12 février 2017

Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam (note de lectura)

Paru en 1955

Avant-propos
- c’est une introduction à l’étude de la doctrine soufique;
- le point de vue n’est pas celui de l’érudition pure et simple;
- il y a des doctrines qui ne se comprennent que « de l’intérieur », par un travail d’assimilation ou de pénétration dont les modalités, essentiellement intellectuelles, dépassent par là-même la pensée discursive;
- tous les érudits européens qui ont étudié le Soufisme se méprennent sur sa position véritable;
- les érudits sont portés à voir des emprunts d’une forme traditionnelle à l’autre quand il n’y a qu’une coïncidence de vues spirituelles, et des divergence fondamentales là où n’intervient qu’une différence de perspectives ou de modalités d’expression;
- le Soufisme a reconnu le principe selon lequel la Révélation divine, transmise par les grands médiateurs, revêt des formes diverses répondant aux aptitudes différentes des collectivités humaines appelées à la recevoir;
« Ce qu’il importe avant tout de comprendre, c’est que la reconnaissance, de la part des ésotéristes, de l’unité essentielle de toutes les formes traditionnelles, ne les porte ni à en effacer les contours, ni à méconnaître la nécessité, dans son ordre, de telle ou telle Loi sacrée, bien au contraire, car la diversité des formes traditionnelles ne traduit pas seulement l’insuffisance de toute expression formelle en face de la Vérité totale, elle accuse aussi, indirectement, l’originalité spirituelle de chaque forme, c’est-à-dire ce que chacune d’elles comporte d’inimitable, en quoi s’affirme l’unicité de leur principe commun: le moyen d’une roue, qui unit ses rayons, est en même temps ce qui en fixe les directions divergentes. » (p. 13)
- le Soufisme est une tradition – la transmission d’une sagesse d’origine divine;
« Toute doctrine traditionnelle est, par définition, immuable en son essence, mais sa formulation peut se renouveler dans le cadre du style conceptuel donné, en fonction des divers modes possibles de l’intuition et suivant les circonstances humaines. »


I.
De la nature du Soufisme
At-Taçawwuf
- at-Taçawwuf - « se vêtir de laine » (çûf)
- selon le symbolisme numéral, at-Taçawwuf est équivalent à al-Hikmat al-ilâhiyah (la Sagesse Divine);
- le Soufisme est la contemplation directe des réalités spirituelles;
- le but du Soufisme est la connaissance immédiate de l’éternel; cette connaissance délivre de l’enchaînement fatal des existences individuelles;
- l’état spirituel de baqâ, dont le nom signifie la pure « subsistance » hors de toute forme, état le même que l’état de moksha, la « délivrance » dont parlent les doctrines hindoues, comme l’« extinction » (al-fanâ) de l’individualité, qui précède la subsistance, est analogue au nirvâna en tant que notion négative;
- le soufisme n’est pas surajouté à l’Islam, il est au contraire plus proche de sa source supra-humaine que ne l’est l’exotérisme religieux;
 - l’ésotérisme, étant conscient de la signification des formes, est en même temps intellectuellement souverain à leur égard;
- il n’existe pas de raison suffisante pour mettre en doute l’authenticité historique de la filiation spirituelle des maîtres soufis;
- tout ce qui fait partie intégrante de la méthode spirituelle du Soufisme est puisé dans le Coran et dans l’enseignement du Prophète;
- la cosmologie soufi s’exprime en grande partie au moyen de notions déjà définies par des maîtres anciens tels qu’Empédocle et Plotin;
- les Soufis pensent que le Seigneur Jésus (seyidnâ ‘Aïssa) représente, parmi les envoyés divins (rasul), le type le plus parfait du saint contemplatif;
- le Soufisme comporte comme éléments indispensables: une doctrine, une initiation et une méthode spirituelle;
- la doctrine est une préfiguration symbolique de la connaissance qu’il s’agit d’atteindre;
- l’initiation soufique consiste dans la transmission d’une influence spirituelle (barakah), et celle-ci doit être conférée par un représentant de la « chaîne » qui se rattache au Prophète;
- l’initiation a la forme d’un pacte (bay’ah) entre le candidat et le maître spirituel (al-murshid);
- les différentes « branches » de la filiation spirituelle du Soufisme correspondent tout naturellement à différentes « voies » (turuq);
- le signe extérieur d’une tendance sectaire sera toujours le caractère quantitatif et « dynamique » de la propagation;
- si l’Islam a pu se maintenir intact à travers les siècles malgré la nature si changeante du psychisme humain et en dépit des divergences ethniques du peuple qu’il embrasse, ce n’est certes pas à cause de son caractère relativement dynamique, qui lui est propre en tant que forme collective, mais parce qu’il compte, dès son origine et par destination, la possibilité d’une contemplation intellectuelle qui transcende le courant des affectivités humaines;

