14 mai 2005

Martin Lings, Qu’est-ce que le soufisme?, (note de lectura)





Traduit de l’anglais par Roger Du Pasquier. Editions du Seuil, 1977. Titre original: What is Sufism?. 1975, George Allen & Unwin Ltd, Londres.

Préface

“La plupart des lecteurs occidentaux de ce livre auront entendu dans leur jeune âge que «le royaume des cieux est au-dedans de vous». Ils auront aussi entendu ces paroles: «Cherchez et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira.» Mais combien d’entre eux ont-ils reçu une instruction quelconque sur la manière de chercher et sur l’art de frapper?” (p. 8)


1. Originalité du soufisme

La référence symbolique soufie du terme du chemin est l’Océan.

Le soufisme est: “[…] de temps à autre, une Révélation «flue» comme un grand flot de marée venant de l’Océan d’Infinitude vers les rives de notre monde fini; et le soufisme est la vocation, la discipline et la science permettant de se plonger dans le reflux de l’une de ces vagues et d’être ramené avec elle à sa Source éternelle et infinie.” (p. 9)

Il n’y a qu’une seule eau, mais deux Révélations ne sont pas extérieurement semblables. Le mystique se préoccupe beaucoup plus de la vague en reflux que de l’eau laissée derrière elle. Mais il a besoin de ce résidu, des formes extérieures de sa religion qui concernent l’individu humain comme tel.

A la mort de Ghazâlî, le grand soufi du XIe siècle, on trouva sous sa tête un poème qu’il avait écrit durant sa dernière maladie. Ces vers y figuraient:

Je suis un oiseau: ce corps était ma cage,
Mais je me suis envolé, le laissant comme un signe.

“Ce qui, par la réalisation spirituelle, est ramené à la Source peut être désigné comme le centre de conscience. L’Océan est aussi bien au-dedans qu’au-dehors; et le chemin des mystiques est un éveil progressif comme si l’on «reculait» en direction de la racine de son être; c’est un ressouvenir dui Soi suprême qui transcende infiniment l’ego humain et qui n’est autre que les profondeurs vers lesquelles la vague reflue.” (p. 12)

Ce que les hindous appellent «libéré vivant» est nommé en soufisme réalisation de la «Station suprême».

“Le soufi accompli est donc conscient d’être, comme les autres hommes, prisonnier du monde des formes, mais, à leur différence, il a aussi conscience d’être libre, d’une liberté qui l’emporte incomparablement sur sa captivité. C’est pourquoi on peut dire qu’il a deux centres de conscience, l’un humain et l’autre divin, et il peut s’exprimer en fonction tantôt de l’un et tantôt de l’autre, ce qui explique certaines contradictions apparentes.” (p. 13)

L’Arbre de Vie, dont le saint est une personnification, est parfois décrit comme ayant ses racines au Ciel, cela pour qu’on n’oublie pas que la profondeur et l’élévation sont spirituellement identiques.

Le sens du mot «original» a été dévié vers la différence, ou la qualité de ce qui est inhabituel ou extraordinaire. «Original» est utilisé comme synonyme d’«anormal», ce qui est une perversion monstrueuse, puisque la véritable originalité est une norme.

“Le soufisme n’est autre que le mysticisme islamique, ce qui signifie qu’il est le courant central le plus puissant de ce flot de marée qui constitue la Révélation de l’Islam; et il apparaîtra clairement de ce qui vient d’être dit qu’il n’y a là aucune dépréciation, comme certains semblent le penser. C’est, au contraire, l’affirmation que le soufisme est à la fois authentique et efficace.” (p. 15-16)

Le soufisme n’existe et ne peut pas exister à l’extérieur de l’Islam. Si on lui dépouille les particularités et l’originalité, on lui enlève aussi son impulsion.

Au moment où l’Islam fut établi dans le sous-continent indien, il y eut des échanges intellectuels entre soufis et brahmanes, tout comme le soufisme adopta certains termes empruntés au néo-platonisme. “[…] le soufisme, étant totalement dépendant d’une Révélation particulière, est totalement indépendant de toute autre chose. Mais, se suffisant à soi-même, il peut, si le temps et le lieu s’y prêtent, cueillir des fleurs dans un jardin autre que le sien. Le Prophète de l’Islam a dit: «Cherchez le savoir jusqu’en Chine.»” (p. 16)


2. Universalité du soufisme

Le soufisme, en tant que particularité mystique de l’Islam, est parfaitement compatible avec la mystique universelle, tout comme l’art sacré est à la fois particulier et universel.

