18 mars 2006

Nicolas Berdiaeff, Le Mal, (fragment)

C’est aux sommets de l’esprit, et non pas dans les bas-fonds de la matière, que le mal se manifesta pour la première fois. Le mal originel possède une nature spirituelle et il s’accomplit dans le monde spirituel. Le mal d’ici-bas, qui nous enchaîne au monde matériel, n’en est que la résultante. L’esprit qui se crut Dieu, et qui s’éleva orgueilleusement sur les hauteurs, tomba dans les basses régions de l’être. Le monde est un organisme hiérarchique dont toutes les parties sont liées entre elles, où tout ce qui s’accomplit sur les sommets se répercute dans les vallées. Ne pouvait se détacher de Dieu que toute l’âme du monde, embrassant en elle toute l’humanité, toute la création. Le mythe de Satan reflète symboliquement l’événement qui s’est déroulé au sommet même du monde spirituel, au plus haut degré de la hiérarchie de l’esprit. C’est là que les ténèbres se condensèrent originellement, que pour la première fois la liberté donna une réponse négative à l’appel divin, au besoin que Dieu éprouve de l’amour de son autre lui-même; c’est là que la création commença à s’affirmer elle-même et s’engagea dans la voie de l’isolement, de la division et de la haine. L’homme se détacha de Dieu avec toute la création, avec toute la hiérarchie universelle; il fut séduit par les forces spirituelles. L’orgueil est la tentation d’un esprit supérieur qui veut se substituer à Dieu.

(fragment de l’ouvrage Esprit et Liberté, Essai de philosophie chrétienne, 1928)

La pensée philosophique ne s’est pas suffisamment souciée du problème du mal: la pensée moderne moins encore que la pensée antique. Il existe néanmoins toute une série de tentatives pour rechercher l’origine du mal. Dans ces tentatives la pensée philosophique s’est du reste toujours unie à la pensée religieuse. Tout essai de connaissance du mal par la raison, même s’il s’agit d’une doctrine théologique basée sur la Révélation, fait disparaître du problème du mal tout son contenu problématique et mystérieux; il aboutit toujours ou à justifier ou à nier le mal. Le mal est absolument irrationnel et sans fondement, il n’est déterminé ni par le sens, ni par la raison. On peut se demander quelle est la cause du mal, car c’est le mal qui a fait naître le monde de la nécessité, de l’enchaînement, où tout est soumis à la causalité. Or le mal originairement se lie à la liberté, non à la causalité. Si étrange que cela puisse paraître, telle est la ressemblance entre le mal et l’esprit. La liberté est indice du mal autant que de l’esprit, et c’est le mal pourtant qui détruit et l’esprit et la liberté. Il est vrai que le mal vient de l’esprit et non pas de la matière. En disant que la cause du mal est la liberté, nous signifions que le mal est sans cause. Liberté signifie ici absence de cause. Ce n’est qu’ensuite, par ses conséquences, que le mal tombe au pouvoir de la causalité. Le mal peut être cause, mais il est lui-même sans cause. La liberté est l’ultime mystère. La liberté est irrationnelle. Elle donne également naissance au mal et au bien, elle ne choisit pas, mais engendre. Il est impossible d’élaborer un concept rationnel de la liberté, elle succombe à toute définition rationnelle. C’est ce qu’on appelle un concept-limite (Grenzbegriff). Le mal est sans cause, sans raison d’être, il naît de la liberté.
De même on ne saurait dire que Dieu est une cause, que l’action de Dieu sur le monde et sur l’homme est celle d’une cause engendrant des effets. Dieu est liberté et non cause. Ainsi s’éclaire la tragédie divine. La tragédie divine se transforme eu comédie divine, si on construit un système de pensée où tout descend du haut vers le bas, où tout vient de Dieu et est embrassé par Dieu.

