, ni la beauté ou la séduction, qui en est la forme la plus dangereuse. Dans ce sens, le séducteur ne peut se flatter d’être le héros d’aucune stratégie érotique, il n’est que l’opérateur sacrificiel d’un processu qui le dépasse de loin. Et la victime, elle, ne peut se flatter d’être innocente, puisque, vierge, belle et séduisante, elle constitue un défi en soi, qui ne peut être égalé que par sa mort (ou par sa séduction, qui est égale à un meurtre). » (p. 137-138)
« Il y a quelque chose d’impersonnel dans tout processus de séduction, comme dans tout crime, quelque chose de rituel, de suprasubjectif et de suprasensuel, dont l’expérience vécue, du séducteur comme de sa victime, n’est que le reflet inconscient. Dramaturgie sans sujet. Exercice rituel d’une forme où les sujets se consument. » (p. 138)
« La sexualité est à revoir dans ce sens, comme résidu économique du processus sacrificiel de la séduction, tout comme dans les sacrifices archaïques une part résiduelle non consumée alimente de la circulation économique. » (p. 139)
« De toute façon, quelque chose est donné à la femme, qu’il faut exorciser par une entreprise artificielle, au terme de laquelle elle est dépossédée de sa puissance. Et sous cet angle sacrificiel, il n’y a pas de différence entre la séduction féminine et la stratégie du séducteur: il s’agit toujours de la mort et du rapt mental de l’autre, de le ravir et de lui ravir sa puissance. C’est toujours l’histoire d’un meurtre, ou plutôt d’une immolation esthétique et sacrificielle car, comme dit Kirkegaard, ça se passe toujours au niveau de l’esprit. » (p. 140)
Freud disait que les armes du séducteur sont celles mêmes de la jeune fille qui retourne contre elle. Et cette réversibilité de la stratégie en fait le charme spirituel.
« On dit justement des miroirs qu’ils sont spirituels: c’est que le reflet en lui-même est un trait d’esprit. Le charme du miroir n’est pas de s’y reconnaître, ce qui est une coïncidence plutôt désespérante, mais bien dans le trait mystérieux et ironique du redoublement. Or la stratégie du séducteur n’est rien d’autre que celle du miroir, c’est pourquoi aussi il ne se trompe jamais, car le miroir est infaillible (s’il usait de manœuvres et de pièges tramés de l’extérieur, il commettrait forcément quelque erreur). » (p. 141)
« Peut-on imaginer une théorie qui traiterait des signes dans leur attraction séductrice, et non dans leur contraste et leur opposition? Qui briserait définitivement la spécularité du signe et l’hypothèque du référent? Et où tout se jouerait entre les termes dans un duel énigmatique et une révérsibilité inexorable? » (p. 143)
« On peut imaginer (mais pourquoi imaginer? c’est ainsi) que les dieux et les hommes, au lieu d’être séparés par l’abîme moral de la religion, entreprennent de se séduire et n’entretiennent plus que des rapports de séduction – c’est arrivé en Grèce. Mais peut-être aussi le bien et le mal, et le vrai et le faux, et toutes ces grandes distinctions qui nous servent à déchiffrer le monde et à le tenir sous le sens, tous ces termes soigneusement écarteleés au prix d’une énergie folle – ça n’a pas toujours réussi, et les vraies catastrophes, les vraies révolutions consistent toujours en l’implosion d’un de ces systèmes à deux termes: un univers, ou un fragment d’univers prend fin alors – pourtant la plupart du temps cette implosion est lente et se fait par l’usure des termes. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui: à l’érosion lente de toutes les structures polaires à la fois, vers un univers en passe de perdre le relief même du sens. Désinvesti, désenchanté, désaffecté: fini le monde comme volonté et représentation. » (p. 143-144)
Séduction à la place de l’opposition: « Supposons que partout ainsi se mettent à jouer des rapports de séduction là où jouent aujourd’hui des rapports d’oppositions. Imaginons cet éclair de la séduction faisant fondre les circuits transistorisés, polaires ou différentiels, du sens? Il y a bien des exemples de cette sémiologie non distinctive (c’est-à-dire qui n’en est plus une): les éléments de la cosmogonie antique n’entraient pas du tout dans un rapport structural de classification, (eau/feu, air/terre, etc.), ce n’était pas des éléments distinctifs, mais attractifs et se séduisant l’un l’autre: l’eau séduisant le feu, l’eau séduite par le feu. » (p. 144)
« Les diagonales, ou les transversales de la séduction peuvent bien briser les oppositions de termes, elles ne mènent pas à une relation fusionnelle ou confusionnelle (ça, c’est la mystique) mais à une relation duelle, non pas une fusion mystique du sujet ou de l’objet, ou du signifiant et du signifié, ou du masculin et du féminin, etc., mais une séduction, c’est-à-dire une relation duelle et agonistique. » (p. 145)
Les miroirs sont les chiens de l’apparence. Il faut se méfier de leur humilité. Ils semblent refléter, mais au fond ils captent les images. Le séducteur aussi semble être le miroir de la séduction de la jeune fille, mais il la confisque.
La séduction n’est pas linéaire, elle est oblique.
« Il faut que l’initié passe par une phase de mort, même pas de souffrance pathétique: de néant, de vide – ultime moment avant l’illumination de la passion et de l’abandon érotique. Le séducteur inclut en quelque sorte ce moment ascétique dans le mouvement esthétique qu’il imprime à l’ensemble. » (p. 152)
Le vertige de la séduction est avant tout dans la prédestination.
La séduction se présente comme:
a) la conjuration d’une puissance: forme sacrificielle;
b) la perpétration d’un meurtre, eventuellement d’un crime parfait;
c) l’accomplissement d’une œuvre d’art;
d) l’opération d’un trait d’esprit, l’équivalent de l’échange allusif et cérémoniel d’un secret;
e) une forme ascétique d’épreuve spirituelle, mais aussi pédagogique: une sorte d’école de la passion, de maïeutique érotique et ironique à la fois;
f) une forme de duel et de guerre, forme agonale qui n’est jamais celle de la violence, mais celle d’un jeu guerrier.