Titus Burckhardt, dans «Perennial Values in Islamic Art», Studies in Comparative Religion, été 1967, disait: “Personne ne contestera l’unité de l’art islamique, que ce soit dans le temps ou dans l’espace; elle est bien trop évidente: que l’on contemple la mosquée de Cordoue ou la grande medersa de Samarcande, qu’il s’agisse de la tombe d’un saint au Maghreb ou au Turkestan chinois, c’est comme si une seule et même lumière rayonnait de chacune de ses œuvres d’art.»

Frithjof Schuon, dans De l’unité transcendante des religions, Paris, Gallimard, 1948, p. 79, disait: “Devant une cathédrale, on se sent réellement situé au centre du monde; devant une église en style Renaissance, baroque ou rococo, on ne se sent qu’en Europe.”

Tout comme la sainteté est le but final du soufisme, l’art sacré est la cristallisation de la sainteté.

“Selon la doctrine islamique, la perfection est une synthèse des qualités de majesté et de beauté; et le soufisme, ainsi que de nombreux soufis l’ont exprimé, est un revêtement de ces qualités divines: cela implique que l’âme se dépouille des limitations de l’homme déchu, des habitudes et des préjugés qui étaient devenus une «seconde nature», et se couvre des caractéristiques de la nature primordiale de l’homme fait à l’image de Dieu.” (p. 19)

Dans certains Ordres soufiques, le rite d’initiation prend la forme d’une investiture: un manteau (khirqah) est placé par le cheikh sur les épaules de l’initié.

Pour le novice la voie est, au début, surtout une discipline.

Les symboles ne sont pas arbitraires, mais enracinés dans la réalité. Tout de même, un symbole est par définition fragmentaire, en ce qu’il ne peut jamais capter tous les aspects de son archétype (par exemple, dans le symbole du cercle, ce qui échappe est le fait que le centre est infiniment plus grand que le cercle même).

Le soufisme, comme les autres mysticismes, conduit au Centre Unique. Il est particulier par ses distinction et universel parce qu’il fait ce que les autres mysticismes font. Conformément au symbolisme du cercle, le soufisme est un rayon parmi les rayons. “[…] lorsqu’un chemin mystique approche de son But, il est plus proche des autres mysticismes qu’à son départ.” (p. 23)

“L’essence concentrée de l’Islam ne se trouve que chez le saint soufi qui, en parvenant au terme du Chemin, a porté les idéaux spécifiques de sa religion à leur développement le plus élevé et le plus complet, exactement comme l’essence concentrée du christianisme ne peut se rencontrer que chez un saint François, un saint Bernard ou un saint Dominique.” (p. 24)

La denière Révélation, l’Islam, est en quelque sorte une récapitulation des autres.


3. Le Livre

A l’instar de l’hindouisme et du judaïsme, l’Islam établit une nette distinction entre Révélation et inspiration. Une Révélation est consubstantielle à la Divinité dont elle est une projection ou un prolongement, alors qu’un texte inspiré est composé par l’homme sous l’influence de l’Esprit divin. Dans le christianisme, la Révélation est Jésus lui-même, les Evangiles se situant au degré de l’inspiration.

Les soufis parlent de se noyer (istighrâq) dans les versets du Coran, qui sont la Parole incréée de Dieu. Pour certains soufis la récitation du Coran a été le principal moyen de concentration sur Dieu. Leur intelligence était pénétrée par la conscience de la participation à la Parole divine.

Alif-Lâm-Mîm. La première lettre signifie Allâh, la deuxième Rasûl ou l’archange Jibrîl (en arabe la première lettre, tout comme la dernière, peut représenter le mot entier), la troisième Muhammad.

Le mot tarîqah signifie à proprement dire «voie», et par extension un Ordre soufique ou une confrérie.

Coran, II, 156: “En vérité nous sommes à Dieu et à Lui nous retournons.” (Innâ li-Lhâhi wa innâ ilayhi râji’un). Les soufistes considèrent que tout le soufisme est résumé dans ce verset.

Le soufisme est un mouvement de retour, un reflux, et de ce point de vue les autres membres de la communauté, bien que tournés dans la bonne direction, sont stationnaires.

Dans un Ordre soufiste, les membres plus centraux sont nommés «voyageurs» (sâlikùn), pendant que les mombres plus périphériques sont immobiles.

Le Grand Jihad est soufiste, ou c’est un aspect qui ne regarde que les soufistes.

“En fait, mais non de propos délibéré, l’exotérisme est un état de trêve avec des escarmouches occasionnelles et livrées de façon décousue; et il est bien préférable de demeurer exotériste que de susciter toute la fureur de l’ennemi et, ensuite, d’abandonner la lutte, laissant les possibilités inférieures envahir l’âme.” (p. 35)

Le soufisme est un sens des valeurs ou un sens des proportions.

