Guy Trédaniel, cinquième édition revue et corrigée par l’auteur. 1976, Les Editions Véga, Paris. 1987, Editions de la Maisnie.
Avant-Propos
La plupart des Occidentaux n’ont pas la mentalité nécessaire pour la compréhension des doctrines hindoues, chose qui constitue évidemment un obstacle. La condition de la mentalité est nécessaire mais aussi suffisante, car, lorsqu’elle est remplie, les Orientaux n’ont pas la moindre répugnance à communiquer leur pensée.
La plupart des «orientalistes» n’ont jamais surmonté cet obstacle. La plupart n’ont réussi produire que des ouvrages d’érudition. “C’est qu’il ne suffit pas de connaître une langue grammaticalement, ni d’être capable de faire un mot-à-mot correct, pour pénétrer l’esprit de cette langue et s’assimiler la pensée de ceux qui la parlent et l’écrivent.” (p. 2)
Dès que l’érudition devient une spécialité, elle tend à être prise pour une fin en elle-même, au lieu de n’être qu’un simple instrument comme elle doit l’être normalement.
“C’est cet envahissement de l’érudition et de ses méthodes particulières qui constitue un véritable danger, parce qu’il risque d’absorber ceux qui seraient peut-être capables de se livrer à un autre genre de travaux, et parce que l’habitude de ces méthodes rétrécit l’horizon intellectuel de ceux qui s’y soumettent et leur impose une déformation irrémédiable.” (p. 2)
Si les œuvres d’érudition sont une partie encombrante du travail des orientalistes, il existe aussi des œuvres d’interprétation qui, à partir d’idées préconçues, veulent faire entrer les conceptions auxquelles ils ont affaire dans les cadres habituels à la pensée européenne. L’erreur capitale de ces orientalistes c’est de tout voir de leur point de vue occidental et à travers leur mentalité à eux. “[…] l’exclusivisme des orientalistes dont nous parlons et leur esprit de système vont jusqu’à les porter, par une incroyable aberration, à se croire capables de comprendre les doctrines orientales mieux que les Orientaux eux-mêmes […].” (p. 3)
A part les orientalistes, il existe en Europe une autre catégorie qui s’occupent des études orientalistes: “une certaine catégorie de rêveurs extravagants et d’audacieux charlatans.” (p. 3)
L’erreur de la méthode historiste dans l’étude des civilisations orientales est celle de les étudier comme si elles avaient disparu depuis longtemps. Si dans le cas des civilisations mortes il faut se contenter de reconstitutions approximatives, les civilisations orientales ont encore des représentants autorisés. Leurs avis valent plus que toute l’érudition du monde. “[…] seulement, pour songer à les consulter, il ne faudrait pas partir de ce singulier principe qu’on sait mieux qu’eux à quoi s’en tenir sur le vrai sens de leurs propres conceptions.” (p. 4)
Ce que quelqu’un qui a compris ces doctrines doit faire (et c’est un conseil qu’il suit le premier): “[…] il doit se borner à exposer ce qu’il a compris, dans la mesure où cela peut être fait, en s’abstenant soigneusement de tout souci de «vulgarisation», et sans même y apporter la moindre préoccupation de convaincre qui que ce soit.” (p. 5)
En quelque sorte le résumé du livre, présenté avant le texte du livre: “Nous montrerons tout d’abord, aussi clairement que nous le pourrons, et après quelques considérations préliminaires indispensables, les différences essentielles et fondamentales qui existent entre les modes généraux de la pensée orientale et ceux de la pensée occidentale. Nous insisterons ensuite plus spécialement sur ce qui se rapporte aux doctrines hindoues, en tant que celles-ci présentent des traits particuliers qui les distinguent des autres doctrines orientales, bien que toutes aient assez de caractères communs pour justifier, dans l’ensemble, l’opposition générale de l’Orient et de l’Occident. Enfin, à l’égard de ces doctrines hindoues, nous signalerons l’insuffisance des interprétations qui ont cours en Occident; nous devrions même, pour certaines d’entre elles, dire leur absurdité. Comme conclusion de cette étude, nous indiquerons, avec toutes les précautions nécessaires, les conditions d’un rapprochement intellectuel entre l’Orient et l’Occident, conditions qui, comme il est facile de le prévoir, sont bien loin d’être actuellement remplies du côté occidental: aussi n’est-ce qu’une possibilité que nous voulons montrer là, sans la croire aucunement susceptible d’une réalisation immédiate ou simplement prochaine.” (p. 6)
Première partie. Considérations préliminaires
Chapitre premier. Orient et Occident
Essentiellement, l’Orient est l’Asie, pendant que l’Occident est l’Europe. D’autre part, la mentalité européenne est celle de la race européenne (donc, y compris les Américains et les Australiens).
“[…] on peut constater sans peine, chez les Américains, le développement poussé à l’extrême de quelques-unes des tendances qui sont constitutives de la mentalité européenne moderne.” (p. 10)
Quand même, une race européenne proprement dite, unitaire, homogène, n’existe pas. La population actuelle de l’Europe s’est formé par un mélange d’éléments appartenant à des races fort diverses. Cependant, les peuples européens possèdent des caractères communs qui les distinguent nettement de tous les autres.
La race européenne est moins fixe et moins stable qu’une race pure. Les éléments européens, mélangés à ceux d’autres races, se perdent rapidement.
“Personne, même parmi ceux qui doutent qu’on puisse parler d’une race européenne, n’hésitent à admettre l’existence d’une civilisation européenne; et une civilisation n’est pas autre chose que le produit et l’expression d’une certaine mentalité.” (p. 11)
Une des influences qui a contribué à la formation de la mentalité européenne est incontestablement l’influence gréco-romaine. L’influence grecque est à peu près exclusive en ce qui concerne les points de vue philosophique et scientifique, pendant que l’influence romaine est surtour sociale (les conception de l’Etat, du droit et des institutions). L’influence judaïque se manifeste au niveau de la religion.
Il n’existe pas une seule race orientale, ou une seule race asiatique. On peut distinguer plusieurs races plus ou moins pures, mais avec des caractéristiques précises. “[…] il n’y a pas une civilisation orientale comme il y a une civilisation occidentale, il y a en réalité des civilisations orientales.” (p. 12)
La seule civilisation asiatique basée dans l’unité ethnique est la civilisation chinoise.
“D’ailleurs, il va sans dire que à part les éléments musulmans, nous ne regardons point comme orientaux les peuples qui habitent l’Est de l’Europe et même certaines régions voisines de l’Europe: il ne faudrait pas confondre un Oriental avec un Levantin, qui en est plutôt tout le contraire, et qui, pour la mentalité tout au moins, a les caractères essentiels d’un véritable Occidental.” (p. 12)
Chapitre II. La divergence
L’antiquité classique est moins éloignée de l’Orient que ne l’est l’Europe moderne. La différence entre l’Orient et l’Occident a augmenté, mais c’est l’Occident qui a changé dépuis.
La stabilité, l’immutabilité, est un trait des civilisations orientales, surtout de la Chine. Les Européens considèrent ça comme une infériorité. En fait, il s’agit d’un état d’équilibre auquel la civilisation occidentale s’est montrée incapable d’atteindre.
“En somme, l’Occidental, et surtout l’Occidental moderne, apparaît comme essentiellement changeant et inconstant, n’aspirant qu’au mouvement et à l’agitation, au lieu que l’Oriental présente exactement le caractère opposé.” (p. 16)
L’Orient est l’axe même, pendant que l’Occident est une ligne partant de cet axe et s’en éloignant progressivement. “Ce symbole serait d’autant plus juste que, au fond, depuis les temps dits historiques tout au moins, l’Occident n’a jamais vécu intellectuellement, dans la mesure où il a eu une intellectualité, que d’emprunts faits à l’Orient, directement ou indirectement.” (p. 16)
L’originalité de la civilisation hellénique au niveau de l’art est incontestable, mais elle va de pair avec le rapetissement de l’intellectualité par rapport aux civilisations orientales. Il se trouve dans la pensée grecque l’origine de la plupart des tendances développées chez les Occidentaux modernes.
Les tendances nouvelles qu’on rencontre dans le monde gréco-romain sont surtout des tendances à la restriction et à la limitation.
A l’époque du moyen âge, la divergence entre l’Occident et l’Orient s’était atténuée. Elle reprit à la Renaissance. “[…] la vérité est que cette prétendue Renaissance fut une mort pour beaucoup de choses, même au point de vue des arts, mais surtout au point de vue intellectuel; il est difficile à un moderne de saisir toute l’étendue et la portée de ce qui se perdit alors.” (p. 19)
Encore sur la Renaissance: “[…] c’est comme si ces Grecs, au moment où ils allaient disparaître entièrement, s’étaient vengés de leur propre incompréhension en imposant à toute une partie de l’humanité les limites de leur horizon mental.” (p. 19)
A la Renaissance s’était ajoutée la Réforme. La Révolution n’était que la conséquence logique des deux premières.
Chapitre III. Le préjugé classique
Le préjugé classique: “[…] c’est proprement le parti pris d’attribuer aux Grecs et aux Romains l’origine de toute civilisation.” (p. 21) Les Occidentaux sont intellectuellement “incapables de franchir la Méditerranée” (p. 21).
La «civilisation» unique n’a jamais existé. En réalité, il y a eu toujours et il y a encore «des civilisations».
Il est manifeste que les Grecs ont emprunté au point de vue intellectuel presque tout aux Orientaux, ainsi qu’eux-mêmes l’ont avoué assez souvent. Leur seule originalité réside dans la façon dont ils ont exposé les choses, suivant une faculté d’adaptation qu’on ne peut leur contester, mais qui se trouve limitée à la mesure de leur compréhension. “[…] c’est donc là, en somme, une originalité d’ordre purement dialectique.” (p. 22)
Les modes de raisonnement, qui dérivent des modes généraux de la pensée et servent à les formuler, sont autres chez les Grecs que chez les Orientaux.
“On ne peut même pas dire que le raisonnement grec se distingue par une rigueur particulière; il ne semble plus rigoureux que les autres qu’à ceux qui en ont l’habitude exclusive, et cette apparence provient uniquement de ce qu’il se renferme toujours dans un domaine plus restreint, plus limité, et mieux défini par là même.” (p. 22)
Ce qui est propre aux Grecs et une certaine subtilité dialectique qui consiste à examiner indéfiniment une même question sous toutes ses faces, en la prenant par les plus petits côtés, pour aboutir à une conclusion plus ou moins insignifiante. “[…] il faut croire que les modernes, en Occident, ne sont pas les premiers à être affligés de «myopie intellectuelle».” (p. 23)
Le soi-disant «miracle grec» se réduit à bien peu de choses: l’individualisation des conceptions, la substitution du rationnel à l’intellectuel pur, du point de vue scientifique et philosophique au point de vue métaphysique.
Les Grecs ont donné à certaines connaissances un caractère pratique, en donnant ainsi à la connaissance une fin moins pure et moins désintéressée. “Cette tendance «pratique», au sens le plus ordinaire du mot, est une de celles qui devaient aller en s’accentuant dans le développement de la civilisation occidentale, et elle est visiblement prédominante à l’epoque moderne; on ne peut faire d’exception à cet égard qu’en faveur du moyen âge, beaucoup plus tourné vers la spéculation pure.” (p. 24)
Les Occidentaux sont, par leurs langues, fort peu tournés vers la métaphysique. Par contre, les Orientaux sont très désintéressés des applications. “Quand on sait, d’une certitude mathématique en quelque sorte, et même plus que mathématique, que les choses ne peuvent pas être autres que ce qu’elles sont, on est forcément dédaigneux de l’expérience, car la constatation d’un fait particulier, quel qu’il soit, ne prouve jamais rien de plus ni d’autre que l’existence pure et simple de ce fait lui-même; tout au plus une telle constatation peut-elle servir parfois à illustrer une théorie, à titre d’exemple, mais nullement à la prouver, et croire le contraire est une grave illusion.” (p. 24) Intéressante observation épistémologique…
Il existe une grande distance entre le «savoir» oriental et la «recherche» occidentale, surtout parce que celle-ci est devenue un but en elle-même.
A la différence ces gréco-romains, les Orientaux n’ont jamais eu le «culte de la nature», parce que celle-ci est pour eux le domaine des apparences. Pour les hommes qui sont métaphysiciens par tempérament, le «naturalisme» est une déviation et une monstruosité intellectuelle.
Même si les considérations d’ordre esthétique ont tenu pour les Grecs la place d’autres préoccupations plus profondes, ils n’ont été jamais si portés vers l’expérimentation que les modernes. “En tout cas, cela n’empêche pas qu’on trouve déjà chez les Grecs, en un certain sens, le point de départ des sciences expérimentales telles que les comprennent les modernes, sciences dans lesquelles la tendance «pratique» s’unit à la tendance «naturaliste», l’une et l’autre ne pouvant atteindre leur plein développement qu’au détriment de la pensée pure et de la connaissance désintéressée.” (p. 25-26)
Les raisons qui justifient la thèse conformémement à laquelle les Grecs ont emprunté les donnés d’ordre intellectuel des Orientaux:
♥ l’inaptitude relative de la mentalité grecque au domaine métaphysique;
♥ l’antériorité des civilisations orientales par rapport à la la civilisation grecque.
Là où il se trouve dans la civilisation hindoue une ressemblance avec la civilisation hellénique, certains poussent le «préjugé classique» jusqu’à afrirmer qu’il existe une influence grecque.
Chapitre IV. Les relations des peuples anciens
“On croit assez généralement que les relations entre la Grèce et l’Inde n’ont commencé, ou du moins n’ont acquis une importance appréciable, qu’à l’époque des conquêtes d’Alexandre; pour tout ce qui est certainement antérieur à cette date, on parle donc simplement de ressemblances fortuites entre les deux civilisations, et, pour tout ce qui est postérieur, ou supposé postérieur, on parle naturellement d’influence grecque, comme le veut la logique spéciale inhérente au «préjugé classique».” (p. 29)
En réalité, les gens circulaient depuis toujours, moins rapidement qu’après l’invention du chemin de fer sans doute, mais à plus grand profit, parce que pendant un voyage on prenait le temps d’étudier les pays que l’on traversait, et parfois même on ne voyageait justement qu’en vue de cet étude.
Parmi les arguments de la communication des peuples, on peut citer le fait qu’autour de la Méditerranée il y avait un seul type de monnaie, avec des variations d’une contrée à l’autre. “On a voulu ne voir là rien de plus qu’une simple imitation des monnaies grecques, qui seraient parvenues accidentellement dans des régions lointaines; c’est encore un exemple de l’influence exagérée que l’on est toujours porté à attribuer aux Grecs, et aussi de la fâcheuse tendance à faire intervenir le hasard dans tout ce qu’on ne sait pas expliquer, comme si le hasard était autre chose qu’un nom donné, pour la dissimuler, à notre ignorance des causes réelles.” (p. 30)
Ce type monétaire commun (qui comporte une tête humaine d’un côté, un cheval ou un char de l’autre) n’est plas spécifiquement grec, ou romain, ou carthaginois, ou gaulois, un ibérique). Son adoption a nécessité un accord plus ou moins explicite entre les divers peuples.
“La tendance à tout ramener au point de vue économique, soit dans la vie intérieure d’un pays, soit dans les relations internationales, est en effet une tendance toute moderne; les anciens, même occidentaux, à l’exception peut être des seuls Phéniciens, n’envisageaient pas les choses de cette façon, et les Orientaux, même actuellement, ne les envisagent pas ainsi non plus.” (p. 31-32)
L’erreur de ceux qui étudient l’antiquité ou les civilisations orientales est de ramener tout à leur étroit point de vue, qui ne peut offrir aucune explication valable.
L’atomisme, longtemps avant de paraître en Grèce, à été soutenu en Inde par l’école de Kanâda, puis par les Jaïnas et les Bouddhistes. Divers auteurs affirment que Démocrite, qui fut un des premiers parmi les Grecs à adopter cette doctrine, avait voyagé en Egypte, en Perse et dans l’Inde.
L’explication du fonds intellectuel commun à toute l’humanité est trop vague pour fournir une explication précise aux ressemblances nettement déterminées qui peuvent être constatées entre des civilisations précises.
Les différences de mentalité entre les Grecs et les Hindous sont plus considérables que quelqu’un pourrait penser.
Après une période d’isolement, les néo-platoniciens s’ouvrent vers les influences orientales, et c’est là qu’on rencontre chez les Grecs certaines idées métaphysiques, comme celle de l’Infini.
Pour les Grecs, fini était synonyme de perfection. Pour les Orientaux, c’est l’Infini qui est identique à la Perfection. “Telle est la différence profonde qui existe entre une pensée philosophique, au sens européen du mot, et une pensée métaphysique […].” (p. 34)
Chapitre V. Questions de chronologie
Les questions relatives à la chronologie embarrassent le plus les orientalistes, mais ils ont tort de leur accorder une trop grande importance. Ils ont tort aussi d’espèrer arriver avec leurs méthodes à des solutions valables dans cette direction.
