Paru chez Plon, 1954.
Première partie. Adramé
Clarence, un Blanc, avance dans la foule pour voir le roi. Il avait tout perdu aux cartes. Il espère trouver un travail auprès du roi nègre. Un mendiant noir lui promet d’intervenir en sa faveur.
“- Il n’y a pas de droit, dit Clarence. – Eh bien, un enfant sait cela, dit le mendiant.” (p. 17)
Des tambours annoncent l’arrivée du roi. Le mendiant dit: “Ces tambours sont des tambours parlants, ils annoncent le roi et ils disent que c’est le roi des rois… Ce n’est que chez les hommes blancs que la musique est dépourvue de signification.” (p. 20)
Toujours le mendiant sur le roi: “Il est jeune et il est fragile […] mais il est en même temps très vieux et il est robuste… S’il était moins chargé d’or, rien sans doute ne pourrait le retenir parmi nous.” (p. 23)
Le mendiant sur l’or: “L’or peut aussi être autre chose que l’or […]. Est-ce que l’or, chez les hommes blancs, n’est jamais que l’or? […] Mais l’or peut aussi être l’un des signes de l’amour, si l’amour atteint à sa pureté; c’est d’un or de cette sorte que le roi est prisonnier, c’est pourquoi ses bras sont si lourdement chargés.” (p. 23)
Le salut du roi. La fin de la cérémonie. Clarence ne réussit pas approcher le roi, à cause de la foule.
L’explication de Noaga concernant certaines fresques: “Le roi se détourne de ses vassaux infidèles; il les juge assez punis par leur infidélité même. Seuls les plus fidèles d’entre ses vassaux sont immolés, parce que seuls ils sont dignes des autels. Ce serait profaner les pierres sacrificatoires que d’y répandre un sang coupable.” (p. 31-32)
Deux garçons s’appellent Nagoa et Noaga, mais “ce ne sont pas les mêmes noms” (p. 32).
La sacrification des vassaux.
Sur la relation que l’homme blanc a avec les visages noirs: “Il essayait de lire sur le visage du mendiant, mais il ne put rien lire: il était depuis trop peu de temps dans le pays pour s’être déjà accoutumé à déchiffrer des visages noirs.” (p. 37)
Sur les timbaliers, ce que dit le mendiant noir à Clarence: “Ce n’est pas là un simple emploi […]; les timbaliers sont de caste noble et, chez eux, l’emploi est héréditaire; certes, vous auriez battu du tambour, seulement ce n’est pas ce qui compte: vos battement n’auraient eu aucun sens. Là aussi, il faut savoir… Vous êtes un homme blanc!” (p. 38)
Le vieillard nie que des vassaux auraient été égorgés.
II. L’auberge
Le mendiant: “Il n’y a pas de plaisir à se gausser des gens, la nuit; on n’en voit pas le résultat.” (p. 40)
Encore: “La nuit est toujours très noire quand le roi regagne son palais.” (p. 41). Fonction solaire, lumineuse, du roi?
Le mendiant envers Clarence: “- La chance! s’écria le mendiant. Vous ne cessez s’avoir ce mot dans la bouche ou dans le cœur, et vous me reprochez de parler de «faveur»!… Faites-vous donc si grande différence entre «chance» et «faveur»?… J’avoue que j’ai parfois peine à vous suivre.” (p. 44) Clarence réfléchie et se rend compte que la «chance» n’est qu’une «faveur».
L’aubergiste apporte une marmite avec du riz et des poissons pimentés.
Les jeunes doivent manger après les vieux. Comme dit le mendiant: “Qu’ils s’estiment heureux si je leur laisse quelque chose à grapiller.” (p. 45)
Apparement, le mendiant jouit d’une grande autorité auprès les autres noirs.
Le mendiant, en invitant Clarence de partir avec lui vers le Sud: “S’il est vrai que je n’ai rien obtenu pour vous cette fois, il n’est pas prouvé que je n’obtiendrai rien la fois suivante. Et puis votre cas n’était pas un cas ordinaire: vous demandiez un emploi, n’importe lequel, mais vous n’avez de qualité pour aucun emploi; certes, vous vous seriez satisfait du plus humble, mais c’est seulement parce que vous ne pouviez prétendre à aucun autre. Les hommes de votre race n’ont jamais brillé par l’humilité. […] Peut-être ai-je commis une erreur quand j’ai présenté votre requête. J’ai beau avoir de mon métier une longue expérience, je n’y suis pas infaillible. Et puis c’était la première fois que je m’occupais d’un cas aussi extraordinaire… Peut-être n’aurais-je pas dû annoncer que vous étiez prêt à occuper n’importe quel emploi; peut-être s’est-on méfié d’un homme qui était prêt à occuper n’importe quel emploi, car cela signifie en même temps qu’il n’était apte à aucun… S’il y a eu faute de ma part, je la confesse; et il importe peu qu’elle soit involontaire; elle subsiste, ses effets subsistent! Je sais que, en vous guidant vers le Sud, je ne la rachèterai pas – comment rachèterait-on une faute? -, mais je pourrai tout au moins en alléger les suites…” (p. 55-56)
Clarence paye avec sa veste le repas offert par l’hôtelier.