Soufisme et Mysticisme
- il est correct de parler du Soufisme comme d’un « mysticisme musulman » si on utilise le terme « mystique » au sens employé par les Pères grecs, c’est-à-dire de connaissance des « mystères »;
- hélas, l’expression de « mysticisme » a été abusivement étendue à des manifestations religieuses fortement empreintes de subjectivité individuelle et régies pas une mentalité qui ne dépassent en rien l’horizon de l’exotérisme;
- il existe le cas du majdhûb, chez lequel l’attraction divine prédomine eu apoint d’invalider ses facultés mentales;
- on ne peut traduire taçawwuf par « mystique » qu’à condition de donner explicitement à ce dernier terme le même sens rigoureux qui est d’ailleurs son sens originel;
- les contemplatifs chrétiens, et surtout les contemplatifs post-médiévaux, s’apparentent bien aux contemplatifs musulmans qui suivent la voie de l’amour spirituel (al-mahabbah), mais très rarement aux contemplatifs orientaux d’un ordre purement intellectuel, tel Ibn ‘Arabî ou, dans le monde hindou, Shrî Shankarâchârya;
- le Soufi réalise une attitude d’adoration perpétuelle, moulée par la forme religieuse; il doit prier comme tout croyant et se conformer à la Loi révélée;
- tout contemplatif qui suit la voie soufique ne parvient pas à réaliser un état de connaissance supraformel, car cela ne dépend évidemment pas de sa seule volonté; tout de même, dans la mesure de son émancipation effective, le contemplatif cessera d’être « un tel » pour « devenir » la vérité qu’il médite et le nom divin qu’il invoque;
- dans la perspective soufique, les vertus ne sont rien d’autre que des « orientations » humaines s’ouvrant sur des Vérités universelles;
- la doctrine est à la fois le fondement de la voie et le fruit de la contemplation qui en est le terme;
- le Soufi reconnaît l’Unité essentielle de tous les êtres ou bien l’irréalité de tout ce qui apparaît comme distinct de Dieu;
- les hommes « de l’extérieur » attribuent souvent aux Soufis la prétention de pouvoir atteindre Dieu par le seul moyen de leur volonté; en vérité, c’est précisément l’homme orienté sur l’action et le mérite, donc l’exotériste, qui a le plus souvent la tendance de considérer tout sous le rapport de l’effort volontaire, d’où son incompréhension du point de vue purement contemplatif qui envisage la voie avant tout sous le rapport de la connaissance;
- les Soufis voient dans le corps, non seulement le terrain nourricier des passions, mais aussi son aspect spirituellement positif, c’est-à-dire une image ou un résumé du cosmos;
- l’Esprit (ar-Rûh) et l’âme (an-nafs) se livrent un combat pour la possession de leur fils commun, le principe intellectuel qui transcende la nature individuelle, et par an-nafs la psyché dont les tendances centrifuges déterminent le domaine diffus et inconsistent du « moi »; le cœur revêt la nature de celui de ses deux éléments générateurs qui l’emporte dans le combat;
- l’Esprit a une fonction mâle par rapport à l’âme qui est féminine; l’Esprit est réceptif à son tour à l’égard de l’Etre suprême;