Les Orientaux n’ont eu aucun souci pour prendre date en vue de revendiquer une priorité quelconque. D’ailleurs, la prétention à l’originalité intellectuelle est, même parmi les Occidentaux, une chose toute moderne que le moyen âge ignorait encore.
“Il faut signaler, d’autre part, que, pour augmenter la difficulté, il existe dans l’Inde, et sans doute aussi dans certaines civilisations éteintes, une chronologie, ou plus exactement quelque chose qui a l’apparence d’une chronologie, basée sur des nombres symboliques, qu’il ne faudrait nullement prendre littéralement pour des nombres d’années; et ne rencontre-t-on pas quelque chose d’analogue jusque dans la chronologie biblique? Seulement, cette prétendue chronologie s’applique exclusivement, en réalité, à des périodes cosmiques, et non pas à des périodes historiques; entre les unes et les autres, il n’y a aucune confusion possible, si ce n’est par l’effet d’une ignorance assez grossière, et pourtant on est bien forcé de reconnaître que les orientalistes n’ont donné que trop d’exemples de semblables méprises.” (p. 36)
Une tendance assez souvent rencontrée chez les orientalistes est celle de réduire le plus possible l’antiquité des civilisations auxquelles ils ont affaire, comme s’ils étaient gênés du fait que celles-ci soient plus anciennes que la civilisation grecque.
Une remarque sur la chronologisation: “En effet, il est une remarque qui s’impose, mais que l’on perd de vue trop souvent, et qui est la suivante: si l’on trouve, pour un certain ouvrage, un manuscrit dont on peut déterminer la date par un moyen quelconque, cela prouve bien que l’ouvrage dont il s’agit n’est certainement pas postérieur à cette date, mais c’est tout, et cela ne prouve nullement qu’il ne puisse pas lui être de beaucoup antérieur.” (p. 38-39)
Les partisans de la méthode historique devraient tenir compte du fait que l’enseignement oral a précédé presque partout l’enseignement écrit. “D’une façon générale, un écrit traditionnel n’est, dans la plupart des cas, que la fixation relativement récente d’un enseignement qui s’était tout d’abord transmis oralement, et auquel il est bien rare qu’on puisse assigner un auteur […].” (p. 40)
Il est important de savoir que l’enseignement oral des connaissances traditionnelles a été contemporain avec l’écriture, qui était réservée uniquement aux échanges commerciales. C’est une des causes pour lesquelles l’enseignement druidique n’avait laissé aucune trace authentique.
“Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que la transmission orale dût altérer l’enseignement à la longue; étant donné l’intérêt que présentait sa conservation intégrale, il y a au contraire toute raison de penser que les précautions nécessaires étaient prises pour qu’il se maintînt toujours identique, non seulement dans le fond, mais même dans la forme; et on peut constater que ce maintient est parfaitement réalisable par ce qui a lieu aujourd’hui encore chez tous les peuples orientaux, pour lesquels la fixation par écriture n’a jamais entraîné la suppression de la tradition orale ni été considérée comme capable d’y suppléer entièrement.” (p. 41)
S’il est très difficile de situer dans le temps l’existence d’un peuple antique, il est fort difficile de la situer aussi dans l’espace. Certains peuples ont émigré à divers époques d’une région à l’autre. “[…] les ancêtres des Hindous ont dû, à une époque d’ailleurs indéterminée, habiter une région fort septentrionale, puisque, suivant certains textes, il arrivait que le soleil y fît le tour de l’horizon sans se coucher; mais quand ont-ils quitté cette demeure primitive, et au bout de combien d’étapes sont-ils parvenus de là dans l’Inde actuelle?” (p. 43)
Chapitre VI. Difficultés linguistiques
A la difficulté des façons différentes de pensée qui existe entre les Orientaux et les Occidentaux, s’ajoute la difficulté linguistique. Les langues de l’Occident manquent de termes appropriés quand il s’agit de transmettre la métaphysique orientale.
“Cela se comprend aisément, car il est évident que chaque langue doit être particulièrement adaptée à la mentalité du peuple qui en fait usage, et chaque peuple a sa mentalité propre, plus ou moins largement différente de celle des autres; cette diversité des mentalités ethniques est seulement beaucoup moindre quand on considère des peuples appartenant à une même race ou se rattachant à une même civilisation.” (p. 45-46)
Entre les peuples de la même race existent des caractères fondamentaux communs et des caractères secondaires différents (qui donnent lieu à des variations).
“Bien plus, pour un même peuple, s’il arrive que sa mentalité subisse au cours de son existence de notables modifications, non seulement des termes nouveaux se substituent dans sa langue à des termes anciens, mais aussi le sens des termes qui se maintiennent varie corrélativement aux changements mentaux, à tel point que, dans une langue qui est demeurée à peu près identique dans sa forme extérieure, les mêmes mots en arrivent à ne plus répondre en réalité aux mêmes conceptions, et qu’il faudrait alors, pour en rétablir le sens, une véritable traduction, remplaçant des mots qui sont cependant encore en usage par d’autres mots qui sont cependant encore en usage par d’autres mots tout différents […].” (p. 47)
Les langues qui servent pour transmettre les doctrines sont immuablement fixées, et leur destination met à l’abri de toutes les variations contingentes. On peut trouver quelque chose de pareil en Europe à l’époque où le latin y était employé pour l’enseignement et pour les échanges intellectuels.
Les connaissances métaphysiques n’évoluent pas, ce qui rend inutile la méthode historique. Elles peuvent uniquement se développer sous certains points de vue.
“S’il arrive par exception qu’il en soit autrement et qu’une déviation intellectuelle vienne à se produire dans un milieu plus ou moins restreint, cette déviation, si elle est vraiment grave, ne tarde pas à avoir pour conséquence l’abandon de la langue traditionnelle dans le milieu en question, où elle est remplacée par un idiome d’origine vulgaire, mais qui en acquiert à son tour une certaine fixité relative, parce que la doctrine dissidente tend spontanément à se poser en tradition indépendante, bien qu’évidemment dépourvue de toute autorité régulière.” (p. 48)
L’Oriental ne peut pas concevoir la vie sans une attache traditionnelle, d’où son mépris pour l’Occidental, qui en est dépourvu.
L’expression d’une pensée est essentiellement imparfaite en elle-même, parce qu’elle limite et restreint les conceptions pour les enfermer dans une forme définie. La traduction d’une langue à une autre ne fait qu’aggraver cette imperfection originelle. Mais il est possible à saisir la conception à travers son expression primitive, en s’identifiant autant qu’il est possible à la mentalité de celui qui l’a pensée.
Deuxième partie. Les modes généraux de la pensée orientale
Chapitre premier. Les grandes divisions de l’Orient
Il y a plusieurs civilisations orientales nettement distinctes, dont chacune possède un principe d’unité qui lui est propre, et qui diffère essentiellement de l’une à l’autre de ces civilisations. Quand même, toutes ont pourtant certains traits communs, principalement sous le rapport des modes de la pensée.
Principe d’épistémologie: “Quand on veut entreprendre une étude quelconque, il est toujours à propos, pour y mettre de l’ordre, de commencer par établir une classification basée sur les divisions naturelles de l’objet que l’on se propose d’étudier.” (p. 53)
L’Orient peut être divisé en: l’Orient proche (tout l’ensemble du monde musulman), l’Orient moyen (essentiellement l’Inde) et l’Extrême-Orient (la Chine et l’Indo-Chine). Ces trois divisions correspondent à trois grandes civilisations orientales, à l’intérieur de chacune étant aussi des subdivisions. Sauf que les limites de ces subdivisions ne correspondent pas à celles des nations, notion qui répond à une conception étrangère à l’Orient.
L’Orient proche s’étend non seulement sur la partie de l’Asie qui est la plus voisine de celle-ci, mais aussi sur toute l’Afrique du Nord, parce que la civilisation musulmane, dans toutes les directions qu’a prises son expansion, a gardé les caractères essentiels qu’elle tient de son point de départ oriental.
En Islam, les peuples les plus importants sont les Arabes et les Turcs – qui sont sunnites, et les Persans – qui sont chiites. Il y a des éléments musulmans aussi en Inde et en Chine.
La civilisation des anciens Perses est représentée aujourd’hui par les Parsis, formant des groupes peu nombreux dans l’Inde et en Caucase.
La civilisation de l’Inde embrasse des peuples fort différents, au moins comme les peuples de l’Europe. Ils ont une langue traditionnelle commune, qui est le sanskrit. Cette civilisation s’était répandu plus à l’Est, vers l’Indo-Chine, la Birmanie, le Siam, le Cambodget et dans quelques îles de l’Océanie, à Java notamment.
Les représentants de la civilisation de l’Extrême-Orient appartiennent à une race comune: les Chinois. La langue sacrée est le chinois écrit: “[…] un Chinois du Nord, un Chinois du Sud et un Annamite peuvent ne pas se comprendre en parlant, mais l’usage des mêmes caractères idéographiques, avec tout ce qu’il implique en réalité, n’en établit pas moins entre eux un lien dont la puissance est totalement insoupçonnée des Européens.” (p. 57)
Le Japon se rattache à l’Extrême-Orient dans la mesure où il a subi l’influence chinoise, bien qu’il possède aussi une tradition propre, le Shinto.
La civilisation thibétaine, ressemblante de maints points de vue à celle de la Chine et à celle de l’Inde, présente des caractères qui lui sont absolument spéciaux.
Le choix du livre: “Nous n’avons donc à envisager, en tenant compte des restrictions que nous avons indiquées, que trois grandes civilisations orientales, qui correspondent respectivement aux trois divisions géographiques que nous avons marquées tout d’abord, et qui sont les civilisations musulmane, hindoue et chinoise. Pour faire comprendre les caractères qui différencient le plus essentiellement ces civilisations les unes par rapport aux autres, sans toutefois entrer dans trop de détails à cet égard, le mieux que nous puissions faire est d’exposer aussi nettement que possible les principes sur lesquels repose l’unité fondamentale de chacune d’elles.” (p. 58)
Chapitre II. Principes d’unité des civilisations orientales
La civilisation occidentale n’a pas de principe d’unité, elle est une unité de fait. Elle repose sur une ensemble de tendances constituant une certaine conformité mentale: “[…] manque de principe comme en manque cette civilisation elle-même, depuis que s’est rompu, à l’époque de la Renaissance et de la Réforme, le lien traditionnel d’ordre religieux qui était précisément pour elle le principe essentiel, et qui en faisait, au moyen âge, ce qu’on appelait la «Chrétienté».” (p. 59)
Après la destruction de la «Chrétienté», l’unité européenne a été remplacée par des unités secondaires, fragmentaires et amoindries des «nationalités». Quand même, les influences qui avaient conduit à la déviation ont continué à agir de la même manière, en dépit des divisions au cadre de la civilisation.
L’absence du principe a attiré la déchéance intellectuelle irrémédiable.
L’Islam est la civilisation de liaison entre l’Occident et l’Orient. Il a des éléments communs aux deux pôles (parmi lesquels le côté strictement religieux). “Quoi qu’il en soit, à ne considérer pour le moment que le côté extérieur, c’est sur une tradition que l’on peut qualifier de religieuse que repose toute l’organisation du monde musulman: ce n’est pas, comme dans l’Europe actuelle, la religion qui est un élément de l’ordre social, c’est au contraire l’ordre social tout entier qui s’intègre dans la religion, dont la législation est inséparable, y trouvant son principe et sa raison d’être.” (p. 61)
La conception du «Khalifat» est la seule base possible de tout panislamisme sérieux.
Il existe entre l’arabe littéral et l’arabe vulgaire des différences. Quand mêmes celles-ci ne sont pas si grandes que ça, ainsi que tout homme qui parle arabe arrive à comprendre les autres. “[…] il n’y a en somme, même pour ce qui est de l’arabe vulgaire, qu’une langue unique, qui est parlée depuis le Maroc jusqu’au Golfe Persique, et les soi-disant dialectes arabes plus ou moins variés sont une pure invention des orientalistes.” (p. 62-63) La langue persane, employée dans des nombreux écrits relatifs au Çoufisme, a une importance intellectuelle considérable.
La civilisation hindoue est faite elle-aussi de nombreux éléments appartenant à des races différentes.
La prétendue race âryenne existe uniquement dans l’imagination trop fertile des orientalistes. “[…] le terme sanskrit ârya, dont on a tiré le nom de cette race hypothétique, n’a jamais été en réalité qu’une épithète distinctive s’appliquant aux seuls hommes des trois premières castes, et cela indépendamment du fait d’appartenir à telle ou telle race, dont la considération n’a pas à intervenir ici.” (p. 63)
La tradition hindoue n’est plus du tout religieuse comme celle islamique, mais purement intellectuelle et métaphysique. Il n’y a rien qui rappelle les religions occidentales.
L’élément caractéristique de la tradition chinoise est «gen» - la solidarité de la race. L’organisation tout entière repose sur la famille, prototype essentiel de la race. Celle-ci joue un rôle au moins aussi considérable que celui de la caste dans la société hindoue. La partie métaphysique est nettement séparée de tout le reste, cependant, cette séparation ne va pas jusque dans la discontinuité (le cas occidental).
Chapitre III. Que faut-il entendre par tradition?
L’Occident oppose, dans un sens restreint, «tradition» et «écriture», en considérant que toute tradition a fait l’objet d’une transmission exclusivement orale. Dans l’étape où nous sommes, la partie orale et la partie écrite de la tradition forment deux branches complémentaires.
Définition: “[…] une civilisation est le produit et l’expression d’une certaine mentalité commune à un groupe d’hommes plus ou moins étendu, réservant pour chaque cas particulier la détermination précise de ses éléments constitutifs.” (p. 68-69)
En Orient, l’identification de la tradition et de la civilisation tout entière est justifiée. Ce n’est pas le cas pour l’Occident.
Dans l’Islam il y a deux aspects: un religieux et un purement métaphysique. C’était aussi le cas au moyen âge européen, avec la doctrine scolastique, mais la métaphysique n’était pas dégagée de la théologie (apparemment, c’est une double conséquence de la mentalité judaïque et la mentalité grecque).
En Inde, la tradition est purement métaphysique et tout est subordonné à ce point de vue.
En Chine il existe une séparation nette entre la doctrine métaphysique (réservée à une élite intellectuelle) et une tradition sociale, valable pour tout le monde. A l’origine, une tradition nommée Yi-king comprenait les deux.
Chapitre IV. Tradition et religion
La religion, selon son étymologie, est «ce qui relie», mais il n’est pas clair s’il s’agit de relier les hommes à un principe supérieur ou entre eux. A considérer l’antiquité gréco-romaine, on dirai qu’il s’agit des deux acceptions. “En effet, la religion, ou du moins ce qu’on entendait alors par ce mot, faisait corps, d’une manière indissoluble, avec l’ensemble des institutions sociales, dont la reconnaissance des «dieux de la cité» et l’observation des formes cultuelles légalement établies constituaient des conditions fondamentales et garantissaient la stabilité; et c’était là, du reste, ce qui donnait à ces institutions un caractère vraiment traditionnel.” (p. 73)
Chez les Grecs, les rites et les symboles étaient déjà couverts d’un voile et avaient perdu leur signification originelle précise. Les symboles avaient dégénéré en simples allégories, et puis ils étaient devenus des «mythes», par antropomorphisation. Ces choses avaient dévié vers un formalisme social purement extérieur.
“Cette conception de la religion comme «lien social» entre les habitants d’une même cité, à laquelle se superposait d’ailleurs, au-dessus des variétés locales, une autre religion plus générale, commune à tous les peuples helléniques et formant entre eux le seul lien vraiment effectif et permanent, cette conception, disons-nous, n’était pas celle de la «religion d’Etat» dans le sens où l’on devait l’entendre beaucoup plus tard, mais elle avait déjà avec elle des rapports évidents, et elle devait certainement contribuer pour une part à sa formation ultérieure.” (p. 75)
Les Romains ont prouvé une complète incapacité pour tout ce qui est d’ordre purement intellectuel. Leur culte des empéreurs n’avait qu’une portée purement sociale. Le Christianisme a été persécuté à cause du fait qu’il entraînait une méconnaissance formelle des «dieux de l’Empire».
Le Christianisme, en adoptant le nom de «religion», a imposé aussi l’idée de lien avec un principe supérieur, et non plus celle de lien social (qui subsiste quand même).
E. Durkheim, dans De la définition des phénomènes religieux: “Ce qui caractérise les phénomènes religieux, c’est leur force obligatoire” (apud p. 77)
Avis de Guénon sur cette définition: “En fait, l’obligation, imposée plus ou moins strictement par une autorité ou un pouvoir d’une nature quelconque, est un élément qui se retrouve de façon à peu près constante dans toute ce qui est institutions sociales proprement dites; en particulier, y a-t-il rien qui se pose comme plus rigoureusement obligatoire que la légalité?” (p. 77) D’ailleurs, le même caractère d’obligation est revêtu par les institutions juridiques européennes, et personne ne pourrait dire qu’elles sont religieuses.