III. La veste volée
Dans la rue, même pendant la nuit il y a toute une agitation fourmilante. Les deux gosses disparaissent, et le mendiant dit à Clarence: “Et quant à vous, prenez garde que nous atteignons le centre de la ville, tenez les yeux ouverts et ne me quittez pas d’une semelle, sans quoi vous vous perdrez aussi; et ce sera plus grave, car vous ne me paraissez pas être de cette sorte d’hommes qui retrouvent facilement leur chemin…” (p. 62) Beaucoup de répliques du mendiant noir semblent être porteuses d’un sens spirituel, au moins virtuellement.
L’hôtelier accuse Clarence et le mendiant d’avoir volé sa veste. L’accusation est fausse, mais les gardes saisissent les deux hommes. Ils sont amenés chez le juge.
“[…] car ce ne sont jamais les gestes qu’on fait qui compte, mais la façon, la malicieuse façon dont on les interprète.” (p. 67-68)
L’hôtelier demande aussi la chemise et le pantalon de Clarence. Celui-ci voyant que le juge est prêt à le priver de ces derniers biens, les habits, s’enfuit brusquement pour rencontrer le mendiant à la porte de la ville.
Le mendiant: “Ne pouvez-vous comprendre qu’un droit ne se quémande pas? J’aurais pu quémander une faveur, je veux dire: une chose qui n’est pas due; ke ne pouvais quémander un droit, qui vous est dévolu d’office. D’ailleurs je n’ai pas appris à quémander les droits: cela ne s’enseigne nulle part. […] Tenez, un exemple: rien ici ne m’interdit de quémander une calebasse à notre hôte, mais… […] je ne la quémande pas comme un droit, même pas comme un droit de l’hospitalité. Comprenez donc que c’est faire injure, que de quémander un droit!” (p. 82)
Une femme sauve Clarence. Elle le reconduit dans une salle où son père ressemble étrangement au juge, et où il se trouve le mendiant. Les deux gosses y sont toujours, avec deux parties de sa veste. La femme la coud à la main.
IV. L’odeur du Sud
Dans les fermes où ils arrivent, les voyageurs sont reçus et on leur donne à manger, en vertu de la loi de l’hospitalité.
L’odeur du Sud: “L’odeur mêlait intimement aux parfums des fleurs les exhalaisons du terreau. C’était là assurément une odeur bizarre et même suspecte, pas désagréable ou pas nécessairement désagréable, mais bizarre, mais suspecte; un peu comme l’odeur opaque d’une serre chaude et de fleurs décomposées; une odeur douceâtre, entêtante et inquiétante, mais plus enveloppante que rebutante, étrangement frôleuse, oui, et – on s’effraie de l’avouer – attirante, insidieusement attirante; une odeur en vérité où le corps et l’esprit, mais l’esprit surtout insensiblement se dissolvaient. On l’eût très exactement qualifiée d’émolliente.” (p. 85-86)
Le mendiant répond parfois aux pensées de Clarence, comme s’il venait de lire dans son esprit.
“Il y a des sentiers. Si vous ne les voyez pas – et pourquoi le verriez-vous? – n’accusez que vos yeux. Un homme blanc ne peut pas tout voir; et il n’a pas non plus besoin de tout voir, car ce pays n’est pas un pays de blancs.” (p. 87)
Clarence éprouve de la somnolence en traversant la jungle. Un des enfants le conduit en lui tenant le bras.
“- Je ne suis pas de ce pays, dit vivement le mendiant. Le roi me préserve de jamais appartenir à ce pays!… Les deux garçons, oui, sont de ce pays. Ne l’aviez vous pas déjà observé? C’est parce qu’ils sont du Sud, qu’ils sont si fripons.” (p. 94)
Dans la jungle Clarence perd la direction. Il se sent dans la main du vieil homme. Quand même ce dernier respecte le pacte: la pitance et la gîte ne manquent jamais. Le vin ne manque jamais. Plus de vin qu’on n’en pourrait boire.
Le mendiant parle de soi: “Moi, il faut que je marche, que j’aille de village en village et de hameau en hameau. Si je m’arrêtais, si on me rencontrait trop souvent et trop longtemps au même endroit, on se lasserait de me donner. Généralement les gens veulent bien donner, mais ils ne veulent pas toujours donner au même; comme si, dans le fond, ce n’était pas la même chose, le même geste et la même dépense, le même espoir de récompense; comme si l’on se sentait moins vertueux pour avoir fait la charité au même quémandeur. Mais voilà, quel est l’homme qui admettrait de se sentir vertueux chaque jour? Il se croirait offensé et dupe!… C’est pourquoi je marche tant. Oui, c’est pourquoi j’ai la plante des pieds comme rabotée. Et personne certainement ne pourrait prétendre que je suis fainéant, encore qu’il semble, à première vue, que je ne fasse rien… Seulement parfois on aimerait se reposer un peu, on aimerait reposer un peu ses pieds…” (p. 97-98)
Un mur d’épines bare leur chemin vers le sud. “Chaque jour, pourtant, le mendiant reprend le même sentier – peut-être n’y a-t-il pas d’autre sentier? – chaque jour, il vient regarder vraiment, peut-être vient-il voir seulement si le mur est toujours en travers du sentier; et quand il a vu de ses yeux que le mur est toujours là, et que l’obstacle n’est ni moins élevé, ni moins compact, ni moins infranchissable que les jours précédents, il revient sur ses pas. Mais que croit-il?… Croit-il par hasard que les épines subitement vont disparaître? Serait-ce un miracle qu’il attend?… Et peut-être attend-il vraiment un miracle…” (p. 100)
Chaque fois quand il entre dans la forêt, Clarence fait de gros efforts pour lutter contre le sommeil, contre l’odeur.
