Né en France, mort en Egypte où il passa la dernière partie de sa vie, René Guénon (1886-1951) est la figure de proue d'un courant critique à l'égard du monde moderne au nom de la Tradition éternelle et universelle. Son oeuvre a également un écho en dehors du monde francophone et occidental: l'influence qu’exerce sur certaines élites intellectuelles en Turquie et en Iran en est une bonne illustration.
En décembre 2001, l'association Politica Hermetica avait consacré à Paris un colloque à "René Guénon: lectures et enjeux". Comme d'habitude, les communications présentées à l'occasion de ce colloque - le seizième déjà - ont été publiées dans le volume annuel de la série Politica Hermetica.
Comme tout ouvrage collectif, il contient des textes variés, qu'il ne nous est pas possible de tous évoquer ici: il y est question - sous la plume de Jérôme Rousse-Lacordaire - de lectures catholiques de Guénon, un autre chapitre est consacré à Guénon et au bouddhisme (par François Chenique), une table ronde évoque la réception de René Guénon dans la franc-maçonnerie française...
Nous nous arrêterons uniquement ici à deux chapitres contenant des informations peu connues sur l'influence de Guénon dans certains milieux contemporains en Turquie et en Iran.
Comme le résume à la fin de son texte sur l'Iran Mark Sedgwick - enseignant à l'Université américaine du Caire et responsable du site Traditionalists.org - Guénon n'attire bien sûr pas des foules en Turquie et en Iran, mais il s'y est formé l'équivalent de son audience occidental: un milieu relativement modeste numériquement, mais important intellectuellement. Cela contraste avec son faible impact en Egypte, malgré les longues années qu'il y passa - et il suggère quelques raisons qui peuvent expliquer cette situation.
Spécialiste réputé des confréries soufies en Turquie et ailleurs, Thierry Zarcone - dont Religioscope a récemment évoqué le dernier ouvrage - se penche sur la réception de Guénon en Turquie. Si l'on trouve déjà une mention isolée du penseur français dans les années 1950, il faut attendre la fin des années 1970 et surtout les années 1980 pour voir Guénon et d'autres auteurs de l'école dite "traditionaliste" commencer à être connus de lecteurs turcs. Des versions turques de la Crise du Monde moderne et d'Orient et Occident commencent alors à circuler. Plusieurs articles de Guénon sont également traduits en turc par Mustafa Tahralï, professeur à l'Université d'Istanbul, qui avait découvert Guénon en France au début des années 1970, alors qu'il y préparait sa thèse. "Les principaux traducteurs de Guénon sont en règle générale des diplômés ou des enseignants des facultés de théologie islamique", souvent des spécialistes du soufisme (p. 128).
Cependant, il s'agit ici d'un soufisme de type "savant", comme celui dont Guénon lui-même se sentait proche, remarque Zarcone: en revanche, le monde des confréries (bien présent en Turquie malgré les turbulences de l'histoire contemporaine) "n'a absolument pas été réceptif à ses idées", ce que l'auteur de l'article explique par le "supraconfessionnalisme" de Guénon, qui ne peut guère exercer d'attrait sur ceux qui insistent au contraire sur le caractère musulman du soufisme et regardent "la religion du Prophète comme la seule acceptable" (p. 134). Pour d'autres raisons, la franc-maçonnerie ignore largement Guénon.
La découverte de Guénon par des intellectuels iraniens est un peu antérieure, explique pour sa part Mark Sedgwick. Il faut citer ici notamment le nom de Seyyed Hossein Nasr, qui vit aux Etats-Unis depuis la chute du Shah en raison des liens étroits qu'il avait accepté de développer avec le régime impérial. Sedgwick raconte notamment l'épisode de la création de l'Académie impériale iranienne de philosophie, une entreprise "traditionaliste" soutenue financièrement par l'impératrice Farah. Comme on le sait, plusieurs ouvrages de Nasr ont également été traduits en français.
Si Nasr est celui qui a introduit la pensée de Guénon et d'autres auteurs de l'école "traditionaliste" en Iran, les autres intellectuels iraniens contemporains influencés par ces idées sont loin d'avoir tous été des sympathisants de l'ancien régime en Iran. Au contraire, note Sedgwick, trois des sept membres du comité chargé par Khomeyni de la réforme des universités iraniennes après la Révolution islamique avaient lu Guénon avec intérêt. En fait, comme le montre Sedgwick, on trouve parmi les lecteurs iraniens de Guénon aussi bien des opposants en exil que des représentants de différentes tendances issues de la Révolution islamique, conservatrices aussi bien que libérales. Il se trouverait même des cercles intellectuels de la milice des basidjis pour vouloir le retour de Nasr en Iran, malgré ses orientations politiques passées.
La théorie de l'"unité transcendante des religions" soutenue par le courant "traditionaliste" a occupé une place non négligeable dans le débat qui a agité certains milieux intellectuels iraniens ces dernières années sur le pluralisme religieux, signale Sedgwick.
En définitive, remarque-t-il, ce n'est pas dans les pays les plus traditionnels du monde musulman que le courant guénonien a eu le plus d'impact, mais au contraire dans des pays plus "modernes". Il ne nous paraît pas impossible que cela s'explique aussi en partie par la présence d'élites intellectuelles ayant un bon niveau de formation selon les critères et méthodes académiques de l'Occident - mais sans doute les deux choses vont-elles de concert. (JFM)
Politica Hermetica - N° 16 - René Guénon: lectures et enjeux, Lausanne, L'Age d'Homme, 2002 (290 p.)
Signalons en outre que l'important livre de Mark Sedgwick, Against the Modern World: Traditionalism and the Secret Intellectual History of the Twentieth Century, est annoncé chez Oxford University Press pour septembre 2003. Pour plus de précisions sur le contenu de cet ouvrage: http://www.aucegypt.edu/faculty/sedgwick/trad/book.htm
http://www.religioscope.info/article_60.shtml
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