L’objet sexuel et l’Eternel Féminin, les deux grandes références occidentales de la femme, sont également étrangères à la séduction.
« Toute éthique doit se résoudre en une esthétique. Pour le séducteur de Kierkegaard comme pour Schiller, Hölderlin, voire Marcuse, le passage à l’esthétique est le plus haut mouvement que puisse se donner l’espèce humaine. Mais l’esthétique du séducteur est bien différente: elle n’est pas divine et transcendante, elle est ironique et diabolique – sa forme n’est pas celle de l’idéal, mais celle du trait d’esprit – ellen’est pas dépassement de l’éthique, mais détournement, inflexion, séduction, transfiguration certes, mais pa le miroir de la déception. » (p. 157-158)
La femme est le rêve de l’homme. D’ailleurs Dieu l’a tirée de l’homme pendant son sommeil. Elle a donc tous les traits du rêve.
« Tel est le partage métaphysique du séducteur, la beauté, le sens, la substance, Dieu par-dessus tout, sont éthiquement jaloux d’eux-mêmes. La plupart des choses sont éthiquement jalouses d’elles-mêmes, elles gardent leur secret, elles veillent sur leur sens. La séduction, elle, qui est du côté de l’apparence et du Diable, est esthétiquement jalouse d’elle-même. » (p. 160)
La plupart des choses ont un sens et une profondeur. Seules quelques-unes accèdent à l’apparence. La séduction est dans le mouvement de transfiguration des choses dans l’apparence pure.
« […] la femme n’existe pas. Seule existe la jeune fille, par le sublime de son état, et l’homme, par sa puissance à la détruire. » (p. 161)
La peur d’être séduit
« Nous luttons pour nous fortifier dans notre vérité, nous luttons contre ce qui veut nous séduire. Nous renonçons à séduire de peur d’être séduit. » (p. 164)
L’hystérie conjugue la passion de la séduction et celle de la simulation.
« L’hystérique est sans intimité, sans secret, sans affect, tout entière vouée au chantage extérieur, à la crédibilité éphémère, mais totale, de ses « symptômes », à l’exigence absolue de faire croire (comme le mythomane avec ses histoires) et à la déception simultanée de toute croyance – et ceci sans même faire appel à une illusion partagée. Demande absolue, mais insensibilité totale à la réponse. Demande volatilisée dans les effets de signes et de mise en scène. La séduction elle aussi se rit de la vérité des signes, mais elle en fait une apparence réversible, tandis que l’hystérie en joue sans partage. C’est comme si elle s’appropriait à elle seule le processus entier de la séduction, pratiquant elle-même sa surenchère et ne laissant à l’autre que l’ultimatum de sa conversion hystérique, sans réversion possible. L’hystérique réussit à faire de son propre corps un obstacle à la séduction: séduction médusée par son propre corps, fascinée par ses propres symptômes. Ne visant qu’à méduser l’autre en retour, dans une mouvance qui donne le change et n’en est que le psychodrame pathétique – si la séduction est un défi, l’hystérie est un chantage. » (p. 165)
« La plupart des signes, des messages (des autres aussi) nous sollicitent aujourd’hui sur ce mode hystérique, sur le mode du faire-parler, du faire-croire, du faire-jouir par dissuasion, sur le mode du chantage à une transaction aveugle, psychodramatique, sur des signes dénués de sens, et qui se multiplient, s’hypertrophient justement parce qu’ils n’ont plus de secret, plus de créance. Signes sans foi, sans affect, sans histoire, signes terrifiés à l’idée de signifier – tout comme l’hystérique est terrifiée à l’idée d’être séduite. » (p. 165-166)
« Même processus, mais d’hystérie inverse, dans l’anorexie, la frigidité ou l’impuissance: faire de son corps un miroir retourné, y effacer tout signe de séduction, le désenchanter ou le desexualiser, c’est encore en appeler au chantage et à l’ultimatum: « Vous ne me séduirez pas, je vous défie de me séduire. » (p. 166)
L’impuissance sexuelle ou alimentaire est une impuissance quant à la séduction. Le désenchentement radical vient de la séduction et de son échec. Les malades sont profondément hors séduction.
« Le déficit le plus grave est toujours du côté du charme, non de la jouissance, du côté de l’enchantement, non de la satisfaction vitale ou sexuelle, du côté de la règle (du jeu) et non de la Loi (symbolique). La seule castration est celle de la déprivation de séduction. » (p. 167)
D’autres passions s’opposent à la séduction. La collection par exemple, le fétichisme collecteur.
« Le collectionneur est un jaloux qui cherche l’exclusivité de son objet mort sur lequel il assouvit sa passion fétichiste. Réclusion, séquestration: c’est toujours lui-même qu’il collectionne d’abord. Et il ne saurait être distrait de cette folie, puisque son amour de l’objet, la stratégie amoureuse dont il l’entoure, c’est d’abord la haine et l’effroi de la séduction qui en émane. Autant pour lui d’ailleurs: répulsion de toute séduction qui pourrait venir de lui-même. » (p. 168)
Jamais les plaisirs du sexe n’aboliront l’exigence de séduction.
« […] la séduction fait partie d’une culture de la cruauté, elle en est la seule forme cérémonielle qui nous reste […] » (p. 171)
La séduction est en rapport subtil avec la perversion.
« S’il y a une loi naturelle du sexe, un principe de plaisir, alors la séduction consiste à en renier le principe et à y substituer une règle du jeu, une règle arbitraire, et dans ce sens elle est perverse. L’immoralité de la perversion, comme celle de la séduction, ne vient pas d’un abandon aux plaisirs sexuels contre toute morale, elle vient d’un abandon, plus grave et plus subtil, du sexe lui-même comme référence et comme morale, y compris dans ses plaisirs. » (p. 172)
« Le contrat pervers n’est justement pas un contrat, une tractation entre deux échangistes libres, mais un pacte visant l’observance d’une règle, et instaurant une relation duelle (comme le défi), c’est-à-dire excluant tout tiers (à la différence du contrat), et indissociable en termes individuels. » (p. 172-173)
La relation duelle abolit la loi de l’échange. La règle perverse abolit la loi naturelle du sexe.