“La forêt est absolument silencieuse; elle est comme vide; elle est toute plongée dans son odeur, plongée dans l’odeur comme dans un crime, et solitaire comme une criminelle.” (p. 103)
V. Le troc
“Depuis plusieurs jours, à Aziana, les tambours parlants annonçaient l’arrivée de la petite troupe. D’abord l’arrivée des deux jeunes garçons, natifs du village et dont le retour était impatiemment attendu; et puis celle de Clarence et du mendiant, mais principallement celle de Clarence, qui faisait sensation; si bien que le village presque entier était venu au-devant des voyageurs, avant même que ceux-ci eussent atteint les premières cultures.” (p. 106)
Le mendiant leur ordonne de marcher derrière lui, en queue. Les villageois les accueillent et ils forment un gros serpent derrière les nouveaux venus.
Le sol est trop détrempé pour le mil, il y a partout des rizaies.
Description du village: “Des parois lisses et sonores, délicatement, délicieusement vernissées et patinées, fleurant bon la brique chaude, et d’un rouge!… D’un rouge presque insoutenable. On y a ménagé des sortes de hublots, juste assez larges pour encadrer un visage, pas assez spacieux cependant pour qu’un visage étranger puisse lancer plus qu’un rapide regard à l’intérieur de la case. Ce dernier détail a son importance: il est visiblement prémédité, visiblement conçu pour faire la nique aux indiscrets. Quant à la netteté, elle est parfaite: les chaumes sont neufs, la poterie luisante et comme fraîchement brossée. Tout le village, au demeurant, est d’une rigoureuse netteté; les clôtures sont sans lézardes, les fossés désherbés et le sol, entre les cases, tout récemment balayé. Tant d’ordre est faite pour reposer l’œil et l’esprit, au sortir de la forêt sauvage.” (p. 107)
Clarence se dit: “Pour sûr, c’est ici un endroit où le silence est d’or.” (p. 109)
Le mendiant affirme maintes fois exactement le contraire de ce qu’il vient de dire. Clarence rencontre le naba (chef du village). Nagoa et Noaga le quittent.
Entre la forêt et le village: “Non, ce n’était pas tout à fait la même chose; c’était, de l’avis de Clarence, un choix entre des choses non pas également désagréables, mais presque aussi désagréables les unes que les autres; de ces choses qu’on n’eût point choisies librement, des choses résultant d’un choix qui n’était qu’un pis-aller.” (p. 114-115)
Le mendiant: “Une préférence est déjà un choix.” (p. 115)
Le mendiant: “Il n’y a généralement pas d’homme si dépourvu qui ne puisse, à l’occasion, rendre quelque menus services.” (p. 115)
“De nouveau ses yeux brillaient, peut-être même brillaient-ils plus fort qu’ils ne l’avaient fait jusqu’ici. «Mais pourquoi ses yeux brillent-ils ainsi? se demanda de nouveau Clarence. Il n’y a pas de motif pour qu’ils brillent. Ou aurait-il bu avec excès? On boit facilement trop, dans les fêtes du village!…» Mais l’explication ne le satisfaisait pas vraiment. Ce n’était pas la petite lueur vacillante de l’ivresse que Clarence voyait, ni la petite flamme de l’inavouable; c’était un éclat… Il fut un moment à chercher le mot… «Redoutable!» se dit-il tout à coup. Mais le mot ne disait pas encore assez: dans le regard du mendiant, il y avait une attente et une sournoiserie, une attente mêlée de duplicité; oui, comme un piège ouvert… Ouvert pour qui?… Non, l’inquiétude de Clarence n’aurait pas pu diminuer.” (p. 116)
Clarence cherche toujours Nagoa et Noaga. Il propose au mendiant de le laisser dans le village du naba.
Les garçons Nagoa et Noaga sont des polissons et tournent le tout en plaisanterie.
Adramé est le nom de la ville où avait commencé le voyage initiatique. Aziana est le nom du village du naba. “Il était à Aziana, il allait longuement se reposer à Aziana, en échange de menus services; tous les menus services qu’un homme de sa sorte peut rendre à des villageois: par exemple, éloigner des champs de mil les oiseaux, à l’époque des semailles ou de la moisson; ou poursuivre les mulots aux approches de la moisson; ou détruire les chenilles; ou enfumer les nids de guêpes… Et puis le roi viendrait… Le roi!… Clarence croyait déjà le voir, si frêle et si fort, soutenu par des pages, et se dirigeant avec lenteur vers la galerie au fond de la cour. Ensuite le roi s’assoirait et il porterait le regard sur Clarence… Le regard, rien que le regard, et tout serait dit. Tout!…” (p. 120)
Clarence commence à se passer des deux garçons, en attendant le roi.
Le mendiant est accompagné d’un personnage gigantesque, “une sorte de tour géante, terminée par une tête comme une pleine lune.” (p. 121). Son nom: Samba Baloum. “Il était gras, trop gras et beaucoup trop familier, mais il ne paraissait pas être de mauvais poil; il était certainement trop gras pour n’être pas de bon poil.” (p. 122)
Le mendiant: “Il fit plusieurs petits gestes du revers de la main, comme pour balayer négligemment des débris de nourriture tombés sur son boubou; mais ce n’étaient ni des grains de mil, ni de quelconques pépis de fruit, qu’il balayait ainsi, c’étaient toutes sortes de petites vanités et de petites aises, comme s’il eût définitivement dépassé toutes satisfactions charnelles et comme si rien de terrestre ne pût encore le tenter; soit qu’il y eût renoncé par sagesse, soit que son grand âge, ou que son métier simplement, l’en eussent depuis toujours écarté.” (p. 123)
Le mendiant quitte Clarence, pour faire son métier ailleurs. “Il se demandait s’il ne devait pas remercier le mendiant pour ses bons offices. Cet «adieu» tout court était bien sec! Mais la petite flamme, au fond des yeux du vieil homme, brûlait toujours et elle ne paraissait aps honnête. Elle n’était pas du tout honnête.” (p. 125)
Samba Baloume palpe Clarence et l’appelle “un vrai poulet”. (p. 125)
Le mendiant s’en va avec une femme et un âne trop maigre.
