06 novembre 2005

Jean Borella, René Guénon et la Crise du Monde Moderne, (note de lectura)





Publié dans René Guénon (1886-1951). Colloque du Centenaire, Le Cercle de Lumière, 1993.
Définition de la crise sociétaire: « Une société est en crise, non quand elle connaît des tensions internes ou des agressions externes, mais lorsque les institutions et les règles qui la constituent et qui sont chargées d’assurer la vie du groupe humain représentent elles-mêmes une source de difficultés et s’opposent à la satisfactions des besoins auxquels elles devaient répondre. » (p. 15)
La crise sociétaire a deux causes:
a) les principes qui inspirent les institutions ont perdu leur force;
b) toute structure institutionnelle s’est durcie et a engendré des structures chargées de remédier aux défauts des structures premières.
« La force propre de la loi est en effet inversement proportionnelle à la force intrinsèque du principe, c’est-à-dire à son immanence dans le cœur et l’intelligence des hommes quand ils se soumettent spontanément à la norme. » (p. 15-16)
Au paradis terrestre il n’y avait pas de loi, mais l’immanence de la norme dans l’être adamique est presque totale.
Avec la chute, l’immanence de la norme est disparu, et la société est venu pour imposer ses restrictions. Plus la chute continue, plus les possibilités inférieures de l’homme font leur apparition. Les lois prolifèrent, en tâchant de combler par leur multiplication le vide qu’engendre l’effacement des principes dans le cœur humain. Avec les lois apparaissent les contraintes. Vient un moment où les contraintes sont supérieures aux bénéfices qu’ils devaient procurer. Toute l’énergie sociale s’emploie à remédier aux défauts du système et non plus à répondre aux besoins permanents de la vie des hommes. C’est la crise.
Trois conséquences essentielles du concept de crise:
a) une crise est toujours interne à une société donnée;
b) une crise est un jugement (c’est le sens du mot krisis en grec: triage, choix discrimination);
c) la crise se produit lorsque les tensions équilibrées que la société avait établies entre ses principes inspirateurs et ses règles instituées se transforment et s’activent en conflits, comme si la dialectique du Ciel et de la terre, de l’Amour et de la loi, de l’inspiration et de la discipline, comme si cette dialectique devenait folle.
« C’est une sorte de jugement immanent: la société en crise révèle nécessairement la vérité sur elle-même. » (p. 16)
Le sens de l’histoire ne se donne jamais tel quel et demande toujours à être déchiffré et reconnu.

Les trois moments de la critique guénonienne du monde moderne
Il existe trois axes de la critique guénonienne du monde moderne:
a) Orient et Occident, en 1924, construit sur l’opposition, dans l’espace, de l’Orient et de l’Occident;
b) La crise du monde moderne, en 1927, construit sur l’opposition, dans le temps, du monde traditionnel et du monde moderne;
c) Le règle de la quantité et les signes des temps, en 1945, construit sur l’opposition, dans l’être, de la qualité et de la quantité.
« […] le déroulement du temps s’effectue comme le parcours d’un cycle dont l’origine se situe dans le principe divin et dont le mouvement consiste au fond à épuiser successivement toutes les possibilités d’éloignement à l’égard de ce principe. Il arrive donc un moment où la force sattvique d’attraction que le Principe exerce sur les réalités manifestées cesse progressivement de prévaloir sur la force tamasique d’éloignement, ces deux forces agissant en sens contraire sur le diamètre rajasique de la roue cosmique afin de la faire tourner. Alors, son mouvement s’accélère de plus en plus, la forme sattvique freinant de moins en moins l’attraction vers le bas. Mais, bien évidemment, la roue cosmique s’immobilise lorsque sattva devient nul. » (p. 17-18)
La crise du monde moderne (1927), de René Guénon, a des correspondants dans:
a) Malaise dans la civilisation (1928) de Sigmund Freud;
b) Regards sur le monde actuel (1931) de Valéry;
c) La grande-peur des bien-pensants (1931) de Bernanos;
d) La crise des sciences européennes (1935) de Husserl.