D’autres sociologues fantaisistes considèrent que la religion se caractérise par un élément rituel, autrement dit, partout où il y a des rites quelconques on doit en conclure qu’il y a aussi une religion. Selon Guénon, la définition est trop large. D’abord parce qu’il y a des rites exclusivement sociaux (par exemple, les cérémonies du Confucianisme). Dans le Taoïsme, doctrine purement métaphysique, il existe des rites qui ont une portée essentiellement métaphysique.
L’absence totale du point de vue religieux chez les Chinois a donné lieu à une autre méprise: le Chinois, qui a un grand respect pour tout ce qui est traditionnel, adopte là où il se trouve ce qui lui paraît en constituer la tradition; retourné dans son pays d’origine il redevient Chinois – chose qui a été taxée d’hypocrisie. En réalité, cet acte est pour le Chinois une affaire de politesse, car, selon ses idées, la politesse demande que l’on se conforme autant que possible aux coutumes du pays dans lequel on vit. “[…] les Jésuites du XVIIe siècle étaient strictement en règle avec elle lorsque, vivant en Chine, ils prenaient rang dans la hiérarchie officielle des lettrés et rendaient aux Ancêtres et aux Sages les honneurs rituels qui leur sont dus.” (p. 81)
En Japon, le Shintoïsme est, comme le Confucianisme en Chine, une institution cérémonielle de l’Etat.
“En fait, en dehors du cas d’importations étrangères qui n’ont pu avoir une influence bien profonde ni bien étendue, le point de vue religieux est tout aussi inconnu aux Japonais qu’aux Chinois; c’est même un des rares traits communs que l’on puisse observer dans la mentalité de ces deux peuples.” (p. 81)
Définition: “Nous dirons que la religion comporte essentiellement la réunion de trois éléments d’ordre divers: un dogme, une morale, un culte; partout où l’un quelconque de ces éléments viendra à manquer, on n’aura plus affaire à une religion au sens propre de ce mot.” (p. 82) Le dogme forme la partie intellectuelle de la religion, la morale forme sa partie sociale. Le culte est à la fois intellectuel et social.
Le nom de dogme s’applique à la doctrine religieuse. Elle n’est pas purement intellectuelle (si elle l’était, elle serait purement métaphysique et non pas religieuse). Cette doctrine, pour prendre forme, subit l’influence des éléments sentimentaux. “[…] le mot même de «croyances», qui sert communément à désigner les conceptions religieuses, marque bien ce caractère, car c’est une remarque psychologique élémentaire que la croyance, entendue dans son acception la plus précise, et en tant qu’elle s’oppose à la certitude qui est tout intellectuelle, est un phénomène où la sentimentalité joue un rôle essentiel, une sorte d’inclination ou de sympathie pour une idée, ce qui, d’ailleurs, suppose nécessairement que cette idée est elle-même conçue avec une nuance sentimentale plus ou moins prononcée.” (p. 82)
Le facteur sentimental est prépondérant dans la morale.
Les rites ont un caractère intellectuel en tant qu’on les regarde comme une expression symbolique et sensible de la doctrine et un caractère social par leur dimension «pratique», demandant la participation de tous les membres de la communauté.
“Il est à remarquer que, dans une religion où l’élément social et sentimental l’emporte sur l’élément intellectuel, la part du dogme et celle du culte se réduisent simultanément de plus en plus, de sorte qu’une telle religion tend à dégénérer en un «moralisme» pur et simple, comme on en voit un exemple très net dans le cas du Protestantisme; à la limite, qu’à presque atteinte actuellement un certain «Protestantisme libéral», ce qui reste n’est plus du tout une religion, n’en ayant gardé qu’une seule des parties essentielles, mais c’est tout simplement une sorte de pensée philosophique spéciale.” (p. 83)
Il est difficile d’appliquer rigoureusement le terme de religion en dehors de l’ensemble formé par le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam.
En Chine, le point de vue intellectuel et le point de vue social sont représentés par deux traditions distinctes, mais le point de vue moral n’existe pas.
Dans l’Inde, le point de vue moral est absent aussi. La législation n’est point religieuse, mais elle est entièrement dépourvue de l’élément sentimental qui peut lui imprimer le caractère de moralité. La doctrine est purement métaphysique.
“On peut dire que le point de vue moral et le point de vue religieux lui-même supposent essentiellement une certaine sentimentalité, qui est en effet développée surtout chez les Occidentaux, au détriment de l’intellectualité.” (p. 84)
La mentalité musulmane ne saurait admettre l’idée d’une «morale indépendante», c’est-à-dire philosophique.
La religion n’est pas un fait social, elle a un élément constitutif d’ordre social, secondaire par rapport à la doctrine. En Islam, tout ce qui est d’ordre social est rattaché et comme suspendu à la religion. C’est le cas aussi du Judaïsme.
Les conceptions des sociologues quant à la religion comme fait social se rattachent uniquement à l’époque moderne.
Chapitre V. Caractères essentiels de la métaphysique
Le point de vue métaphysique est exclusivement intellectuel. La science et la philosophie occidentales ont aussi la prétention d’être intellectuelles, mais elles n’arrivent guère à l’intellectualité pure.
La définition du terme «métaphysique»: “En effet, son sens le plus naturel, même étymologiquement, est celui suivant lequel il désigne ce qui est «au delà de la physique», en entendant d’ailleurs ici par «physique», comme le faisaient toujours les anciens, l’ensemble de toutes les sciences de la nature, envisagé d’une façon tout à fait générale, et non pas simplement une de ces sciences en particulier, selon l’acception restreinte qui est propre aux modernes. C’est donc avec cette interprétation que nous prenons ce terme de métaphysique, et il doit être bien entendu une fois pour toutes que, si nous y tenons, c’est uniquement pour la raison que nous venons d’indiquer, et parce que nous estimons qu’il est toujours fâcheux d’avoir recours à des néologismes en dehors des cas de nécessité absolue.” (p. 88)
La métaphysique est essentiellement la connaissance de l’universel. Une définition de la métaphysique est impossible, parce qu’on peut définir ce qui est limité, pendant que la métaphysique est illimitée. “[…] une définition serait ici d’autant plus inexacte qu’on s’efforcerait de la rendre plus précise.” (p. 88)
Il n’existe pas un conflit entre la métaphysique et les sciences, étant donné que leurs domaines sont différents. En dépit de ce que certains philosophes pensent, le domaine de la métaphysique n’est pas ce que diverses sciences peuvent laisser en dehors d’elles à cause de leur développement incomplet. “Le domaine de toute science relève toujours de l’expérience, dans l’une quelconque de ses modalités diverses, tandis que celui de la métaphysique est essentiellement constitué par ce dont il n’y a aucune expérience possible: étant «au delà de la physique», nous sommes aussi, et par là même, au delà de l’expérience. Par suite, le domaine de chaque science particulière peut s’étendre indéfiniment, s’il en est susceptible, sans jamais arriver à avoir même le moindr point de contact avec celui de la métaphysique.” (p. 90)
L’objet de la métaphysique est inchangeant, insoumis aux influences de temps et d’espace, au-delà du contingent, de l’individuel, du variable. La seule chose qui peut changer dans la métaphysique est la forme d’exposition. Mais elle reste identique en elle-même. Les Hindous disent qu’elle est «sans dualité», tout comme les Arabes disent que «la doctrine de l’Unité est unique».
Il n’y a absolument pas de découvertes possibles en métaphysique: “[…] dès lors qu’il s’agit d’un mode de connaissance qui n’a recours à l’emploi d’aucun moyen spécial et extérieur d’investigation, tout ce qui est susceptible d’être connu peut l’avoir été également par certains hommes à toutes les époques; et c’est bien là, effectivement, ce qui ressort d’un examen profond des doctrines métaphysiques traditionnelles.” (p. 91)
Les idées de progrès et d’évolution n’ont aucune application dans la métaphysique. “Ceci implique, notons-le bien, la condamnation formelle de toute tentative d’application de la «méthode historique» à ce qui est d’ordre métaphysique: en effet, le point de vue métaphysique lui-même s’oppose radicalement au point de vue historique, ou soi-disant tel, et il faut voir dans cette opposition, non pas seulement une question de méthode, mais aussi et surtout, ce qui est beaucoup plus grave, une véritable question de principe, parce que le point de vue métaphysique, dans son immutabilité essentielle, est la négation même des idées d’évolution et de progrès; aussi pourrait-on dire que la métaphysique ne peut s’étudier que métaphysiquement.” (p. 91-92)
La métaphysique implique la certitude absolue, par l’objet de son étude et par son méthode. Elle exclut toute conception de caractère hypothètique.
Toute exposition possible des vérités métaphysiques est nécessairement défectueuse, parce qu’elles ne sont jamais totalement exprimables, ni même imaginables, ne pouvant être atteintes que par l’intelligence pure. La métaphysique réserve la part de l’inexprimable, qui, au fond, est pour elle tout l’essentiel.
Dans la métaphysique, l’objet d’étude et le sujet étudiant sont unifiés. Le moyen de connaissance et la connaissance métaphysique font un.
“[…] la métaphysique ne saurait être contraire à la raison, mais elle est au-dessous de la raison, qui ne peut intervenir là que d’une façon toute secondaire, pour la formulation et l’expression extérieure de ces vérités qui dépassent son domaine et sa portée.” (p. 94)
Les vérités d’ordre métaphysique sont conçus par la faculté de l’intuition intellectuelle (qui est celle de l’intellect pur de l’Aristote et de ses continuateurs scolastiques).
L’intellect est supérieur à la raison étant donné que son opération est immédiate, et, n’étant point réellement distinct de son objet, il ne fait qu’un avec la vérité même. La raison est faillible par suite de son caractère discursif et médiat. “D’ailleurs, toute expression étant nécessairement imparfaite et limitée, l’erreur y est dès lors inévitable quant à la forme, sinon quant au fond: si rigoureuse qu’on veuille rendre l’expression, ce qu’elle laisse en dehors d’elle est toujours beaucoup plus que ce qu’elle peut enfermer […].” (p. 95)
La connaissance métaphysique relève de l’intellect pur, et la connaissance scientifique de la raison. Le domaine de l’intellect pur et l’universel, celui de la raison est le général. Il ne faut pas confondre l’universel avec le général.
Le point de vue des sciences est d’ordre individuel.
Telle qu’elle a été exposée, cette conception de la métaphysique est vraie à la fois du Taoïsme, de la doctrine hindoue, et aussi de l’aspect profond et extra-religieux de l’Islam.
Ce que la pensée philosophique moderne décore du nom de métaphysique ne correspond à aucun degré à la vraie conception métaphysique.
La mentalité moderne ne connaît aucun équivalent à la métaphysique.
Limitations occidentales:
♥ la représentation de l’Infini comme un espace, qui n’est qu’un indéfini;
♥ la confusion entre l’éternité (qui est un «non-temps») avec une perpétuité.
La mentalité occidentale fait la confusion entre concevoir et imaginer, au point où ce qui n’est susceptible d’aucune représentation sensible lui paraît véritablement impensable par là même.
Il existe chez les Occidentaux une confusion entre le rationnel et l’intellectuel, ainsi que l’intellectualité occidentale n’est que l’exercice des facultés tout individuelles et formelles que sont la raison et l’imagination.
Chapitre VI. Rapports de la métaphysique et de la théologie
Cette question ne se pose pas en Orient, à cause de l’absence du point de vue religieux. Elle ne se pose pas non plus en Occident, à cause de l’absence du point de vue métaphysique. Elle peut se poser pour l’Islam.
Par rappor au point de vue métaphysique, tout autre point de vue est inférieur et limité.
La théologie est plus près de la métapysique que ne le sont les sciences, c’est pourquoi il est délicat de l’en distinguer nettement. Au moyen âge la métaphysique était dépendente de la théologie.
“[…] ainsi que nous l’avons noté précédemment, rien ne s’oppose en principe à ce qu’il y ait, dans tous les temps et dans tous les pays, des hommes qui puissent atteindre la connaissance métaphysique complète; et cela serait encore possible même dans le monde occidental actuel, bien que plus difficilement sans doute, en raison des tendances générales de la mentalité qui déterminent un milieu aussi défavorable que possible sous ce rapport.” (p. 101)
Tandis que le point de vue métaphysique est purement intellectuel, le point de vue religieux implique, comme caractéristique fondamentale, la présence d’un élément sentimental qui influe sur la doctrine elle-même. Ce caractère sentimental est le plus accentué dans la branche mystique de la théologie. Le mysticisme est totalement inconnu en Orient. “[…] dans la confusion si ordinaire que nous venons de signaler, et qui consiste à attribuer une interprétation mystique à des idées qui ne le sont nullement, on peut voir encore un exemple de la tendance habituelle aux Occidentaux, en vertu de laquelle ils veulent retrouver partout l’équivalent pur et simple des modes de pensée qui leur sont propres.” (p. 102)
Etant donné que le sentiment est relatif et contingent, une doctrine qui s’adresse à lui ne peut être que relative et contingente. Ceci peut être observé à l’égard du besoin de «consolation» auquel répond, pour une large part, le point de vue religieux. “La vérité, en elle-même, n’a point à être consolante; si quelqu’un la trouve telle, c’est tant mieux pour lui, certes, mais la consolation qu’il éprouve ne vient pas de la doctrine, elle ne vient que de lui-même et des dispositions particulières de sa propre sentimentalité.” (p. 103)
Par contre, une doctrine qui subit l’influence d’une forme sentimentale souffre une défaillance intellectuelle.
Le point de vue théologique est une particularisation du point de vue métaphysique, particularisation qui implique une altération proportionnelle. Toute vérité théologique ramène à une vérité métaphysique correspondante, dont elle n’est que la traduction. “[…] il faudra dire que certaines vérités métaphysiques, mais non pas toutes, sont susceptibles d’être traduites en langage théologique, car il y a lieu de tenir compte cette fois de tout ce qui, ne pouvant être envisagé sous aucun point de vue individuel, est du ressort exclusif de la métaphysique: l’universel ne saurait s’enfermer tout entier dans un point de vue spécial, non plus que dans une forme quelconque, ce qui est d’ailleurs la même chose au fond.” (p. 104)
Toute traduction d’une vérité métaphysique en langage théologique se fait à perte. Par exemple, la doctrine hindoue de la «délivrance» n’a pas de commune mesure avec la doctrine théologique du «salut», même si maints orientalistes les ont assimilés l’une à l’autre.
Dans le domaine des variations individuelles, dont la théologie officielle et savante n’est pas responsible, se manifeste une tendance éminemment antimétaphysique qui est presque générale parmi les Occidentaux, qui est l’antropomorphisme.
Chapitre VII. Symbolisme et anthropomorphisme
Le symbole: “[…] dans son acception la plus générale, peut s’appliquer à toute expression formelle d’une doctrine, expression verbale aussi bien que figurée […]” (p. 107)
“[…] le symbolisme, qui n’est que l’usage de formes ou d’images constituées comme signes d’idées ou de choses suprasensibles, et dont le langage est un simple cas particulier, est évidemment naturel à l’esprit humain, donc nécessaire et spontané.” (p. 107)
Le symbolisme est un emploi bien plus constant dans l’expression de la pensée orientale que dans celle de la pensée occidentale.
Les rites aussi ont un caractère éminemment symbolique. Mais ils possèdent en eux une efficacité propre, en tant que moyens de réalisation agissant en vue de la fin à laquelle ils sont adaptés et subordonnés.
Tout symbole, en tant qu’il doit essentiellement servir de support à une conception, a aussi une très réelle efficacité.
Le rite est un cas particulier du symbole, c’est un symbole «agi».
Les Occidentaux ne vont pas au-delà de la lettre pour dégager l’esprit. La cause de cette erreur est la prédominance des facultés sensibles et imaginatives. Sur l’idolatrie: “[…] prendre le symbole lui-même pour ce qu’il représente, par incapacité de s’élever jusqu’à sa signification purement intellectuelle, telle est, au fond, la confusion en laquelle réside la racine de toute «idolatrie» au sens propre de ce mot, celui que l’Islamisme lui donne d’une façon particulièrement nette.” (p. 109)
Un symbole réduit à son image extérieure est une idole, vaine, et sa conservation est superstition pure. C’est le cas des vestiges laissés par les traditions tombées dans l’oubli, et aussi celui des religions dont l’incompréhension des adhérents réduit à un simple formalisme extérieur.
La dégénérescence spirituelle des Grecs les avaient poussés de l’idolâtrie à l’antropomorphisme. Ils ne concevaient point leurs dieux comme représentant certains principes, mais comme des êtres à forme humaine, doués de sentiments humains, agissant à la manière des hommes. Une telle antropomorphisation avait donné prétexte à la théorie de l’«évhémérisme» (selon le nom de son inventeur), conformément à laquelle les dieux auraient été à l’origine des hommes illustres. Une autre théorie voit dans les symboles antiques une représentation de divers phénomènes naturels.
