Gallimard, 1946.
La présente étude a été entreprise pour éclaircir le symbolisme mathématique. Un côté très important pris en considération est l’aspect historique du problème.
« Nous avons souvent fait remarquer déjà que la plupart de ces sciences [modernes – n.n.], même dans la mesure où elles correspondent encore à quelque réalité, ne représentent rien de plus que de simples résidus dénaturés de quelques-unes des anciennes sciences traditionnelles: c’est la partie la plus inférieure de celles-ci qui, ayant cessé d’être mise en relation avec les principes, et ayant perdu par là sa véritable signification originelle, a fini par prendre un développement indépendant et par être regardée comme une connaissance se suffisant à elle-même, bien que, à la vérité, sa valeur propre comme connaissance se trouve précisément réduite par là même à presque rien. » (p. 7) Les mathématiques modernes ne font pas exception sous ce rapport.
Les mathématiciens de l’époque moderne semblent être arrivés à ignorer ce qu’est véritablement le nombre, autant pris au sens analogique et symbolique où l’entendaient les Pythagoriciens et les Kabbalistes, que dans l’acception simplement et proprement quantitative. La confusion répandue de nos jours est entre le nombre et le chiffre.
Le chiffre est rien de plus que le vêtement du nombre, sa forme géométrique qui à certains égards peut être considéré le corps du nombre, ainsi que le montrent les théories des anciens sur les polygones et les polyèdres, mis en rapport direct avec le symbolisme des nombres.
Le mot « chiffre » n’est pas autre chose que l’arabe « çifr », bien que celui-ci est en réalité la désignation du zéro.
En hébreu, « saphar » signifie « compter », ou « nombrer », en même temps qu’ « écrire », d’où « sepher », « écriture » ou « livre » (en arabe « sifr », qui désigne particulièrement un livre sacré), et « sephar », « numération » ou « calcul ». De ce dernier mot vient aussi la désignation des Sephiroth de la Kabbale, qui sont les « numérations » principielles assimilées aux attributs divins.
Les mathématiciens emploient dans leur notation des symboles dont ils ne connaissent plus le sens, et qui sont comme des vestiges des traditions oubliées. Ils tendent à regarder toute notation comme une simple « convention ». Par cela ils entendent « quelque chose qui est posé d’une façon tout arbitraire, ce qui, au fond, est une véritable impossibilité, car on ne fait jamais une convention quelconque sans avoir quelque raison de la faire, et de faire précisément celle-là plutôt que toute autre; c’est seulement à ceux qui ignorent cette raison que la convention peut paraître arbitraire, de même que ce n’est qu’à ceux qui ignorent les causes d’un événement que celui-ci peut paraître « fortuit »; c’est bien ce qui se produit ici, et on peut voir là une des conséquences les plus extrêmes de l’absence de tout principe, allant jusqu’à faire perdre à la science, ou soi-disant telle, car alors elle ne mérite vraiment plus ce nom sous aucun rapport, toute signification plausible. » (p. 9-10)
Quand on perd de vue le sens d’une notation il est trop facile de passer de l’usage légitime et valable de celle-ci à un usage illégitime, qui ne correspond effectivement à rien, et qui peut être même très illogique.
Un exemple remarquable d’illogisme est celui du prétendu infini mathématique ou quantitatif. Il est « la source de presque toutes les difficultés qu’on a soulevées contre le calcul infinitésimal, ou, peut-être plus exactement, contre la méthode infinitésimale, car il y a là quelque chose qui, quoi que puissent en penser les « conventionalistes », dépasse la portée d’un simple « calcul », au sens ordinaire de ce mot […] » (p. 10)
La notion de « limite » est indispensable pour justifier la rigueur de la méthode infinitésimale et en faire autre chose qu’une simple méthode d’approximation.