Perversion et séduction ont en commun le défi à l’ordre naturel.
Une certaine séduction est perverse – l’hystérique use de la séduction pour s’en défendre.
« Dans l’hystérie, la séduction devient obscène. Mais dans certaines formes de pornographie, l’obscénité redevient séduisante. La violence peut séduire. Le viol lui-même? L’odieux et l’abject peuvent séduire. Où s’achève le cycle de la réversion, et doit-on l’arrêter? » (p. 175)
Le pervers tente de modifier la séduction, en la codifiant. Ainsi, il brise la règle fondamentale, celle du secret.
« C’est toujours dans un univers maniaque de la maîtrise et de la loi que s’engage le pervers. Maîtrise de la règle fétichisée, circonscription rituelle absolue: ça ne joue plus. Ça ne bouge plus. C’est mort, et ça ne peut plus mettre en jeu que sa propre mort. Le fétichisme est la séduction du mort, y compris celui de la règle dans la perversion. » (p. 176)
Sur la séduction et la perversion: « La perversion est un défi gelé, la séduction est un défi vivant. La séduction est mouvante et éphémère, la perversion est monotone et interminable. La perversion est théâtrale et complice, la séduction est secrète et réversible. » (p. 176).
3. Le destin politique de la séduction
La passion de la règle
Moto: « Nul joueur ne doit être plus grand que le jeu lui-même. » (Rollerball)
Une passion lie les joueurs à la règle, sans laquelle il n’y aurait pas de jeu possible.
Ce qui s’oppose à la loi n’est pas l’absence de loi, mais la Règle.
« La Règle joue sur un enchaînement immanent de signes arbitraires, alors que la Loi se fonde sur un enchaînement transcendant de signes nécessaires. L’une est cycle et récurrence de procédures conventionnelles, l’autre est une instance fondée dans une continuité irréversible. L’une est de l’ordre de l’obligation, l’autre de la contrainte et de l’interdit. Parce que la Loi instaure une ligne de partage, elle peut et doit être transgressée. » (p. 182)
« Les signes n’ont pas le même statut dans l’une et dans l’autre. La Loi est de l’ordre de la représentation, donc justiciable d’une interprétation et d’un déchiffrement. Elle est de l’ordre d’un décret et d’uné énonciation dont le sujet n’est pas indifférent. Elle est un texte, qui tombe sous le coup du sens et de la référence. La Règle n’a pas de sujet, et la modalité de son énonciation importe peu; on ne la déchiffre pas, et le plaisir du sens n’y existe pas – seule compte son observance et le vertige de son observance. Cela distingue aussi la passion rituelle du jeu, et son intensité, de la jouissance qui s’attache à l’obéissance de la Loi, ou à sa transgression. » (p. 182-183)
La sphère du jeu nous révèle la passion de la règle, la puissance qui vient d’un cérémonial, et non d’un désir.
« Lâcher le jeu n’est pas de jeu, et l’impossibilité de nier le jeu de l’intérieur, qui fait son enchantement et le différencie de l’ordre du réel, crée en même temps un pacte symbolique, une contrainte d’observance sans restriction et l’obligation d’aller au bout du jeu comme d’aller au bout du défi. » (p. 183)
L’ordre du jeu est conventionnel. L’ordre du monde réel est nécessaire. L’acceptation de la règle n’est ni résignation ni contrainte. Le jeu n’est pas liberté. Entrer dans le jeu, c’est entrer dans un système rituel d’obligation.
Le seul principe du jeu c’est que le choix de la règle vous y délivre de la loi.
A une règle on ne croit ni ne croit pas – on l’observe. L’immoralité de la règle: procéder sans y croire.
« C’est pourquoi on ne rit pas autour d’une table de poker, car la logique du jeu est cool, mais non désinvolte, et le jeu, étant sans espoir, n’est jamais obscène et ne prête jamais à rire. Il est certes plus sérieux que la vie, ce qui se voit dans le fait paradoxal que la vie peut en redevenir l’enjeu. » (p. 184)
Le jeu n’est pas fondamenté sur le principe du plaisir, mais sur le principe de réalité.
« C’est la transcendance de la Loi qui fonde l’irréversibilité du sens et de la valeur. C’est l’immanence de la Règle, son arbitraire et sa circonscription qui entraînent, dans sa sphère propre, la réversibilité du sens et la réversion de la Loi. » (p. 185)
La règle s’inscrit dans une sphère sans au-delà. Ainsi, elle conçoit un univers fini, tandis que les modernes n’imaginent aucune limite.
« Fin des dimensions centrifuges: gravitation soudaine, intensive de l’espace, abolition du temps, celui-ci implosant dans l’instant et devenant d’une densité telle qu’il échappe aux lois de la physique traditionnelle – tout le déroulement prenant une courbure en spirale vers le centre où l’intensité est la plus forte. Telle est la fascination du jeu, la passion cristalline qui efface la trace et la mémoire, qui fait perdre le sens. Toute passion rejoint celle-ci dans sa forme, mais celle du jeu est la plus pure. » (p. 186)
La meilleure analogie du jeu: les cultures primitives tournées sur elles-mêmes et sans imaginaire sur le reste du monde. La sphère symbolique de ces cultures ne connaît pas de reste. Le jeu aussi, à la différence du réel, est ce dont il ne reste rien. « […] la sphère interne du jeu est sans résidu. » (p. 187) L’équation du jeu est toujours parfaitement résolue.
« La théorie de l’inconscient suppose que certains affects, scènes ou signifiants ne peuvent définitivement plus être mis en jeu – forclos, hors-jeu. […] Or il n’y a pas d’objet perdu dans le jeu. Rien d’irréductible au jeu ne précède le jeu […]. » (p. 187)
« La règle n’a besoin d’aucune structure ou superstructure formelle, morale ou psychologique, pour fonctionner. Justement parce qu’elle est arbitraire, infondée et sans références, elle n’a pas besoin de consensus, ni d’une volonté ou d’une vérité du groupe – elle existe, c’est tout, et elle n’existe que partagée, alors que la Loi flotte au-dessus des individus épars. » (p. 188)
« L’enchantement du jeu vient de cette délivrance de l’universel dans un espace fini – de cette délivrance de l’égalité dans la parité duelle immédiate – de cette délivrance de la liberté dans l’obligation – de cette délivrance de la Loi dans l’arbitraire de la Règle et du cérémonial. » (p. 189)
En un sens, les hommes sont plus égaux devant le cérémonial que devant la Loi.