Signification et fonction de la critique de Guénon
« Le Sheykh Abd El-Wahid n’est pas un sociologue s’abandonnant aux charmes de ses constructions théoriques, c’est un pourfendeur d’idoles. Le but poursuivi n’est pas mince et il est d’ailleurs avoué: il s’agit de faire disparaître le monde moderne. Il écrit, dans les dernières pages de son deuxième livre, cette phrase extraordinaire: « si tous les hommes comprenaient ce qu’est vraiment le monde moderne, celui-ci cesserait d’exister. » (p. 19)
Le but de Guénon peut être resumé dans l’ancienne formule initiatique: “Vincit omnia Veritas”. La Vérité n’est pas envisagée comme le repos de l’intelligence dans la paix de l’être, mais comme une arme, et même comme la seule arme victorieuse.
« Sans mettre en question la supériorité intrinsèque de la contemplativité orientale, il est permis cependant d’observer que l’Orient comporte aussi ses imperfections et ses manques, et nous n’en citerons qu’un seul exemple, exemple qu’aucun guénonien ne saurait contester: c’est un fait que la quasi-totalité des Hindois croit, dur comme fer, à la réincarnation, qui est, pour Guénon, une hérésie métaphysique: c’est un autre fait que la quasi-totalité des Chrétiens n’y croit pas, et donc que sur ce point ils se situent à un niveau doctrinal supérieur à celui des Orientaux. » (p. 20)
« Toute critique est un savoir de l’illusion. Mais le savoir de l’illusion n’équivaut pas à sa disparition. Certes, le monde moderne disparaîtrait si tous les hommes en apercevraient la vraie nature. Mais cette supposition ne se réalisera pas. Seul, un petit nombre d’esprit entreront dans cette connaissance. Et c’est justement pourquoi cette connaissance est aussi redoutable que salvatrice. » (p. 21)
Les idoles semblent se rire de nos lucidités.
« Nous introduire dans le savoir du kâli-yuga, c’est assurément nous protéger, mais au moyen d’une clôture invisible et immatérielle. C’est en nous-même qu’elle est dressée, tandis que notre vie quotidienne et extérieure continue de se dérouler au milieu des impies. » (p. 21)