“Le «mythe», comme l’«idole», n’a jamais été qu’un symbole incompris: l’un est dans l’ordre verbal ce que l’autre est dans l’ordre figuratif […]” (p. 110)
En dépit de ce que les Occidentaux croyent, l’erreur grecque de l’antropomorphisme et du naturalisme n’est pas été et n’a pas été répandue dans d’autres civilisations traditionnelles.
“L’interprétation naturaliste renverse proprement les rapports: un phénomène naturel peut, aussi bien que n’importe quoi dans l’ordre sensible, être pris pour symboliser une idée ou un principe, et le symbole n’a de sens et de raison d’être qu’autant qu’il est d’un ordre inférieur à ce qui est symbolisé.” (p. 111)
Les symboles à figure humaine de Chine et d’Inde n’ont été jamais anthropomorphisme.
Rien n’est moins symbolique que l’art grec, et rien ne l’est plus que les arts orientaux.
L’art ne devient une fin en soi que chez les peuples à sentimentalité prédominante.
“Les peuples dits sémitiques, comme les Juifs et les Arabes, sont voisins sous ce rapport des peuples occidentaux: il ne saurait, en effet, y avoir d’autres raison à l’interdiction des symboles à figure humaine, commune aux Judaïsme et à l’Islamisme, mais avec cette restriction que, dans ce dernier, elle ne fut jamais appliquée rigoureusement chez les Persans, pour qui l’usage de tels symboles offrait moins de dangers, parce que, plus orientaux que les Arabes, et d’ailleurs d’une tout autre race, ils étaient beaucoup moins porté à l’anthropomorphisme.” (p. 111-112)
Sur l’idée de «création» dans la théologie: “Ces dernières considérations nous amènent directement à nous expliquer sur l’idée de «création»: cette conception, qui est aussi étrangère aux Orientaux, les Musulmans exceptés, qu’elle le fut à l’antiquité gréco-romaine, apparaît comme spécifiquement judaïque à son origine; le mot qui la désigne est bien latin dans sa forme, mais non dans l’acception qu’il a reçue avec le Christianisme, car creare ne voulait dout d’abord dire rien d’autre que «faire», sens qui est toujours demeuré, en sanskrit, celui de la racine verbale kri, qui est identique à ce mot; il y a eu là un changement profond de signification, et ce cas est, comme nous l’avons dit, similaire à celui du terme de «religion». C’est évidemment du Judaïsme que l’idée dont il s’agit est passée dans le Christianisme et dans l’Islamisme; et, quant à sa raison d’être essentielle, elle est au fond la même que celle de l’interdiction des symboles anthropomorphes. En effet, la tendance à concevoir Dieu comme «un être» plus ou moins analogue aux êtres individuels et particulièrement aux êtres humains, doit avoir pour corollaire naturel, partout où elle existe, la tendance à lui attribuer un rôle simplement «démiurgique», nous voulons dire une action s’exerçant sur une «matière» supposée extérieure à lui, ce qui est le mode d’action propre aux êtres individuels. Dans ces conditions, il était nécessaire, pour sauvgarder la notion de l’unité et de l’infinité divines, d’affirmer expressément que Dieu a «fait le monde de rien», c’est-à-dire, en somme, de rien qui lui fût extérieur, et dont la supposition aurait pour effet de le limiter en donnant naissance à un dualisme radical. L’hérésie théologique n’est ici que l’expression d’un non-sens métaphysique, ce qui est d’ailleurs le cas habituel; mais le danger, inexistant quant à la métaphysique pure, devenait très réel au point de vue religieux, parce que l’absurdité, sous cette forme dérivée, n’apparaissait plus immédiatement. La conception théologique de la «création» est une traduction appropriée de la conception métaphysique de la «manifestation universelle», et la mieux adaptée à mentalité des peuples occidentaux; mais il n’y a d’ailleurs pas d’équivalence à établir entre ces deux conceptions, dès lors qu’il y a nécessairement entre elles toute la différence des points de vue respectifs auxquels elles se refèrent: c’est là un nouveau exemple qui vient à l’appui de ce que nous avons exposé dans le chapitre précédent.” (p. 112-113)
Chapitre VIII. Pensée métaphysique et pensée philosophique
La métaphysique n’est pas de la philosophie. En Occident la métaphysique a été jointe à des considérations relevant de points de vue spéciaux et contingents, pour entrer dans un ensemble portant le nom de philosophie.
La métaphysique occidentale se réduit à la doctrine d’Aristote et des scolastiques, plus quelques fragments éparses çà et là. A partir de l’antiquité classique aucune doctrine vraiment métaphysique ne se retrouve en Occident.
Le point de vue philosophique occidental ne présente aucune différence du point de vue étroitement rationnel de la science.
Certaines sciences (comme la sociologie et la psychologie) ont quitté le domaine de la philosophie sans changer d’une manière intrinséque.
La métaphysique véritable n’a aucun rapport avec la psychologie, la physique, ou la physiologie. “A plus forte raison la métaphysique ne saurait-elle être à aucun degré dépendante d’une telle science spéciale: prétendre lui donner une base psychologique, comme le voudraient certains philosophes qui n’ont d’autre excuse que d’ignorer totalement ce qu’elle est en réalité, c’est vouloir faire dépendre l’universel de l’individuel, le principe de ses conséquences plus ou moins indirectes et lointaines, et c’est aussi, d’un autre côté, aboutir fatalement à une conception anthropomorphique, donc proprment antimétaphysique.” (p. 117)
La métaphysique, en tant que la seule connaissance immédiate, ne peut se fonder sur aucune science particulière.
Il ne faut pas fonder les sciences directement sur la métaphysique, à cause de leur étroitesse de points de vue. Ce fut l’erreur de Descartes, qui d’ailleurs n’avait fait que de la pseudo-métaphysique, à titre de préface à sa physique.
La logique est l’étude des conditions propres à l’entendement humain. Les principes logiques sont l’application dans un domaine déterminé des véritables principes, qui sont d’ordre universel. Les mathématiques appliquent au seul domaine de la quantité des principes relatifs qui peuvent être regardés comme constituant une détermination immédiate par rapport à certains principes universels.
Les points de vue mixtes entre la logique et la métaphysique, nommés «théories de la connaissances», ne sont que de la logique pure et simple, et où la dépassent sont uniquement des fantaisies pseudo-métaphysiques sans la moindre connaissance.
“Dans une doctrine traditionnelle, la logique ne peut occuper que la place d’une branche de connaissance secondaire et dépendante, et c’est ce qui a lieu en effet tant en Chine que dans l’Inde; comme la cosmologie, qu’étudia aussi le moyen âge occidental, mais que la philosophie moderne ignore, elle n’est en somme qu’une application des principes métapysiques à un point de vue spécial et dans un domaine déterminé […].” (p. 119)
Il faut faire une distinction entre la métaphysique pure et son exposition formulée: “[…] tandis que la première échappe totalement aux limitations individuelles, donc à la raison, la seconde, dans la mesure où elle est possible, ne peut consister qu’en une sorte de traduction des vérités métaphysiques en mode discursif et rationnel, parce que la constitution même de tout langage humain ne permet pas qu’il en soit autrement.” (p. 120)
Il n’y a rien, dans tout le domaine de la philosophie, qui soit plus relatif et plus contingent que la morale. Il ne s’agit pas même d’une connaissance, mais d’un ensemble de considérations à but pratique. C’est le sentiment qui intervient dans la constitution de la morale. “Il est à remarquer que l’éclosion de ces théories morales se produit surtout aux époques de décadence intellectuelle, sans doute parce que cette décadence est corrélative ou consécutive à l’expansion du sentimentalisme, et aussi parce que, se rejetant ainsi dans des spéculations illusoires, on conserve au moins l’apparence de la pensée absente […]” (p. 122)
Chez les Grecs, les écoles des Epicuriens et les Stoïciens étaient fondées sur le point de vue moral. Le même caractère se retrouve maintenant, par une dégénérescence de la pensée religieuse, comme le montre le cas du Protestantisme. “[…] il est naturel, d’ailleurs, que des peuples à mentalité purement pratique, dont la civilisation est toute matérielle, cherchent à satisfaire leurs aspirations sentimentales par ce faux misticisme qui trouve une de ses expressions dans la morale philosophique.” (p. 122)
Il faudrait aussi distinguer entre les systèmes philosophiques différents, qui existent uniquement à cause de la prétention d’originalité intellectuelle. “[…] l’individualisme qui s’affirme dans cette prétention est manifestement contraire à tout esprit traditionnel, et aussi incompatible avec toute conception ayant une portée métaphysique véritable.” (p. 123)
Sur les systèmes philosophiques et leur relation avec la vérité absolue: “[…] et d’ailleurs un système philosophique est toujours le système de quelqu’un, c’est-à-dire une construction dont la valeur ne saurait être que tout individuelle. De plus, tout système est nécessairement établi sur un point de départ spécial et relatif, et l’on peut dire qu’il n’est en somme que le développement d’une hypothèse, tandis que la métaphysique, qui a un caractère d’absolue certitude, ne saurait admettre rien d’hypothétique. Nous ne voulons pas dire que tous les systèmes ne puissent pas renfermer une certaine part de vérité, en ce qui concerne tel ou tel point particulier; mais c’est en tant que systèmes qu’ils sont illégitimes, et c’est à la forme systématique elle-même qu’est inhérente la fausseté radicale d’une telle conception prise dans son ensemble.” (p. 123)
Sur la pseudo-métaphysique: “[…] c’est tout ce qui, dans les systèmes philosophiques, se présente avec des prétentions métaphysiques, totalement injustifiées du fait de la forme systématique elle-même, qui suffit à enlever aux considerations de ce genre toute portée réelle.” (p. 124)
Sur les questions philosophiques mal posées: “Certains des problèmes que se pose habituellement la pensée philosophique apparaissent même comme dépourvus, non seulement de toute importance, mais de toute signification; il y a là une foule de questions qui ne reposent que sur une équivoque, sur une confusion de points de vue, qui n’existent au fond que parce qu’elles sont mal posées, et qui n’auraient aucunement lieu de se poser vraiment; il suffirait donc, dans bien des cas, d’en mettre l’énoncé au point pour les faire diaparaître purement et simplement, si la philosophie n’avait au contraire le plus grand intérêt à les conserver, parce qu’elle vit surtout d’équivoques.” (p. 124)
Sur les traits de la métaphysique: “Ne peut être vraiment métaphysique, nous le répétons encore, que ce qui est absolument stable, permanent, indépendant de toutes les contingences, et en particulier des contingences historiques; ce qui est métaphysique, c’est ce qui ne change pas, et c’est encore l’universalité de la métaphysique qui fait son unité essentielle, exclusive de la multiplicité des systèmes philosophiques comme de celle des dogmes religieux, et, par suite, sa profonde immutabilité.” (p. 125-126)
La métaphysique n’est en aucun rapport avec l’idéalisme, le panthéisme, le spiritualisme, le matérialisme etc. La querelle du spiritualisme et du matérialisme, qui préoccupe toute la pensée philosophique depuis Descartes, n’intéresse en rien la métaphysique.
En sanskrit il n’y a aucun mot qui réponde à la notion de «matière», ni même de loin.
Adwaita-vâda = doctrine de la non-dualité.
Le non-dualisme est le seul type de doctrine qui répond à l’universalité de la métaphysique.
Non seulement la métaphysique ne peut pas être bornée par la considération d’une dualité quelconque d’aspects complémentaires de l’être, mais elle ne saurait pas même être bornée par la conception de l’être pur dans toute son universalité, car elle ne doit l’être par rien absolument.
La métaphysique n’est pas «connaissance de l’être» (comme prétendait Aristote), ce qui n’est que l’ontologie, un ressort de la métaphysique. L’être n’est pas le plus universel de tous les principes, mais une détermination, une limitation, à laquelle le point de vue métaphysique ne saurait s’arrêter.
“Un principe est d’ailleurs évidemment d’autant moins universel qu’il est plus déterminé, et par là plus relatif; nous pouvons dire que, d’une façon en quelque sorte mathématique, un «plus» déterminatif équivaut à un «moins» métaphysique. Cette indétermination absolue des principes les plus universels, donc de ceux qui doivent être considérés avant tous les autres, est une cause d’assez grande difficultés, non dans la conception, sauf peut-être pour ceux qui n’y sont point habitués, mais du moins dans l’exposition des doctrines métaphysiques, et elle oblige souvent à ne se servir que d’expressions qui, dans leur forme extérieure, sont purement négatives.” (p. 131-132)
Dans le langage courant, l’idée d’Infini, la plus ouverte de toutes, doit s’exprimer par la négation de toutes les déterminations (comme celles-ci sont des négations à leur tour, la négation de chaque négation parvient à l’affirmation totale).
Chapitre IX. Esotérisme et exotérisme
L’ésotérisme est l’aspect intérieur, pendant que l’exotérisme – l’aspect extérieur d’une doctrine.
“L’exotérisme, comprenant ce qui était plus élémentaire, plus facilement compréhensible, et par conséquent susceptible d’être mis plus largement à la portée de tous, s’exprime seul dans l’enseignement écrit, tel qu’il nous est parvenu plus ou moins complétement; l’ésotérisme, plus approfondi et d’un ordre plus élevé, s’adressant comme tel aux seuls disciples réguliers de l’école, préparés tout spécialement à le comprendre, n’était l’objet que d’un enseignement purement oral, sur la nature duquel il n’a évidemment pas pu être conservé de données bien précises.” (p. 133) Ici René Guénon parle précisément de l’ésotérisme des vieux Grecs, qui nous est en bonne mesure inaccessible, ce qui n’est pas le cas pour d’autres ésotérismes, appartenant à d’autres traditions.
L’ésotérisme développe et complète ce qui n’est contenu que virtuellement dans l’exotérisme, sous une forme trop vague, trop simplifiée.
La distinction exotérisme vs. ésotérisme ne s’est pas maintenue dans la philosophie moderne, qui n’est rien de plus que ce qu’elle est extérieurement.
On peut dire aussi que la conception représente l’ésotérisme, et l’expression – l’exotérisme. Dans toute conception métaphysique il existe quelque chose d’ésotérique: “[…] c’est là quelque chose que chacun ne peut concevoir que par lui-même, avec l’aide des mots et des symboles qui servent simplement de point d’appui à sa conception, et sa compréhension de la doctrine sera plus ou moins complète et profonde suivant la mesure où il le concevra effectivement.” (p. 136)
L’«esprit» d’une doctrine quelconque est de nature ésotérique, tandis que sa «lettre» est de nature exotérique.
Un exemple de la pluralité des sens nous est fourni par l’interprétation des caractères idéographiques qui constituent l’écriture chinoise: toutes les significations dont ces caractères sont susceptibles peuvent se grouper autour de trois principales, qui correspondent aux trois degrés fondamentaux de la connaissance, et dont la première est d’ordre sensible, la seconde d’ordre rationnel, et la troisième d’ordre intellectuel pur ou métaphysique, ainsi, un même caractère pourra être employé analogiquement pour désigner à la fois le soleil, la lumière et la vérité, la nature du contexte permettant seule de reconnaître, pour chaque application, quelle est celle de ces acceptions qu’il convient d’adopter. “On doit comprendre par là comment l’étude des idéogrammes, dont la portée échappe complètement aux Européens, peut servir de base à un véritable enseignement intégral, en permettant de développer et de coordonner toutes les conceptions possibles dans tous les ordres; cette étude pourra donc, à des points de vue différents, être reprise à tous les degrés d’enseignement, du plus élémentaire au plus élevé, en donnant lieu chaque fois à de nouvelles possibilités de conception, et c’est là un instrument merveilleusement approprié à l’exposition d’une doctrine traditionnelle.” (p. 137)
La Qabbalah judaïque est moins purement métaphysique que l’ésotérisme islamique. Elle est empreignée du point de vue religieux.
Dans l’Islam, la distinction entre l’exotérisme et l’ésotérisme est très nette.
Chapitre X. La réalisation métaphysique
La métaphysique constitue une connaissance intuitive, immédiate, s’opposant en cela à la connaissance discursive et médiate de l’ordre rationnel. L’intuition intellectuelle est au-delà de la distinction du sujet et de l’objet. Elle est le moyen de la connaissance et la connaissance elle-même.
La connaissance vraie participe plus ou moins à la nature de la connaissance intellectuelle pure, qui est la connaissance par excellence. D’où il résulte que connaître et être ne sont en fond qu’une seule et même chose.
Toutes les «théories de la connaissance» tendent à opposer artificiellement le connaître à l’être, en niant toute métaphysique pure.
L’aveu d’impuissance de Kant: “La plus grande et peut-être la seule utilité de toute philosophie de la raison pure est, après tout, exclusivement négative, puisqu’elle est, non un instrument pour étendre la connaissance mais une discipline pour la limiter» (Kritik der reinen Vernunft, éd. Hartenstein, p. 256)
Aristote a posé l’idenfitication par la connaissance: «l’âme est tout ce qu’elle connaît» (De anima).
Le sens étymologique du mot «théorie» est celui de contemplation. Tout métaphysique est la «théorie» par excellence. Malheureusement, l’usage a donné à ce terme une autre utilisation.
