13 novembre 2005

René Guénon, Métaphysique et philosophie, (fragment)

Il n’y a rien, dans tout le domaine de la philosophie, qui soit plus relatif et plus contingent que la morale; à vrai dire, ce n’est même plus du tout une connaissance d’un ordre plus ou moins restreint, mais simplement un ensemble de considérations plus ou moins cohérentes dont le but et la portée ne sauraient être que purement pratiques, encore qu’on se fasse trop souvent illusion à cet égard. Il s’agit exclusivement, en effet, de formuler des règles qui soient applicables à l’action humaine, et dont la raison d’être est d’ailleurs tout entière dans l’ordre social, car ces règles n’auraient aucun sens en dehors du fait que les individus humains vivent en société, constituant des collectivités plus ou moins organisées; et encore les formule-t-on en se plaçant à un point de vue spécial, qui, au lieu de n’être que social comme chez les Orientaux, est le point de vue spécifiquement moral, et qui est étranger à la plus grande partie de l’humanité. Nous avons vu comment ce point de vue pouvait s’introduire dans les conceptions religieuses, par le rattachement de l’ordre social à une doctrine qui a subi l’influence d’éléments sentimentaux; mais, ce cas mis à part, on ne voit pas trop ce qui peut lui servir de justification. En dehors du point de vue religieux qui donne un sens à la morale, tout ce qui se rapporte à cet ordre devrait logiquement se réduire à un ensemble de conventions pures et simples, établies et observées uniquement en vue de rendre la vie en société possible et supportable; mais, si l’on reconnaissait franchement ce caractère conventionnel et si l’on en prenait son parti, il n’y aurait plus de morale philosophique. C’est encore la sentimentalité qui intervient ici, et qui, pour trouver matière à satisfaire ses besoins spéciaux, s’efforce de prendre et de faire prendre ces conventions pour ce qu’elles ne sont point: de là un déploiement de considérations diverses, les unes demeurant nettement sentimentales dans leur forme comme dans leur fond, les autres se déguisant sous des apparences plus ou moins rationnelles. D’ailleurs, si la morale, comme tout ce qui est des contingences sociales, varie grandement suivant les temps et les pays, les théories morales qui apparaissent dans un milieu donné, si opposées qu’elles puissent sembler, tendent toutes à la justification des mêmes règles pratiques, qui sont toujours celles que l’on observe communément dans ce même milieu; cela devrait suffire à montrer que ces théories sont dépourvues de toute valeur réelle, n’étant bâties par chaque philosophe que pour mettre après coup sa conduite et celle de ses semblables, ou du moins de ceux qui sont les plus proches de lui, en accord avec ses propres idées et surtout avec ses propres sentiments. Il est à remarquer que l’éclosion de ces théories morales se produit surtout aux époques de décadence intellectuelle, sans doute parce que cette décadence est corrélative ou consécutive à l’expansion du sentimentalisme, et aussi parce que, se rejetant ainsi dans des spéculations illusoires, on conserve au moins l’apparence de la pensée absente…
C’est pourquoi, après avoir séparé complètement la métaphysique des diverses sciences dites philosophiques, il faut encore la distinguer, non moins profondément, des systèmes philosophiques, dont une des causes les plus communes est, nous l’avons déjà dit, la prétention à l’originalité intellectuelle; l’individualisme qui s’affirme dans cette prétention est manifestement contraire à tout esprit traditionnel, et aussi incompatible avec toute conception ayant une portée métaphysique véritable. La métaphysique pure est essentiellement exclusive de tout système, parce qu’un système quelconque se présente comme une conception fermée et bornée, comme un ensemble plus ou moins étroitement défini et limité, ce qui n’est aucunement conciliable avec l’universalité de la métaphysique; et d’ailleurs un système philosophique est toujours le système de quelqu’un, c’est-à-dire une construction dont la valeur ne saurait être que tout individuelle. De plus, tout système est