Deuxième partie. Aziana
I. Akisi.
Les villageois font une case à Clarence. Il vit avec une femme, Akissi.
“Non, une femme n’était pas toujours la même; elle ne pouvait ps toujours être la même. Et lui-même… Mais peut-être était-ce plus contrariant que divertissant.” (p. 136)
Clarence et mécontent parce qu’il passe le temps à ne rien faire. Par contre, Samba Baloum est très content du fait que Clarence prend de la graisse, qu’il n’est plus un vrai poulet.
Les journées sont trop belles, trop uniformement belles. Toutes les nuits ne sont pas pareilles pour Clarence.
Petite altercation avec le maître de cérémonies.
Anticipation: “Un jour, le roi s’assoirait sous la galerie, il s’assoirait là même où ils s’étaient assis, fragile et pur, fort d’une force qu’il tirait de sa pureté; indiciblement pur!… Est-ce qu’un étalon pourrait s’approcher du roi?… Clarence soupira… Ah! comme toutes ces journées passées dans l’attente du roi étaient longues! Et lourdes! C’était le vide, ces journées; et c’était un terrible poids; c’était… On ne pouvait dire ce que c’était… C’était fangeux et c’était gluant… Est-ce que le roi pourrait voir autre chose que cette fange? Il ne verrait que cette fange et il reculerait de dégoût, il…” (p. 149)
II. Le maître des cérémonies
Clarence se laisse vivre.
“Il y a temps pour tout […]. Temps pour méditer et temps pour se laver. Temps…” (p. 153)
Le maître de cérémonies est accusé par Samba Baloum.
Clarence réussit, en dépit des interdictions, d’assister à une partie du procès. Samba Baloum dit: “Je répète que l’homme blanc ne s’apercevait de rien, et qu’il ne pouvait s’apercevoir de rien, car chaque épouse, en entrant dans sa case, déposait à la tête du lit une gerbe de fleurs forestières; l’odeur aussitôt se répandait et rendait l’homme blanc inconscient.” (p. 159)
En sortant, il observe toute sorte d’immondices: “«Suis-je revenu à Adramé?» se demanda Clarence. Mais sans doute était-il revenu à Adramé, car les mêmes tas d’immondices parsemaient les chambres qu’il traversait. «Ou serait-ce que la sordide justice des hommes ne peut se rendre que parmi les immondices?»” (p. 161)
Le maître de cérémonies reçoit une correction physique. Clarence donne son boubou aux garçons et en reçoit un autre, vert et avec des fleurs blanches.
III. Les femmes-poissons
Le maître de cérémonie raille Clarence en l’accusant subrepticément d’embrasser plusieurs autres femmes sous le visage de Akissi.
“Dans l’esprit de Clarence aussi, dans sa nuit aussi, il y avait eu d’abord un premier trait de lumière, un trait qui blessait, et puis tout s’était éclairci, tout s’était violemment et cruellement illuminé. Clarence se rendait parfaitement compte à présent qu’il avait rêvé; mais il voyait tout aussi clairement que son rêve était vrai, que le maître de cérémonies avait dit vrai. Toutes ces choses qui jusqu’ici ne l’avaient pas frappé, qui l’avaient inexplicablement laissé de marbre, brutalement lui tombaient sur la tête, lui tombaient comme une avalanche sur la tête. Il était littéralement anéanti.” (p. 181)
Clarence découvre qu’Akissi le ment. Il se croit même menti par tous. Il se rend chez Diallo, le forgeron.
Diallo dit: “Toute vérité, voyez-vous, n’est pas bonne à dire. […] Ni bonne à dire ni bonne à entendre. […] La vérité, […] est une chose qu’il faut manier avec plus de précautions encore qu’un fer rougi à blanc. On s’y brûle sans le vouloir, et on s’y brûle un peu plus que les doigts.” (p. 185)
“[…] différentes causes peuvent avoir le même effet.” (p. 186)
Sur l’arrivée du roi: “Il ne viendra pas absolument à l’improviste, mais ce sera tout comme: il nous surprendra comme s’il était venu inopinément.” (p. 187)
Eclaircissements sur l’arrivée du roi: “Eh bien, nous l’attendons. Chaque jour et chaque heure, nous l’attendons. Mais nous nous lassons aussi de l’attendre. Et c’est quand nous sommes le plus las qu’il survient. Ou nous l’appelons – à chaque seconde nous l’appelons; mais, malgré nous, nous ne l’appelons pas toujours; nous oublions de l’appeler, nous sommes distraits, l’espace d’un quart de seconde -, et soudain il apparaît, il choisit ce quart de seconde pour apparaître. Ou même nous l’attendons et nous l’appelons constamment, notre vigilance n’est jamais en défaut, mais sa venue ne nous surprend pas moins en plein désarroi, car elle est telle qu’elle nous précipite immanquablement dans le désarroi. Quand bien même nous serions irréprochables – et le roi sait si nous le sommes peu -, sa venue nous ferait tout de même trembler.” (p. 187) [Le roi ne peut être que le Principe Universel.]