Le soi-disant infini mathématique est une absurdité, c’est-à-dire une idée contradictoire en elle-même. Aussi l’idée de « nombre infini » (qui n’est qu’un emploi abusif dans le sens d’indéfini). « Ce qui est singulier, c’est que cette confusion, qu’il eût suffi de dissiper pour couper court à tant de discussions, ait été commise par Leibnitz lui-même, qui est généralement regardé comme l’inventeur du calcula infinitésimal, et que nous appellerions plutôt son « formulateur », car cette méthode correspond à certaines réalités, qui, comme telles, ont une existence indépendante de celui qui les conçoit et qui les exprime plus ou moins parfaitement; les réalités de l’ordre mathématique ne peuvent, comme toutes les autres, qu’être découvertes et non pas inventées, tandis que, par contre, c’est bien d’« invention » qu’il s’agit quand, ainsi qu’il arrive trop souvent dans ce domaine, on se laisse entraîner, par le fait d’un « jeu » de notation, dans la fantaisie pure; mais il serait assurément bien difficile de faire comprendre cette différence à des mathématiciens qui s’imaginent volontiers que toute leur science n’est et ne doit être rien d’autre qu’une « construction de l’esprit humain », ce qui, s’il fallait les en croire, la réduirait certes à n’être que bien peu de chose en vérité ! » (p. 11)
Leibnitz ne sut jamais s’expliquer sur le calcul infinitésimal. C’est bien ce qui montre qu’il y avait là quelque chose qui le dépassait.
« […] le rôle de ce qu’on appelle les « grands hommes » est souvent, pour une bonne part, un rôle de « récepteurs », bien qu’eux-mêmes soient généralement les premiers à s’illusionner sur leur « originalité ». » (p. 12)
Les sources des théoris de Leibnitz sont d’abord l’étude qu’il avait fait des doctrines scolastiques du moyen âge, même s’il ne les avait pas entièrement comprises, et certaines données ésotériques d’origine ou d’inspiration principalement rosicrucienne, données très incomplètes et parfois appliquées assez mal. « La marque indéniable de cette origine se trouve dans la figure hermétique placée par Leibnitz en tête de son traité De Arte combinatoria: c’est une représentation de la Rota Mundi, dans laquelle, au centre de la double croix des éléments (feu et eau, air et terre) et des qualités (chaud et froid, sec et humide), la quinta essentia est symbolisée par une rose à cinq pétales (correspondant à l’ether considéré en lui-même et comme principe des quatre autres éléments); naturellement, cette « signature » est passée complètement inaperçue de tous les commentateurs universitaires! » (p. 12)
Chapitre premier. Infini et indéfini
Définition du principe de base: « L’Infini est proprement ce qui n’a pas de limite, car fini est évidemment synonyme de limité; on ne peut donc sans abus appliquer ce mot à autre chose qu’à ce qui n’a absolument aucune limite, c’est-à-dire au Tout universel qui inclut en soi toutes les possibilités, et qui, par suite, ne saurait être en aucune façon limité par quoi que ce soit; l’Infini, ainsi entendu, est métaphysiquement et logiquement nécessaire, car non seulement il ne peut impliquer aucune contradiction, ne renfermant en soi rien de négatif, mais c’est au contraire sa négation qui serait contradictoire. De plus, il ne peut évidemment y avoir qu’un Infini, car deux infinis supposés distincts se limiteraient l’un l’autre, donc s’excluraient forcément; par conséquent, toutes les fois que le mot « infini » est employé dans un sens autre que celui que nous venons de dire, nous pouvons être assuré a priori que cet emploi est nécessairement abusif, car il revient en somme, ou à ignorer purement et simplement l’Infini métaphysique, ou à supposer à côté de lui un autre infini. » (p. 13)
Les scolastiques utilisaient une double terminologie:
- l’infinitum absolutum, qui seul est l’Infini métaphysique;
- et infinitum secundum quid, pour une chose qui n’est infinie que sous un certain rapport seulement (autant dire qu’il n’est pas infini du tout).
Selon Guénon, ce type d’approche est imparfait et susceptible de générer de nombreuses confusions.
Dans le même sens d’infinitum secundum quid, Spinoza a utilisé l’expression “infini dans son genre”.
« En effet, ce n’est pas parce qu’une chose n’est pas limitée en un certain sens ou sous un certain rapport qu’on peut légitimement en conclure qu’elle n’est aucunement limitée, ce qui serait nécessaire pour qu’elle fût vraiment infinie; non seulement elle peut être en même temps limitée sous d’autres rapports, mais même nous pouvons dire qu’elle l’est nécessairement, dès lors qu’elle est une certaine chose déterminée, et qui, par sa détermination même, n’inclut pas toute possibilité, car cela même revient à dire qu’elle est limitée par ce qu’elle laisse en dehors d’elle; si au contraire le Tout universel est infini, c’est précisément parce qu’il ne laisse rien en dehors de lui. » (p. 14)
Toute détermination est exclusive de la notion d’Infini. Toute détermination est une limitation.