Avec la règle, nous sommes libres de la Loi.
L’hypothèque terroriste du sens (la Loi) ne peut être levée qu’à force de signes arbitraires (la règle).
« Le signe rituel n’est pas un signe représentatif. Il ne mérite donc pas l’intelligence. Mais il nous délivre du sens. Et c’est pourquoi nous lui sommes particulièrement liés. Dettes de jeu, dettes d’honneur: tout ce qui touche au jeu est sacré parce que conventionnel. » (p. 190)
Barthes, citant un mathématicien: « il ne faut pas sous-estimer la capacité du hasard d’engendrer des monstres », c’est-à-dire des séquences logiques, du sens.
La liberté totale, l’indetermination totale ne s’oppose pas au sens. On peut produire du sens par le simple jeu du désordre et de l’aléatoire.
« On n’échappe pas au sens par la déliaison, par la déconnection, par la déterritorialisation. On y échappe en substituant aux effets de sens un simulacre plus radical, un ordre plus conventionnel encore – tel l’ordre alphabétique pour Barthes, telle la règle du jeu, telles les innombrables ritualisations de la vie quotidienne qui déjouent à la fois le désordre (le hasard) et l’ordre du sens (politique, historique, social) qu’on veut leur imposer. » (p. 191)
Seul le rituel abolit le sens.
Le rituel, la liturgie rituelle de la fête, n’est pas de l’ordre de la Loi, mais de la règle.
Les modernes interprétent selon la loi ce qui relève de la règle.
« […] la magie est un rituel visant à maintenir un jeu d’enchaînement analogique du monde, un enchaînement cyclique de toutes choses liées par leurs signes – c’est une immense règle du jeu qui domine la magie, et le problème fondamental est, par l’opération du rituel, de faire que toutes choses continuent de jouer ainsi, par contiguïté analogique, par séduction de proche en proche. Rien à voir avec l’enchaînement linéaire des causes et des effets. Celui-ci, qui est le nôtre, est un enchaînement obiectif, mais déréglé: il a brisé la règle. » (p. 192)
Figures de passion et de séduction: le jeu, l’enjeu et le défi.
« Si le jeu avait quelque finalité que ce soit, le seul vrai joueur serait le tricheur. Or, s’il y a quelque prestige dans le fait de transgresser la loi, il n’y en a aucun dans le fait de tricher, de transgresser la règle. » (p. 193)
La règle ne peut pas être transgressée, elle ne peut qu’être inobservée.
Le crime du tricheur est de l’ordre de l’inceste – briser les règles du jeu culturel au seul profit de la « loi de nature ».
« Le tricheur est vulgaire, parce qu’il ne s’expose plus à la séduction du jeu, parce qu’il se refuse au vertige de la séduction. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse que le profit n’est encore qu’un alibi: en réalité il triche pour échapper à la séduction, il triche par peur d’être séduit. » (p. 194)
« Enjeu et défi, sommation et surenchère – il n’est pas question de croyance dans tout cela. D’ailleurs personne ne « croit » jamais à rien. La question n’est jamais de croire ou de ne pas croire, pas plus que pour le Père Noël. C’est un concept absurde, du même type que la motivation, le besoin, l’instinct, voire la pulsion et le désir, et Dieu sait lesquels encore – tautologie faciles qui nous cachent qu’il n’y a jamais de « fond psychologique » de croyance à nos pratiques, mais des enjeux, des défis – jamais de calcul spéculatif sur l’existence (sur celle de l’homme au dollar par exemple, ou celle de Dieu), mais une provocation incessante, un jeu. On ne croit pas en Dieu, on ne « croit » pas au hasard, sinon dans le discours banalisé de la religion ou de la psychologie. On les défie, ils vous défient, on joue avec eux, et pour cela on n’a pas besoin d’y « croire », il ne faut pas y croire. » (p. 196)
« L’efficacité symbolique n’est pas un vain mot. Elle ne fait que refléter l’existence d’un autre mode de circulation des biens et des signes, bien supérieur en efficacité et en puissance au mode de circulation économique. » (p. 197)
La fascination du gain miraculeux au jeu n’est pas celle de l’argent, mais celui de la séduction de l’ordre des choses.
« Au fond, rien ne s’oppose à ce que les choses puissent être séduites comme les êtres – il suffit de trouver la règle du jeu. » (p. 197)
« L’enjeu est une sommation, le jeu est un duel: le hasard est sommé de répondre, il est lié par le pari du joueur – ou se déclarer favorable ou hostile. Le hasard n’est jamais neutre, le ju le transforme en joueur et en figure agonistique. Autant dire que l’hypothèse fondamentale du jeu c’est que le hasard n’existe pas. » (p. 198)
« Le jeu est précisément là pour le conjurer. Le jeu du hasard nie toute distribution aléatoire du monde, il veut forcer cet ordre neutre et recréer au contraire des obligations, un ordre rituel d’obligations qui fasse échec au monde libre et équivalent. C’est en quoi le jeu s’oppose radicalement à la Loi et à l’économie. Il remet toujours en cause la réalité du hasard comme loi objective et lui substitue un univers lié, préférentiel, duel, agonistique et non aléatoire – un univers de charme au sens fort du mot, un univers de séduction. » (p. 198)
La magique des joueurs se nourrit de l’idée profonde que le hasard n’existe pas, que le monde est pris dans des réseaux de relations symboliques – non pas des connexions aléatoires, mais des réseaux d’obligation, des réseaux de séduction. Il suffit de faire jouer les mécanismes.