Toujours Diallo: “[…] les hommes justes seraient beaucoup moins juste, je suppose, si leur justice flattait moins leur cruauté.” (p. 187)
Clarence: “Il était résolu à ne plus se laisser conduire par ce corps qui se comportait comme une bête immonde. Mais que pouvait-il contre l’odeur, contre le Sud?” (p. 193-194)
“Un jour, le roi viendrait, et ce serait comme s’il n’était jamais venu.” (p. 194)
Au bord du fleuve, Clarence voit des sirènes qui monte sur les bords pour brouter de l’herbe. Il fait nuit. Il commence à naviguer sur le fleuve (pas “dans”, mais bien “sur”.) Tout s’avère un rêve, à la fin.
Troisième partie. Le roi
I. Dioki
Sur la galerie où allais s’asseoir le roi: “La galerie s’étendait vraiment très loin; si loin que l’œil aurait difficilement pu voir jusqu’où elle s’étendait. Pour la soutenir, il y avait une très longue suite de piliers; tant et tant de piliers que l’œil, après s’en être un moment amusé, renonçait bientôt à les dénombrer; d’ailleurs, à partir d’un certain point, les piliers semblaient se rejoindre pour former un mur continu; mais sans doute n’était-ce là qu’une illusion d’optique. L’uniformité de ces arcades et de ces piliers avait, au surplus, quelque chose de décourageant; c’était un peu comme une image de la vie; les jours qui s’joutent aux jours, la même navrante répétition…” (p. 205)
La galerie, selon Noaga et Nagoa ne mène nulle part: “Il n’y a rien au bout de la galerie.” (p. 206)
Baloum est le gardien du serail.
Baloum lui avait dit que les femmes-poissons sont des lamantins. Ceux-ci ne doivent jamais être regardé dans les yeux, pour ne pas mourir.
“Le roi… Il était bien temps, après cela, de penser au roi!… Pourtant c’était au roi malgré tout que Clarence pensait, c’était malgré tout sur le roi qu’il comptait, pour être délivré. Oui, le roi viendrait et le délivrerait…” (p. 210)
Sur la date de l’arrivée: “Oui, il viendra un jour, dit Clarence, mais ce jour est imprévisible. Diallo dit qu’il est imprévisible. En attendant, les mois et les années passent. Mais est-ce bien «en attendant» qu’il faut dire? On finit par ne plus rien attendre; ce jour devient si imprévisible, si problématique, qu’on finit par n’y plus croire.” (p. 211)
Selon les deux garçons, une vieille femme, Dioki, devrait connaître la date de l’arrivée du roi.
Clarence décide de lui rendre visite, à cette vieille. Il doit lui apporter un cadeau, sinon il risque de ne recevoir aucune réponse. Il choisit de lui apporter des œufs, pour les donner à ses serpents, et du vin de palme pour elle-même.
Les deux garçons accompagnent Clarence jusqu’à la palissade délabrée de la maison de Dioki.
Description du serpent qui vient auprès de Clarence: “La bête était richement ocellée de vert et de violet. D’une façon, elle était belle – on n’aurait pas pu dire qu’elle n’était pas belle -, seulement le contact des écailles était extrêmement désagréable. C’était froid et un peu trop glissant, pas visqueux mais glissant; une espèce de moire, mais trop mobile et trop froide; vivante, mais à la fois trop vivante et trop peu vivante: trop vivante, parce qu’il n’était pas naturel que de la moire fût douée de vie, trop peu vivante parce que la froideur des écailles jurait avec la vie. La bête levait la tête vers Clarence, l’élevait insensiblement, avec un mouvement ondulatoire très gracieux; finalement, parvenue à hauteur du visage, elle s’immobilisait pour regarder fixement Clarence dans les yeux. Il n’y avait à vrai dire aucune animosité dans le regard de la bête; aucune amitié particulière non plus; une sorte de curiosité, plutôt; et, vraisemblablement, une arrière-pensée de fascination.” (p. 218)
Dioki l’assure que le roi est en route. Mais elle ne donne aucun détail temporel précis (en disant que ce n’est pas vraiment une question).
Dioki est enlacée par les serpents. Leur manège ressemble aux trémoussements de la passion. Clarence ne peut pas fuir le spectacle (à cause d’un serpent qui le menace), alors il regarde autour: “Quand il l’avait regardée [la cour – n.n.] du haut de l’escalier, ce n’était guère qu’une fosse; et la fosse même où se terre une bête plutôt qu’un être humain; mais, à présent, c’était une cour qui n’en finissait plus, une cour que le regard ne parvenait plus à embrasser. Et par-dessus, ce n’était plus le ciel qu’on découvrait, mais, très haut, aussi haut que le ciel, une voûte rocheuse.
Cette voûte était du même rouge que le sol, du même rouge aussi que le grand nuage qui avait plané sur l’esplanade; comme le nuage, elle était inondée de lumière, inondée de soleil, bien que le soleil fût absent de la caverne et que la lumière parût sourdre, bizarrement, de la voûte même.