“Dans toute doctrine qui est métaphysiquement complète, comme le sont les doctrines orientales, la théorie est toujours accompagnée ou suivie d’une réalisation effective, dont elle est seulement la base nécessaire: aucune réalisation ne peut être abordée sans une préparation théorique suffisante, mais la théorie tout entière est ordonnée en vue de la réalisation, comme le moyen en vue de la fin, et ce point de vue est supposé, au moins implicitement, jusque dans l’expression extérieure de la doctrine.” (p. 146)
Il existe en Occident une analogie partielle, lointaine, avec la réalisation métaphysique, dans la réalisation mystique.
Les états mystiques n’ont rien de supra-individuel, ils impliquent une extension plus ou moins indéfinie des seules possibilités individuelles. “Encore, il faut noter que cette réalisation, toujours fragmentaire et rarement ordonnée, ne suppose point de préparation théorique: les rites religieux y jouent bien ce rôle d’«adjuvants» que jouent ailleurs les rites métaphysiques, mais elle est indépendante, en elle-même, de la théorie religieuse qu’est la théologie; cela n’empêche pas, du reste, que les mystiques qui possèdent certaines données théologiques s’évitent bien des erreur que commettent ceux qui en sont dépourvus, et sont plus capables de contrôler dans une certaine mesure leur imagination et leur sentimentalité.” (p. 147-148)
Troisième partie. Les doctrines hindoues
Chapitre premier. Signification précise du mot «hindou»
Le mot “hindou” ne désigne pas une race, ni encore moins une nationalité. L’Inde pourrait être comparé plutôt à l’ensemble de l’Europe qu’à tel ou tel Etat européen, aussi par son étendue, par son importance numérique de sa population mais aussi par les variétés ethniques qu’elle présente.
L’unité administrative établie récemment par les Européens a eu des correspondents auparavant, surtout celle établie par les Mongols. Chaque fois quand une telle liaison artificielle intervient dans la civilisation hindoue, elle est due aux allogènes.
L’unité de la civilisation hindoue est réalisée autour de la doctrine traditionnelle elle-même. “[…] l’unité hindoue, nous y avons déjà insisté, est une unité d’ordre purement et exclusivement traditionnel, qui n’a besoin, pour se maintenir, d’aucune forme d’organisation plus ou moins extérieure, ni de l’appui d’aucune autorité autre que celle de la doctrine même.” (p. 153)
“[…] sont Hindous tous ceux qui adhèrent à une même tradition, à la condition, bien entendu, qu’ils soient dûment qualifiés pour pouvoir y adhérer réellement et effectivement, et non pas d’une façon simplement extérieure et illusoire; au contraire, ne sont pas Hindous ceux qui, pour quelque raison que ce soit, ne participent pas à cette même tradition.” (p. 153).
Les Jaïnas, les Bouddhistes et les Sikhs ne sont pas des Hindous.
Selon certaines données, la tradition hindoue a été apportée par des gens venus du Nord, à une époque impossible à préciser. Les Dravidiens devinrent hindous «par adoption», ou ils le furent tout aussi véritablement que ceux qui l’avaient toujours été.
Il convient de nommer cette civilisation “indo-iranienne”, mais en ayant en vue le fait qu’à un moment quelconque une scission eut lieu entre les deux. La branche séparée, déviée par rapport à la tradition primordiale, fut alors ce qu’on nomme l’«iranisme», donc le «Mazdéisme».
Guénon signale le cas des doctrines orientales qui furent d’abord antitraditionnelles, pour devenir des traditions independantes. Exemples: Avesta pour le zoroastrisme iranien, Fo-hi pour la Chine, Vyâsa pour l’Inde, Thoth ou Hermès pour l’Egypte.
La tradition hindoue est essentiellement fondée sur le Vêda.
Chapitre II. La perpétuité du Vêda
Le nom de Vêda est attribué à tous les écrits fondamentaux de la tradition hindoue. Ces écrits sont répartis en quatre recueil: Rig-Vêda, Yajur-Vêda, Sâma-Vêda et Atharva-Vêda.
Sur les orientalistes: “Là comme partout ailleurs, on constate surtout, comme nous l’avons déjà indiqué, la tendance à tout rapporter à une époque aussi peu reculée que possible, et aussi à contester l’authenticité de telle ou telle partie des écrits traditionnels, le tout en se basant sur des analyses minutieuses de textes, accompagnées de dissertations aussi interminables que superflues sur l’emploi d’un mot ou d’une forme grammaticale. Ce sont là, en effet, les occupations les plus habituelles des orientalistes, et leur destination ordinaire est, dans l’intention de ceux qui s’y livrent, de montrer que le texte étudié n’est pas si ancien qu’on le pensait, qu’il ne doit pas être de l’auteur auquel il avait toujours été attribué, si toutefois il y en a un, ou, tout au moins, il a été «interpolé» ou a subi une altération quelconque à une époque relativement récente; ceux qui sont seulement quelque peu au courant des travaux de la «critique biblique» peuvent se faire une idée suffisante de ce qu’est la mise en œuvre de ces procédés.” (p. 159-160)
Ce qui échappe aux orientalistes, ce sont surtout les questions de principe.
Les caractères sanskrits ne dérivent pas de l’alphabet phénicien, avec lequel ils ne se ressemblent guère.
L’écrivain légendaire des Védas, Vyâsa, (dans le sens de scribe, et non pas d’auteur) n’est ni un personnage historique, ni un «mythe», mais une collectivité intellectuelle.
Avant leur écriture, les textes védiques ont été transmis oralement. C’est ce qu’on appelle le vansha, ou filiation traditionnelle.
L’origine du Vêda est dite apaurushêya, c’est-à-dire «non-humaine».
“La seule difficulté, ici, est peut-être de faire accepter par les Occidentaux une théorie de l’inspiration, et surtout de leur faire comprendre que cette théorie ne doit être ni mystique ni psychologique, qu’elle doit être purement métaphysique […]” (p. 161)
Même après l’usage de l’écriture, l’enseignement oral de la doctrine a joué dans l’Inde un rôle prépondérent.
Chapitre III. Orthodoxie et hétérodoxie
L’orthodoxie et l’hétérodoxie peuvent être envisagés non pas seulement au point de vue religieux, mais au point de vue beaucoup plus général de la tradition sous tous ses modes.
L’hétérodoxie d’une conception n’est que sa fausseté, résultant de son désaccord avec les principes fondamentaux. Hétérodoxie et absurdité sont synonymes. L’orthodoxie ne fait qu’un avec la connaissance véritable, puisqu’elle réside dans un accord constant avec les principes.
Dans la civilisation européenne antitraditionnelle les conceptions les plus hasardeuses se sont imposées précisément à cause du fait que les principes ont été perdus. Au contraire, dans une civilisation traditionnelle les principes ne sont jamais perdus de vue.
La conception atomiste, parue en Inde dans l’école cosmologique de Kanâda, est hétérodoxe, car elle est en désaccord formel avec le Vêda. “Cette théorie atomiste ne fut jamais, chez les Hindous, qu’une simple anomalie sans grande importance, du moins tant qu’il ne vint pas s’y ajouter quelque chose de plus grave; elle n’eut donc qu’une extension fort restreinte, surtout si on la compare à celle qu’elle devait acquérir plus tard chez les Grecs, où elle fut couramment acceptée par diverses écoles de «philosophie physique», parce que les principes traditionnels faisaient déjà défaut, et où l’Epicurisme surtout lui donna une diffusion considérable, dont l’influence s’exerce encore sur les Occidentaux modernes.” (p. 167)
“[…] sur le terrain des principes, l’absurdité ressort beaucoup plus immédiatement que dans les applications secondaires.” (p. 167)
La théorie des atomes a comme corollaire celle du vide dans lequel ces atomes doivent se mouvoir. D’ici est sortie une théorie du «vide universel», entendu au sens physique. Certaines écoles bouddhiques ont assimilé ce vide avec l’âkâsha ou éther, et ont été amenées à nier l’existence de celui-ci comme élément corporel, en n’admettant plus que quatre éléments au lieu de cinq.
“Il semble donc que les Grecs, lorsqu’ils ont été en contact avec la pensée hindoue, n’aient, dans bien des cas, recueilli cette pensée que déformée et mutilée, et encore ne l’ont-ils pas toujours exposée fidèlement telle qu’ils l’avaient recueillie; du reste, il est possible, comme nous l’avons indiqué, qu’ils se soient trouvés, au cours de leur histoire, en rapports plus directs et plus suivis avec les Bouddhistes, ou du moins, avec certains Bouddhistes, qu’avec les Hindous.” (p. 168-169)
Le caractère hétérodoxe de l’atomisme est donné aussi par sa prédisposition pour le naturalisme et le mécanisme.
Chapitre IV. A propos du Bouddhisme
Etant donné que cette édition a été corrigée, Guénon ajoute une note: “A l’intention des lecteurs qui aurait eu connaissance de la première édition de ce livre, nous estimons opportun d’indiquer brièvement les raisons qui nous ont amené à modifier le présent chapitre; lorsqu’a paru cette première édition, nous n’avions aucun motif de mettre en doute que, comme on le prétend habituellement, les formes les plus restreintes et les plus nettement antimétaphysique du Hinayâna représentaient l’enseignement même du Shâkya-Muni; nous n’avions pas le temps d’entreprendre les longues recherches qui auraient été nécessaires pour approfondir davantage cette question, et d’ailleurs, ce que nous connaissions alors du Bouddhisme n’était nullement de nature à nous y engager. Mais, depuis lors, les choses ont pris un tout autre aspect par suite des travaux d’A. K. Coomaraswamy (qui lui-même n’était pas bouddhiste, mais hindou, ce qui garantit suffisamment son impartialité) et de sa réinterprétation du Bouddhisme originel, dont il est si difficile de dégager le véritable sens de toutes les hérésies qui sont venues s’y greffer ultérieurement et que nous avions naturellement eues surtout en vue lors de notre première rédaction; il va de soi que, en ce qui concerne ces formes déviées, ce que nous avions écrit d’abord reste entièrement valable. Ajoutons à cette occasion que nous sommes toujours disposé à reconnaître la valeur traditionnelle de toute doctrine, où qu’elle se trouve, dès que nous en avons des preuves suffisantes; mais malheureusement, si les nouvelles informations que nous avons eues ont été entièrement à l’avantage de la doctrine de Shâkya-Muni (ce qui ne veut pas dire de toutes les écoles bouddhiques indistinctement), il en est tout autrement pour toutes les autres choses dont nous avons dénoncé le caractère antitraditionnel.” (p. 171-172)
Le Bouddhisme semble plus rapproché des conceptions occidentales que les autres doctrines de l’Occident. Mais d’ici jusqu’à déclarer que c’est une religion «athée» c’est un long chemin.
Le Bouddhisme, contrairement à ce que pensait Schopenhauer, n’est ni «optimiste» ni «pessimiste».
Le Bouddhisme n’est ni une religion ni une philosophie. “[…] il s’agit là d’écoles qui, s’étant mises en dehors de la tradition régulière, et ayant par là même perdu de vue la métaphysique véritable, devaient inévitablement être amenées à substituer à celle-ci quelque chose qui ressemble au point de vue philosophique dans une certaine mesure, mais dans une certaine mesure seulement.” (p. 173)
La formule bouddhique «Que les êtres soient heureux» concerne tous les êtres, pas uniquement les humains. La «compassion» bouddhique n’est pas la «pitié» de Schopenhauer. Elle est plutôt comparable à la «charité cosmique» des Musulmans. Il reste cependant vrai le fait que le Bouddhisme est revêtu d’une forme sentimentale.
Il est intéressant à noter qu’il existe un lien étroit entre la forme sentimentale d’une doctrine et sa tendance à la diffusion. A mesure que la diffusion du Bouddhisme s’est produit, il a disparu de l’Inde, sauf quelques écoles nettement hétérodoxes.
En dépit de ce que les orientalistes croyent, l’Inde ne fut jamais bouddhiste. Une exception notable: Barth, celui qui a dit que «le Bouddhisme a seulement eu l’importance d’un épisode».
Pendant l’époque du roi Ashoka, vers le IIIe siècle avant l’ère chrétienne, le Bouddhisme a eu sa période de grande extension, suivie promptement de son déclin.
En termes occidentaux, le Bouddhisme devrait être comparé à un ordre monastique s’adressant à une couche spéciale de la population.
Parmi les orientalistes les plus fantaisistes, Max Müller s’efforçait de découvrir les germes du bouddhisme dans les Upanishads. Par contre, M. Roussel a insisté sur le manque absolu d’originalité de cette doctrine.
Divisé en nombreuses écoles, le Bouddhisme peut être considéré comme partagé entre Mahâyâna (Grand véhicule ou Grande voie) et Hînayâna (Petit véhicule ou Petite voie). “C’est le Mahâyâna seul qui peut être regardé comme représentant vraiment une doctrine complète, y compris le côté proprement métaphysique qui en constitue la partie supérieure et centrale; au contraire, le Hînayâna apparaît comme une doctrine réduite en quelque sorte à son aspect le plus extérieur et n’allant pas plus loin que ce qui est accessible à la généralité des hommes, ce qui justifie sa dénomination et, naturellement, c’est dans cette branche amoindrie du Bouddhisme, dont le Bouddhisme de Ceylan est actuellement le représentant le plus typique, que se sont produites les déviations auxquelles nous avons fait allusion plus haut.” (p. 178)
Selon les orientalistes c’est exactement l’envers: Hînayâna serait le Bouddhisme primitif, pur. “En cela, ils ne font en somme que suivre les tendances antitraditionnelles de leur propre mentalité, qui les portent naturellement à sympathyser avec tout ce qui est hétérodoxe, et ils se conforment aussi plus particulièrement à cette fausse conception, à peu près générale chez les Occidentaux modernes, suivant laquelle ce qui est le plus simple, nous dirions volontiers le plus rudimentaire, doit être par là même le plus ancien; avec de tels préjugés, il ne leur vient même pas à l’idée que ce pourrait bien être tout le contraire qui serait vrai.” (p. 178)
L’école Zen fait partie du Bouddhisme Mahâyâna, et les influences du taoïsme sont indéniables. Elle a servie de couverture au taoïsme d’ailleurs, et lui a permis de rester très fermé.
Apparemment, la cause de l’apparition du Bouddhisme dans l’Inde, de sa diffusione et de sa disparition dans son pays d’origine, réside dans le fait qu’il devait répandre des connaissances hindues chez les non-hindus. Sa situation par rapport à l’Hinduïsme peut être comparée avec celle du Christianisme par rapport au Judaïsme.
L’hétérodoxie de certaines formes du Bouddhisme ne doit pas être repprochée à Bouddha, qui a été considéré d’ailleurs comme un Avatâra, «manifestation divine», par les Hindoues mêmes.
“[…] si les orientalistes, qui se sont pour ainsi dire «spécialisés» dans le Bouddhisme, commettent à son sujet tant de graves erreurs, que peut bien valoir ce qu’ils disent des autres doctrines, qui n’ont jamais été pour eux qu’un objet d’études secondaires et presque «accidentel» par rapport à celui-là?” (p. 183)
Chapitre V. La loi de Manu
Une notion difficilement traduisible est celle exprimée par le terme sanskrit dharma. Tour à tour, elle a été désignée dans les langues européennes par: «religion», «action», «morale», «vertu», «justice», «mérite», «devoir».
“Le point de vue moral, sans lequel ces notions [ci-dessus] sont dépourvues de sens, n’existe point dans l’Inde; nous y avons déjà suffisamment insisté, et nous avons même indiqué que le Bouddhisme, qui seul pourrait paraître à l’introduire, n’avait pas été jusque là dans la voie du sentimentalisme.” (p. 186)
Un observation sur une source d’erreurs dans l’exégèse des civilisations et des religions éloignées: “Ce qu’il importe de noter à ce propos, parce que c’est là une des sources des erreurs les plus fréquentes, c’est que des idées ou des points de vue qui sont devenus habituels tendent par là même à paraître essentiels; c’est pourquoi on s’efforce de les transporter dans l’interprétation de toutes ces conceptions, même les plus éloignées dans le temps ou dans l’espace, et pourtant il n’y aurait souvent pas besoin de remonter bien loin pour en découvrir l’origine et le point de départ.” (p. 186)
Tout comme sa racine dhri, le mot «dharma» signifie essentiellement une manière d’être. C’est la nature essentielle d’un être, comprenant l’ensemble de ses qualités ou propriétés caractéristiques, ainsi que les tendances ou les dispositions qu’elle implique.
Dharma s’oppose à karma, qui n’est que l’action par laquelle la nature de l’être se manifeste en extérieur. Adharma n’est pas le pêché, ou le mal, mais la «non-conformité» avec la nature des êtres, le déséquilibre, la rupture d’harmonie, la destruction ou le renversement des rapports hiérarchiques.