Le Coran est nommé al-Furqân, qui peut se traduire par «Critère de vérité», «Instrument de discrimination» ou par «Discernement».

La communauté islamique est partagée entre les «voyageurs», les «stationnaires» et les «exotériques».


4. Le Messager

Aïcha a dit du Prophète: «Sa nature était comme le Coran». Autrement dit, Muhammad donnait l’impression d’être le Livre incarné.

“La doctrine islamique du Rasûl est, au fond, la même que la doctrine hindoue de l’Avatâra, la différence immédiate étant que le terme Avatâra veut dire «descente», c’est-à-dire celle de la Divinité, cependant que le Rasûl est défini soit comme un Archange, soit comme une incarnation humaine de l’esprit.” (p. 40) La différence est de perspective, et non pas de fait.

“Muhammad ne fut pas seulement berger, marchand, ermite, exilé, soldat, législateur et prophète-prêtre-roi; il fut aussi orphelin (mais avec un grand-père et un oncle particulièrement aimants), pendant de longues années époux d’une seule femme beaucoup plus âgée que lui, fréquemment père d’enfants qui lui furent enlevés, veuf, et finalement époux de plusieurs femmes dont certaines beaucoup plus jeunes que lui.” (p. 41)

Hadith: “Agissez pour ce monde comme si vous deviez vivre mille ans, et pour l’autre comme si vous deviez mourir demain.”

Les deux grands nuits de l’année islamique sont Laylat al-Qadr (la Nuit du Pouvoir) et Laylat al-Mi’raj (la Nuit de l’Ascension). Elles sont, respectivement, la nuit de la Descente du Coran et celle de l’Ascension du Prophète.

Hadith: “Mourez avant de mourir.”

L’orientation extérieure vers la Mecque est signe de l’orientation intérieure vers le Centre intérieur.

Le Prophète fut transporté «horizontalement» de La Mecque à Jérusalem avant son ascension «verticale». Ses voyages sont le prototype parfait du chemin que doivent suivre les avancés parmi son peuple. C’est seulement à partir du degré de la perfection humaine qu’il est possible d’avoir accès aux états supérieurs de l’être.

“Le grand prototype du rite soufique d’initiation est un événement survenu en un moment crucial de l’histoire de l’Islam, environ quatre ans avant la mort du Prophète: assis au pied d’un arbre, il demanda à ses compagnons présents de lui jurer fidélité en plus et en sus de l’engagement qu’ils avaient pris en entrant en Islam. Dans certains Ordres, ce rite de serrement de mains comprend des éléments supplémentaires, et, dans d’autres, il est remplacé par différentes formes d’initiation dont l’une est particulièrement suggestive de l’idée de chaîne comparée à une ligne de sauvetage: le cheikh tend son rosaire au novice; celui-ci en saisit l’autre extrémité qu’il tient pendant la prononciation de la formule d’initiation.” (p. 49)

Il appartient à la méthode de tout mysticisme de procéder comme si le virtuel était déjà effectif.


5. Le Cœur

Abû’l-Hasan Fushanjî, Xe siècle: “Aujourd’hui le soufisme (taçawwuf) est un nom sans réalite. Ce fut autrefois une réalité sans nom.”

Ibn Khaldûn remarquait lui aussi que pendant les premières générations le mysticisme était une réalité trop répandue pour avoir un nom. Cf. Muqaddimah, chap. XI. Le terme «soufi» traduit ici deux mots dans la langue arabe, çufiyyah et mutaçawwifah; les langues européennes rendent habituellement par «soufi» aussi bien çûfi que mutaçawwif (dont les deux termes arabes qu’on vient de citer sont les pluriels). Au sens strict, ils désignent respectivement celui qui est parvenu au terme du chemin et celui qui en suit encore le cours. Il existe un troisième terme, mustaçwif, «celuji qui aspire à devenir mutaçawwif».

Le mot çufî signifie «de laine», et aussi «vêtu de laine».

Le mot est formé des lettres: çâd – wâw – fâ’. Il existe une identité secrète (dans la science des lettres) avec çâd – fâ’ – wâw (ayant pour sens celui de «pureté»).

Les çufî s’appelent al-fuqarâ’ (pluriel de faqîr), et en persan darvîsh. Le sens de ces mots est celui de «pauvre».

Le Coran est en accord avec la perspective du monde antique, qui attribuait la faculté de la vision au cœur, centre de l’âme et passage vers l’Esprit. Le cœur est le siège de l’intellect.