Au boût d’un moment, Clarence vit une ombre s’avancer sur la voûte, comme si, sur ce ciel rocheux, des nuages étaient passés. L’ombre s’allongea petit à petit et finit par occuper un espace considérable. Puis une seconde ombre, plus petite et en forme de tour, surgit de la première. Ainsi placées, les deux ombres évoquaient curieusement le palais royal d’Adramé; l’une figurait la longue muraille; l’autre, le donjon derrière la muraille. Quant au rectangle plus clair qui s’étalait au-dessous des deux ombres, il évoquait non moins curieusement l’esplanade d’Adramé.
Et ce n’était pas simplement une de ces figures comme on en devine dans les nuages, une figure un peu molle et trop fuyante. Non, les arêtes des ombres allaient s’accentuant, et Clarence maintenant distinguait les créneaux de la longue muraille et l’escalier extérieur du donjon. La vision se précisait rapidement. Bientôt, Clarence vit la plate-forme du donjon, aussi nettement qu’il l’avait vue, la plate-forme paraissait donner accès au ciel même, paraissait relier le palais au ciel et faire de ce palais on ne sait quelle insolite dépendance terrestre du ciel.
Clarence avait les yeux fixés sur le donjon, quand le soleil parut se lever au bout de la plate-forme. Dans ce rayonnement en étoile du soleil levant, une lumière plus mince apparut, une lumière fragile et redoutable. Et le roi tout à coup se dévoila! Des pages aussitôt accouraient et s’emparaient des bras du roi, les soutenaient, guidaient le souverain dans sa marche; le grand manteau blanc flottait légèrement dans l’air du matin.
Le roi descendit lentement les degrés de l’escalier extérieur. Un moment, la longue muraille le cacha à la vue; et, durant ce moment, la muraille elle-même, comme travaillée par une lumière intérieure, s’anima; la colonnade se dessina, et la petite porte s’inscrivit comme une ombre plus claire. Puis la porte s’ouvrit, et le roi quitta le palais dans un flot de clarté. L’esplanade était couverte d’une foule compacte qui sautait, qui battait des mains et, sans doute, poussait des cris. Derrière le roi, venaient l’escorte des pages danseurs, et le palefroi; et tout autour les guerriers se pressaient tumultueusement, montés sur leurs chevaux enjuponnés. Parvenu au centre de l’esplanade, le roi se hissa sur le palefroi. Les chevaux caracolèrent, et les guerriers firent s’écarter la foule. Après quoi, le roi avança, protégé par le grand parasol… Il semblait que la scène entière, à laquelle Clarence avait assisté sur l’esplanade, se fût déroulée de nouveau, mais cette fois dans le sens contraire.” (p. 220-222)
Le roi parcourt la même route, mais la forêt devant lui se déchire.
En dépit de la distance immense, Clarence voit clairement le roi: “Clarence voyait le roi distinctement. Il le voyait, en dépit de l’ombre portée par le grand parasol, comme s’il se fût trouvé à un pas de la personne royale. Et parce qu’il voyait le roi d’une manière si distincte, parce qu’il était si près de la personne royale, parce qu’il lui semblait qu’il ne serait jamais plus près de cette personne, il chercha le regard du roi.” (p. 222)
Le regard du roi: “Mais il s’aperçut que ce regard ne se posait sur rien, et que le souverain avançait comme absent de tout ce qui l’entourait; son regard, eût-on dit, était tout tourné vers l’intérieur et comme posé sur sa propre personne… Et où un tel regard eût-il reposé, sinon en lui-même?… Néanmoins tant d’indifférence glaçait… Certes, cette indifférence, on la concevait – Clarence la concevait – et même on l’acceptait, on se résignait à l’accepter. On savait bien qu’on n’avait droit qu’à l’indifférence et qu’en fait on méritait de la répugnance; mais tout cela ne rendait cette indifférence ni moins glaciale, ni moins cruelle, ni moins désespérante… Clarence brusquement se sentit glacé jusque dans les os…” (p. 222-223)
Ce fut une vision, pendant l’étreinte que Dioki a eu avec les serpents.
Clarence retourne chez Diallo, qui forge des hâches de plus en plus belles. Clarence dit: “Je ne jurerais pas qu’elle soit plus heureuse que les précédentes, mais elle est certainement heureuse. Elle est comme le croissant de la lune. – Oui, comme la lune, dit rêveusement Diallo. Elle aura la pureté et l’éclat de la lune…” (p. 225) Diallo aussi attend le roi.
Clarence témoigne: “- Si je l’attends! dit Clarence. Oh! comme je l’attends! s’écria-t-il. Dieu seul sait comme je l’attends!… Je ne l’ai pourtant pas toujours attendu avec la même ferveur. Parfois…” (p. 226)
Les garçons annoncent l’arrivée du roi. Clarence est heureux: “Son visage n’avait pas cessé de rayonner. Il rayonnait comme si le roi eût déjà posé le regard sur lui. Oui, comme si véritablement un autre visage, un visage plus haut, plus grand, déjà se fût emparé du sien…” (p. 227)
II. Le roi
Le maître de cérémonies vient chez Clarence pour lui transmettre l’ordre du naba de ne pas bouger de sa case. Clarence implore l’aide de Baloum.
Clarence appelle le maître de cérémonies pour savoir si son boubou vert à fleurs blanches serait assez bon pour l’arrivée du roi.