« C’est ça l’« immoralité » du jeu, qui est souvent rapportée au fait de vouloir gagner trop tout de suite. Mais c’est lui faire trop d’honneur. Le jeu est bein plus immoral que ça. Il est immoral parce qu’il substitue un ordre de la séduction à un ordre de la production. » (p. 199)
Le jeu est une entreprise de séduction du hasard.
Le jeu tend à abolir la neutralité « objective » du hasard, sa « liberté » statistique, en la captant sous forme de duel, de défi et de surenchère réglée.
Il n’y a jamais d’autant plus de jeu qu’il y a « plus » de hasard. Il n’y a pas plus ou moins de devenir – celui-ci existe ou n’existe pas.
Sur le hasard: « […] bien des cultures n’en ont ni le terme ni le concept, parce qu’il n’y a nulle part d’aléa pour elles, et que rien ne s’y calcule, pas même en probabilités. Seule notre culture a inventé cette possibilité de réponse statistique, inorganique, objective, de réponse morte et flottante, d’indétermination et d’errance objective des phénomènes. Lorsqu’on y réfléchit bien, cette hypothèse de l’occurrence aléatoire d’un univers dénué d’obligations, expurgé de toute règle formelle et symbolique, cette hypothèse d’un désordre objectif et moléculaire des choses – la même qui se trouve idéalisée et exaltée dans la vision moléculaire du désir – est folle. Elle est à peine moins démente que celle d’un ordre objectif des choses, d’un echaînement des causes et des effets qui fit les beaux jours de notre entendement classique, et dont elle découle d’ailleurs selon la logique des résidus. » (p. 201)
Le hasard est né comme résidu d’un ordre logique de la détermination. Il est « la figure spéculaire du principe de causalité » (p. 201).
Le jeu n’est pas un devenir, il ne tient pas de l’ordre du désir, il n’est pas nomade. La forme du jeu est cyclique et récurrente. Le jeu est l’éternel retour d’une forme rituelle.
« Le désir est certainement la Loi de l’univers, mais l’éternel retour en est la règle. Heureusement pour nous, car sinon, où serait le plaisir de jouer? » (p. 203)
« Le vertige idéal est celui du coup de dés qui finit par « abolir » le hasard […]. Extase du hasard enrayé, captif d’une série définitive, c’est le phantasme idéal du jeu: voir, sous le coup du défi, se répéter le même coup, et du coup s’abolir le hasard et la loi. C’est dans l’attente de cette surenchère symbolique, c’est-à-dire d’un événement qui mette fin au processus aléatoire sans retomber sous le coup d’une loi objective, que tout le monde joue. » (p. 203)
Ni le jeu ni sa récurrence ne sont de l’ordre du phantasme. La récurrence d’un jeu procède d’une règle, et c’est une figure de séduction et de plaisir.
« Seule la récurrence insensée déchaîne le plaisir, celle qui ne procède ni d’un ordre conscient, ni d’un désordre inconscient, mais qui est réversion et réitération d’une forme pure, prenant forme de surenchère et de défi à la loi des contenus et de leur accumulation. » (p. 204)
La récurrence du jeu procède directement du destin, elle est là comme destin.
« […] toutes les sociétés autres que la nôtre connaissaient ce théâtre du rituel, qui est aussi celui de la cruauté. Le jeu retrouve quelque chose de cette cruauté. Auprès de lui tout le réel est sentimental. » (p. 205)
« De même que ce qui s’oppose à la loi n’est pas la liberté, mais la règle, ainsi ce qui s’oppose à la causalité n’est pas l’indétermination, mais l’obligation – ni un enchaînement linéaire, ni un dé-chaînement, qui n’est que le romantisme d’une causalité détraquée, mais un enchaînement réversible, qui, de signe en signe qu’il décrit inexorablement accomplit son cycle, tels les bracelets et les coquillages de l’échange polynésien, faisant l’ellipse de son origine et l’économie de sa fin. Le cycle des obligations n’est pas un code. Nous avons confondu l’obligation au sens fort, rituel, immémorial qu’elle a dans le cycle des hommes et des choses, avec la contrainte banalisée des lois et des codes qui nous régissent sous le signe inverse de la liberté. » (p. 205)
Ce n’est que par abus de concept que Deleuze imagine un hasard pur et nomade, dans lequel il n’y a que déliaison et causalité éclatée.
La règle joue comme simulacre parodique de la loi. Elle accomplit la réversion de la loi dans la simulation.
Borgès, dans La Loterie à Babylone, imagine la simulation du social par le jeu, selon une logique inéluctable.
Commentaires sur la nouvelle de Borgès: « […] l’interpolation du hasard dans tous les interstices de l’ordre social et de l’ordre du monde. Toutes les erreurs de loterie sont bonnes, puisqu’elles ne font qu’intensifier cette logique. Les impostures, les ruses, les manipulations peuvent parfaitement s’intégrer dans un système aléatoire: qui dira si elles sont « réelles », c’est-à-dire venues d’un enchaînement naturel et rationnel, ou si elles ne procèdent pas de l’instance aléatoire de la loterie? Nul ne le saura plus jamais. La prédestination à tout recouvert, l’effet de loterie est universel, la Loterie et la Compagnie peuvent bien cesser d’exister, leur efficacité silencieuse s’exerce sur un champ de simulation totale: tout le « réel » est entré vivant dans des décisions secrètes de la Compagnie, et il n’y a plus aucune différence probable entre le réel réel et le réel aléatoire.
A la limite, la Compagnie pourrait n’avoir jamais existé, l’ordre du monde n’en eût pas été changé. Mais son hypothèse, elle, a tout changé. Elle a suffi à changer tout le réel, tel qu’il est, tel qu’il n’eût jamais été autrement, en un immense simulacre. Le réel tel qu’en lui-même la simulation le change n’est rien d’autre que le réel. » (p. 208)
Notre réel est fondé sur l’inconscience de la simulation.