“Etant le centre du corps, le cœur peut être considéré comme transcendant le reste de celui-ci, bien que sa substance soit faite comme lui de chair et de sang. En d’autres termes, si le corps dans son ensemble est «horizontal» en ce qu’il est limité à son propre plan d’existence, le cœur possède, en plus de cela, une certaine «verticalité» du fait qu’il est l’extrémité inférieure de l’axe «vertical» venant de la Divinité elle-même et passant par les centres de tous les degrés de l’univers.” (p. 61)

Le cœur physique peut servir de foyer de concentration et on peut en trouver des illustrations pratiques dans les méthodes de la plupart des formes de mysticisme.

Hadith: “Ma terre ne peut Me contenir, ni ne le peut Mon ciel, mais le Cœur de Mon esclave croyant peut Me contenir.”

Un poème du soufi Hallâj commence avec: “J’ai vu mon Seigneur par l’œil du Cœur. Je dis: ‘Qui est-tu?’ Il répondit: ‘Toi’.”

‘Abd ar-Razzâq al-Kâshâni, dans un commentaire du Coran fait au XIVe siècle, interprète le mot «soleil» comme Esprit; la lumière est la gnose; le jour est l’Au-Delà, monde transcendant de la perception spirituelle directe; et la nuit est ce monde, monde de l’ignorance ou, au mieux, de la connaissance indirecte réfléchie symbolisée par le clair de lune. La lune transmet indirectement la lumière du soleil à l’obscurité de la nuit; et, semblablement, le Cœur transmet la lumière de l’Esprit à l’obscurité de l’âme. Mais cette faculté est voilée dans l’homme déchu, et cela par définition même, car, si l’on vit qu’il perdit le contact avec la Fontaine de Vie lorsqu’il dut quitter le Paradis terrestre, cela revient à dire qu’il n’a plus d’accès direct au Cœur.

“[…] si l’on demande quelle qualification est nécessaire pour être admis dans un Ordre soufique ou quelle est la chose qui doit inciter quelqu’un à rechercher l’initiation, on repondra que, dans la nuit de son âme, la couche de nuages doit être assez mince pour qu’au moins quelques clartés de la lumière du Cœur puissent percer les ténèbres.” (p. 65-66)

Guénon parle d’un présentiment des états supérieurs de l’être.

Pour indiquer le caractère direct de la connaissance du Cœur, les soufis utilisent le mot dhawq (saveur).

“Lorsqu’on dit que Dieu est Amour, la signification la plus élevée de cette sentence est que l’archétype de toutes les relations positives – conjugales, paternelles et maternelles, filiales et fraternelles – est Un de façon indivisible dans la Perfection infinie et se suffisant à elle-même de l’Essence divine.” (p. 67)

Hadith: “J’étais un trésor caché et J’ai désiré être connu, alors J’ai créé le monde.”

Sur le sceau de Solomon: “L’équilibre parfait de l’âme primordiale dépend de l’union harmonieuse des domaines de l’homme intérieur et de l’homme extérieur. Si nous admettons que le sommet du triangle supérieur du Sceau de Solomon représente l’expérience directe que fait le Cœur des Vérités spirituelles qui sont fruits de l’Arbre de Vie, l’angle opposé du triangle inférieur représentera le goût au sens littéral, alors que les deux bases en position intermédiaire figureront la connaissance mentale indirecte découlant des deux expériences directes. Le message de ce symbole est que, si nous voulons savoir à quoi correspond la connaissance du Cœur, nous devons nous adresser aux sens plutôt qu’au mental, en tout cas en ce qui concerne son caractère direct. Mais notre symbole représente aussi l’abîme séparant les sens du Cœur: la connaissance par les sens, étant le monde de perception placé le plus bas, est plus profondément enfoncée dans l’espace, le temps et les autres conditions terrestres, et donc plus resserrée et plus fugitive que la connaissance mentale, cependant que le «goût» intérieur échappe à ces conditions en raison de son exaltation et, en conséquence, constitue, de toutes les expériences, la plus vaste et la plus durable.” (p. 69-70)

Le mysticisme, sous toutes ses formes, commence par une quête de l’«état primordial», puisque cet état est l’équivalent de la perfection humaine qui est l’unique base de l’ascension spirituelle.

Hadith: “Le parfum et les femmes m’ont été rendus chers, et la fraîcheur a été donnée à mes yeux dans la prière.”

Coran, XVII, 44: “Les sept cieux, la terre et tout ce qui s’y trouve célèbrent Ses louanges; il n’y a rien qui ne célèbre Ses louanges; mais vous ne comprenez pas leurs louanges.” Autrement dit: Ne regardez pas les choses de ce monde comme des réalités indépendantes, car leur existence à toutes dépend du Trésor caché dont elles ont été créés pour révéler la gloire.

Les «visionnaires» sont ceux qui voient partout des signes.

La définition donnée par le Prophète à l’ihsan (excellence): “L’excellence, c’est d’adorer Dieu comme si tu Le voyais; et si tu ne Le vois pas, Lui te voit.”

