06 mai 2005

Godeleine Lafargue Dickès, René Guenon et Jacques Maritain : deux manières d’être antimoderne, (texte intégral)

Paru dans Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

Au cours des années 1920, après la terrible guerre de 14-18, où l’Europe a laissé son âme, on découvre un courant antimoderne, en pleine expansion. Face à la crise du monde moderne, des intellectuels de différents horizons se mobilisent : Jacques Bainville s’inquiète de L’avenir de la civilisation (1922), Léon Daudet fustige le Stupide XIXème siècle (1922) et René Guenon condamne les illusions occidentales dans Orient et Occident (1924). Quant à Jacques Maritain, il se proclame tout simplement Antimoderne (1922). De son côté, Gonzague Truc présente une analyse sévère de Notre Temps (1925).

Le concept « d’antimodernité » n’est donc pas le domaine réservé des catholiques néothomistes. L’Action française brille alors de tous ses feux, groupant des esprits très divers, et puis, un peu en marge déjà, René Guenon, spécialiste des doctrines orientales, attire l’attention d’un public sérieux et cultivé, qui n’a rien à voir avec la vogue des pseudo-orientalistes comme Maurice Maeterlinck ou Mme Blavatsky.

C’est avec Orient et Occident que René Guenon connaît une large audience, en particulier dans les milieux catholiques. Le succès est favorisé par la Première page de l’Action Française qui lui a été consacrée[i] : Léon Daudet rend un hommage appuyé à son diagnostic sur la modernité et, sur cette base, il effectue un rapprochement entre l’orientaliste et Jacques Maritain. Comment un René Guenon, éminent penseur hindou, attaché à la tradition du Veda, a-t-il pu être apprécié par Bainville, Maritain, ou Daudet ? La question vaut d’être posée, d’autant que le cursus du penseur est complexe et le rend particulièrement difficile à cerner.

Nommé évêque gnostique en 1909, sous le nom de Palengenius, affilié à la Grande loge de France de rite écossais, initié au soufisme en 1912 par John Gustaf Agélii, sous le nom d’Abdel Wahêd Yahia (le « Serviteur de l’Unique »), Guenon n’apparaît pas très proche de l’ultra-catholique Maritain. Certes leur pensée s’accordent d’une certaine manière sur l’antimodernité, mais en même temps, sur fond de conflit entre Orient et Occident, ils s’opposent sur l’ésotérisme, sur la nature de la contemplation, ou même en métaphysique pure, sur la notion de puissance.

En 1916, nos deux philosophes se rencontrent pour la première fois grâce à Noële Maurice-Denis Boulet, la fille du célèbre peintre. René Guenon semble déçu par les milieux francs-maçons, et il dénonce l’université et son laïcisme scientiste. C’est donc tout naturellement en quelque sorte qu’il sympathise avec des catholiques comme Maritain, à qui il devra bientôt la publication de ses premiers livres : l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues et Le Théosophisme, Histoire d’une pseudo-religion. Très vite, il élabore sa critique du monde moderne, avec ces chefs d’oeuvre que sont Orient et Occident (1924) et La crise du monde moderne (1927) ; un peu plus tard il ajoutera à ces deux essais un troisième brûlot : Le règne de la quantité et les signes du temps (1945).

Contre le scientisme

La dénonciation de l’absolutisme des sciences est le premier point d’accord entre Guenon et Maritain. « Savoir d’ordre inférieur, qui se tient tout entier au niveau de la plus basse réalité, et savoir ignorant de tout ce qui le dépasse, ignorant de toute fin supérieure à lui-même, comme de tout principe qui pourrait lui assurer une place légitime, si humble soit-elle, parmi les divers ordres de la connaissance intégrale »[ii], René Guenon est clair, il reproche à la science de s’attacher aux phénomènes en abolissant tout savoir dépassant la réalité sensible. L’empirisme, l’agnosticisme et le positivisme sont ici condamnés. Certes, le savoir scientifique est légitime, mais c’est dans la mesure où il conserve sa place dans la hiérarchie des savoirs. La science doit être au service des connaissances supérieures, les réalités sensibles étant le support de l’analogie qui permet de connaître le divin : « En vertu de la correspondance qui existe entre tous les ordres de la réalité, les vérités d’un ordre inférieur peuvent être considérées comme un symbole de celles des ordres supérieurs, et, par suite, servir de "support" pour arriver analogiquement à la connaissance de ces dernières ; c’est là ce qui confère à toute science un sens supérieur ou "anagogique» "[iii]

Nous trouvons la même analyse chez Maritain. La hiérarchie des savoirs et la supériorité de la métaphysique appelée « connaissance ananoétique » sont longuement étudiées dans son oeuvre magistrale, Les degrés du savoir. Le premier chapitre d’Antimoderne qui s’intitule « La science moderne et la raison » confirme cette conception.