(fragment de l’ouvrage Esprit et Réalité, 1937)

Le mystère irrationnel de la liberté qui n’est ni créée, ni déterminée par Dieu ne signifie nullement qu’il existe un autre être à côté de celui de Dieu, n’implique aucunement un dualisme ontologique. Le dualisme ontologique serait déjà une rationalisation. En posant une liberté qui, sans agir à la façon d’une cause, produit le mal en même temps que toute nouveauté cosmique, on ne bâtit pas une quelconque doctrine théologique ou métaphysique, on se tient à la description intuitive d’un mystère révélé dans l’existence. La liberté signifie ici la limite de toute pensée rationnelle, elle est irrationnelle, sans fond, sans base et ne peut être ni expliquée, ni objectivée. Elle est la réfutation des doctrines théologiques rationalisées sur l’origine du mal. Mais dans le mystère de la liberté nous rencontrons le mystère du mal et le mystère de l’acte créateur. Nous sommes alors en présence de la tragédie divine, d’une rencontre, d’une lutte et d’un dialogue, d’une réponse de l’homme à Dieu. Le Ungrund du grand visionnaire et devin J. Boehme est précisément la liberté. On ne peut conceptualiser le Ungrund, il est en deçà des limites de la rationalisation, il s’agit d’un mythe, d’un symbole, et non d’un concept. On ne peut penser conceptuellement le mal, on ne le pense que mythiquement, symboliquement. Dieu, la création du monde et de l’homme, le mal, l’objectivation du monde et de l’homme, les innombrables souffrances du monde et de l’homme - tout cela ne peut être décrit et exprimé que sous forme de tragédie symbolique. Tout système de concepts aboutit au monisme qui en considérant toutes choses comme descendant du haut vers le bas nous voile le mystère irrationnel du mal et le mystère irrationnel de la création.

(fragment de l’ouvrage Esprit et Réalité, 1937)

La personne se forme au cours de ses conflits avec le mal qui existe en elle-même et autour d’elle. C’est un des paradoxes de la personne que la conscience de la personne suppose l’existence du mal et du péché. L’insensibilité pour le mal, le péché, la faute va de pair avec l’insensibilité pour la personne, avec sa dissolution dans le général, le social et le cosmique. Le lien qui existe, d’une part, entre le mal et la personne, d’autre part entre le péché et la faute, a pour effet la personnification du mal, la représentation d’une personne comme l’incarnation universelle du mal. Mais cette personnification du mal a, d’autre part, pour effet l’affaiblissement de la faute et de la responsabilité personnelles. C’est ce qui fait la complexité du problème qui se pose également à propos des rapports entre toute personne particulière et le mal. Nul homme, pris à part, ne peut être une incarnation et une personnification du mal. Chacun n’est porteur que d’une parcelle du mal, ce qui fait qu’il est impossible de porter un jugement définitif sur qui que ce soit, et c’est ce qui pose des limites au principe du châtiment. Un homme peut bien commettre un crime, mais l’homme, en tant que personne complète, ne peut être un criminel, et on ne doit pas le traiter comme une incarnation du crime : il reste une personne, il porte en lui l’image de Dieu. Et la personne qui a commis un crime n’appartient pas tout entière à l’État et à la société. La personne est un citoyen du royaume de Dieu, et non de celui de César, et les jugements et condamnations dont elle est l’objet de la part de l’État ou de la société ne peuvent être que partiels, ne sont jamais définitifs. C’est pourquoi le personnalisme se prononce énergiquement et d’une façon radicale contre la peine de mort. La personne humaine ne peut être socialisée, car la socialisation est toujours partielle et ne s’étend jamais aux couches profondes de la personne, à sa conscience, à ses rapports avec les sources mêmes de la vie. La socialisation qui s’étend aux couches profondes de l’existence, aux sources mêmes de la vie signifie le triomphe du on (Das Man), du quotidien social, le pouvoir tyrannique du moyen et du général sur l’individuel et le personnel. C’est pourquoi le principe de la personne doit être mis à la base d’une organisation sociale qui n’entraîne aucune socialisation pour l’existence intérieure de l’homme. La personne doit être envisagée autrement que sous l’aspect d’un moyen au service du "bien commun". Le bien commun a en effet servi à justifier beaucoup de formes de tyrannie et d’esclavage. Être au service du bien commun, c’est-à-dire de quelque chose qui n’a pas une existence propre, n’exprime que d’une façon abrégée, abstraite, impuissante le devoir d’être au service du bien du prochain, de tout être concret. C’est, dans le monde objectivé, placer l’homme sous le signe d’un nombre mathématique.

(fragment de l’ouvrage De l’esclavage et de la liberté de l’homme, 1946)

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