Personne n’est, plus que le mystique, lucidement conscient de la chute de l’homme.

Dhikr Allâh (Souvenir de Dieu) est un des noms du Prophète. Selon le Coran cette invocation est «plus grande» que la prière rituelle elle-même.

Hadith: “Il existe pour chaque chose une vernis qui enlève la rouille et le vernis du Cœur est l’invocation d’Allâh.”

Les trois degrés de la certitude, par ordre ascendant: la Science de la certitude (‘ilm al-yaqîn), l’Œil de la certitude (‘ayn al-yaqîn) et la Vérité de la certitude (haqq al-yaqîn). “La Science est la certitude obtenue en entendant une description du feu; l’Œil est celle qu’apporte la vue de ses flammes; la Vérité est la certitude provenant du fait d’y être consumé.” (p. 79)


6. La doctrine

Toute doctrine est en rapport avec le mental; mais la doctrine mystique, qui correspond à la Science de la certitude, adresse au mental un appel à se transcender lui-même.

La doctrine est résumée dans le nom «Allâh», qui contient tout. Elle reçoit un développement dans shahâdah. “Lâ ilâha illâ ‘Llâh” – Il n’est de dieu que Dieu.

Chaque nom d’Allâh est équivalent avec un autre, Allâh étant à proprement parler innomable. Alors, ah-Haqq, qui est la Vérité, ou la Réalité, donne: Il n’est de réalité que la Réalité; Il n’est de vérité que la Vérité. La doctrine fondée sur cette conclusion est appelée «Unité de l’Etre». Il s’agit d’une Unitée absolue, qui exclut l’addition ou la division. Selon elle, l’Infinitude divine est sans parties. Le nom Ahad (Un) devrait se traduire par «l’Indivisible Un-et-Unique».

Hayrah (ar.) = “Effroi ou perplexité en face d’une situation apparemment sans issue, ou de vérités que l’on n’arrive pas à concilier rationnellement; c’est aussi crise du mental se heurtant à ses propres limites. Si nous situons hayrah sur le plan mental, le conseil du cheikh ad-Darqâwi rappelle la méthode des koan utilisée par le Zen et consistant à méditer avec insistance sur certains paradoxes, de manière à provoquer une crise mentale, une perplexité extrême, ce qui peut déboucher sur l’intuition suprarationnelle.» (Titud Burckhardt)

L’étude de la doctrine conduit le mental jusqu’à la limite supérieure au-delà de laquelle se trouve, entre elle et le Cœur, le domaine de l’intuition intellectuelle, ou de la perplexité, selon les cas. Toute doctrine mystique contient des formules aphoristiques capables de galvaniser l’âme en transcendant le mental et en franchissant cette limite.

‘Abd al-Karîm al-Jîlî utilise dans son œuvre le symbole de l’eau et de la glace représentant le Créateur et la création, apparemment différents mais secrètement identiques.

“La subjectivité dont l’homme déchu est conscient résulte de la projection de la lumière intérieure transcendente sur la coagulation semi-opaque et donc impure qui forme barrière entre cette lumière et l’âme. L’ego est une lueur qui donne l’apparence d’avoir son origine au niveau de cette barrière, d’où l’illusion de constituer une unité séparée et indépendante.” (p. 92)

Le saint, dans le Coran, VI, 103: “celui qui était mort, que Nous avons ressuscité et à qui Nous avons remis une lumière pour se diriger parmi les hommes.”

C’est par une manifestation de Soi-même (al-Tajallî) que la Divinité atteint et domine. Ainsi les Arabes chrétiens emploient le terme al-Tajallî pour désigner la Transfiguration qui, pour le Christ, fut une immersion visible de la nature humaine dans la Nature divine.

L’ordre de compréhension: doctrine, compréhension, perplexité, illumination (ou: graine, tige, bouton, fleur).


7. La méthode

Bukhârî, Riqâq, 37: “Rien de ce qui rapproche Mon esclave de Moi ne M’est plus agréable que l’accomplissement des obligations que Je lui ai imposées. En plus, Mon esclave ne cesse de se rapprocher de Moi par des pratiques surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime; et lorsque Je l’aime, Je suis l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main avec laquelle il empoigne, le pied sur lequel il marche.”

Le paradoxe de Hallâj: “Quiconque témoigne que Dieu est Un, Lui associe un autre [à savoir son propre soi individuel en tant que témoin].” Autrement dit: l’âme n’est pas competente pour proclamer la Shahâdah.

Le soufisme est caractérisé par ka’anna (comme si). La seconde Shahâdah (Muhammadun Rasûlu ‘Llâh) peut être regardée comme un refus d’admettre que la chute de l’homme ait vraiment eu lieu. Mais cette manière de voir doit se combiner avec une conscience aiguë des effets de la chute.