nécessairement établi sur un point de départ spécial et relatif, et l’on peut dire qu’il n’est en somme que le développement d’une hypothèse, tandis que la métaphysique, qui a un caractère d’absolue certitude, ne saurait admettre rien d’hypothétique. Nous ne voulons pas dire que tous les systèmes ne puissent pas renfermer une certaine part de vérité, en ce qui concerne tel ou tel point particulier; mais c’est en tant que systèmes qu’ils sont illégitimes, et c’est à la forme systématique elle-même qu’est inhérente la fausseté radicale d’une telle conception prise dans son ensemble. Leibnitz disait avec raison que « tout système est vrai en ce qu’il affirme et faux en ce qu’il nie », c’est-à-dire, au fond, qu’il est d’autant plus faux qu’il est plus étroitement limité, ou, ce qui revient au même, plus systématique, car une semblable conception aboutit inévitablement à la négation de tout ce qu’elle est impuissante à contenir; et cela devrait d’ailleurs, en toute justice, s’appliquer à Leibnitz lui-même aussi bien qu’aux autres philosophes…
De ce qui précède, il résulte encore que la métaphysique est sans aucun rapport avec toutes les conceptions telles que l’idéalisme, le panthéisme, le spiritualisme, le matérialisme, qui portent précisément le caractère systématique de la pensée philosophique occidentale… Nous ne voulons pour le moment insister que sur un point: c’est que la querelle du spiritualisme et du matérialisme, autour de laquelle tourne presque toute la pensée philosophique depuis Descartes, n’intéresse en rien la métaphysique pure; c’est là, du reste, un exemple de ces questions qui n’ont qu’un temps, auxquelles nous faisions allusion tout à l’heure. En effet, la dualité « esprit – matière » n’avait jamais été posée comme absolue et irréductible antérieurement à la conception cartésienne; les anciens, les Grecs notamment, n’avaient pas même la notion de « matière » au sens moderne de ce mot, pas plus que ne l’ont encore actuellement la plupart des Orientaux: en sanskrit, il n’existe aucun mot qui réponde à cette notion, même de très loin. La conception d’une dualité de ce genre a pour unique mérite de représenter assez bien l’apparence extérieure des choses; mais, précisément parce qu’elle s’en tient aux apparences, elle est toute superficielle, et, se plaçant à un point de vue spécial, purement individuel, elle devient négative de toute métaphysique dès qu’on veut lui attribuer une valeur absolue en affirmant l’irréductibilité de ses deux termes, affirmation en laquelle réside le dualisme proprement dit. D’ailleurs, il ne faut voir dans cette opposition de l’esprit et de la matière qu’un cas très particulier du dualisme, car les deux termes de l’opposition pourraient être tout autres que ces deux principes relatifs, et il serait également possible d’envisager de la même façon, suivant d’autres déterminations plus ou moins spéciales, une indéfinité de couples de termes corrélatifs différents de celui-là. D’une façon tout à fait générale, le dualisme a pour caractère distinctif de s’arrêter à une opposition entre deux termes plus ou moins particuliers, opposition qui, sans doute, existe bien réellement à un certain point de vue, et c’est là la part de vérité que renferme le dualisme; mais, en déclarant cette opposition irréductible et absolue, au lieu qu’elle est toute relative et contingente, il s’interdit d’aller au delà des deux termes qu’il a posés l’un en face de l’autre, et c’est ainsi qu’il se trouve limité par ce qui fait son caractère de système. Si l’on n’accepte pas cette limitation, et si l’on veut résoudre l’opposition à laquelle le dualisme s’en tient obstinément, il pourra se présenter différentes solutions; et, tout d’abord, nous en trouvons en effet deux dans les systèmes philosophiques que l’on peut ranger sous la commune dénomination de monisme. On peut dire que le monisme se caractérise essentiellement par ceci, que, n’admettant pas qu’il y ait une irréductibilité absolue, et voulant surmonter l’opposition apparente, il croit y parvenir en réduisant l’un de ses deux termes à l’autre; il s’agit en particulier de l’opposition