L’idée d’« infini déterminé » est une contradiction. Il est absurde de vouloir défnir l’Infini: « une définition n’est pas autre chose en effet que l’expression d’une détermination, et les mots mêmes disent assez clairement que ce qui est susceptible d’être défini ne peut être que fini ou limité; chercher à faire entrer l’Infini dans une formule, ou, si l’on préfère, à le revêtir d’une forme quelle qu’elle soit, c’est, consciemment ou inconsciemment, s’efforcer de faire entrer le Tout universel dans un des éléments les plus infimes qui sont compris en lui, ce qui, assurément, est bien la plus manifeste des impossibilités. » (p. 15)
Il n’y a pas d’infini mathématique ou quantitatif, vu que la quantité est une détermination. Le nombre, l’espace et le temps sont ainsi finis: « ce sont là certains ensembles de possibilités, à côté et en dehors desquelles il en existe d’autres, ce qui implique évidemment leur limitation. » (p. 16)
Concevoir l’Infini quantitativement c’est le considérer comme susceptible d’augmentation ou de diminution, ce qui n’est pas moins absurde: « avec de semblables considérations, on en arrive vite à envisager non seulement plusieurs infinis qui coexistent sans se confondre ni s’exclure, mais aussi des infinis qui sont plus grands ou plus petits que d’autres infinis, et même, l’infini étant devenu si relatif dans ces conditions qu’il ne suffit plus, on invente le « transfini », c’est-à-dire le domaine des quantités plus grandes que l’infini; et c’est bien d’« invention » qu’il s’agit proprement alors, car de telles conceptions ne sauraient correspondre à rien de réel; autant de mots, autant d’absurdités, même au regard de la simple logique élémentaire, ce qui n’empêche pas que, parmi ceux qui les soutiennent, il s’en trouve qui ont la prétention d’être des « spécialistes » de la logique, tellement grande est la confusion intellectuelle de notre époque! » (p. 16)
Parmi les philosophes contemporains, les « finitistes » et les « infinitistes » considèrent en dépit de leur conflit que l’infini mathématique (quantitatif) correspond à l’Infini métaphysique (qualitatif).
L’impossibilité d’atteindre certaines limites est à la racine de l’illusion des infinis particuliers chez ceux qui ignorent la notion d’infini métaphysique.
Une « fausse notion » est celle qui implique contradiction, et qui n’est pas vraiment une notion, même fausse, bien qu’elle en ait l’apparence pour ceux qui n’aperçoivent pas la contradiction, car, n’exprimant que l’impossible, qui est la même chose que le néant, elle ne correspond absolument à rien.
Une « notion fausse » est celle qui ne correspond à la réalité, bien qu’elle y corrresponde cependant dans une certaine mesure.
Une « notion fausse » est susceptible d’être rectifiée. Une « fausse notion » ne peut qu’être rejetée purement et simplement.
L’idée de l’indéfini est l’idée d’un développement des possibilités don’t nous ne pouvons atteindre actuellement les limites. Le soi-disant infini mathématique n’est que l’indéfini.
L’infinitum absolutum est l’Infini métaphysique. L’infinitum secundum quid est l’indéfini.
Le signe ∞, par lequel les Occidentaux figurent l’infini, est un signe clos, une figure fermée, donc visiblement finie. Aussi, il faut remarquer que les Occidentaux ont pris le cercle (autre symbole fermé) pour le signe de l’éternité, quand en fait c’est la figuration d’un cycle temporel. « Encore convient-il de faire remarquer que […] un tel cycle n’est jamais véritablement fermé, mais qu’il paraît seulement l’être autant qu’on se place dans une perspective qui ne permet pas d’apercevoir la distance existant réellement entre ses extrémités, de même qu’une spire d’hélice à axe verticale apparaît comme un cercle quand elle est projetée sur un plan horizontal. » (p. 19)
Les Occidentaux modernes confondent l’indéfini avec l’infini et la perpétuité avec l’éternité.