Bishr al-Hâfi, (mort en 842), grand soufi de Bagdad, disait: «Le soufi est celui qui garde son Cœur pur (çâfi).”

Deux termes soufiques fondamentaux:
♥ fanâ’ (extinction);
♥ baqâ’ (ce qui demeure, ce qui subsiste, Eternité).

Parmi les rites non obligatoires de l’Islam, l’invocation du nom Allâh est de beaucoup le plus important. “Mais il faut garder à l’esprit que, même si les pratiques obligatoires impriment un rythme spirituel à l’écoulement des heures, leur accomplissement exige relativement peu de temps. Les rites surérogatoires ont alors une supériorité potentielle sur elles en ce qu’ils ont la capacité de ceindre et de pénétrer la vie tout entière, et c’est à cela que tendent ceux qui pratiquent l’invocation de façon méthodique.” (p. 103)

La récitation du Coran est le rite facultatif le plus répandu.

“On pourrait dire, en fait, que l’intention d’un miracle est de permettre à l’âme tout entière de participer de façon surnaturelle à une certitude «absolue» qui est normalement la prérogative du Cœur; mais ce résultat peut être obtenu dans une plus faible mesure par ce moyen parfaitement naturel et humain qu’est la prière individuelle – non par un supplément de foi, mais par l’élimination des obstacles et des distractions.” (p. 106)

“On peut conclure des enseignements sur la perfection humaine – ainsi qu’on y a déjà fait allusion à propos du Messager – que l’âme primordiale est une harmonie multiple unifiée et, si l’on peut dire, suspendue entre l’autre monde et celui-ci, ou bien entre l’Intérieur et l’Extérieur, d’une manière telle que l’équilibre est parfait entre l’attraction des signes intérieurs – le Cœur et, au-delà de celui-ci, l’Esprit – et les signes sur les horizons. Cet équilibre revêt aussi un aspect dynamique du fait que le Cœur dirige à travers l’âme un rayon de reconnaissance des signes extérieurs que sont les grands phénomènes de la nature; et ceux-ci, par l’effet qu’ils produisent sur les sens, provoquent une vibration qui traverse l’âme en direction de l’intérieur, de sorte qu’avec l’homme, dernier être créé, le mouvement extérieur de création est renversé et que tout, pour ainsi dire, reflue à travers son Cœur vers sa Source éternelle et infinie. Mais, dans l’âme déchue, où l’attraction du Cœur est plus un moins imperceptible, l’équilibre est rompu et les plateaux de la balance sont lourdement surchargés en faveur du monde extérieur.” (p. 107-108)

Qabd (ar.) = contraction.

Bast (ar.) = expansion.

Le mouvement intériorisant de l’âme vers le Cœur procède du qabd. La «saveur» de celui-ci doit rester afin de veiller sur la réaction concomitante de bast, non pour en diminuer l’amplitude, mais pour lui éviter d’être un retour aux limitations de la mondanité. Dans le Coran existe un rapport entre le qabd du sacrifice et le bast de la croissance.

Un exemple de qabd est le jeûne.

L’objectif le plus élevé du qabd, c’est que le bast se produise en direction du Cœur et même au-delà.

Le qabd le plus rigoureux est la retraite spirituelle, khalwah (littéralement: solitude). Certains ordres affirment que cette retraite doit avoir lieu dans un environnement naturel.

Le terme jalwah désigne les pratiques complementaires, expansives, de la khalwah, et les séances de souvenir (majâlis adh-dhikr), réunions plus ou moins régulières au cours desquelles les frères membres de l’Ordre chantent des litanies et invoquent le Nom divin.

Dans tarîqah des Mawlawî dont les membres sont connus en Occident sous la désignation de «derviches tourneurs», le prélude de la séance d’invocation est fait par une danse sacrée. “Cette danse, qui constitue un bast particulièrement ample, s’ouvre néanmoins sur le qabd initial qu’est la majestueuse procession durant laquelle le danseur croise les bras sur sa poitrine et resserre ses épaules. Accompagné par des flûtes, des tambours et parfois d’autres instrument, un chanteur se fait entendre. Puis, à un moment donné, le chaikh vient occuper la position près de laquelle les formes repliées sur elles-mêmes vont défiler solennellement; et chaque danseur, dès qu’il pénètre dans l’orbite du cheikh, se met à déployer ses bras et à tourner sur lui-même en rond, d’abord lentement mais accélérant bientôt et étendant complètement les bras, la paume de la main droite tournée vers le haut pour être un réceptacle du ciel et celle de la main gauche vers le bas pour transmettre à la terre ce qui vient du Ciel, et le tournoiement continue.” (p. 111)

Les Ordres n’ont pas tous de danse.