de l’esprit et de la matière, on aura ainsi, d’une part, le monisme spiritualiste, qui prétend réduire la matière à l’esprit, et, d’autre part, le monisme matérialiste, qui prétend au contraire réduire l’esprit à la matière. Le monisme, quel qu’il soit, a raison d’admettre qu’il n’y a pas d’opposition absolue, car, en cela, il est moins étroitement limité que le dualisme, et il constitue au moins un effort pour pénétrer davantage au fond des choses; mais il lui arrive presque fatalement de tomber dans un autre défaut, et de négliger complètement, sinon de nier, l’opposition qui, même si elle n’est qu’une apparence, n’en mérite pas moins d’être envisagée comme telle: c’est donc, ici encore, l’exclusivité du système qui fait son premier défaut. D’autre part, en voulant réduire directement un des deux termes à l’autre, on ne sort jamais complètement de l’alternative qui a été posée par le dualisme, puisqu’on ne considère rien qui soit en dehors de ces deux mêmes termes dont il avait fait ses principes fondamentaux; et il y aurait même lieu de se demander si, ces deux termes étant corrélatifs, l’un a encore sa raison d’être sans l’autre, s’il est logique de conserver l’un dès lors qu’on supprime l’autre. De plus, nous nous trouvons alors en présence de deux solutions qui, au fond, sont beaucoup plus équivalentes qu’elles ne le paraissent superficiellement: que le monisme spiritualiste affirme que tout est esprit, et que le monisme matérialiste affirme que tout est matière, cela n’a en somme que fort peu d’importance, d’autant mieux que chacun se trouve obligé d’attribuer au principe qu’il conserve les propriétés les plus essentielles de celui qu’il supprime. On conçoit que, sur ce terrain, la discussion entre spiritualistes et matérialistes doit dégénérer bien vite en une simple querelle de mots; les deux solutions monistes opposées ne constituent en réalité que les deux faces d’une solution double, d’ailleurs tout à fait insuffisante. C’est ici que doit intervenir une autre solution; mais, tandis que nous n’avions affaire, avec le dualisme et le monisme, qu’à deux types de conceptions systématiques et d’ordre simplement philosophique, il va s’agir maintenant d’une doctrine se plaçant au contraire au point de vue métaphysique, et qui, par suite, n’a reçu aucune dénomination dans la philosophie occidentale, qui ne peut que l’ignorer. Nous désignerons cette doctrine comme le « non-dualisme », ou mieux encore comme la « doctrine de la non-dualité », si l’on veut traduire aussi exactement que possible le terme sanskrit adwaita-vâda, qui n’a d’équivalent usuel dans aucune langue européenne… Sans plus admettre d’irréductibilité absolue que le monisme, le « non-dualisme » diffère profondément de celui-ci, en ce qu’il ne prétend aucunement pour cela que l’un des deux termes soit purement et simplement réductible à l’autre; il les envisage l’un et l’autre simultanément dans l’unité d’un principe commun, d’ordre plus universel, et dans lequel ils sont également contenus, non plus comme opposés à proprement parler, mais comme complémentaires, par une sorte de polarisation qui n’affecte en rien l’unité essentielle de ce principe commun. Ainsi, l’intervention du point de vue métaphysique a pour effet de résoudre immédiatement l’opposition apparente, et elle seule permet d’ailleurs de le faire vraiment, là où le point de vue philosophique montrait son impuissance; et ce qui est vrai pour la distinction de l’esprit et de la matière l’est également pour n’importe quelle autre parmi toutes celles que l’on pourrait établir de même entre des aspects plus ou moins spéciaux de l’être, et qui sont en multitude indéfinie. Si l’on peut d’ailleurs envisager simultanément toute cette indéfinité des distinctions qui sont ainsi possibles, et qui sont toutes également vraies et légitimes à leurs points de vue respectifs, c’est que l’on ne se trouve plus enfermé dans une systématisation bornée à l’une de ces dinstinctions à l’exclusion de toutes les autres…

(fragment de L’introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Vega)

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