Du bon usage spirituel de la critique guénonienne
Il existe une analogie profonde entre la voie de la discrimination métaphysique entre le Réel et l’illusoire, et la voie de la critique de la modernité qui délivre l’esprit des erreurs de l’actualité.
La critique de la modernité est le premier moment d’un jnâna-yoga dont les siècles anciens n’avaient sans aucun doute aucun besoin.
Nous ayant éveillés à la conscience de la misérable indigence du temps présent, la critique guénonienne nous permet de mesurer, à la petitesse de ce qui nous reste, la grandeur de ce que nous avons perdu.
« Quand, dans la paix d’une civilisation traditionnelle, un homme entreprend le voyage de l’Esprit, et qu’il cherche à se déprendre de l’illusion d’un monde qui se donne pour la seule réalité, ce qui demeure, une fois traversé le voile de Mâyâ, c’est Atma, le Soi divin. Lorsque l’homme d’aujourd’hui entre dans la connaissance du monde moderne, ce qui reste, quand il a traversé l’illusion de la modernité, c’est encore le monde. Et trop souvent, oubliant que le voyage n’est même pas commencé, et qu’il faut laisser les morts enterrer les morts, nous retournons vers cette modernité que nous venons de quitter pour l’accuser encore. Craignons alors, comme la femme de Lot fascinée par Sodome et Gomorrhe sous le soufre et le feu, d’être pétrifiés en statue de sel. » (p. 22)
« On le voit, le bon usage d’une critique de la modernité est moins évident qu’il n’y paraît. Pour nous en avertir, il suffit du reste de rappeler cette étonnante parole du Prophète Muhammad: “N’insultez pas au siècle, car le siècle lui-même est Dieu”. Autrement dit, ce qui nous est demandé, c’est un effort de discrimination objective et subjective: rejeter l’erreur sans haïr les hommes. Ce monde dont nous refusons les mensonges et les impostures, implacablement, c’est aussi le nôtre, c’est le temps de notre vie, celui que Dieu nous a donné pour notre bonheur et notre sanctification. » (p. 22)
Pour échapper à l’illusoire suffisance d’une critique de l’illusion il faut tenter de définir ce que pourrait être une spiritualité de la critique.
Le combat mené est celui de la vérité. « Si la vérité vainc tout, ce n’est pas qu’elle soit plus forte, c’est qu’elle dépasse toute opposition et tout plan d’existence. Elle les dépasse sans avoir d’effort à fournir, par elle-même et la simple réalité de son essence. C’est nous, serviteurs inutiles de la vérité, qui combattons. » (p. 22)
« Le combat que nous menons est contre nos propres ténèbres. Par le simple fait que la lumière se fait dans un esprit, le monde moderne tout entier vacille. » (p. 23)
La critique de la modernité nous instaure prophètes du présent. Notre refus de la modernité ne résulte ni de la haine ni de l’ignorance.
Toute voie spirituelle est retour à l’Origine, remontée du temps, réminiscence de l’acte créateur par lequel Dieu nous enfante.
« La critique que Guénon a faite de la modernité est elle-même un signe des temps. Sa vérité est telle qu’elle a rompu, pour beaucoup de ses lecteurs, les charmes les plus puissants des idoles quotidiennes. Mais si nous voulons qu’elle soit autre chose qu’une idéologie du rejet face aux idéologies d’acquiescement, autre chose qu’une amertume lucide au milieu des enivrements ténébreux, nous devons la laisser nous enseigner sa vérité profonde qui est de nous restituer à notre enfance la plus transcendante. » (p. 23)