Il est évident que l’on peut ajouter une unité à chaque nombre, en obtenant un nombre plus grand, mais la limitation de cette suite indéfinie tienne à la nature même du nombre dans toute sa généralité, c’est-à-dire à la détermination qui, constituant essentiellement cette nature, fait à la fois que le nombre est ce qu’il est et qu’il n’est pas toute autre chose.
L’extension de l’espace et du temps, si indéfinie qu’on la conçoive, ne pourrait pas nous faire sortir du temps.
Le fini présuppose nécessairement l’Infini, puisque ce dernier comprend et enveloppe toutes les possibilités. L’indéfini procède du fini, dont il n’est qu’un développement. Etant un développement, l’indéfini est réductible au fini.
L’indéfini implique l’idée de « devenir ».
Selon A. K. Coomaraswamy, le « non-mesuré » est ce qui n’a pas encore été défini, c’est-à-dire en somme l’indéfini, et il est, en même temps et par là même, ce qui n’est qu’incomplètement réalisé dans la manifestation.
Chapitre II. La contradiction du « nombre infini »
On peut dire que la suite des nombres est indéfinie, mais on ne peut pas dire qu’un certain nombre est « indéfini ».
« L’idée du « nombre infini », entendu comme le « plus grand de tous les nombres » ou le « nombre de tous les nombres », ou encore le « nombre de toutes les unités », est une idée véritablement contradictoire en elle-même, dont l’impossibilité subsisterait alors même que l’on renoncerait à l’emploi injustifiable du mot « infini »: il ne peut pas avoir un nombre qui soit plus grand que tous les autres, car, si grand que soit un nombre, on peut toujours en former un plus grand en lui ajoutant l’unité […]. » (p. 12)
La suite des nombres ne peut pas avoir un dernier terme, précisément parce qu’elle n’est pas « terminée » elle est indéfinie.
Sur l’impossibilité du « nombre infini » Leibnitz employait l’argument qui consiste à comparer la suite des nombres pairs à celle de tous les nombres entiers: « à tout nombre correspond un autre nombre qui est égal à son double, de sorte qu’on peut faire correspondre les deux suites terme à terme, d’où il résulte que le nombre des termes doit être le même dans l’une et dans l’autre; mais, d’autre part, il y a évidemment deux fois plus de nombres entiers que de nombres pairs, puisque les nombres pairs se placent de deux en deux dans la suite des nombres entiers; on aboutit donc ainsi à une contradiction manifeste. » (p. 23) Le problème peut avoir plusieurs conceptions, mais la contradiction est toujours la même: « c’est qu’une suite qui ne comprend qu’une partie des nombres entiers devrait avoir le même nombre de termes que celle qui les comprend tous, ce qui reviendrait à dire que le tout ne serait pas plus grand que sa partie; et, dès lors qu’on admet qu’il y a un nombre de tous les nombres, il est impossible d’échapper à cette contradiction. » (p. 23)
Certains ont envisagé des nombres « plus grands que l’infini », d’où des théories comme celle du « transfini » de Cantor, qui ne sont pas valables logiquement: elles supposent que l’on appele « infini » un nombre qui est tellement « fini » qu’il n’est même pas le plus grand de tous.
L’idée absurde de « nombre infini » n’est pas nécessaire si on se fait une idée juste de ce qu’est l’indéfini. En plus, le nombre n’est qu’un mode de la quantité, et la quantité elle-même n’est qu’une catégorie ou un mode spécial de l’être, non coextensif à celui-ci. La quantité n’est qu’une condition propre à un certain état d’existence dans l’ensemble de l’existence universelle. Cependant, au domaine même de la quantité il y a des choses qui échappent au nombre (comme par exemple le continu).
Chapitre III. La multitude innombrable
Leibnitz n’a pas admis un « nombre infini » mais il a parlé d’une « multitude infinie », sans préciser qu’il s’agit d’un infinitum secundum quid (indéfini).
L’idée d’une multitude qui surpasse tout nombre, et qui par conséquent n’est pas un nombre, est fort loin d’être propre à Leibnitz, au contraire, c’est une idée tout à fait courante chez les scolastiques. Elle peut être trouvée chez St. Thomas d’Aquin, in III Phys., 1. 8).