« La nostalgie d’une socialité pactuelle, rituelle, aléatoire, la nostalgie d’être délivrés du contrat et du rapport social, la nostalgie d’un destin plus cruel, mais plus fascinant, de l’échange, est plus profonde que l’exigence rationnelle du social dont on nous a bercés. La fable de Borgès n’est peut-être pas une fiction, mais une description proche de nos rêves antérieurs, c’est-à-dire aussi de notre futur. » (p. 210)
Le duel, le polaire et le digital
« La loterie est simulacre – rien de plus artificiel que de règler le cours des choses sur le décret aberrant du hasard. » (p. 211)
« En regard de al fiction grandiose de Borgès, d’une société fondée sur le décret aléatoire et sur une sorte de prédestination par le jeu, en regard d’un tel ordre de la cruauté où l’enjeu est perpétuel et le risque absolu, nous sommes dans une société d’enjeu et de risque minimal. Si les termes n’étaient contradictoires, il faudrait dire que c’est la sécurité qui est devenue notre destin – il se peut d’ailleurs que l’issue en soit mortelle pour la société entière – fatalité des espèces trop protégées, qui meurent de sécurité dans la domestication. » (p. 212)
Notre social est sans séduction. Degré zéro de la séduction.
« […] l’âge même de la Loi est passé, et avec lui celui du socius et de la puissance du contrat social. Non seulement nous ne vivons plus à l’ère de la règle et du rituel, mais nous ne vivons même plus à l’ère de la Loi et du contractuel. Nous vivons dans la Norme et les Modèles, et nous n’avons même plus de terme pour désigner ce qui est en train de succéder pour nous à la socialité et au social. » (p. 212-213)
« Nous vivons dès maintenant sur un minimum de socialité réele et un maximum de simulation. La simulation engendre la neutralisation des pôles qui ordonnaient l’espace perspectif du réel et de la Loi, l’évanouissement de l’énergie potentielle qui implusait encore l’espace de la Loi et du social. L’ère des modèles, c’est la dissuassion des stratégies antagonistes qui faisaient du social et de la Loi un enjeu – y compris dans sa transgression. Plus de transgression, plus de transcendance – mais nous ne sommes plus pour autant dans l’immanence tragique de la règle et du jeu, nous sommes dans l’immanence cool de la norme et des modèles. Régulation, dissuasion, feed-back, enchaînements d’éléments tactiques dans un espace sans référence, etc., mais surtout: à l’ère des modèles, la digitalité du signal a remplacé la polarité du signe. » (p. 213)
Trois logiques exclusives l’une de l’autre:
la relation duelle est celle qui domine le jeu, le rituel et toute la sphère de la règle;
la relation polaire, ou dialectique, ou contradictoire, est celle qui ordonne l’univers de la Loi, du social et du sens;
la relation (connexion) digitale est celle qui distribue l’espace de la Norme et des Modèles.
Le ludique et la séduction froide
« Le jeu des modèles, leur combinatoire mobile caractérisent un univers ludique, où tout prend effet de simulation possible, et où tout peut jouer, à défaut de Dieu pour reconnaître les siens, comme évidence alternative. » (p. 215)
Le ludique est le « jeu » du modèle.
Le monde postmoderne est paradoxalement sans enjeux.
« […] la TV américaine avec ses quatre-vingt-trois channels est l’incarnation vivante du ludique: on ne peut plus que jouer, changer de chaîne, mélanger les programmes, faire son propre montage […] c’est l’ère de la fascination qui commence. » (p. 216)
Nous avons connu la dégradation du jeu au rang de fonction: le jeu-thérapie, le jeu-apprentissage, le jeu-catharsis, le jeu-créativité. A ces tentatives fonctionnelles de soumettre le jeu à une forme quelconque de la loi de la valeur succède l’absorption cybernétique du jeu dans la catégorie générale du ludique.
« […] le ludique est partout, jusques et y compris dans le « choix » d’une marque de lessive dans un hypermarché. » (p. 218)
« Les jeux électroniques sont une drogue douce, ils sont pratiqués de la même façon, avec la même absence somnambulique et la même euphorie tactile. » (p. 218)
« […] le match télévisé est d’abord un événement télévisé, tout comme Holocauste ou la guerre du Viêt-nam dont il ne se distingue guère. Ainsi le succès de la télévision en couleurs aux U.S.A., tardif et difficile, date du jour où une grande chaîne eut l’idée d’importer la couleur dans le journal télévisé: c’était alors la guerre du Viêt-nam et les études ont montré que le « jeu » des couleurs, et la sophistication technique qu’apportait cette innovation rendaient plus supportables aux téléspectateurs la vision des images de la guerre. Le « plus » de vérité créait un effet de distanciation ludique à l’événement. » (p. 219)
Holocauste
« La télé: véritable « solution finale » à l’événement. » (p. 219)
« Ce qu’on exorcise ainsi à peu de frais, et au prix de quelques larmes, ne se reproduira en effet plus jamais, parce que c’est en train, actuellement, de se reproduire, et précisément dans la forme même où on prétend le dénoncer, dans le médium même où on prétend le dénoncer, dans le médium même de ce prétendu exorcisme: la télévision. Même processus d’oubli, de liquidation, d’extermination, même anéantissement des mémoires et de l’histoire, même rayonnement inverse, même absorption sans écho, même trou noir qu’Auschwitz. » (p. 220)
Règle fondamentale de MacLuhan: l’Holocauste est d’abord et exclusivement un événement télévisé.
« Il faudrait parler de la lumière froide de la télévision, pourquoi elle est inoffensive pour l’imagination (y compris celle des enfants) pour la raison qu’elle ne véhicule plus aucun imaginaire et ceci pour la simple raison que ce n’est plus une image. » (p. 221)
Le ludique est le lieu d’une séduction froide. Nous sommes isolés dans l’autoséduction manipulatrice des consoles qui nous entourent.
La séduction froide gouverne la sphère de l’information et de la communication. Dans cette séduction froide s’épuise aujourd’hui le social et sa mise en scène.
Par l’informatique, nous vivons le rêve éveillé de la communication.