Pour nos deux philosophes, la négation de la métaphysique est la raison majeure de tous les maux de la modernité ; ils se rejoignent du reste sur l’identification de ces maux intellectuels, le rationalisme de Descartes, le criticisme de Kant, ou encore le pragmatisme d’un William James, voire le sentimentalisme de Rousseau, et l’intuitionnisme de Bergson.

Pour l’un comme pour l’outre, ces déviations n’ont qu’une seule origine : l’individualisme, défini par Guenon comme « la négation de tout principe supérieur à l’individualité, et, par suite, la réduction de la civilisation, dans tous les domaines, aux seuls éléments purement humains »[iv]. Lorsqu’il est métaphysique, cet individualisme suppose que la vérité n’existe pas indépendamment de celui qui la pense, qu’elle est façonnée par notre esprit ou notre entendement, et cela, au moyen de catégories formelles ou d’idées innées. Et lorsqu’il quitte la scène de la philosophie première, l’individualisme donne naissance à l’utilitarisme, ou bien - dans une autre version - il canonise les délires du subconscient.

Descartes et Luther

Pour Guenon comme pour Maritaux la décadence de la philosophie a son origine dans le cartésianisme. Certes, Descartes ne nie pas la métaphysique, mais il transforme la véritable intuition intellectuelle, il y a bien une intuition dans la métaphysique cartésienne, mais elle reste enfermée dans la raison. Maritain écrit : « L’authentique intuition nourricière de la connaissance humaine et de la philosophie, ce n’est pas une intuition angélistique... accessible à tous comme l’intuition cartésienne de la pensée et des idées claires... C’est une intuition intellectuelle humaine, l’intellection de l’être, qui, de soi suprasensible, est saisie directement dans le sensible auquel il est immanent, et poursuivie jusque dans le pur spirituel analogiquement atteint[v]. »

Descartes définit l’intuition comme un acte immédiat par lequel l’esprit conçoit clairement une idée innée. Cette clarté est donc subjective, puisque l’intelligence ne se mesure pas à l’être, mais à l’idée. L’intuition thomiste au contraire « est une propriété de l’être, fulgor objecti, et elle se manifeste à notre esprit », elle n’est pas nativement dans notre esprit. « L’évidence cartésienne, écrit finalement Maritain, c’est la substitution de la facilité à la vérité, la substitution à la vérité mesurée par l’être, de la facilité rationnelle et de la maniabilité des idées »[vi].

Guénon utilise un autre biais, mais c’est également Descartes qui met en cause. Selon lui, le subjectivisme cartésien se manifeste à travers son système hypothético-déductif, l’intelligence devient une fabricatrice de système. « Système individuel, écrit Guénon, posant plus de problèmes qu’il n’en résout ». La raison, faculté purement humaine, s’affranchit des principes supérieurs à elle et de la métaphysique universelle. Le rationalisme a bien son origine dans l’individualisme.

Cependant, aussi bien pour Maritain que pour Guénon, le cartésianisme n’est pas apparu spontanément, il a fallu des prémices : « Un mouvement aussi apparent que l’a été le cartésianisme est toujours une résultante plus qu’un point de départ ; il n’est pas quelque chose de spontané, il est le produit de tout un travail lent et diffus »[vii]. Ce travail se manifeste à partir de la Renaissance et de la Réforme. Ainsi, Maritain, dans Trois réformateurs, met Luther à la première place.

La critique de nos deux philosophes est cinglante : Luther, c’est « l’avènement du moi ». Le protestantisme est individualiste par son rejet de l’autorité spirituelle. La tradition religieuse laissée à la libre interprétation d’un chacun, c’est la porte ouverte à de multiples discussions. En raison de cette dispersion de la tradition, la doctrine est mise de côté. La religion devient alors un moralisme, une "religiosité", la foi se complaît en de vagues aspirations sentimentales qui ne débouchent sur aucune connaissance réelle. « La théologie est pour Luther, écrit Maritain, un abominable scandale ». Rousseau est un rêveur, mais Luther est un actif, un volontariste. A cause du péché originel, la raison est blessée, elle ne peut avoir qu’une fonction pratique ; la contemplation, cette intelligence de la foi, paraît bien négligée.

Cette critique du protestantisme - présente chez Guénon comme chez Maritain - s’étend au modernisme qui sévit au sein même de l’Eglise catholique. Mais là où Maritain s’appuie sur la solide théologie du pape saint Pie X, Guenon récuse la modernité en tant que telle, le temps qui passe et nous éloigne du principe. Un chrétien ne peut admettre cette idée d’une désacralisation fatale de l’histoire ; pour lui, tous les temps sont également proches de Dieu.