Le grand soufi égyptien Dhu ‘n-Nûn al-Miçrî (mort en 861), disait: «Pour le plus grand nombre, la repentance se rapporte aux péchés, mais, pour les élus, elle concerne la distraction (ghaflah).»

Ghaflah (ar.) = négligence dispersée.

La fréquente mention du vin dans la poésie soufique invite à préciser que le seul vin que les soufis eux-mêmes se permettent de boire est celui que le Coran autorise, à savoir le vin du Paradis.

Certains cheikhs décrivent la Station suprême comme un état où l’on est intérieurement ivre et extérieurement sobre.

A la place de qabd et de bast, on pourrait utiliser les termes de «crainte» et d’«amour».

La méditation (fikr) est un élément essentiel de la voie spirituelle, comme auxiliaire du dhikr. Il se fonde sur trois points de vue: la crainte (makhâfah), l’amour (mahabbah) et la connaissance (m‘arifah).

F. Schuon, Les Stations de la sagesse, Paris, Buchet-Chastel-Corréa, 1958, p. 191: “La nature humaine comporte trois plans: le plan de la volonté, celui de l’amour et celui de la connaissance; chacun se polarise en deux modes complémentaires, en sorte qu’ils se présentent, respectivement, comme renoncement et acte, paix et ferveur, discernement et union.”

Sans fikr, le dhikr serait largement inopérant; sans dhikr, le fikr ne servirait à rien.


8. L’exclusivité du soufisme

“Le soufisme est central, élevé, profond et mystérieux; il est inexorable, exigeant, puissant, dangereux, distant – et nécessaire.” (p. 121)

Central, élevé, profond, mystérieux = sacré.

Le soufisme exclut l’athéisme, l’agnosticisme, l’exotérisme étroit, qui prétend se suffire à lui-même.

Hâtim al-Açamm, soufi du IXe siècle: “Chaque matin Satan me dit: Que vas-tu manger, de quoi vas-tu te vêtir et où habiteras-tu? Et je lui réponds: Je mangerai la mort, je revêtirai mon linceuil et j’habiterai dans la tombe.”

F. Schuon, Perspectives spirituelles et Faits humains, op. cit., p. 185-186: “La connaissance ne sauve qu’à condition d’engager tout ce que nous sommes: quand elle est une voie qui laboure et qui transforme, et qui blesse notre nature comme la charue blesse le sol. La connaissance métaphysique est sacrée. C’est le propre des choses sacrées d’exiger de l’homme tout ce qu’il est.”

“L’athéisme et l’agnosticisme peuvent être la révolte d’un mystique virtuel contre les limitations de l’exotérisme; car il se peut qu’un homme ait en lui-même, à l’état non développé, les qualifications qui lui permettraient de suivre une voie spirituelle même dans son acception la plus entière, mais qu’en même temps – et cela, dans le monde moderne, a des chances de se produire plus que jamais – il ignore l’existence de la dimension mystique de la religion. Son athéisme ou son agnosticisme peuvent se fonder sur l'idée fausse que la religion coïncide exactement avec la représentation extérieure et superficielle que, fort souvent, on s’en fait exclusivement parmi ceux qui sont censés en constituer les «autorités». Il y a des âmes qui ne sont disposées à ne donner que tout ou rien.” (p. 124)

Hadith: “Si les sept cieux et les sept terres étaient placés dans le plateau d’une balance, lâ ilâha illâ ‘Llâh dans l’autrea plateau l’emporterait en poids sur eux.”

La purification est un but du soufisme parce que l’âme du novice est relativement impure.

Le manque d’intellectualité, combiné avec l’arrogance mentale moderne, empêche les âmes peu éclairées de comprendre qu’il y a d’autres perspectives cognitives que la leur.

Le prince indien Dârâ Shikoh (mort en 1659), fils soufi de l’empereur mongol Shâh Jahan, a affirmé que le soufisme et le Vedanta de l’Advaida étaient essentiellement une même chose avec quelques différences superficielles de terminologie.


9. Le soufisme à travers les siècles

Chaque nouvelle religion a été un redressement plus ou moins soudain. L’Islam ne fait pas d’exception, sauf que, en tant que dernière religion du cycle, il est aussi une synthèse des autres.

A part le Prophète Muhammad, Abou Bakr (le premier khalifa) et ‘Ali (le cousin et le gendre du Prophète) sont considérés par les soufistes comme les plus grands parmi leurs ancêtres spirituels.

Ibn ‘Arabi affirme que la sainteté est plus grande que la prophétie, parce qu’elle est éternelle, tandis que la prophétie est une fonction ayant un commencement et une fin, mais il ajoute que la sainteté d’un Prophète est plus grande que celle des autres saints.