L’idée de multitude innombrable chez les scolastiques s’entendait proprement de tout ce qui n’est ni nombre ni « nombrable », c’est-à-dire de tout ce qui ne relève pas de la quantité discontinue, qu’il s’agisse de choses appartenant à d’autres modes de la quantité ou de ce qui est entièrement en dehors du domaine quantitatif. C’est ce qui permet de parler de la multitude des attributs divins, ou encore de la multitude des anges. C’est aussi ce qui permet de considérer les êtats de l’être ou les degrés de l’existence comme étant en multiplicité ou en multitude indéfinie, alors que la quantité n’est qu’une condition spéciale d’un seul êtat de l’être.
Modus loquendi – façon de parler;
« […] en effet, qu’il s’agisse du continu ou du discontinu, la « multitude infinie » qu’envisage Leibnitz se tient, dans tous les cas, dans un domaine restreint et contingent, d’ordre cosmologique et non pas métaphysique. » (p. 29)
Le Tout métaphysique n’est pas composé de parties, en raison même de son infinité, puisque, ces parties devant être nécessairement relatives et finies, elles ne pourraient avoir avec lui aucun rappport réel.
Il y a deux façons différentes de concevoir le « tout »: « En effet, un tout qui n’est ainsi que la somme ou le résultat de ses parties, et qui, par suite, est logiquement postérieur à celles-ci, n’est pas autre chose, en tant que tout, qu’un ens rationis, car il n’est pas « un » et « tout » que dans la mesure où nous le concevons comme tel; en lui-même, ce n’est à proprement parler qu’une « collection », et c’est nous qui, par la façon dont nous l’envisageons, lui conférons, en un certain sens relatif, les caractères d’unité et de totalité. Au contraire, un tout véritable, possédant ces caractères par sa nature même, doit être logiquement antérieur à ses parties et en être indépendant: tel est le cas d’un ensemble continu, que nous pouvons diviser en parties arbitraires, c’est-à-dire d’une grandeur quelconque, mais qui ne présuppose aucunement l’existence actuelle de ces parties; ici, c’est nous qui donnons aux parties comme telles une réalité, par une division idéale ou effective, et ainsi ce cas est exactement inverse du précédent. » (p. 30)
Chapitre IV. La mesure du continu
La quantité numérique est la quantité discontinue. Dans la suite des nombres entiers il y a toujours, entre deux termes consécutifs, un intervalle parfaitement défini, qui est marqué par la différence d’une unité existant entre ces deux nombres, et cet intervalle ne peut pas être réduit.
Le nombre entier est le seul qui peut être considéré le nombre véritable.
Les autres nombres que les entiers sont des extensions ou des généralisations de l’idée de nombre, mais ces extensions sont aussi des altérations. « […] ainsi, par exemple, un nombre fractionnaire n’est pas autre chose que la représentation du résultat d’une division qui ne s’effectue pas exactement, c’est-à-dire en réalité d’une division que l’on doit dire arithmétiquement impossible, ce qu’on reconnaît d’ailleurs implicitement en disant, suivant la terminologie mathématique ordinaire, que l’un des deux nombres envisagés n’est pas divisible par l’autre. » (p. 33) Les fractions ne peuvent aucunement être « des parties de l’unité », car l’unité arithmétique véritable est nécessairement indivisible et sans parties.
Il existe entre le nombre (quantité discontinue) et l’espace (quantité continue) une différence profonde de nature qui empêche une correspondance parfaite. Pour rémédier à ces différences, au moins autant qu’il est possible, on cherche à réduire en quelque sorte les intervalles entre les nombres entiers, en introduisant d’autres nombres entre ceux-ci, et d’abord les nombres fractionnaires.
L’absurdité qui concerne la définition des fractions provient d’une confusion entre l’unité arithmétique et les « unités de mesure », unités qui ne sont telles que conventionnellement, et qui sont des grandeurs d’autre sorte que le nombre, notamment des grandeurs géométriques.