Autour du naturalisme

Cependant, le protestantisme et le rationalisme ne sont qu’une première étape dans la décadence des temps modernes : l’individualisme va entraîner le naturalisme, puisque tout ce qui est au-delà de la nature n’existe pas. Nous pensons bien sûr à notre « promeneur solitaire » : Rousseau, le dernier des « réformateurs » dans la triade maritainienne. Il est qualifié par le philosophe catholique de "philosophe du sentiment" ou de "saint de la nature". Le naturalisme et la négation de la métaphysique reviennent d’ailleurs au même, note René Guénon de son côté. La métaphysique va devenir une science de plus en plus compromise. La critique de Kant va l’achever tout à fait ; le positivisme d’Auguste Comte en fait la caractéristique d’un âge révolu de l’histoire humaine. En perdant avec la métaphysique toute ambition d’unité spirituelle, la philosophie s’en remet au Devenir ; c’est la signification de l’intuitionnisme de Bergson. René Guenon, a décrit cette décadence de la sagesse : « Un naturalisme conséquent avec lui-même ne peut donc être qu’une de ces philosophies du devenir et dont le type spécifiquement moderne est l’évolutionnisme ». Petit à petit, la philosophie est arrivée ainsi à la négation de l’intelligence, le critère de l’utilité remplaçant purement et simplement celui de la vérité. Cette chute va finalement se terminer en dessous de l’intelligence dans le subconscient animal de Freud, qui marque, continue Guénon, « le renversement complet de toute hiérarchie normale».

L’individualisme est ainsi à l’origine de toutes les erreurs modernes. Citons simplement Maritain demeurant aussi limpide que René Guénon : « Le problème c’est l’individualisme. Voyez ce kantien crispé sur son autonomie, ce protestant tourmenté du souci de sa liberté intérieure, ce freudien qui cultive ses complexes et sublimise sa libido, ce disciple de Gide qui se contemple avec une douloureuse ferveur dans le miroir de sa gratuité...»

Du refus de la contemplation à régalitarisme

Après l’absolutisme des sciences et la décadence de la philosophie, Maritain et Guenon soulignent un troisième fléau de la modernité : le matérialisme donnant lieu à la supériorité de l’action sur la contemplation. Déjà, les sciences, par leur absolutisme, considèrent comme scientifique, uniquement, l’étude du monde matériel. Quant à l’idéalisme, il n’est qu’un matérialisme transposé dans la mesure où tout ce qui n’est pas susceptible de représentation est impensable. L’individualisme refuse les principes supérieurs à l’homme, ainsi seul le matériel reste, et la contemplation ne trouve plus sa place. Le critère est celui de la quantité, or la contemplation n’apporte rien de quantifiable, de productif. Elle est dès lors inutile. Et pourtant, pour Guénon comme pour Maritaux elle reste le seul moyen de relever le monde moderne : « L’homme doit rencontrer la contemplation sur les chemins » nous dit Maritain dans le Paysan de la Garonne, « au risque de se dissiper selon le rythme de la matière.[viii] »

Enfin, pour terminer, le dernier fléau de notre monde moderne réside dans le "chaos social". René Guenon refuse ce pseudo-principe de l’égalitarisme, méprisant la nature des individus. Toute hiérarchie sociale est dès lors exclue, la démocratie niveleuse vient remplacer ces monarchies qui ne se concevaient pas sans aristocratie. La notion d’élite disparaît totalement pour laisser place à cette idée irrationnelle de souveraineté absolue, devant laquelle tous les citoyens sont à égalité. A ce «mythe du démocratisme», comme l’appelle Maritain, Guenon oppose un argument simple : « Le supérieur ne peut émaner de l’inférieur, parce le plus ne peut sortir du moins[ix]. » La démocratie est finalement le pouvoir temporel se rendant indépendant par rapport au pouvoir spirituel. Guenon et Maritain préconisent alors un retour à la politique du Moyen-âge donnant la primauté au spirituel, en l’adaptant aux circonstances nouvelles : « Une politique chrétienne doit choisir son analogue historique dans la civilisation théologale du Moyen Age » explique Maritain. L’unité sociale s’effectuera alors, non pas autour de cette idée utopique de fraternité universelle, mais autour du spirituel. La démocratie n’est finalement qu’un matérialisme politique dans lequel la loi du nombre et de la quantité, force brutale, écrase tout sur son passage.

Toute cette critique du monde moderne aboutit à cette conclusion que ce monde est loin du prétendu progrès. Ce dernier reste purement matériel, et dessert l’homme plus qu’il ne le met en valeur. C’est tout le paradoxe du culte de l’homme, qualifié par Maritain "d’humanisme anthropocentrique". En voulant mettre en valeur son humanité, l’homme moderne n’a réussi qu’à glorifier son animalité, il n’a pas compris que l’unique moyen d’actualiser son humanité consistait à s’humilier devant Dieu, auteur de l’ordre humain.


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[i] Daudet, L’Orient et Occident, L’Action française, 15 juillet 1924.

[ii] René Guenon, La crise du monde moderne, p. 97.

[iii] Ib.

[iv] Ib. p. 101.

[v] Jacques Maritain, La philosophie bergsonienne, préface de la seconde édition, OC I, p. 47.

[vi] Jacques Maritain, Conférences données à l’Institut catholique, Mai 1914, OC I, p. 863.

[vii] René Guenon, Ib. p. 108.

[viii] Jacques Maritain, Primauté du spirituel, OC m, p. 896.

[ix] René Guenon, Ib. p. 130.

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