Le maître de cérémonies dit son opinion vis-à-vis de Clarence: “Un coq! voilà tout ce que tu es, dit-il. C’est comme coq que le mendiant t’a vendu au naba, et c’est ne coq que tu t’es comporté. […] Un coq n’est pas signe de paraître devant le roi, […]. Un coq… […] Impur comme tu l’es, tu n’es bon qu’à être enfermé dans le sérail!” (p. 238)
Parabole de la connaissance: “Mais ce n’était pas les tambours qu’il entendait. Il entendait le bruit de la mer; et il revoyait la barre, le redoutable rouleau d’eau qui défend la terre d’Afrique; et, perçant par intervalles ce bruit d’eau déferlante, l’écho des apostrophes du maître des cérémonies lui parvenait, comme un mugissement de surcroît. Le roulement des tambours n’était sans doute pas absent de cette grande rumeur; pourtant ce n’était pas les tambours que Clarence entendait; et ce n’était pas non plus le cortège royal qu’il regardait s’avancer: le rouleau d’eau s’avançait!
Chaque fois que le rouleau de vagues était près d’atteindre la terre, il s’élevait; il élevait la tête; il regardait, l’espace d’une seconde, le sol rouge d’Afrique; et puis il retombait, il s’éparpillait furieusement. Il levait la tête et il regardait, mais il n’avait garde de regarder trop longtemps et il se gardait bien de s’avancer jusqu’à la terre! Sitôt que sa curiosité était satisfaite, il s’épandait. Et si, dans sa course vers la côte, il entraînait une barque, il comprenait parfaitement que les gens de la barque voulussent, eux aussi, regarder la terre rouge; il élevait la barque, il la tenait sur sa crête, l’espace d’une seconde; et puis, dans son propre reflux, il ramenait la barque vers le large; il n’oubliait pas de ramener la barque, car il jugeait que, leur curiosité satisfaite, les gens de la barque n’avaient rien de plus à attendre de la terre d’Afrique. Il jugeait, avec sa vieille sagesse, qu’il leur en cuirait d’en apprendre davantage.
Mais les tgens, dans la barque, ne se satisfaisaient nullement de cette vue lointaine. Ils n’avaient ni la sagesse, ni l’expérience millénaire du gros rouleau d’eau; ils voulaient toucher cette terre, fouler ce sol rouge. Le rouleau d’eau avait beau les en dissuader et chaque fois les ramener vers le large, ils refusaient ses conseils; ils se penchaient plus fortement et toujours plus fortement sur les rames; et, enfin, ils triomphaient de la barre, ils touchaient terre!
Pendant quelques heures, ou pendant quelques jours et parfois pendant quelques semaines, les gens de la abrque ne savaient comment exprimer leur bonheur. Ils croyaient véritablement avoir remporté une grande victoire. Mais quelle défait c’était! Et comme il aurait mieux valu que la barque se retournât, comme il aurait mieux valu que l’océan à jamais engloutît les passagers! Mais, cette dernière chance, cette chance suprême, que les gens de la barque tenaient pour un grand malheur, était rarement accordée.” (p. 241-242)
Sur la pureté du roi, à partir du fait que les deux garçons avaient joué une danse lubrique en présence du roi: “Mais pourquoi était-ce ce mime-là qu’on avait choisi de représenter devant le roi? N’était-ce pas faire injure au roi, insulter à sa pureté? Ou la simple présence du roi retranchait-elle son ignominie au mime?… Eh bien, peut-être… Peut-être suffisait-il que le roi fût présent pour que tout devît pur…” (p. 243)
Clarence commence à douter lui-même de sa pureté et de ses bonnes intentions.
“- Il est toujours trop tard, dit Diallo. A peine sommes-nous nés, qu’il est déjà trop tard. Mais le roi ne l’ignore pas, et c’est pourquoi aussi il est toujours temps.” (p. 245)
Baloum: “Si tous ceux qui se présentent devant le roi devaient être dignes de lui, le roi vivrait dans un désert.” (p. 246)
Baloum sur la chance: “Appelle la chose comme tu voudras, mais c’est le nom que je lui donne. Peut-être ne correspond-il a rien; et peut-être est-il le signe d’une chose réelle. Qu’en sais-tu? Ce que je sais, et cela je le sais à n’en pas douter, c’est que, si la chose existe, elle ne te sera pas donnée comme un don gratuit; tu n’en recevras pas plus que tu n’en extorqueras. Celui qui ne demande rien ne doit pas non plus s’étonner de s’en retourner les mains vides. Et enfin si personne n’est constamment favorisé, personne non plus n’est constamment frustré.” (p. 247)
Baloum appelle “chance” ce que le mendiant appelait “faveur”, et Diallo – “pitié”.