Soufisme et Panthéisme
- le panthéisme n’existe que chez quelques philosophes européens et chez quelques Orientaux influencés par la pensée occidentale de XIXe siècle;
- le panthéisme ne conçoit le rapport entre le Principe divin et les choses que sous le seul aspect d’une continuité existentielle, erreur explicitement rejetée par toute doctrine traditionnelle;
- le panthéisme – continuité entre l’Infini et le fini;
- tous les êtres sont Dieu, si l’on considère leur réalité essentielle, mais Dieu n’est pas les êtres, non pas en ce sens que Sa réalité les exclut, mais parce que leur réalité est nulle en face de Son infinité;
- l’Unité essentielle (al-Ahadiyah), en laquelle toute diversité se « noie » ou « s’éteint », n’est nullement contredite par l’idée métaphysique de l’indéfinie multitude des degrés d’existence – ces deux vérités sont solidaires l’une de l’autre;
« La doctrine soufique de l’Unité, qui, malgré la différence de terminologie, est strictement analogue à la doctrine hindoue de la « Non-dualité » (advaïta), n’a rien à voir avec un « monisme » philosophique, comme le prétendent volontiers les critiques modernes d’intellectuels soufis comme Ibn ‘Arabî ou Abd al-Karîm al-Jîlî; ce jugement est d’ailleurs d’autant plus étonnant que la méthode doctrinale de ces maîtres consiste à envisager l’Unité essentielle, non point par réduction rationnelle, mais par une intégration intuitive du paradoxe. » (p. 32)

Connaissance et Amour
- l’expression affective intègre plus facilement l’attitude religieuse, qui est le point de départ de toute spiritualité islamique;
- l’ivresse d’amour correspond symboliquement à des états de connaissance dépassant la pensée discursive;
- auteurs qui manifestent une attitude foncièrement intellectuelle: Muhyi-d-dîn ibn ‘Arabî, Ahmed ibn al-‘Arîf, Suhra-wardî d’Alep, al-Junayd, Abu-l-Hasan ash-Shâdhilî;
- auteurs qui s’expriment dans le langage de l’amour: Omar ibn al-Fârid, Mançûr al-Hallâj, Jalâl ad-dîn Rûmî;
- la distinction des trois voies de réalisation spirituelle correpond à celle de trois principaux motifs de l’aspiration vers Dieu:
a) la connaissance (al-ma’rifah)
b) l’amour (al-mahabbah)
c) la crainte (al-khawf).
- le soufisme tend à la synthèse de ces trois attitudes;
- en Islam, la primauté de la connaissance est incontestée; son irradiation englobe toute la sphère de l’âme;
- en fait il n’y a jamais séparation complète entre connaissance et amour;
- la Vérité et la Beauté sont les critères l’un de l’autre;
- pour Ibn ‘Arabî la connaissance n’est pas une station de l’âme; elle n’a, dans sa perfection, plus rien de spécifiquement humain car elle s’identifie à son sujet, qui est la Réalité divine;