Muhammad a été en fait le premier cheikh soufi. La saintété des sahaba doit être regardée comme un prolongement de l’attraction du Prophète vers le haut, tout comme la présence des deux saints Jean et saint Pierre n’est pas «par hasard» au temps du Christ.

La première génération de musulmans était ouverte au mysticisme d’une manière qui ne fut jamais possible une fois que se furent cristallisées certaines barrières de l’exotérisme. “Mais il faut se souvenir avant tout qu’un âge apostolique est par définition celui où les «portes du Ciel» sont ouvertes. Si la nuit de la Révélation est meilleure que mille mois, c’est parce que durant celle-ci descendent les anges de l’Esprit; et cette pénétration du naturel par le surnaturel, dont on peut dire qu’elle se poursuit pendant toute la mission du Messager, a pour effet de mettre certaines possibilités à la portée d’hommes qui, normalement, en seraient exclus.” (p. 135)

La doctrine de l’impermanence de l’âme: “tout périt excepté Sa Face” (Coran, XXVIII, 88).

Une éminente personnalité a été Hasan al-Baçrî, né a Médine, qui a connu le khalifa Oman et le khalifa ‘Alî. C’est par ce Hasan que de nombreux Ordres soufiques font remonter leur ascendance spirituelle à ‘Alî et donc au Prophète. Lorsqu’il mourut en 728, les soufistes étaient une catégorie distincte.

Le soufisme est à l’Islam ce que le cœur est au corps.

Junayd: “Le soufisme, c’est que Dieu te faisse mourir à toi-même et vivre en Lui.”

Sukr (ar.) = ivresse spirituelle;

Çahw (ar.) = sobriété spirituelle.

Dans le langage de beaucoup de savants occidentaux, le terme d’«orthodoxe» est synonyme de «superficiel» ou «exotériste».

Le grand soufi Hallâj a été condamné et exécuté en 922 pour avoir dit: «Je suis la Vérité». Il est clair qu’en homme ancré dans la Divinité il avait prononcé ces paroles.

Al-Ghazâlî, plus que tout autre, a ouvert la voie de la reconnaissance générale du soufisme dans le volume Al-Munqîdh min ad-dalâl (Celui qui sauve de l’erreur).

Personne dans l’islam n’a exercé après ‘Alî une influence plus grande que ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî, surnommé «Sultan des Saints».

Parmi les ouvrages du soufi Muhyi ‘d-Dîn le plus connu est Fuçûç al-hikam (La Sagesse des Prophètes). Al-Futûhât al-makiyyah (les Révélations mecquoises) comprennent dans 4 gros volumes beaucoup d’informations sur les sciences traditionnelles.

Tâj ad-Dîn as-Subkî: “Les sciences de la religion sont en nombre de trois: la jurisprudence (fiqh) qui, selon la Tradition transmise par le fils d’Omar, se rapporte à Islâm (soumission), les principes théologiques (uçul ad-dîn), qui se rapportent à îmân (foi), et le mysticisme (taçawwuf), qui se rapporte à ihsân (excellence). Tout le reste, ou bien se réduit à l’une de ces trois dénominations, ou bien est en dehors de la religion.”

Dalâ’il al-Khayrât, recueil d’invocations appelant des bénédictions sur le Prophète, compilé au XVe siècle par un cheikh shâdhili, est peut-être, après le Coran, le livre le plus répandu dans l’Islam.

Note: “En cherchant à séculariser totalement l’Etat turc, Ataturk constata que la plus forte résistance provenait des Ordres soufiques, sur quoi il les déclara hors la loi et fit mettre à mort un grand nombre de leurs dirigeants. Mais […] ce fut la marge qui souffrit le plus. Déclarer le soufisme illégal revient à disperser son cercle ou ses cercles extérieurs, et à réprimer toute manifestation rayonnante du noyau, mais non à empêcher d’accomplir l’essentiel de son travail spirituel. Pour des motifs puritains, mais non antireligieux, les Wahhabis firent une semblable tentative d’abolir le soufisme lorsqu’ils eurent établi leur influence sur l’Arabie saoudite. La encore, ce furent les manifestations extérieures du soufisme que l’on supprima. Mais La Mecque et Médine demeurent les deux grands lieux de rencontre de soufis venus de tout le monde musulman.” (p. 159)

Parmi les livres soufiques les plus importants, il faut citer:
♥ Al-Hikam (Les sagesses), écrit par Ibn ‘Atâ’ Allâh al-Iskandarî à la fin du XIIIe siècle;
♥ Al-Insân al-kâmil (L’Homme universel), écrit pas ‘Abd al-Karîm al-Jîlî.

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