“Sans doute, dans l’ordre universel, la somme de tous les déséquilibres particuliers concourt toujours à l’équilibre total, que rien ne saurait rompre […]” (p. 187)
D’une façon assez imparfaite, dharma pourrait se traduire par le mot «loi». Cette loi est un «vouloir universel». L’expression de ce vouloir dans chaque état de l’existence manifestée est désignée comme Prajâpati, ou le «Seigneur des êtres produits». Dans chaque cycle cosmique ce vouloir se manifeste comme le Manu qui donne à son cycle sa propre loi.
Manu n’est pas le nom d’un personnage plus ou moins légendaire, mais la désignation du principe de l’«intelligence cosmique» ou «pensée réfléchie de l’ordre universel». Il est aussi le prototype de l’homme en tant que «être pensant» (mânava).
Manu est équivalent avec l’Homme universel de la Qabbalah ou le Roi du Taoïsme.
Si Vyâsa est une fonction historique, Manu est une fonction cosmique.
“En somme, la loi du Manu, pour un cycle ou pour une collectivité quelconque, ce n’est pas autre chose que l’observation des rapports hiérarchiques naturels qui existent entre les êtres soumis aux conditions spéciales de ce cycle ou de cette collectivité, avec l’ensemble des prescriptions qui en résultent normalement.” (p. 188-189)
La loi du Manu, appliquée socialement, peut être formulée dans un shâstra ou code.
Tandis que les textes vêdiques sont désignés par le terme shruti, comme étant le froit d’une inspiration directe, le dharma-shâstra appartient seulement à la classe d’écrits traditionnels appelée smriti, dont l’autorité est moins fondamentale, et qui comprend également les Purânas et les Itihâsas, que l’érudition occidentale ne regarde que comme des poèmes mythiques ou épiques.
“La distinction entre shruti et smriti équivaut, au fond, à celle de l’intuition intellectuelle pure et immédiate, qui s’applique exclusivement au domaine des principes métaphysiques, et de la conscience réfléchie, de nature rationnelle, qui s’exerce sur les objets de connaissance appartenant à l’ordre individuel, ce qui est bien le cas quand il s’agit d’applications sociales ou autres.” (p. 190)
Chapitre VI. Principe de l’institution des castes
“[…] la caste, que les Hindous désignent indifféremment par l’un ou l’autre des deux mots jâti et varna, est une fonction sociale déterminée par la nature propre de chaque être humain.” (p. 191)
Le sens primitif du mot varna est celui de «couleur». Par extension il signifie aussi «qualité». Au cas des êtres humains il signifie «essence individuelle».
Le sens propre du mot jâti est celui de «naissance», mais il serait une erreur de prétendre que les castes sont exclusivement héréditaires. Il existe de nombreux cas où le rôle de l’hérédité n’est pas prépondérant dans la formation de la nature individuelle.
L’être individuel est regardé comme un composé de deux éléments: nâma (le nom) et rûpa (la forme). En somme, il s’agit de l’«essence» et la «substance» de l’individualité, ou ce que l’école aristotélicienne appelle «forme» et «matière». “[…] il faut même remarquer que celui de «forme», au lieu de désigner l’élément que nous nommons ainsi pour traduire le sanskrit rûpa, désigne alors au contraire l’autre élément, celui qui est proprement l’«essence individuelle».” (p. 192)
Encore, dans l’hindouisme la forme n’est pas exclusivement la forme corporelle, quant au nom, il représente l’ensemble de toutes les qualités ou attributions caractéristiques de l’être considéré.
L’essence individuelle est partagée entre nâmika (l’ensemble de qualités qui appartiennent à chaque individu) et gotrika (ce qui appartient à la race ou à la famille, ensemble de qualités que l’être tient de son hérédité).
“La nature propre de chaque individu comporte nécessairement, dès l’origine, tout l’ensemble des tendances et des dispositions qui se développeront et se manifesteront au cours de son existence, et qui détermineront notamment, puisque c’est ce dont il s’agit plus spécialement ici, son aptitude à telle ou telle fonction sociale.” (p. 193)
Un homme ne peut pas passer d’une caste à l’autre, parce que cela signifierait un changement de nature individuelle, chose qui est impossible. “[…] ce qu’un homme est potentiellement dès sa naissance, il le sera pendant son existence individuelle tout entière.” (p. 194)
“La question de savoir pourquoi un être est ce qu’il est et n’est pas un autre être est d’ailleurs de celles qui n’ont pas à se poser; la vérité est que chacun, selon sa nature propre, est un élément nécessaire de l’harmonie totale et universelle. Seulement, il est bien certain que des considérations de ce genre sont complètement étrangères à ceux qui vivent dans des sociétés dont la constitution manque de principe et ne repose sur aucune hiérarchie, comme les sociétés occidentales modernes, où tout homme peut remplir presque indifféremment les fonctions les plus diverses, y compris celles auxquelles il est le moins adapté, et où, de plus, la richesse matérielle tient lieu à peu près exclusivement de toute supériorité effective.” (p. 194)
La description symbolique de l’origine des castes se rencontre dans beaucoup de textes, et tout d’abord dans le Purusha-sûkta du Rig-Veda: «De Purusha, le Brâhmana fut la bouche, le Kshatriya les bras, le Vaishya les hanches; le Shûdra naquit sous ses pieds» (Rig-Vêda, X, 90).
Les Brâhmanas représentent l’autorité spirituelle et intellectuelle. Leur rôle le plus important est de conserver et de transmettre la doctrine. D’ailleurs, dans beaucoup de civilisations traditionnelles l’enseignement est considérée comme une fonction sacerdotale.
Les Kshatriyas – le pouvoir administratif, comportant à la fois les attributions judiciaires et militaires.
Les Vaishyas – l’ensemble des fonctions économiques au sens le plus étendu, comprenant les fonctions agricoles, commerciales, industrielles et financières.
Les Shûdras accomplissent tous les travaux nécessaires pour assurer la subsistance purement matérielle de la collectivité.
La participation à la tradition n’est pleinement effective que pour les membres des trois premières castes, nommés ârya et dwija (deux fois nés). Les Shûdras participent uniquement d’une manière virtuelle, par le contact avec les trois premières castes.
“[…] le Brâhmana est regardé comme le type des êtres immuables, c’est-à-dire supérieur au changement, et le Kshatriya comme celui des êtres mobiles ou soumis au changement, parce que leurs fonctions se rapportent respectivement à l’ordre de la contemplation et à celui de l’action.” (p. 197-198)
Chapitre VII. Shivaïsme et Vishnuïsme
Dieu est-il personnel ou impersonnel? “Au point de vue métaphysique, il faut dire que ce Principe est à la fois impersonnel et personnel, suivant l’aspect sous lequel on l’envisage: impersonnel ou, si l’on veut, «supra-personnel» en soi; personnel par rapport à la manifestation universelle, mais, bien entendu, sans que cette «personnalité divine» présente le moindre caractère anthropomorphique, car il faut se garder de confondre «personnalité» et «individualité».” (p. 199) C’est la distinction du «Non-Etre» et de l’«Etre».
Le Principe impersonnel, absolument universel, est désigné comme Brahma. Il ne peut être caractérisé par aucune attribution positive, il est nirguna (au-delà de toute qualification) et nirvishêsha (au-delà de toute distinction).
La «personnalité divine» qui est une détermination, impliquant un moindre degré d’universalité, est appelée Ishwara. Ishwara est saguna (qualifié) et savishêsha (conçu directement).
“Ce que nous avons dit au sujet du symbolisme permet de se rendre compte de la façon dont l’incompréhension qui donne naissance à l’anthropomorphisme peut avoir pour résultat de faire des «attributs divins» autant de «dieux», c’est-à-dire d’entités conçues sur le type des êtres individuels, et auxquelles est prêtée une existence propre et indépendante.” (p. 200)
L’idôlatrie prend le symbole pour ce qui est symbolisé.
Aucune doctrine ne fut jamais polythéiste en elle-même et dans son essence, elle ne pouvait le devenir que par l’effet d’une déformation profonde. Le seul cas connu est celui de la civilisation gréco-romaine.
Dans l’Inde, une image symbolique représentant un attribut divin est appelée pratîka, et elle n’est pas une idole, mais un support de méditation et un moyen auxiliaire de réalisation.
Ishwara est envisagé sous une triplicité d’aspects principaux, qui constituent la Trimûrti ou «triple manifestation».
Brahmâ (mot masculin, à la différence de Brahma, qui est neutre) est Iswara en tant que producteur des êtres manifestés.
Vishnu est Ishwara en tant que principe animateur et conservateur des êtres.
Shiva est Ishwara en tant que principe transformateur (et non pas destructeur, comme on le dit souvent).
Brahmâ, Vishnu et Shiva ne sont pas des entités séparées, mais des «fonctions universelles».
Le Vishnuïsme et le Shivaïsme ne sont pas des sectes, comme croyent les Occidentaux, mais des voies de réalisation différentes, parfaitement orthodoxes. “Cependant, il convient d’ajouter que le Shivaïsme, qui est moins répandu que le Vishnuïsme et donne moins d’importance aux rites extérieurs, est en même temps plus élevé en un sens et conduit plus directement à la réalisation métaphysique pure: ceci se comprend sans peine, par la nature même du principe auquel il donne la prépondérance, car la «transformation», qui doit être entendue ici au sens rigoureusement étymologique, est le passage «au delà de la forme», qui n’apparaît comme un destruction que du point de vue spécial et contingent de la manifestation; c’est le passage du manifesté au non-manifesté, par lequel s’opère le retour à l’immutabilité éternelle du Principe suprême, hors de laquelle rien ne saurait d’ailleurs exister qu’en mode illusoire.” (p. 202)
Chaque aspect divin est doué d’une puissance propre, appelée shakti et représentée symboliquement sous une forme féminine.
La shakti de Brahmâ est Saraswati.
La shakti de Vishnu est Lakshmî.
La shakti de Shiva est Pârvati.
Ceux des Shaïvas et Vaïshnavas s’attachent surtout à la considération des shaktis sont appelés shâktas.
Les Shaïvas et les Vaïshnavas ont, dans l’ensemble des écrits traditionnels désigné collectivement sous le nom de smriti, leurs livres propres, Purânas et Tantras.
Chapitre VIII. Les points de vue de la doctrine
La multiplicité de points de vue n’affectent en rient l’unité de la doctrine.
“La totalité des points de vue possibles et légitimes est toujours contenue, en principe et synthétiquement, dans la doctrine elle-même, et ce que nous avons déjà dit sur la pluralité des sens qu’offre un texte traditionnel suffit à montrer de quelle façon elle peut s’y trouver; il n’y aura donc jamais qu’à développer rigoureusement, suivant ces divers points de vue, l’interprétation de la doctrine fondamentale.” (p. 205-206) C’est ce qui s’exprime en Inde par le mot darshana, qui signifie «vue» ou «point de vue», car la racine verbale drish, dont il est dérivé, a comme sens principal celui de «voir». Il ne s’agit pas, comme considèrent les Occidentaux, de doctrines philosophiques se faisant concurrence et s’opposant les uns aux autres.
“Il n’y a donc pas de «philosophie hindoue», non plus que de «philosophie chinoise» pour peu qu’on veuille garder à ce mot de «philosophie» une signification un peu nette, signification qui se trouve déterminée par la ligne de pensée qui procède des Grecs; et du reste, à considérer surtout ce qu’est devenue la philosophie dans les temps modernes, il faut avouer mque l’absence de ce mode de pensée dans une civilisation n’a rien de particulièrement regrettable.” (p. 206)
Les branches principales nommées darshanas sont en nombre de six:
♥ Nyâya;
♥ Vaishêshika;
♥ Sânkya;
♥ Yoga;
♥ Mîmânsâ;
♥ Vêdânta.
On peut dire que Nyâya et Vaishêshika sont analytiques, tandis que les quatre autres sont synthétiques. D’autre part, Mîmânsâ et Vêdânta sont des interprétations du Vêda lui-même.
Le mot Vêdânga signifie littéralement «membre du Vêda», et cette désignation est appliquée à certaines sciences auxiliaires du Vêda. Elles sont:
Shiksâ – la science de l’articulation correcte et de la prononciation exacte, impliquant aussi la connaissance de la valeur symbolique des lettres (“dans les langues traditionnelles, en effet, l’usage de l’écriture phonétique n’est nullement exclusif du maintien d’une signification idéographique, dont l’hébreu et l’arabe offrent également l’exemple.” – p. 208).
Chhandas – la science de la prosodie, qui détermine l’application des différents mètres en correspondance avec les modalités vibratoires de l’ordre cosmique qu’ils doivent exprimer (“d’ailleurs, la connaissance profonde du rythme et de ses rapports cosmiques, d’où dérive son emploi pour certains modes préparatoires de la réalisation métaphysique, est commune à toutes les civilisations orientales, mais, par contre, totalement étrangère aux Occidentaux” – p. 208-209).
Vyâkarana – la grammaire, envisagée non pas comme un ensemble de règles ilogiques, mais en rapport avec la signification du langage.
Nirukta – l’explication des termes importants et difficiles qui se rencontrent dans les textes vêdiques. Elle repose pas uniquement sur l’étymologie des mots, mais aussi sur la valeur symbolique des lettres et des syllabes qui entrent dans la composition des mots.
Jvotisha est l’astronomie est l’astrologie, qui ne sont jamais séparées dans une société traditionnelle (“il faut d’ailleurs ajouter que la véritable astrologie traditionnelle, telle qu’elle s’est conservée en Orient, n’a presque rien de commun avec les spéculations «divinatoires» que certains cherchent à constituer sous le même nom dans l’Europe contemporaine.” – p. 209).
Kalpa – l’ensemble de prescriptions qui se rapportent à l’accomplissement des rites, et dont la connaissance est indispensable pour que ceux-ci aient leur pleine efficacité.
Les Upavêdas sont les connaissances d’ordre inférieur, mais reposant néanmoins sur une base strictement traditionnelle. Il y a quatre Upavêdas:
♦ Ayur-Vêda est la médecine, rapportée au Rig-Vêda;
♦ Dhanur-Vêda est la science militaire, rapportée au Yajur-Vêda;
♦ Gândharva-Vêda est la musique, rapportée au Sâma-Vêda;
♦ Sthâpatya-Vêda est la mécanique et l’architecture, rapportée à l’Atharva-Vêda.
D’autres sciences cultivées en Inde:
♥ l’arithmétique, sous le nom de pâtî-ganita;
♥ l’algèbre, sous le nom de bîja-ganita;
♥ la géométrie, sous le nom de rêkhâ-ganita.
“En effet, il ne faut pas oublier que, dans l’Inde aussi bien qu’en Chine, une des plus graves injures que l’on puisse faire à un penseur serait de vanter la nouveauté et l’originalité de ses conceptions, caractère qui, dans des civilisations essentiellement traditionnelles, suffirait à leur enlever toute portée effective.” (p. 211)
Chapitre IX. Le Nyâya
Le mot nyâya a pour sens celui de «logique», ou même de «méthode».
Le développement de cette école est attribué à Gautama, mais ce nom a été attribué en Inde à beaucoup de personnes et de familles différentes, donc ce nom s’est conservé avec une valeur toute symbolique, comme une fonction intellectuelle.
Nyâya est essentiellement la logique, mais ce terme a une acception moins restreinte que chez les Occidentaux.
“[…] ce qui constitue l’objet propre d’une spéculation, ce ne sont pas précisément les choses mêmes qu’elle étudie, mais c’est le point de vue sous lequel elle étudie les choses.” (p. 214)
Le Nyâya comprend les choses considérées comme «objets de preuve», c’est-à-dire de connaissance raisonnée ou discursive, désignées sous le terme de padârtha (connues dans l’ancienne logique occidentale comme des «catégories» ou «prédicaments»).
Le Nyâya distingue seize padârthas:
♥ pramâna, dont le sens est «preuve», traduit d’une mauvaise manière aussi avec le mot «évidence». Son premier sens est celui de «mesure». “[…] ce qu’il désigne ici, ce sont les moyens légitimes de connaissance dans l’ordre rationnel, moyens dont chacun n’est en effet applicable que dans une certaine mesure et sous certaines conditions, ou, en d’autres termes, à l’intérieur d’un certain domaine particulier dont l’étendue définit sa portée propre.” (p. 215)
♥ pramêya, dont le sens est «ce qui est à prouver», c’est-à-dire ce qui est susceptible à être connu par le pramâna.
Les autres padârthas se rapportent surtout aux modalités de raisonnement ou de la démonstration.
Un argument régulier s’appelle nyâya, et il est constitué de cinq avayavas, ou membres, parties constitutives:
♦ pratijnâ, la proposition ou l’assertion qu’il s’agit de prouver;
♦ hêtu, la raison justificative de cette assertion;
♦ udâharana, l’exemple venant à l’appui de cette raison, en lui servant d’illustration;
♦ upanaya, l’application au cas spécial qui est en question;
♦ nigamana, le résultat ou la conclusion, qui est l’affirmation définitive de cette même proposition comme démontrée.