Les Branches de la Doctrine
- le Soufisme englobe nécessairement une multiplicité de points de vue; ceux-ci peuvent à l’occasion se contredire, à ne considérer que leurs formes logiques sans égard à la réalité universelle à laquelle tous se réfèrent;
- la doctrine soufique comporte plusieurs branches où l’on peut distinguer deux domaines principaux: celui des Vérités universelles (al-Haqâïque) et celui qui se réfère aux degrés humains et individuels de la voie (ad-daqâïque);
- la métaphysique est toujours envisagée selon des points de vue qui se rattachent à la réalisation spirituelle;
- la cosmologie dérive de la métaphysique;
- on peut distinguer trois principaux domaines de la doctrine:
a) la métaphysique (Dieu);
b) la cosmologie (monde);
c) la psychologie spirituelle (âme).
- la cosmologie, dans son développement complet, comprend nécessairement la réalité cosmique de l’âme;
- la discrimination de l’âme s’inspire de principes cosmologiques; cette inspiration est valable seulement si elle vient du centre intemporel de l’être, du rayon de l’Intelligence universelle qui rattache l’homme à Dieu;
- la discrimination de l’âme est trompeuse lorsqu’elle dérive du monde psychique, soit du psychisme individuel ou de son ambiance subtile, soit encore, à travers le psychisme humain, du monde infra-humain et de son pôle satanique;
- la Connaissance (al-ma’rifah) est le seul but de la Voie, et la concentration perpétuelle  sur Dieu la seule condition nécessaire pour y parvenir;
- l’homme qui veut réaliser la Connaissance divine tout en méprisant la vertu, est comme un voleur qui voudrait devenir juste sans restituer le produit de son vol;
- la vertu spirituelle est un symbole vécu;
- la méthode soufique consiste dans l’art de maintenir l’âme ouverte à l’influx de l’Infini;
- la vertu spirituelle n’est pas nécessairement une vertu sociale dans un sens immédiat;
- les vertus spirituelles sont comme des supports de la Vérité divine (al-Haqîqah) dans l’homme; elles en sont aussi des reflets;

L’Exégèse soufique du Coran
La doctrine du Soufisme est en substance un commentaire ésotérique du Coran.
Chaque parole du Coran comporte plusieurs sens, ce qui est d’ailleurs un trait commun de tous les textes révélés. L’interprétation des sens « intérieur » se fonde à la fois sur la nature symbolique des choses mentionnées et sur les significations multiples des mots.
Il existe aussi une exégèse fondée sur le symbolisme phonétique du Coran; selon cette science, chaque lettre correspond à une détermination du son primordial et indifférencié qui est comme la substance de l’énonciation divine perpétuelle.
Le Coran a été descendu globalement dans la nuit de la prédestination (laylat-ul-qadr) et se fixa dans le corps du Prophète. Toute potentialité est une « nuit » parce qu’elle contient les possibilités de manifestation d’une manière globale et confuse.
Selon le Prophète, tout ce que contiennent les livres révélés se retrouve dans le Coran, et tout ce que contient le Coran est résumé dans la sourate al-fâtihah; celle-ci est contenue à son tour dans la formule bismillâhi-r-Rahmâni-r-Rahîm (« au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux »).
Le nom Allâh symbolise, par son caractère indéterminé, l’Infini dans sa transcendance absolue. Le nom ar-Rahmân exprime l’« Infinité surabondante ». Par là-même que l’Infini n’exclut aucune réalité possible, serait-elle Son apparente limitation, Il est la cause du monde.
Le nom ar-Rahîm exprime l’« Infinité immanente »: le monde, qui semble limiter l’Infini, ne se limite en réalité que lui-même.
- l’Infini se manifeste selon deux « dimensions », la première étant la plénitude « statique » d’ar-Rahman, et la seconde la plénitude « dynamique », c’est-à-dire salvatrice et immanente d’ar-Rahîm;
- dans l’ordre des catégories de l’existence individuelle, c’est le temps qui manifeste la Rigueur (al-Jalâl);
- c’est en Dieu que la liberté, l’acte et la vérité coïncident;
- l’homme est jugé d’après sa tendance naturelle;