« Séduction / simulacre: la communication comme le social fonctionnent ainsi en circuit fermé, redoublant par les signes une réalité introuvable. Et le contrat social est devenu un pacte de simulation, scellé par les média et l’information. Personne ne s’y trompe profondément d’ailleurs: l’information est vécue comme ambiance, comme service, comme hologramme du social. Et une sorte de simulation inverse répond dans les masses à cette simulation de sens: à cette dissuasion il est répondu par la désaffection, à ce leurre il est répondu par une croyance énigmatique. Le tout circule et peut donner l’effet d’une séduction opérationnelle. Mais la séduction n’y a pas plus de sens que le reste: le terme ne fait que connoter cette sorte d’adhésion ludique à une information simulée et de prégnance tactile des modèles. » (p. 224)
« Le contact pour le contact devient une sorte d’autoséduction vide du langage lorsqu’il n’a plus rien à dire. » (p. 224) – celle-ci est propre à notre culture.
« Le langage n’y a pas besoin de « contact »: nous avons besoin d’une fonction de « contact », d’une fonction spécifique de communication, justement parce qu’elle nous échappe, et c’est dans ce sens que Jakobson peut l’isoler à l’époque moderne dans son analyse du langage, alors qu’elle n’a pas de sens, ni de terme pour le dire, dans les autres cultures. » (p. 225)
Nous sommes contemporains avec une péripétie du langage où ça commence à ne plus communiquer du tout.
« Si le phatique s’hypertrophie dans les réseaux (c’est-à-dire dans tout notre système de communication médiatique et informatique), c’est que la télédistance fait qu’aucune parole n’a littéralement plus de sens. » (p. 225)
« Dans l’espace « télé » (c’est vrai aussi pour la télé), il n’y a plus de termes ni de positions déterminées. Il n’y a plus que des terminaux en position d’extermination. » (p. 226)
Le bit, la plus petite unité d’impulsion électronique, n’est plus une unité de sens.
MacLuhan avait déjà fait le rapprochement entre Narcisse et narcose.
« Le plus bel exemple de ce « miroir bionique » et de cette « nécrose narcissique »: le clonage – forme limite de l’auto-séduction: du Même au Même sans passer par l’Autre. » (p. 228)
Le clonage est bouturage humain à l’infini.
« Pas de plus belle prothèse que l’A.D.N., pas de plus belle extension narcissique que cette image nouvelle qui est donnée à l’être moderne, en lieu et place de son image spéculaire: sa formule moléculaire. C’est là qu’il va trouver sa « vérité »: dans la répétition indéfinie de son être « réel », de son être biologique. » (p. 229)
Le clonage est la parodie monstrueuse du mythe de Narcisse. Le clone est la figure même de la mort, mais sans l’illusion symbolique qui fait son charme.
Le clonage: « Utopie mono-cellulaire, qui, par la voie de la génétique, fait accéder les êtres complexes au destin des protozoaires. » (p. 231)
« N’est-ce pas une pultion de mort qui pousserait les êtres sexués vers une forme de reproduction antérieure à la sexuation […] et qui les pousserait en même temps à nier toute altérité pour ne plus viser que la perpétuation d’une identité, une transparence de l’inscription génétique même plus vouée aux péripéties de l’engendrement? » (p. 231)
Dans le clonage, le Père et la Mère ont disparu au profit d’une matrice appelée code.
« Un segment n’a pas besoin de médiation imaginaire pour se reproduire, pas plus que le ver de terre: chaque segment de ver se reproduit directement comme ver entier – chaque cellule de l’industriel américain peut donner un nouvel industriel. Tout comme chaque fragment d’un hologramme peut redevenir matrice de l’hologramme complet: l’information reste entière dans chacun des fragments dispersés. C’est ainsi que prend fin la totalité: si toute l’information se retrouve dans chacune des parties, l’ensemble perd son sens. » (p. 232)
« Paradoxe: le clonage va fabriquer à perpétuité des êtres sexués, puisque semblables à leurs modèles, alors que le sexe est devenu par là même une fonction inutile […] » (p. 232)
Dans le clonage, la molécule ADN est une prothèse plus artificielle encore que toute prothèse mécanique. Le faux se retrouve implanté dans l’homme. Ainsi, le clonage est le stade ultime de la simulation du corps.
A propos de nos habitudes quant au clonage: « La forme extrême de ce processus est celle des mass-media contemporains: l’original n’y a plus jamais lieu, les choses y sont d’emblée conçues en fonction de leur reproduction illimitée. » (p. 234)
« Les prothèses de l’âge industriel sont encore externes, exotechniques – celles que nous connaissons se sont ramifiées et intériorisées: ésotechniques. » (p. 235)
« Nous sommes à l’âge des technologies douces, software génétique et mental. Les prothèses de l’âge industriel, les machines faisaient encore retour sur le corps pour en modifier l’image – elles-mêmes étaient métabolisées dans l’imaginaire, et ce métabolisme faisait partie de l’image du corps. Mais quand on atteint un point de non-retour dans la simulation, quand les prothèses s’infiltrent au cœur anonyme et micro-moléculaire du corps, lorsqu’elles s’imposent au corps même comme matrice, brûlant tous les circuits symboliques ultérieurs, tout corps possible n’étant que sa répétition immuable – alors c’est la fin du corps et de son histoire: l’individu n’est qu’une métastase cancéreuse de sa formule de base. » (p. 235)
A vrai dire, le clonage est la prolifération d’un individu, telle une cellule cancéreuse.
Le clonage élimine toutes les péripéties différentielles qui font le charme aléatoire des individus.
« Le Narcisse digital au lieu de l’Œdipe triangulaire. Hypostase du double artificiel, le clone sera désormais votre ange gardien, forme visible de votre inconscient et chair de votre chair, littéralement et sans métaphore. Ton « prochain » sera désormais ce clone hallucinant de ressemblance, tel que tu ne seras plus jamais seul, et n’auras plus jamais de secret. « Aime ton prochain comme toi-même »: ce vieux problème d’Evangile est résolu – le prochain, c’est toi-même. L’amour est donc total. L’autoséduction totale. » (p. 237)
Les masses sont un dispositif clonique. Entre le pôle absent et hypothétique du pouvoir et celui neutre et insaisissable des masses il y a de la séduction. Le social ne marche plus au pouvoir, ça marche à la fascination.