On peut trouver une forme simplifiée de l’argument démonstratif, comportant soit les trois premiers membres, soit les trois derniers (dans ce cas il présente une ressemblance nette avec le syllogisme d’Aristote).
“[…] tandis que le syllogisme grec ne porte en somme que sur les concepts ou sur les notions des choses, l’argument hindou porte plus directement sur les choses elles-mêmes.” (p. 216-217)
La logique des Grecs envisageait exclusivement les rapports entre les notions, comme si les choses ne nous étaient connues qu’à travers celles-ci.
La logique hindoue envisage non pas seulement la façon dont nous concevons les choses, mais bien les choses en tant qu’elles sont conçues par nous, notre conception étant inséparable de son objet. “[…] à cet égard, la définition scolastique de la vérité comme adæquation rei et intellectus, à tous les degrés de connaissance, est, en Occident, ce qui se rapproche le plus de la position des doctrines traditionnelles de l’Orient, parce qu’elle est ce qu’il y a de plus conforme aux données de la métaphysique pure.” (p. 217)
Sur la relation entre le sujet et l’objet de la connaissance: “C’est précisément en vertu de ce principe que, dès lors que le sujet connaît un objet, si partielle et si superficielle même que soit cette connaissance, quelque chose de l’objet est dans le sujet et est devenu partie de son être; quel que soit l’aspect sous lequel nous envisageons les choses, ce sont bien toujours les choses mêmes que nous atteignons, au moins sous un certain rapport, qui forme en tout cas un de leurs attributs, c’est-à-dire un des éléments constitutifs de leur essence.” (p. 218)
Encore: “Du reste, il ne faut pas perdre de vue que l’acte de la connaissance présente deux faces inséparables: s’il est identification du sujet à l’objet, il est aussi, et par là même, assimilation de l’objet par le sujet: en atteignant les choses dans leur essence, nous les «réalisons», dans toute la force de ce mot, comme des états ou des modalités de notre être propre; et, si l’idée, selon la mesure où elle est vraie et adéquate, participe de la nature de la chose, c’est que, inversement, la chose elle-même participe aussi de la nature de l’idée. Au fond, il n’y a pas deux mondes séparés et radicalement hétérogènes, tels que les suppose la philosophie moderne en les qualifiant de «subjectif» et d’«objectif», ou même superposés à la façondu «monde intelligible» et du «monde sensible» de Platon; mais, comme le disent les Arabes, «l’existence est unique», et tout ce qu’elle contient n’est que la manifestation, sous des modes multiples, d’un seul et même principe, qui est l’Etre universel.” (p. 218)
Chapitre X. Le Vaishêshika
Le nom de Vaishêshika dérive du mot vishêsha, qui signifie «caractère distinctif», donc «chose individuelle».
Tandis que le Nyâya considère les choses sous dans leur rapport avec l’entendement humain, le Vaishêshika les considère plus directement dans ce qu’elles sont en elles-mêmes. Leur domaine de connaissance est celui de la nature manifestée, hors duquel le point de vue individuel n’a plus aucun sens possible.
Vaishêshika procède d’un point de vue borné à l’ensemble du monde sensible, mais ce point de vue ne se présente pas comme indépendant et ayant toute sa raison d’être en lui-même, mais comme rattaché à certains principes dont il dérive.
Vaishêshika est notablement plus rapproché du point de vue qui constituait, chez les Grecs, la «philosophie physique». “[…] tout en étant analytique, il l’est moins que la science moderne, et, par là même, il n’est pas soumis à l’étroite spécialisation qui pousse cette dernière à se perdre dans le détail indéfini des faits expérimentaux.” (p. 220) Quand même, Vaishêshika est plus qu’une physique, elle est une cosmologie. L’objet de son étude a déterminé chez ceux qui se sont consacrés à sa pratique une certaine tendance «naturaliste», surtout dans quelques écoles dégénérées du Bouddhisme, qui se trouvaient ouvertement en dehors de l’unité traditionnelle hindoue.
Le Vaishêshika envisage six padârthas, dont le premier est appelé dravya, traduit ordinairement par «substance». Le second padârtha est la qualité, désigné sous le nom de guna. Les qualités sont les attributs des êtres manifestés. Le troisième padârtha est karma ou l’action. Celle-ci est aussi une manière d’être de la substance.
“On pourrait dire, par suite, que l’action est pour l’être un mode transitoire et momentané, tandis que la qualité est un mode relativement permanent et stable à quelque degré; mais, si l’on envisageait l’action dans l’intégralité de ses conséquences temporelles et même intemporelles, cette distinction même s’effacerait, comme on pourrait d’ailleurs le prévoir en remarquant que tous les attributs, quels qu’ils soient, procèdent également d’un même principe, et cela aussi bien sous le rapport de la substance que sous celui de l’essence.” (p. 223-224)
Le quatrième padêrtha est sâmânya, c’est-à-dire la communauté de qualité, qui constitue la superposition des genre. La cinquième est la particularité ou la différence, appelée vishêsha, et qui est ce qui appartient en propre à une substance déterminée. La sixième est samavâya, l’agrégation, c’est-à-dire la relation intime d’inhérence qui unit la substance et ses attributs, et qui est elle-même un attribut de la substance.
L’ensemble de ces six padârthas, comprenant les substances et tous leurs attributs, contitue bhâva ou l’existence. En opposition correlative est abhâva ou la non-existence.
Les cinq bhûtas ou éléments constitutifs des choses corporelles sont considérés à partir de celui qui correspond au dernier degré de ce mode de manifestation: prithwi ou la terre, ap ou l’eau, têjas ou le feu, vâyu ou l’air, âkâsha ou l’éther. Le Sânkhya, au contraire, considère ces éléments dans l’ordre inverse, qui est celui de leur production ou de leur dérivation.
Après les éléments, la catégorie de dravya comprend kâla, le temps, et dish, l’espace. “[…] ce sont des conditions fondamentales de l’existence corporelle, et nous ajouterons, sans pouvoir nous y arrêter, qu’elles représentent respectivement, dans ce mode spécial que constitue le monde sensible, l’activité des deux principes qui, dans l’ordre de la manifestation universelle, sont désignés comme Shiva et Vishnu.” (p. 225)
Les deux dernières subdivisions sont âtmâ et manas. Le manas, ou le «mental», est l’ensemble des facultés psychiques d’ordre individuel, parmi lesquelles la raison est l’élément caractéristique. Atmâ, qu’on rendrait fort mal par «âme», c’est proprement le principe transcendant auquel se rattache l’individualité et qui lui est supérieur, principe auquel doit être ici rapporté l’intellect pur, et qui se distingue du manas, ou plutôt de l’ensemble composé du manas et de l’organisme corporel, comme la personnalité, au sens métaphysique, se distingue de l’individualité.
La conception atomiste existe dans la théorie des éléments corporels. Un atome ou anu est, potentiellement, de la nature de l’un ou de l’autre des éléments, et c’est par la réunion d’atomes de ces différents sortes, sous l’action d’une force «non-perceptible» ou adrishta, que sont formés tous les corps. Cette conception est expressément contraire au Vêda. L’erreur fondamentale de l’atomisme est de concevoir des éléments simples dans l’ordre corporel, alors que tout ce qui est corps est nécessairement composé, étant toujours divisible par là même qu’il est étendu, soumis à la condition spatiale. Si le sens propre du mot «atome» est celui d’«indivisible», il devrait être aussi sans étendue – or, la somme de plusieurs éléments sans étendue ne formera jamais une étendue.
Chapitre XI. Sânkhya
Le Sânkhya se rapporte toujours au domaine de la nature, étant en quelque sorte intermédiaire entre Vishêshika et la métaphysique. Son nom paraît dériver de sankhyâ, qui signifie «énumération» ou «calcul» ou «raisonnement». “[…] elle désigne proprement une doctrine qui procède par l’énumération régulière des différents degrés de l’être manifesté, et c’est bien là, en effet, ce qui caractérise le Sânkhya, qui peut se résumer tout entier dans la distinction et la considération de vingt-cinq tattwas ou principes et éléments vrais, correspondant à ces degrés hiérarchisés.” (p. 229)
Le point de départ de Sânkhya est Prakriti ou Pradhâna, qui est la substance universelle, indifférenciée et non-manifestée en soi, et dont toutes les choses procèdent. C’est le premier tattwa, ou mûla de la manifestation. Les tattwas suivants sont ses modifications à divers degrés.
Au premier degré est Buddhi, ou Mahat, ou le «grand principe», qui est l’intellect pur.
Au deuxième degré est la conscience individuelle, ahankara. Elle procède de l’intellect pur, dont elle est une détermination particulariste.
Ahankara produit les cinq tanmâtras, déterminations élémentaires incorporelles et non-perceptibles, qui sont les principes des cinq bhûtas ou éléments incorporels.
Les facultés individuelles sont produites par différenciation de la conscience, dont elles sont des fonctions. Elles sont onze: dix à l’extérieur et une à l’intérieur. Les dix facultés externes comprennent cinq facultés de connaissance et cinq facultés d’action. La faculté interne est le manas, à la fois faculté de connaissance et faculté d’action, unie directement à la conscience individuelle.
Les cinq éléments sont énumérés dans l’ordre de leur production ou de leur manifestation: l’éther, l’air, le feu, l’eau et la terre.
Sânkhya considère les choses aussi sous le rapport de la manifestation, qui est le principe complémentaire de Prakriti, connu sous le nom de Purusha, ou Pumas, regardé comme le vingt-cinquième tattwa, entièrement indépendant des précédents. “[…] toutes les choses manifestées sont produites par Prakriti, mais, sans la présence de Purusha, ces productions auraient une existence purement illusoire.” (p. 231)
Purusha et Prakriti ne sont pas dualistes, ils ne dérivent l’un de l’autre, ne sont pas réductibles l’un à l’autre. D’ailleurs, la conception occidentale de l’esprit et de la matière ne correspond à la distinction de l’essence et de la substance que dans un domaine très spécial et à titre de simple application particulière parmi une indéfinité d’autres analogues et également possibles.
Prakriti possède trois gunas (qualités constitutives) qui sont en parfait équilibre dans son indifférenciation primordiale. Les êtres, dans leurs différents états de manifestation, participent des trois gunas à des degrés divers, suivant des proportions indéfiniment variées. Les trois gunas sont:
♥ sattwa, la conformité à l’essence pure de l’Etre, identifié à la lumière intelligible ou à la connaissance, représentée comme une tendance ascendante;
♥ rajas, l’impulsion expansive;
♥ tamas, l’obscurité, assimilée à l’ignorance, représentée comme une tendance descendante.
Les orientalistes qualifient à tort Sânkhya de doctrine «matérialiste» et «athée». Prakriti ne peut pas être identifiée avec la «matière» des modernes.
Chapitre XII. Le Yoga
Le mot yoga, masculin en sanskrit, signifie «union». Il désigne l’union de l’être humain avec l’Universel. Selon les sûtras de Patanjali, le but de cette darshana est la réalisation de cette union et les moyens pour y parvenir.
Le Yoga n’est ni une «philosophie» (comme disent certains orientalistes), ni une «méthode de développement des pouvoirs latents de l’organisme humain» (comme disent certains ésotéristes).
Théoriquement parlant, le Yoga complète le Sânkhya en introduisant la conception d’Ishwara, qui permet l’unification d’abord de Purusha, principe multiple, après de Purusha et de Prakriti.
Le Yoga admet le développement de la nature ou de la manifestation tel que le décrit le Sânkhya. Au delà d’elle, la réalisation métaphysique consiste essentiellement dans l’identification par la connaissance.
Le Yoga prend pour point de départ et moyen fondamental ce qui est appelé êkâgrya – «la concentration».
Le Hatha-yoga est destiné à détruire ce qui fait obstacle dans l’être humain à son union avec l’Universel, et à préparer cette union par l’assimilation de certains rythmes, principalement liés au règlement de la respiration.
Le Yoga-shâstra fait référence aux états secondaires, supérieurs mais non pas définitifs.
Le Râja-yoga est la voie qui vise l’obtention du but final d’une autre manière que par un passage parmi les états intermédiaires.
On peut dire que le hatha-yoga a pour raison de conduire au râja-yoga.
Le Yogî est celui qui a réalisé l’union parfaite et définitive. “L’état de Yogî véritable est celui de l’être qui a atteint et possède en plein développement les possibilités les plus hautes; tous les états secondaires auxquels nous avons fait allusion lui appartiennent aussi en même temps et par là même, mais par surcroît, pourrait-on dire, et sans plus d’importance qu’ils n’en ont, chacun à son rang, dans la hiérarchie de l’existence totale dont ils sont autant d’éléments constitutifs.” (p. 238)
La possession des pouvoirs spéciaux nommés siddhis ou vibhûtis n’est pas recherchée pour elle-même. Ces pouvoirs ne sont que des simples accidents relevant du domaine de la «grande illusion». Le Yogî est identique à l’Homme universel.
Chapitre XIII. La Mîmânsâ
Le mot mîmânsâ signifie «réflexion profonde». Il s’applique à l’étude réfléchie de Vêda.
La darshana mîmânsâ connaît deux branches:
♥ Pûrva-Mîmânsâ, qui se rapporte à l’ordre pratique. Appelée aussi Karma-Mîmânsâ, elle concerne l’ordre de l’action.
♥ Uttra-Mîmânsâ, qui se rapporte à l’ordre intellectuel. Appelée encore Brahma-Mîmânsâ, elle concerne l’ordre de la contemplation, la connaissance de Brahma. Cette seconde Mîmânsâ est proprement le Vêdânta.
Quand on parle de Mîmânsâ sans épithète, c’est toujours de la première Mîmânsâ qu’il est question exclusivement.
Sa méthode est: les opinions sur une questions sont d’abord développées, puis réfutées, et la solution vraie de la question est finalement donnée comme conclusion de toute cette discussion (analogie remarquable avec la méthode scolastique du moyen âge occidental).
La nature des sujets traités est l’étude qui doit établir les preuves et les raisons d’être du dharma, dans sa connexion avec kârya (ce qui doit être accompli).
Le mot karma a deux sens:
♦ action sous toutes ses formes, opposée à jnâna, qui signifie «connaissance»;
♦ action rituelle, telle qu’elle est prescrite dans le Vêda (le sens fréquent dans la Mîmânsâ).
La Mîmânsâ considère les divers pramânas ou moyens de preuve.
La partie de Vêda qui renferme des préceptes est appelée brâhmana, par opposition au mantra ou formule rituelle. Le brâhmana pratique, auquel s’attache Mîmânsâ, est celui qui indique la façon d’accomplir les rites, les conditions de cet accomplissement, les modalités qui s’appliquent aux diverses circonstances.
Mîmânsâ développe la théorie de la perpétuité du son, à laquelle se rattache l’efficacité des mantras. On retrouve aussi une théorie de l’infaillibilité de la doctrine traditionnelle, qui est inhérente à la doctrine même et qui n’appartient pas aux hommes.
“La conception de l’infaillibilité comme inhérente à la seule doctrine est d’ailleurs commune aux Hindous et aux Musulmans; elle est même aussi, au fond, celle que le Catholicisme applique spécialement au point de vue religieux, car l’«infaillibilité pontificale», si on le comprend bien dans son principe, apparaît comme essentiellement attachée à une fonction, qui est l’interprétation autorisée de la doctrine, et non à une individualité, qui n’est jamais en dehors de l’exercice de cette fonction dont les conditions sont rigoureusement déterminées.” (p. 243-244)
Mîmânsâ traite un grand nombre de questions de jurisprudence, puisque dans la civilisation hindoue toute la législation est traditionnelle.
“Il y a bien assez de différences réelles et profondes entre les façons de penser propres à chaque race et à chaque époque, sans imaginer des modalités inexistantes, qui compliquent les choses plus qu’elles ne les expliquent, et sans aller chercher le soi-disant type primordial de l’humanité dans quelque peuplade dégénérée, qui ne sait plus très bien elle-même ce qu’elle pense, mais qui n’a certainement jamais pensé ce qu’on lui attribue; seulement, les vrais modes de la pensée humaine, autres que ceux de l’Occident moderne, échappent tout aussi complètement aux sociologues qu’aux orientalistes.” (p. 245)
La cause et l’effet sont simultanés. Si entre la cause et l’effet existait une succession, il y aurait un instant où quelque chose qui n’existe plus produirait quelque chose qui n’existe pas encore, supposition qui est manifestement absurde.
Pour qu’une action puisse avoir des résultats futurs et plus ou moins lointains, il faut qu’elle ait, dans l’instant même où elle s’accomplit, un effet non perceptible présentement, mais qui, subsistant d’une façon permanente, relativement au moins, produire ultérieurement un résultat perceptible. Cet effet s’appelle apûrva.
Chapitre XIV. Le Vêdânta
Le Vêdânta conduit vers le domaine de la métaphysique pure. Cette école est basée essentiellement sur les Upanishads, la dernière partie des textes vêdiques.
Etymologiquement, Vêdânta signifie «fin du Vêda», c’est-à-dire but, conclusion du Vêda.