II. Fondements doctrinaux
Des Aspects de l’Unité
- la doctrine islamique est contenue tout entière dans le Tawhîd, l’affirmation de l’Unité divine;
- c’est la formule fondamentale de l’Islam, le « témoignage » (shahâdah) qu’« il n’y a pas de divinité, si ce n’est La Divinité » (lâ ilâha ill-Allâh), qui « définit » l’Unité divine;
- apparence de pléonasme et paradoxe ;
- l’Unité suprême et incomparable est sans « aspects »; elle ne peut pas être connue en même temps que le monde, c’est-à-dire qu’elle n’est l’objet que de la Connaissance divine immédiate et indifférenciée;
- l’Unicité (al-Wâhidiyah), par contre, est en quelque sorte corrélative de l’Univers; c’est en elle que l’Univers apparaît divinement: dans chacun de ses aspects, qui sont innombrables, Dieu se révèle d’une manière unique, et tous s’intègrent dans l’unique Nature divine;
- la distinction entre l’Unité et l’Unicité divines est analogue à la distinction védântique entre Brahma nirguna (Brahman non-qualifié) et Brahma saguna (Brahman qualifié);
- l’unité est à la fois indifférenciée et principe de distinction;
- pour le mental, les qualités parfaites se présentent comme des idées abstraites; pour l’intuition, elles sont plus réelles que les choses elles-mêmes;
- les Qualités divines, dont chacune est unique, sont en multitude indéfinies. Quant aux Noms divins, ils sont nécessairement en nombre limité, n’étant autres que les Qualités en tant que résumées dans certains types fondamentaux et « promulguées » par l’Ecriture sacrée comme « moyens de grâce » susceptibles d’être « invoqués »;
- la Solitude divine comporte en Elle-même quatre « faces » principielles, qui sont respectivement: la Connaissance (al-‘Ilm), la Conscience (ash-Shuhûd), la Lumière (an-Nûr) et l’Etre (al-Wujûd); l’idée de « conscience » doit être transposée au-delà de son aspect psychologique; c’est la qualité de témoin (shahîd).

De la Création
- la creatio ex nihilo semble nier la préexistence de possibilités dans l’Essence divine et par conséquent aussi leur subsistance en Elle, tandis que l’idée de manifestation, telle que l’enseigne l’Hindouisme, rapporte les être relatifs à l’Essence absolue comme autant de reflets à leur source lumineuse;
- la signification métaphysique du « néant », où le Créateur « puise » les choses, ne peut être que celle d’état principiel: puisque les possibilités principiellement contenues dans l’Essence divine n’y sont pas distinctes comme telles, avant leur déploiement dans le monde relatif, elles ne sont pas non plus « existantes », car l’existence implique déjà une première condition et une distinction virtuelle du « connaissant » et du « connu »;
- l’action de « créer », selon le sens de l’expression arabe khalaqa, elle est synonyme de « assigner à une chose sa propre mesure »;
La cosmogonie peut se décrire ainsi: Dieu « conçoit » d’abord les possibilités susceptibles de manifestation dans un état de simultanéité parfaite, assignant à chacune sa « capacité » (qadr) de se développer en mode relatif, puis Il les produit à l’existence en Se manifestant (zahara) en elles.
- le monde est essentiellement la manifestation de Dieu à Lui-même: « J’étais un trésor caché; J’ai voulu être connu et J’ai créé le monde. » (hadîth qudsî)
- les Soufis comparent l’Univers à un ensemble de miroirs dans lesquels l’Essence infinie se contemple sous de multiples formes, ou qui reflètent à divers degrés l’irradiation (at-tajallî) de l’Etre unique; les miroirs symbolisent les possibilités qu’a l’Essence (adh-Dhât) de se déterminer Elle-même, possibilités qu’Elle comporte souverainement en vertu de Son infinité (Kamâl); c’est là du moins la signification purement principielle des miroirs, car ils ont aussi un sens cosmologique, celui de la substances réceptives (qawabîl) à l’égard de l’Acte pur (al-Amr);
La distinction de l’Etre et des possibilités principielles ou essences immuables, distinction qui est à la limite du concevable et qui se résout dans l’Infinité divine, permet d’envisager la manifestation universelle sous deux rapports complémentaires, celui des « autodéterminations » ou « subjectivations » de l’Essence et, d’autre part, celui des « révélations » divines qui apparaissent dans les premières.

Des Archétypes
En adoptant la théorie de archétypes, tous les Soufis sont nécessairement « platoniciens ».
Les archétypes n’ont pas d’existence, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas la nature de substances distinctes, et qu’ils ne constituent que des possibilités inhérentes à l’Intellect, et principiellement inhérentes à l’Essence divine.
L’expression coranique dhikr signifie « réminiscence » au sens platonicien de connaissance réfléchie des archétypes. Par dhikr on désigne d’ailleurs toute forme de concentration sur la Présence divine; le « souvenir » suprême n’est autre que l’identification avec le Verbe divin qui, lui, est l’Archétype des archétypes.