« C’est cette stratégie douce qui va se déployer socialement et historiquement: les masses seront psychologisées pour être séduites. Elles seront affublées d’un désir pour en être détournées. Jadis aliénées, lorsqu’elles avaient une conscience (mystifiée!) – aujourd’hui séduites, puisqu’elles ont un inconscient et un désir (hélas refoulé ou dévoyé). Jadis détournées de la vérité de l’histoire (révolutionnaire), aujourd’hui détournées de la vérité de leur propre désir. Pauvres masses séduites et manipulées! On leur faisait endurer leur domination à force de violence, on la leur fait assumer à force de séduction. » (p. 239)
Nous sommes à l’ère de la séduction: « Plus généralement, cette hallucination théorique du désir, cette psychologie libidinale diffuse sert d’arrière-plan au simulacre de la séduction qui circule partout. Succédant à l’espace de surveillance, elle caractérise, pour les individus et pour les masses, la vulnérabilité aux injonctions douces. Distillée à doses homéopathiques dans toutes les relations sociales et individuelles, l’ombre séductrice du discours plane aujourd’hui sur le désert de la relation sociale et du pouvoir elle-même. » (p. 240)
« Dans ce sens, la séduction est partout, subrepticement ou ouvertement, se confondant avec la sollicitation, avec l’ambiance, avec l’échange pur et simple. C’est celle du pédagogue et de son élève (je te séduis, tu me séduis, il n’y a rien d’autre à faire), celle du politicien et de son public, celle du pouvoir (ah, la séduction du pouvoir et le pouvoir de la séduction!), celle de l’analyste et de l’analysant, etc. » (p. 241)
« Vague collusion d’une offre et d’une demande, la séduction n’est plus qu’une valeur d’échange, et elle sert à la circulation des échanges, à la lubrification des rapports sociaux. » (p. 241)
Celui qui veut plaire à l’autre, c’est qu’il en a déjà subi le charme.
« […] tous les discours sont devenus discours de séduction, où s’inscrit la demande explicite de séduction, mais d’une séduction molle, dont le processus affaibli est devenu synonyme de tant d’autres: manipulation, persuasion, gratification, ambiance, stratégie du désir, mystique relationnelle, économie transférentielle en douceur venue relayer l’autre, l’économie concurrentielle des rapports de forces. » (p. 243)
« Le discours de simulation n’est pas une imposture: il se contente de faire jouer la séduction à titre de simulacre d’affect, simulacre de désir et d’investissement, dans un monde où le besoin s’en fait cruellement sentir. Cependant, pas plus que les « rapports de force » n’ont jamais rendu compte, sinon dans l’idéalisme marxiste, des péripéties du pouvoir à l’ère panoptique, pas davantage la séduction ou les rapports de séduction ne rendent compte des péripéties actuelles du politique. Si tout marche à la séduction, ce n’est pas à cette séduction molle revue par l’idéologie du désir, c’est à la séduction défi, duelle et antagoniste, c’est à l’enjeu maximal, même secret, et non à la stratégie des jeux, c’est à la séduction mythique, et non à la séduction psychologique et opérationnelle, séduction froide et minimale. » (p. 244)
La séduction, c’est le destin
« Nous vivons en effet dans les formes pures, dans une obscénité radicale, c’est-à-dire visible et indifférenciée, des figures jadis secrètes et distinctes. Il n’en est pas autrement du social, qui règne aujourd’hui lui aussi dans sa forme pure, c’est-à-dire obscène et vide – il n’en va pas autrement de la séduction qui, dans sa forme actuelle, a perdu l’aléa, le suspense, le sortilège, pour revêtir la forme d’une obscénité légère et indifférenciée. » (p. 245)
La généralogié appliquée par Walter Benjamin à l’œuvre d’art:
a) d’abord objet rituel, impliqué dans la forme ancestrale du culte;
b) forme culturelle et esthétique, dans un système de moindre obligation, mais encore ayant une qualité singulière;
c) forme politique, celle de la disparition de l’œuvre en tant que telle dans le destin de reproduction technique.
Dans notre époque, il n’y a plus qu’une multiplication d’objets sans original.
« Ainsi la séduction aurait eu sa phase rituelle (duelle, magique, agonistique), sa phase esthétique (celle qui se reflète dans la « stratégie esthétique » du Séducteur, et où son orbite se rapproche de celle du féminin et de la sexualité, de l’ironique et du diabolique, c’est alors qu’elle prend le sens qu’elle a pour nous, de détournement, de stratégie, de jeu, éventuellement maudit, des apparences) et enfin sa phase « politique » (en reprenant le terme, ici un peu ambigu, de Benjamin), celle d’une disparition totale de l’original de la séduction, de sa forme rituelle comme de sa forme esthétique, au profit d’une ventilation tous azimuts où la séduction devient la forme informelle du politique, la trame démultipliée du politique insaisissable, voué à la reproduction sans fin d’une forme sans contenu. […] Comme pour l’objet, cette forme « politique » correspond à la diffusion maximale et à l’intensité minimale de la séduction. » (p. 246-247)
Fin de l’ouvrage: « Est-ce là le destin de la séduction? Ou bien peut-on, contre ce destin involutif, tenir le pari de la séduction comme destin? La production comme destin, ou la séduction comme destin? Contre la vérité des profondeurs, le destin de l’apparence? Nous vivons de toute façon dans le non-sens, mais si la simulation en est la forme désenchantée, la séduction, elle, en est la forme enchantée.
L’anatomie n’est pas le destin, ni la politique: la séduction est le destin. Elle est ce qui reste de destin, d’enjeu, de sortilège, de prédestination et de vertige, et aussi l’efficacité visible et de désenjouement.
Le monde est nu, le roi est nu, les choses sont claires. Toute la production, et la vérité même, visent à ce dénouement, et c’est de là aussi que procède tout récemment la « vérité » insoutenable du sexe. Heureusement il n’en est rien profondément, et c’est encore la séduction qui, de la vérité elle-même, détient la clef la plus sibylline, à savoir que « peut-être ne désire-t-on la dévêtir que parce qu’il est si difficile de l’imaginer nue. » (p. 247)
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