Les Upanishads sont destinées à détruire l’ignorance, racine de l’illusion qui enferme l’être dans les liens de l’existence conditionnée, et qu’elles opèrent cet effet en fournissant les moyens d’approcher de la connaissance de Brahma. “[…] s’il n’est question que d’approcher de cette connaissance, c’est que, étant rigoureusement incommunicable dans son essence, elle ne peut être atteinte effectivement que par un travail strictement personnel, auquel aucun enseignement extérieur, si élevé et si profond qu’il soit, n’a le pouvoir de suppléer.” (p. 249-250)
Le caractère incommunicable de la connaissance totale et définitive provient de ce qu’il y a nécessairement d’inexprimable dans l’ordre métaphysique.
Le symbolisme peut suggérer des possibilités de conceptions, même si elles ne peuvent être exprimées entièrement.
“Il est vrai, d’autre part, que la compréhension, même théorique, et à partir de ses degrés les plus élémentaires, suppose un effort personnel indispensable, et est conditionnée par les aptitudes réceptives spéciales de celui à qui un enseignement est communiqué; il est trop évident qu’un maître, si excellent soit-il, ne saurait comprendre pour son élève, et que c’est à celui-ci qu’il appartient exclusivement de s’assimiler ce qui est mis à sa portée. S’il en est ainsi, c’est que toute connaissance vraie et vraiment assimilée est déjà par elle-même, non une réalisation virtuelle, si l’on peut unir ces deux mots qui, ici, ne se contredisent qu’en apparence; autrement, on ne pourrait dire avec Aristote qu’un être «est tout ce qu’il connaît».” (p. 250-251)
Ce qui peut être enseigné, ce ne sont que des moyens plus ou moins indirects et médiats de la réalisation métaphysique. Mais, dans la métaphysique, la théorie et la réalisation ne se séparent jamais.
“[…] le point de vue métaphysique, n’étant aucun point de vue spécial, ne peut être appelé ainsi que dans un sens tout analogique […]” (p. 252)
Le Vêdânta a été coordoné synthétiquement dans les Brahma-sûtras, attribués à Vyâsa. Les comentaires les plus importants ont été faits par Shankarâchârya (représentan la tendance shaiva) et Râmânuja (représentant la tendance vaishnava).
Le but suprême de l’être humain est moksha ou mukti, c’est-à-dire la «délivrance». L’être qui y parvient est libéré des liens de l’existence conditionnée, par identification parfaite à l’Universel. C’est ce qui s’appelle dans l’ésotérisme musulman l’Identité suprême.
Le jîvan-mukta est «délivré dans la vie», par opposition au vidêha-mukta, «délivré hors de la forme». “D’ailleurs, dans un cas aussi bien que dans l’autre, l’être est définitivement affranchi des conditions individuelles, ou de tout ce dont l’ensemble est appelé nâma et rûpa, le nom et la forme, et même des conditions de toute manifestation; il échappe à l’enchainement causal indéfini des actions et réactions, ce qui n’a pas lieu dans le simple passage à un autre état individuel, même occupant un rang supérieur à l’état humain dans la hiérarchie des degrés de l’existence.” (p. 254)
Chapitre XV. Remarques complémentaires sur l’ensemble de la doctrine
Toutes les darshanas se rattachent à la métaphysique. Si une connaissance ne dépendait pas de la métaphysique, elle manquerait littéralement de principe et, par suite, ne saurait avoir aucun caractère traditionnel.
La différence de méthode qui existe entre Orient et Occident traduit une différence profonde de conception.
Les préoccupations d’ordre matériel ou sentimental détruisent l’intérêt pour la métaphysique pure. “[…] en se séparant radicalement de la métaphysique, avec laquelle son point de vue propre ne permet en effet aucune relation, la science occidentale perdit nécessairement en portée ce qu’elle gagnait en indépendance, et son développement vers les applications pratiques fut compensé par un amoindrissement spéculatif inévitable.” (p. 259)
En Orient, tout procède de la Tradition, et on peut dire que tout y est la Tradition.
Chapitre XVI. L’enseignement traditionnel
“Là où la tradition est tout, ceux qui en sont les dépositaires doivent logiquement être tout; ou du moins, comme la diversité des fonctions nécessaires à l’organisme social entraîne une incompatibilité entre elles et exige leur accomplissement par des individus différents, ces individus dépendent tous essentiellement des détenteurs de la tradition, puisque, s’ils ne participaient effectivement à celle-ci, ils ne pourraient non plus participer efficacement à la vie collective: c’est là le sens vrai et complet de l’autorité spirituelle et intellectuelle qui appartient aux Brâhmanas.” (p. 261)
Le maître assure la fonction de «paternité spirituelle». La relation entre le disciple et son maître débute avec une «seconde naissance» du premier. L’idée de maître est incarnée chez les Hindous par le guru, qui a le sens d’«ancêtre». Chez les Arabes c’est le sheikh, dont le sens propre est de «vieillard».
Dans tout l’Orient, l’expression «naître à la connaissance» est d’un usage courant.
L’enseignement traditionnel est oral, l’Oriental étant à l’abri de l’illusion occidentale que tout peut s’apprendre des livres. Cet enseignement s’oppose à la diffusion inconsidérée des connaissances initiatiques. Le système d’instruction occidental, le plus imparfait de tous, est exigé par la manie égalitaire qui détruit aussi la notion vraie, mais jusqu’au sentiment d’hiérarchie.
L’Oriental est opposé à la vulgarisation de la doctrine. C’est l’enseigné qui doit monter jusqu’à la doctrine, ce n’est pas à elle de s’abaisser à la mesure de l’entendement borné du vulgaire.
Quatrième partie. Les interprétations occidentales
Chapitre premier. L’orientalisme officiel
Il faut remarquer l’insuffisance de ses méthodes et la fausseté de ses conclusions. Leur compétence ne dépasse pas le niveau de la simple érudition. Malheureusement, beaucoup d’entre eux se livrent à un travail d’interprétation de la doctrine qui les dépasse. Ils font preuve d’exclusivisme, d’étroitesse de vue, de myopie intellectuelle.
“Seulement, malgré toutes les excuses que l’on peut ainsi trouver à l’attitude des orientalistes, il n’en reste pas moins que les quelques résultats valables auxquels leurs travaux ont pu aboutir, à ce point de vue spécial de l’érudition qui est le leur, sont bien loin de compenser le tort qu’ils peuvent faire à l’intellectualité générale, en obstruant toutes les autres voies, qui pourraient mener beaucoup plus loin ceux qui seraient capables de les suivre: étant donnés les préjugés de l’Occident moderne, il suffit, pour détourner de ces voies presque tous ceux qui seraient tentés de s’y engager, de déclarer solennellement que cela «n’est pas scientifique», parce que cela n’est pas conforme aux méthodes et aux théories acceptées et enseignées officiellement dans les Universités.” (p. 268)
Démarche méthodologique: “Les considérations de personnes, qui sont bien peu de chose en regard des idées, ne sauraient légitimement empêcher de combattre les théories qui font obstacle à certaines réalisations; d’ailleurs, comme ces réalisations, sur lesquelles nous reviendrons dans notre conclusion, ne sont point immédiatement possibles, et que tout souci de propagande nous est interdit, le moyen le plus efficace de combattre les théories en question n’est pas de discuter indéfiniment sur le terrain où elles se placent, mais de faire apparaître les raisons de leur fausseté tout en rétablissant la vérité pure et simple, qui seule importe essentiellement à ceux qui peuvent la comprendre.” (p. 269)
Les Occidentaux considère que la compétence doit être sous le signe de l’extériorité: pour étudier la métaphysique il faut ne pas être métaphysicien, pour étudier les religions il faut ne pas appartenir à une religion quelconque. C’est l’épreuve d’une crainte de tout ce qui dépasse la simple érudition.
Chapitre II. La science des religions
La science des religions doit son origine aux études indianistes. Burnouf, celui qui a donné le premier cette dénomination à cette science, néglige de faire figurer la morale parmi ses objet d’étude. Il garde uniquement la doctrine et le rite.
C’est une confusion de vouloir réunir dans cette «science des religions» des doctrines traditionnelles qui ne sont pas de nature religieuse. D’autres confusions se sont introduit depuis que l’érudition a offert la «critique des textes» et l’«hypercritique», “plus propres à impressionner les naïfs qu’à conduire à des conclusions sérieuses.” (p. 273)
Les postulats de la science des religions:
♥ toute doctrine a dû commencer par le «naturalisme»; or, en fait, le «naturalisme» n’est qu’une déviation; la théorie des «mythes» est basée sur ce postulat erroné.
“[…] dès qu’on remarque dans le symbolisme une correspondance avec certains phénomènes astronomiques, on s’empresse d’en conclure qu’il n’y a là qu’une représentation de ces phénomènes, alors qu’eux-mêmes, en réalité, sont des symboles de quelque chose qui est d’un tout autre ordre, et que la correspondance constatée n’est qu’une application de l’analogie qui relie harmoniquement tous les degrés de l’être.” (p. 274)
Les «symbolistes» considèrent que l’aspect extérieur du symbole est tout le symbole, comme s’il n’y avait rien de supérieur derrière la couche apparente. Les «nominalistes» considèrent qu’une idée est le nom de l’idée.
Sur la prétendue science des religions: “[…] est tout simplement, la plupart du temps, un vulgaire instrument de polémique entre les mains de gens dont l’intentions véritable est de s’en servir contre la religion, entendue cette fois dans son sens propre et habituel.” (p. 275)
L’esprit de la science des religions est anti-traditionnel.
L’esprit «évolutionniste» est inhérent à la «méthode historique». Selon cet mauvaise manière d’evisager les choses (adoptée aussi par le fantaisiste Auguste Comte), les «phases» de la religion sont: fétichisme, polythéisme et monothéisme. En réalité, il n’y eut jamais aucune doctrine polythéiste, celui-ci n’étant qu’une grossière déformation résultant d’une incompréhension profonde. Le mot «fétichisme», d’origine portugaise, signifie proprement «sorcellerie». Il ne peut pas désigner la religion, mais la magie, et encore la plus inférieure. La magie tient de la science, et encore de la science expérimentale, et vise le maniement de certaines forces nommées «influences errantes». “Cette science est assurément susceptible d’une base traditionnelle, mais, alors même, elle n’a jamais que la valeur d’une application contingente et secondaire; encore faut-il ajouter, pour être fixé sur son importance, qu’elle est généralement dédaignée des vrais détenteurs de la tradition, qui, sauf certains cas spéciaux et déterminés, l’abandonnent aux jongleurs errants qui en tirent profit en amusant la foule.” (p. 278)
Epistémologie de l’expériment et de l’exemple: “[…] tout ce qui relève du domaine expérimental ne prouve jamais rien, à moins que ce ne soit négativement, et peut servir tout au plus à l’illustration d’une théorie; un exemple n’est ni un argument ni une explication, et rien n’est plus illogique que de faire dépendre un principe, même relatif, d’une de ses applications particulières.” (p. 279)
Les sauvages ne sont pas des primitifs, mais des dégénérés.
Chapitre III. Le théosophisme
Le théosophisme: “un tissu de divagations et d’absurdités, assurément indignes de retenir l’attention.” (p. 281) Ses conséquences ne peuvent être que ravageuses pour les esprits les plus faibles et les intéligences moins solides.
“Ces entreprises sont d’autant moins inoffensives que les Occidentaux actuels ont une tendance marquée à se laisser prendre à tout ce qui présente des apparences extraordinaires et merveilleuses; le développement de leur civilisation dans un sens exclusivement pratique, en leur enlevant toute direction intellectuelle effective, ouvre la voie à toutes les extravagances pseudo-scientifiques et pseudo-métaphysiques, pour peu qu’elles paraissent aptes à satisfaire ce sentimentalisme qui joue chez eux un rôle si considérable, en raison de l’absence même de l’intellectualité véritable.” (p. 281-282)
Erreurs modernes:
♥ la prépondérance à l’expérimentation dans le domaine scientifique;
♥ l’attachement aux faits au détriment des idées.
“C’est là l’explication toute naturelle de la concordance, déconcertante au premier abord, qui existe, comme on peut le constater en Angleterre et surtout en Amérique, entre le développement exagéré de l’esprit pratique et un déploiement presque indéfini de toutes sortes de folies simili-religieuses, dans lesquelles l’expérimentalisme et le pseudo-mysticisme des peuples anglo-saxons trouvent à la fois leur satisfaction; cela prouve que, malgré les apparences, la mentalité la plus pratique n’est pas la mieux équilibrée.” (p. 282)
En Inde le theosophisme est considéré une secte protestante, vu ses procédés de propagande et son hostilité contre les institutions traditionnelles.
Dans le théosophisme la terminologie sanskrite est utilisée dans un sens qui n’est pas celui original. Par exemple, le terme karma, qui signifie «action», est utilisée avec le sens de «causalité». Il est aussi impregné de la sentimentalité et du moralisme typiquement occidentaux. La présence de la terminologie sanskrite tient lieu de la doctrine authentique, et assure aussi le côté exotique apprécié par les Occidentaux.
Le théosophisme accorde une importance spéciale à l’idée d’«évolution», qui n’a en elle rien de traditionnel. La source de cette idée est socialiste.
Le «réincarnationnisme» théosophique est une interprétation grossière et fausse de la théorie des états multiples de l’être.
La théosophie est constituée comme une pseudo-religion, construite pour faire concurrence au Christianisme.
Chapitre IV. Le Vêdânta occidentalisé
Un autre mouvement, dont l’origine remonte au XIXe siècle, quand Râm Mohun Roy a fondé le Brahma-Samâj, ou «Eglise hindoue réformée», est néanmoins occidental dans l’esprit. L’idée lui avait été suggérée par des missionnaires anglicans, et ce culte est calqué sur le plan des services protestants. Ce mouvement a été fortement encouragé par le gouvernement britannique et les sociétés de mission anglo-indienne.
Un autre essai de type protestant est Arya-Samâj, fondée par Dayânanda Saraswati, appelé «le Luther de l’Inde». Le prétexte était le même, le retour à la simplicité primitive du Vêda. “[…] le Protestantisme prétend aussi restaurer le Christianisme primitif dans toute sa pureté, et il y a dans cette similitude autre chose qu’une simple coïncidence.” (p. 292)
Les interprétations du Vêdânta faits par Râm Mohun Roy étaient teintes de l’esprit occidental, qui était devenu le sien. Il a fait le prototype des déformations du Vêdânta, faites dans le sens d’un rapprochement avec l’Occident, mais un rapprochement dont l’Orient fait tous les frais.
Une autre branche déviée est celle fondée par Vivêkânanda, disciple de l’illustre Râmakrishna, mais indifèle à ses enseignements. Ce de l’orientalisme extérieur, l’esprit est celui du protestantisme anglo-saxon.
Chapitre V. Dernières observations
Les Occidentaux accordent trop d’importance aux personnes qui véhiculent des idées, comme si les hommes étaient la garantie de la vérité. L’individualisme intellectuel trouve ses racines dans le sentimentalisme.
Les Occidentaux imaginent que s’ils connaissent un nom propre et une date ils possèdent par là même une connaissance réelle. Les faits sont considérés plus importants que les idées. Les idées passent pour l’invention et la propriété de quelqu’un.
Sur la question de la personne: “On ne voit pas du tout, logiquement, pourquoi un criminel devrait être nécessairement un sot ou un ignorant, ou pourquoi il serait impossible à un homme de se servir de son intelligence et de sa science pour nuire à ses semblables, ce qui arrive au contraire assez fréquemment; on ne voit pas davantage comment la vérité d’une conception dépendrait de ce qu’elle a été émise par tel ou tel individu […].” (p. 298)
La manie des textes, des «sources» et des bibliographies.
A qui s’adresse le livre: “Aussi n’est-ce pas à ces «spécialistes» que nous entendons nous adresser particulièrement, mais plutôt aux esprits moins étroits, plus dégagés de tout parti pris, et qui ne portent pas l’empreinte de cette déformation mentale qu’entraîne inévitablement l’usage exclusif de certaines méthodes, déformation qui est une véritable infirmité, et que nous avons nommée «myopie intellectuelle». Ce serait mal nous comprendre que de prendre ceci pour un appel au «grand public», en la compétence duquel nous n’avons pas la moindre confiance, et, d’ailleurs, nous avons horreur de tout ce qui ressemble à de la «vulgarisation», pour des motifs que nous avons déjà indiqués; mais nous ne commettons point la faute de confondre la vraie élite intellectuelle avec les érudits de profession, et la faculté de compréhension étendue vaut incomparablement plus, à nos yeux, que l’érudition, qui ne saurait lui être qu’un obstacle dès qu’elle devient une «spécialité», au lieu d’être, ainsi qu’il serait normal, un simple instrument au service de cette compréhension, c’est-à-dire de la connaissance pure et de la véritable intellectualité.” (p. 299-300)
09 mai 2005
René Guénon, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, (note de lectura)
Publicat de Radu Iliescu la 4:53 PM
Etichete: Guénon René
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