Du « Renouvellement de la Création en chaque instant »
Il existe un aspect de la théorie soufique de la Création que l’on désigne par « Le Renouvellement de la Création en chaque instant » ou « à chaque souffle ».
Dans le monde informel ou spirituel, la variété des reflets d’un seul et même archétype apparaît comme une « richesse » d’aspects, contenus les uns dans les autres, comme le sont les multiples aspects logiques d’une seule et même vérité, ou les béatitudes inclues dans une même beauté; leur variété, à ce degré d’existence, est aussi éloignée que possible de la répétition, parce qu’exprimant directement l’Unicité divine.
Si l’on envisage la variation des reflets d’un même archétype sous le rapport de leur succession temporelle, qui peut être prise comme expression symbolique de toute succession possible, on dira que la « projection » de l’archétype dans l’existence se renouvelle à chaque instant, en sorte que le même état d’existence « réfléchie » ne subsiste jamais, l’être relatif étant sujet à un continuel anéantissement et à un continuel renouvellement.
Ibn ‘Arabî: Dieu renouvelle la création chaque instant; l’instant de l’anéantissement coïncide avec l’instant de la manifestation.
La parabole bouddhique de l’existence comparée à la flamme d’une lampe à huile qui, tout en paraissant identique, ne cesse de se renouveler à chaque instant, en sorte que cette flamme n’est en réalité ni la même, ni l’autre.

De l’Esprit
L’Esprit (ar-Rûh) possède autant l’aspect « créé » que l’aspect « încréé ». Il est médiateur entre l’Etre divin et l’univers conditionné. Incréé dans son essence immuable, il est créé en tant que première entité cosmique.
L’essence incréée de l’Esprit correspond à ce que les Hindous appellent Purusha ou Purushottama, tandis que sa nature créée correspond à ce qu’ils appellent Buddhi, la « Lumière intellectuelle ».
Le nom soufique pour la Substance universelle ou la Materia prima est al-Habâ.
La lumière indifférenciée symbolise l’Esprit incréé, la lumière déterminée comme rayon, par contre, symbolise l’Esprit créé, qui est en quelque sorte « dirigé » comme un rayon. Quant à la fine poussière, symbole d’al-Habâ, elle est un principe de différenciation invisible comme tel, ce qui signifie – conformément au symbolisme de la lumière – que la Substance n’a pas d’existence propre, et ne peut être saisie que dans ses effets, dont le plus grossier est précisément la manifestation du mode quantitatif, mode que figure aussi nettement que possible la multitude des grains de poussière. Quant à la poussière éclairée par le rayon, elle n’est autre que le cosmos.
Comme médiateur par excellence, l’Esprit est aussi le prototype des manifestations prophétiques.
L’image la plus « centrale » de l’Esprit sur terre est l’homme.

De l’Homme universel
L’Acte divin, qui est un, n’a qu’un seul et unique objet; selon le « point de vue » divin, la création est une et se résume dans un prototype unique, où se reflètent toutes les Qualités ou « relations » (nisab) divines sans confusion  ni séparation.
Au regard de l’Essence, qui est une, l’univers est comme un seul être. L’unité essentielle du monde est la chose la plus certaine en ême temps que la plus cachée: tout connaissance ou perception, quel que soit son degré d’adéquation, présuppose l’Unité essentielle des êtres et des choses.
L’homme, qui est un microcosme, et l’univers, qui est un macrocosme, sont comme deux miroirs se reflétant l’un l’autre: d’une part, l’homme n’existe qu’en relation avec le macrocosme, dont il fait partie, et qui le détermine; d’autre part, l’homme connaît le macrocosme, ce qui signifie que toutes les possibilités se déployant dans le monde sont principiellement contenues dans l’essence individuelle de l’homme.
L’espèce englobe les individus, mais chaque individu comporte virtuellement en lui toutes les possibilités de l’espèce.
Toutes les possibilités du monde sont virtuellement et principiellement présentes dans l’homme. L’homme est l’« abrégé » qualitatif du grand « livre cosmique », toutes les qualités universelles étant exprimées d’une manière ou d’une autre dans sa forme.

