10 mars 2006

Nicolas Berdiaeff, L’amour, (fragments)

Dans l’acte créateur de l’amour, se dévoile le secret créateur de la face de l’aimé. Celui qui aime aperçoit l’aimé, à travers le nuage du monde naturel, à travers le masque qui s’étend sur chaque visage. L’amour est le chemin qui mène à la découverte du secret d’un visage, de la compréhension de la personne jusqu’à la profondeur de son être. Celui qui aime sait sur l’être aimé ce que le monde ignore, et en cela il est plus près de la vérité que le monde entier. Ce n’est qu’en aimant qu’on peut comprendre intégralement une personnalité, pénétrer son génie. Nous tous qui n’aimons pas, nous ne connaissons les êtres qu’en surface, et non dans leur ultime secret. La tristesse mortelle de l’acte sexuel réside en ceci que dans son impersonnalité se perd et s’obscurcit le secret à la fois de l’aimant et de l’aimé. L’acte sexuel fait pénétrer dans le cycle de la nature impersonnelle, il se place entre la personne de celui qui aime et celui qui est aimé, et dissimule le secret de leurs visages. Ce n’est pas dans l’espèce, ce n’est pas dans l’acte sexuel, que s’accomplit l’union amoureuse, celle qui crée une vie différente, la vie éternelle de la personne. C’est en Dieu que se rencontrent l’aimant avec l’aimé, c’est en Dieu que s’incarne le visage de l’amour. Dans le monde de la nature, ceux qui s’aiment se divisent. La nature de l’amour est cosmique et supra-individuelle, et l’on ne peut saisir son secret à la lumière de la psychologie individuelle. L’amour est destiné à la hiérarchie cosmique; c’est cosmiquement qu’il réunit, sous la forme de l’androgyne, ceux qui dans l’ordre de la nature restaient séparés. L’amour est la voie par quoi chacun peut découvrir en soi l’homme androgyne.

(Nicolas Berdiaeff, Le Sens de la création, Un essai de justification de l’homme, 1916)

L’éternelle tragédie de la famille est due à ce que l’homme et la femme représentent deux mondes distincts, dont les fins ne coïncident jamais. Ce principe tragique existe déjà dans l’amour, mais il se cristallise dans la famille, où tout s’alourdit, se solidifie, et où le tragique lui-même acquiert un caractère banal. La femme a une structure psychique et un sentiment de la vie qui se différencient radicalement de ceux de l’homme. Elle attend de la famille et de l’amour incommensurablement plus que lui. Il y a, en effet, dans son attitude à l’égard du sexe une intégralité et une absoluité, auxquelles ne peuvent correspondre le dédoublement et la relativité de l’attitude masculine. En somme, la plupart des mariages sont malheureux. Ils dissimulent de pénibles conflits mettant aux prises le conscient et l’inconscient. Le premier, élaboré par la quotidienneté sociale, cherche à étouffer le second, qui engendre dans la famille un nombre incalculable de difficultés. Seul l’amour authentique parvient à surmonter leurs conflits et à résoudre merveilleusement leurs relations. Mais l’amour véritable est une fleur rare dans notre monde, il n’appartient pas à la quotidienneté.
Lorsque l’amour existe, en tant que fondement ontologique de l’union conjugale, la question de la nécessité de la monogamie absolue ne se pose pas. Elle ne se pose que lorsque le sentiment véritable a disparu, qu’il s’est refroidi ou a péri et que l’on s’efforce de substituer à l’intérieur ce qui est extérieur, à l’énergie bienfaisante, la loi. L’union monogamique absolue n’est créée qu’en prévision d’un malheur possible, car dans le bonheur, on n’y songe même pas et il n’est point utile d’avoir recours à la loi pour l’affirmer. La monogamie n’apparaît contradictoire que dans l’amour malheureux, dans l’incompatibilité fatale. Et il faut bien reconnaître qu’en fait elle ne correspond pas à la loi naturelle de l’union sexuelle. Elle n’est en aucune façon inhérente à la "nature" de l’homme, elle n’a pas toujours existé et ne s’est formée qu’à un certain stade du développement humain. Si la monogamie est possible, elle ne l’est réellement que selon la grâce, mais nullement selon la nature ou selon la loi. Elle est bien plus un phénomène d’ordre spirituel et mystique que d’ordre naturel et social. C’est en cela que réside d’ailleurs son paradoxe fondamental. En effet, le mariage monogamique est revendiqué par la quotidienneté sociale, à laquelle précisément il n’est pas inhérent par sa nature. Nous sommes donc amenés à reconnaître qu’on ne peut l’affirmer que nominalement, mais non réellement. Dans le royaume de la banalité civilisée, le foyer monogamique trouve son corrélatif et son correctif dans l’effroyable phénomène de la prostitution, au sens large du terme, un des phénomènes les plus infamants de la vie humaine, légalisés par la quotidienneté. À vrai dire, la monogamie réelle n’existe pas dans la société contemporaine; elle n’est qu’un mensonge, qu’une hypocrisie conventionnelle et qu’un nominalisme de la loi. Aussi une révolte contre la vieille famille monogamique était-elle absolument normale.

(Nicolas Berdiaeff, De la Destination de l’homme, Essai d’éthique paradoxale, 1931)

La débauche ne peut être vaincue que par le retour de l’élément sexuel à sa signification universelle, sa fusion avec le sens de la vie. L’indignation "bourgeoise" et "mondaine" qui accueille la débauche n’en saisit absolument pas le sens, et les vérités superficielles, utilitaires, conditionnelles, émises à ce sujet, n’atteignent pas le fond métaphysique du problème. Le moralisme d’opportunité, le traditionalisme social, ne sont pas de force à percer le mystère accablant de la débauche, le secret du non-être. Dans ce qu’on appelle le mariage, la débauche trouve un abri comme dans tous les lieux qui ne se justifient pas. La débauche a sa place partout où le but ne semble pas être l’union de ceux qui s’aiment, l’élucidation par l’amour du secret d’une personne. Le problème de la débauche n’est pas d’ordre moral, mais métaphysique. Tous les critères biologiques et sociologiques ne sont que conditionnels, c’est la voix de la bourgeoisie de ce monde qui parle en eux. Selon ce code, la débauche représente une forme vénale et monstrueuse de l’union des sexes, alors qu’en fait c’est l’absence d’union qui crée la monstruosité. L’acte sexuel est un acte de débauche en ce qu’il est incapable de réaliser une union profonde. Aussi la définition de la débauche, en tant qu’anomalie sexuelle, apparaît-elle superficielle. Notre vie sexuelle est elle-même une anomalie, où "le normal" pourrait apparaître plus débauché que "l’anormal". La débauche ne doit pas être interdite, elle doit être vaincue ontologiquement, par un être différent. L’amour est l’antidote de la débauche, et l’autre antidote en est une vie spirituelle supérieure. La volupté en elle-même n’est pas la débauche, seule est débauchée la volupté de la désunion, et sainte, au contraire, la passion voluptueuse de la réunion. Est débauche la volupté qui ne pénètre pas dans l’objet, qui s’absorbe en elle-même, et sainte l’extase orgiaque de l’amour, se répandant sur l’être aimé.
(Nicolas Berdiaeff, Le Sens de la création, Un essai de justification de l’homme, 1916)

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