Réponses Jean Borella
Sur la supériorité de l’homme qui vit dans la société moderne: « Nous avons une supériorité, toute relative, sur l’homme des civilisations traditionnelles. Car nous savons à quoi nous en tenir sur un certain nombre de révoltes anti-traditionnelles, et sur les conséquences qu’elles entraînent. Nous sommes plus aisément conscients, et donc il est vrai que cette crise élève d’une certaine manière le niveau de conscience de l’être humain; nous sommes plus conscients des aspects limités de la manifestation. » (p. 25-26)
Sur l’existence dans la société traditionnelle: « L’existence, dans une civilisation traditionnelle, avait une quantité d’intensité, de joie, d’enthousiasme, de vivacité, tout à fait extraordinaire, qualité dont témoigne par exemple chez nous l’existence des cathédrales. Je prends cet exemple, je pourrais prendre aussi celui du chant grégorien. Il est absolument évident que le peuple qui a construit Chartres est un peuple qui vit dans une jubilation que nous ne connaissons plus. » (p. 26)
Sur la relation d’un guénonien avec la vie moderne: « Mon expérience, relative, qui commence à avoir un certain nombre d’années de vie guénonienne derrière elle, m’a appris ceci, c’est que quand on lit Guénon très jeune, on se pose inévitablement la question de la rupture totale avec le monde moderne. Et l’on se met à chercher un métier qui ne nous oblige à pactiser avec le diable. Quand j’avais vingt ans s’est présentée la solution “Lanza del Vasto”, c’est-à-dire un rejet total du monde moderne; mais ce n’était pas cela que Guénon semblait favoriser. Par la suite, j’ai constaté que la plupart des jeunes autour de moi, qui ont lu Guénon, se posaient toujours le même problème. C’est une question à laquelle, selon moi, il n’y a pas de réponse théorique, il faut vivre avec le monde moderne, il faut faire ce que l’on doit faire, là où l’on est, il faut se trouver un métier, il faut… etc. Et puis, composer, souffrir. C’est une croix, parce que si la critique de Guénon nous ouvre les yeux, elle ajoute aussi à la difficulté que nous avons à vivre le quotidien: bien sûr, elle nous aide, mais elle rend aussi plus radical notre rejet de la modernité. » (p. 26-27)
Sur l’erreur de Julius Evola: « L’erreur d’Evola c’est de croire qu’il faut accélérer le processus de dissolution en activant les forces négatives. La politique du pire est la pire des politiques. Par ailleurs, une telle entreprise me paraît bien romanesque. » (p. 27)
Le roi moderne est nu.
Sur le discernement et ses implications spirituelles: « La pratique du discernement dans notre vie quotidienne à l’égard de multiples formes de la subversion moderne est en elle-même un exercice spirituel, en même temps qu’elle nous isole dans une sorte de clôture invisible. L’homme n’a rien de plus à donner que lui-même. Nos contemporains donnent leur âme à tous les diables du modernisme, avec une totale insouciance, comme si cela ne comptait pas. La critique nous apprend non seulement que le monde actuel est laid et faux, mais que notre âme est sacrée, qu’elle est un sanctuaire divin. C’est une grâce inestimable que d’entrer dans ce discernement. » (p. 28)
L’un des signes de la décadence du monde moderne est la crise des institutions religieuses, que Guénon semble ne pas avoir imaginée.
« Si le prophète est celui qui annonce la Parole de Dieu, alors tout métaphysicien authentique est prophète. Si l’on entend par là celui qui voit les événements futurs, alors on peut dire que René Guénon, en plaçant son lecteur in Principio, ab Origine, introduit entre celui-ci et le moment présent qu’il est en train de vivre, toute la distance temporelle du déroulement cyclique. En vérité et en réalité, nous sommes, par la connaissance, à l’origine et au commencement. En même temps, et grâce à cette connaissance, nous assistons, sans y être entraînés, au développement des ultimes possibilités cycliques, comme s’il n’était pour nous qu’une vision prophétique.» (p. 29-30)
« Il est dit qu’à la fin des temps, le 10-ème de la Loi suffira au salut de l’homme. C’est là un effet de la miséricorde divine et un aspect des mystérieuses compensations que comporte toute situation. » (p. 30)
Saint Augustin: « Nullae leges sine moribus, Nullae mores sine legibus. »
Sur l’invocation du nom de Jésus en christianisme: « Cependant la tradition latine diffère de la tradition hésychaste. La tradition hésychaste, en effet, est celle de la “prière du cœur” et consiste dans la recherche du lieu du cœur afin d’y introduire la prière. Elle s’accompagne d’une méthode analogue aux techniques du yoga (contrôle du souffle, en particulier) et exige la direction d’un Père spirituel. La relation au Père fait partie de la voie. La tradition latine ne comporte pas d’aspect “technique”. Elle est entièrement fondée sur la grâce du Nom lui-même, et c’est pourquoi elle consiste essentiellement dans la répétition du Nom de Jésus ou des Noms de Jésus et de Marie. Le Nom, dans son essence, est identique au Nommé. Dire (dans les conditions requises) “Jésus”, c’est d’une certaine manière actualiser la présence du Christ, et, réciproquement, nous rendre présents au Christ. Il s’agit donc de faire confiance à la grâce du Nom. C’est ce que dit l’évangile: “là où deux ou trois seront réunis en mon Nom, Je serai au milieu d’eux.” “Deux ou trois” peut signifier “deux ou trois chrétiens”, ou, ésotériquement, “l’âme et le corps” ou “l’esprit, l’âme et le corps”. Dans cette voie, on ne recherche pas le lieu du cœur, on se met en présence de Dieu par la médiation de son Nom. Cette forme d’invocation se situe donc dans une perspective eucharistique dont elle est le prolongement sacramental. On dit à la messe (traditionnelle): “Je prendrai le Pain céleste et j’invoquerai le Nom du Seigneur”. C’est pourquoi cette voie ne comporte pas de “Père Spirituel”. L’autorisation pour invoquer ce Nom est donc l’efficacité de la grâce qu’il communique est donnée par l’Eglise elle-même à tout baptisé. » (p. 32-33)

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