De l’Union, d’après Muhyi-d-dîn ibn ‘Arabî
L’Union suprême est une mutuelle pénétration de la Divinité et de l’homme: la nature divine (al-Lâhût) devient le contenu de la nature humaine (an-Nâsût).

III. De la Réalisation spirituelle
Trois aspects de la Voie: la Doctrine, la Vertu et l’Alchimie spirituelle (l’art de la concentration)
L’assimilation des vérités doctrinales est indispensable, mais elle n’opère pas à elle seule de transformation dans l’âme, sauf dans certains cas très exceptionnels.
L’intelligence doctrinale est purement statique, elle ne peut pas transformer l’âme sans le concours de la volonté.
Il est important pour l’aspirant de la gnose d’être conscient du sens profond des rites qu’il accomplit. Il doit réaliser leurs significations dans la mesure de sa compréhension actuelle.
Il y a toujours, dans les pratiques spirituelles, des éléments qui n’offrent pas de prise à l’intelligence théorique: ce sont les supports dont la nature est le moins discursive et par suite la plus « obscure » au point de vue de la raison, qui véhiculent généralement les grâces les plus puissantes.
La vertu est une forme qualitative de la volonté.
Qui dit forme, dit essence intelligible.
La connaissance est essentiellement supra-individuelle, parce qu’universelle. Les vertus sont des supports indispensables de la connaissance, et c’est pour cela que les Soufis les identifient à des degrés spirituels.
L’« état » (al-hâl) est une immersion passagère de l’âme dans la Lumière divine. La « station » (al-maqâm) est l’« état » devenu permanent.
La patience (aç-çabr) et le zèle (al-ghayrah) qui se manifeste par la sainte colère, supposent un axe intérieur inébranlable.
Toutes les vertus sont contenues dans la pauvreté spirituelle (al-faqr), dont le nom est couramment employé pour désigner toute spiritualité.
La sincérité (al-ikhlâç) ou véracité (aç-çidq) est l’absence de préoccupations égocentriques dans les intentions et dans la pensée.
L’amour spirituel est la volonté même, transfigurée par l’attraction divine.
La sainteté (al-wilâyah) est la conscience ininterompue de la Présence divine.
La compréhension doctrinale ne peut rien sans la vertu; l’inverse n’est vrai que dans une moindre mesure, à condition toutefois que l’âme adhère à la vérité sous une forme révélée quelconque. La vertu est la base indirecte de la concentration de l’esprit, car une âme vicieuse est incapable à la longue de se concentrer sur la vérité; inversement, la concentration spirituelle contribue au développement des vertus. En un certain sens, la vertu contemplative ne saurait se parafaire sans l’aide d’une « alchimie » intérieure, qui veille à la transmutation des puissances naturelles de l’âme; mais c’est en fonction de son objet, le symbole révélé, que la concentration ouvre la voie à la Grâce qui transforme l’âme.
L’âme chaotique et opaque doit devenir « formée » et cristalline.
Le moyen spirituel par excellence du Taçawwuf est le symbole verbal, répété intérieurement ou à voix sonore, avec ou sans synchronisation du souffle.
Lors de l’invocation d’un Nom de Dieu, les trois aspects constitutifs de la Voie – à savoir la vérité doctrinale, la vertu volitive et l’alchimie spirituelle – se résument dans un seul acte intérieur; la vertu sera le reflet humain de l’aspect divin que symbolise le Nom sacré, tandis que l’alchimie spirituelle résultera, dans son opération la plus intime, du pouvoir théurgique de ce même Nom, qui s’identifie mystérieusement à Dieu.