« L’unité de longueur, par exemple, n’est qu’une certaine longueur choisie pour des raisons étrangères à l’arithmétique, et à laquelle on fait corrrespondre le nombre 1 afin de pouvoir mesurer par rapport à elle toutes les autres longueurs; mais, par sa nature même de grandeur continue, toute longueur, fût-elle représentée ainsi numériquement par l’unité, n’en est pas moins toujours et indéfiniment divisible; on pourra donc, en lui comparant d'autres longueurs qui n’en seront pas des multiples exacts, avoir à considérer des parties de cette unité de mesure, mais qui ne seront aucunément pour cela des parties de l’unité arithmétique; et c’est seulement ainsi que s’introduit réellement la considération des nombres fractionnaires, comme représentation de rapports entre des grandeurs qui ne sont pas exactement divisibles les unes par les autres. » (p. 34)
Quelque chose de la nature discontinue du nombre subsiste toujours: on peut réduire l’espace entre deux nombres entiers indéfiniment, en les rendant plus petits que toute quantité, mais on n’arrivera jamais à les supprimer entièrement. « […] nous prendrons l’exemple le plus simple d’un continu géométrique, c’est-à-dire une ligne droite: considérons une demi-droite s’étendant indéfiniment dans un certain sens, et convenons de faire correspondance à chacun de ses points le nombre qui exprime la distance de ce point à l’origine; celle-ci sera représentée par zéro, sa distance à elle-même étant évidemment nulle; à partir de cette origine, les nombres entiers correspondront aux extrémités successives de segments tous égaux entre eux et égaux à l’unité de longueur; les points compris entre ceux-là ne pourront être représentés que par des nombres fractionnaires, puisque leurs distances à l’origine ne sont pas des multiples exacts de l’unité de longueur. Il va de soi que, à mesure qu’on prendra des nombres fractionnaires dont le dénominateur sera de plus en plus grand, donc dont la différence sera de plus en plus petite, les intervalles entre les points auxquels correspondront ces nombres se trouveront réduits dans la même proportion; on peut ainsi faire décroître ces intervalles indéfiniment, théoriquement tout au moins, puisque les dénominateurs des nombres fractionnaires possibles sont tous les nombres entiers, dont la suite croît indéfiniment. Nous disons théoriquement, parce que, en fait, la multitude des nombres fractionnaires étant indéfinie, on ne pourra jamais arriver à l’employer ainsi tout entière; mais supposons cependant qu’on fasse correspondre idéalement tous les nombres fractionnaires possibles à des points de la demi-droite considérée: malgré la décroissance indéfinie des intervalles, il restera encore sur cette ligne une multitude de points auxquels ne correspondra aucun nombre. Ceci peut sembler singulier et même paradoxal à première vue, et pourtant il est facile de s’en rendre compte, car un tel point peut être obtenu au moyen d’une construction géométrique fort simple: construisons le carré ayant pour côté le segment de droite dont les extrémités sont les points zéro et 1, et traçons celle des diagonales de ce carré qui part de l’origine, puis la circonférence ayant l’origine pour centre et cette diagonale pour rayon; le point où cette circonférence coupe la demi-droite ne pourra être représenté par aucun nombre entier ou fractionnaire, puisque sa distance à l’origine est égale à la diagonale du carré et que celle-ci est incommensurable avec son côté, c’est-à-dire ici avec l’unité de longueur. Ainsi, la multitude des nombres fractionnaires, malgré la décroissance indéfinie de leurs différences, ne peut suffire encore à remplir, si l’on peut dire, les intervalles entre les points contenues dans la ligne, ce qui revient à dire que cette multitude n’est pas un équivalent réel et adéquat du continu linéaire; on est donc forcé, pour exprimer la mesure de certaines longueurs, d’introduire encore d’autres sortes de nombres, qui sont ce qu’on appelle les nombres incommensurables, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de commune mesure avec l’unité. Tels sont les nombres irrationnels, c’est-à-dire ceux qui représentent le résultat d’une extraction de racine arithmétiquement impossible, par exemple la racine carrée d’un nombre qui n’est pas un carré parfait; c’est ainsi que, dans l’exemple précédent, le rapport de la diagonale du carré à son côté, et par suite le point dont la distance à l’origine est égale à cette diagonale, ne peuvent être représentés que par le nombre irrationnel radical de deux, qui est bien véritablement incommensurable, car il n’existe aucun nombre entier ou fractionnaire dont le carré soit égal à 2; et, outre ces nombres irrationnels, il y a encore d’autres nombres incommensurables dont l’origine géométrique est évidente, comme, par exemple, le nombre п qui représente le rapport de la circonférence à son diamètre. » (p. 34-36)
Une quantité continue, si petite qu’elle soit, demeure toujours indéfiniment divisible.