Baloum pousse Clarence à aller devant le roi: “C’est pourquoi je te dis de saisir ta chance, car tu l’as à portée de ta main. Mais saisis-la, fais le geste de saisir, car, si tu ne t’efforces pas, tu ne la saisiras pas.” (p. 248)
Diallo: “Alors que craignez-vous? Il ne vous sera rien demandé au-delà de votre effort.” (p. 248)
Parabole de la vie: “Et au moment où il achevait de prononcer ces paroles, il [Clarence – n.n.] tomba dans une sorte d’inconscience; dans une impuissance, plus exactement. Les autres, autour de lui, parlaient et s’agitaient; et peut-être répondait-il; peut-être n’était-il pas totalement absent de leur conversation, ni entièrement en dehors de leur agitation. Et même il semblait qu’il répondît, qu’il s’agitât mais il n’avait conscience ni de ce qu’il répondait, ni des gestes qu’il faisait; ce n’était guère plus qu’un bruit confus de paroles et qu’une agitation dépourvue de sens. «Quelque chose qui ressemble à la vie, dépourvue de sens. Quelque chose qui peut-être est la vie-même: une pure folie et une sarabande de fols!…»” (p. 248-249)
Le regard du roi: “Pourtant le souverain n’avait pas un regard pour ces présents qui s’accumulaient: il regardait droit devant lui; et peut-être ne regardait-il rien; peut-être son regard, comme dans la caverne de Dioki, était-il simplement tourné vers sa propre personne; peut-être ce regard qu’il dirigeait au loin n’était-il qu’une pure apparence, l’effet d’une condescendance, d’une bonté distraite et presque méprisante… Qu’eût-ce été, sinon? Il n’y avait rien sur quoi le roi pût arrêter son regard, dans ce Sud ignoble. Cette condescendence déjà était une faveur, quel que fût le secret mépris qui s’y mêlait.” (p. 249)
“[…] plus Clarence regardait le roi, plus il mesurait l’audace, l’étendue d’audace, qu’il eût fallu s’arroger pour s’avancer vers lui.” (p. 250)
Le sourire du roi: “Et ce n’était pas son dénuement seulement, ce n’était pas son avilissement seulement qui empêchaient Clarence de s’avancer, c’était bien autre chose; et bien d’autres choses. C’était la grande fragilité du roi, la fragilité autant que la puissance, la même adorable fragilité, la même redoutable puissance que Clarence avait observées sur l’esplanade; le même sourire aussi, le même lointain sourire qu’on aurait pu, comme le regard, confondre avec le dédain, qu’on devait certainement confondre avec le dédain, et qui assurément errait sur les lèvres plus qu’il ne s’y posait; et sans doute aussi les habits, la blancheur immaculée du manteau, l’or de la torsade nuée en turban sur le front; tant de choses encore, tant d’autres choses qu’une vie entière n’eût pas suffi à dénombrer… Mais surtout tant de pureté, tant d’éclatante pureté.” (p. 250)
Clarence au roi: “- Hélas! Seigneur, je n’ai que mon bon vouloir, murmura Clarence, mon très faible bon vouloir! Mais vous ne pouvez pas l’accepter. C’est un bon vouloir qui me condamne plus qu’il ne me disculpe.” (p. 251)
La dernière séquence: “Pourtant le roi ne détournait pas le regard. Et son regard… Son regard semblait malgré tout appeler. Alors, brusquement, Clarence s’avança. Il aurait dû se heurter à la paroi, mais la paroi devant lui s’effondra, la case derrière lui s’effondra, et il s’avança.
Il s’avançait et il n’avait aucun vêtement sur lui. Mais la pensée ne l’effleura pas qu’il aurait dû, au préalable, mettre son boubou; le roi le regardait, et rien, plus rien n’avait d’existence en dehors de ce regard. C’était un regard si lumineux et où il y avait tant de douceur que l’espoir, un fol espoir, naissait en Clarence. Oui, l’espoir à présent le disputait à la crainte; l’espoir devenait plus fort que la crainte. Et bien que le sentiment de son impureté dissuadât Clarence de s’approcher, néanmoins Clarence s’avançait. Il s’avançait en chancelant; il foulait l’épais tapis en chancelant; il lui semblait à tout moment que ses jambes ou que le sol allaient soudain se dérober sous lui. Mais non, il avançait, il continuait de s’avancer, et ses jambes ne le trahissaient pas, le sol ne s’ouvrait pas. Et le regard… Le regard ne se détournait pas.
- Seigneur! Seigneur! murmura Clarence. Est-il vrai que vous m’appelez? Est-il vrai que l’odeur qui est sur moi ne vous fait pas reculer d’horreur?
Et parce que le regard demeurait posé sur lui, parce que l’appel demeurait sur lui, ce fut comme un trait de feu qui le transperça.
«Personne pourtant n’est plus vil que moi, plus dénué que moi, pensait-il. Et vous, Seigneur, vous acceptez de poser le regard sur moi!» Où était-ce son dénuement même?… «Ton dénuement même! semblait dire le regard. Ce vide effrayant qui est en toi et qui s’ouvre à moi; ta faim qui répond à ma faim; ton abjection même qui n’existait pas sans ma permission, et la honte que tu en as…»
Quand il fut parvenu devant le roi, quand il fut dans le grand rayonnement du roi, et tout meurtri encore par le trait du feu, mais tout vivant et seulement vivant de ce feu, Clarence tomba à genoux, car il lui semblait qu’il était enfin au bout de sa course et au terme de toute course.
Mais sans doute ne s’était-il pas assez approché encore, sans doute était-il trop timide encore, car le roi lui ouvrit les bras. Et dans le temps qu’il lui ouvrait les bras, son manteau s’entrouvrit, son mince torse d’adolescent se découvrit. Sur ce torse, dans la nuit de ce torse, il y avait – au centre, mais pas tout à fait au centre, un peu sur la droite – un léger battement qui faisait frémir la peau. C’était ce battement qui appelait, ce léger battement! C’était ce feu qui brûlait et cette lumière qui rayonnait. C’était cet amour qui dévorait.
- Ne savais-tu pas que je t’attendais? dit le roi.
Et Clarence posa doucement les lèvres sur le léger, sur l’immense battement. Alors le roi referma lentement les bras, et son grand manteau enveloppa Clarence pour toujours.” (p. 251-252)
26 mai 2005
Camara Laye, Le regard du roi, (note de lectura)
Publicat de Radu Iliescu la 11:22 PM
Etichete: Camara Laye
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