Les Facultés intellectuelles
L’état de l’âme spirituellement régénérée est comme le cristal qui, bien que solide, s’apparente à la lumière par sa transparence et par sa forme rectiligne.
La faculté spécifique de l’homme est la pensée (al-fikr). Par son pouvoir de synthèse, elle manifeste la position centrale de l’homme dans le monde.
La modalité mentale complémentaire de la raison est l’imagination (al-khiyâl). Par rapport au pôle intellectuel du mental, l’imagination représente comme sa matière plastique. Les méfaits de l’imagination ne viennent pas tant de son développment que de son accaparement par la passion et le sentiment.
La racine obscure du mental est al-wahm, terme qui signifie à la fois la conjecture, l’opinion, la suggestion, le soupçon, donc l’illusion mentale.
La mémoire, en tant que faculté de retenir des impressions, est passive et « terrestre », mais en tant qu’elle est l’acte du souvenir (adh-dhikr), est directement apparentée à l’intellect.
De même que le ciel de Saturne englobe tous les autres cieux planétaires, l’intellect-raison  embrasse toute chose; d’autre part, le caractère « abstrait », froid et « saturnien » de la raison s’oppose à la nature solaire et centrale du cœur, qui marque l’intellect sous son aspect « total » et « existentiel », Mercure symbolise la pensée (al-fiqr), Vénus l’imagination (al-khiyâl), Mars la faculté conjecturale (al-wahm), Jupiter l’aspiration spirituelle (al-himmah), la Lune l’esprit vital (ar-rûh).

Du Rite
Le rite, c’est l’acte dont la forme même résulte d’une Révélation divine. La perpétuation du rite est donc elle-même un mode de la Révélation, et celle-ci est présente dans le rite sous son double aspect intellectuel et ontologique, car accomplir un rite, c’est non seulement retracer un symbole mais participer à un certain mode d’être, ce mode ayant une extension extra-humaine et universelle.
Le Nom divin, révélé par Dieu même, implique une Présence divine qui devient opérante dans la mesure où le Nom prend possession du mental de celui qui l’invoque. L’homme ne peut se concentrer directement sur l’Infini, mais en se concentrant sur le symbole de l’Infini, il atteint l’Infini même.
Le caractère universel de l’invocation s’exprime indirectement par la simplicité de sa forme et par son pouvoir de s’assimiler toutes les manifestations vitales dont la nature directe et élémentaire s’apparente à l’aspect « existentiel » du rite. Ainsi, le dhikr s’assujettit facilement la respiration, dont le double rythme ne résume pas seulement toute manifestation de la vie, mais également, d’une manière symbolique, toute l’existence.

De la Méditation
La méditation (at-tafakkur) est un complément indispensable du rite, parce qu’elle met en valeur la libre initiative de la pensée. Cependant, ses limites sont celles du mental même.
Le Prophète: « Ne méditez pas sur l’Essence, mais sur les Qualités de Dieu et sur Sa Grâce! »

De la Contemplation d’après Muhyi-d-dîn ibn ‘Arabî
Al-Junayd: « Le couleur de l’eau est le couleur de son récipient. »
Point de vue: le « contenu » divin de l’illumination est insaisissable et seule la « forme » réceptive du cœur donne à l’irradiation sa qualité et sa « couleur ».
Point de vue: la « forme » que le cœur assume lors de sa contemplation de Dieu, épouse entièrement les modes de l’irradiation.


1 commentaire:

Spoutnik a dit…

Il semble y avoir une erreur dans la phrase suivante :

"- il y a des doctrines qui ne se comprennent pas que « de l’intérieur », par un travail d’assimilation ou de pénétration dont les modalités, essentiellement intellectuelles, dépassent par là-même la pensée discursive;".

Elle aurait sans doute dû se lire "- il y a des doctrines qui ne se comprennent que « de l’intérieur », par un travail d’assimilation ou de pénétration dont les modalités, essentiellement intellectuelles, dépassent par là-même la pensée discursive;".