Une fraction, si infime qu’elle soit, est toujours une quantité déterminée, et entre deux fractions, si peu différentes l’une de l’autre qu’on les suppose, il y a toujours un intervalle également déterminé.
« Or la propriété de divisibilité indéfinie qui caractérise les grandeurs continues exige évidemment qu’on puisse toujours y prendre des éléments aussi petits qu’on le veut, et que les intervalles qui existent entre ces éléments puissent aussi être rendus moindres que toute quantité donnée; mais en outre, et c’est ici qu’apparaît l’insuffisance des nombres fractionnaires, et nous pouvons même dire de tout nombre quel qu’il soit, ces éléments et ces intervalles, pour qu’il y ait réellement continuité, ne doivent pas être conçus comme quelque chose de déterminé. Par suite, la représentation la plus parfaite de la quantité continue sera obtenue par la considération de grandeur, non plus fixes et déterminées comme celles dont nous venons de parler, mais au contraire variables, parce qu’alors leur variation pourra elle-même être regardée comme s’effectuant d’une façon continue; et ces quantités devront être susceptibles de décroître indéfiniment, par leur variation, sans jamais s’annuler ni parvenir un « minimum », qui ne serait pas moins contradictoire que les « derniers éléments » du continu: c’est là précisément, comme nous le verrons, la véritable notion des quantités infinitésimales. » (p. 37)
Chapitre V. Questions soulevées par la méthode infinitésimale
Leibnitz a donné le premier exposé de la méthode infinitésimale dans l’ouvrage Nova Methodus pro maximis et minimis, itemque tangentibus, quae nec fractas nec irrationales quantitates moratur, et singulare pro illis calculi genus, dans les Acta Eruditorum de Leipzig, 1684. Dans plusieurs autres travaux ultérieurs il a insisté surtout sur les usages et les applications de sa méthode (ce qui est conforme à la méthode expérimentale, qui attribue une plus grande importance aux applications qu’à la science même).
« Quoi qu’il en soit, il ne suffit certes pas, pour justifier une méthode, de montrer les avantages qu’elle peut avoir sur les autres méthodes antérieurement admises, et les commodités qu’elle peut fournir pratiquement pour le calcul, ni même les résultats qu’elle a pu donner en fait […].” (p. 38)
Bien souvent, les causes occasionnelles d’une découverte ne sont que des circonstances assez insignifiantes en elles-mêmes.
Leibnitz est parti de la considération des différences « assignables » qui existent entre les nombres, pour passer de là aux différences « inassignables » qui peuvent être conçues entre les grandeurs géométriques en raison de leur continuité. Ainsi, pour Leibnitz les quantités infinitésimales ne se présentent pas naturellement à nous d’une façon immédiate, mais seulement comme un résultat du passage de la variation de la quantité discontinue à celle de la quantité continue, et de l’application de la première à la mesure de la seconde.
« […] il est bien de remarquer que Leibnitz avait du reste, d’une façon générale, l’habitude d’expliquer différemment les mêmes choses suivant les personnes à qui il s’adressait; ce n’est certes pas nous qui lui ferions grief de cette façon d’agir, irritante seulement pour les esprits systématiques, car, en principe, il ne faisait en cela que se conformer à un précepte initiatique et plus particulièrement rosicrucien, suivant lequel il convient de parler à chacun son propre langage; seulement, il lui arrivait parfois de l’appliquer assez mal. » (p. 39)
Leibnitz voyait dans sa méthode de calcul infinitésimal une sorte d’abrégé de la « méthode d’exhaustion » des anciens, propre à faciliter les découvertes, mais dont les résultats doivent être ensuite vérifiés par cette méthode si l’on veut en donner une démonstration rigoureuse.
Leibnitz a déclaré fréquement que les quantités infinitésimales ne sont que des « incomparables ». Les explications données pour ce qu’il comprenait par « les incomparables » sont fort malheureuses. Puisque du moins il déclare expressément que son intention n’a pas été de présenter les quantités infinitésimales comme déterminées, nous devons en conclure que, pour lui, le sens de cette comparaison se réduit à ceci: un grain de sable, bien que n’étant pas infiniment petit, peut cependant, sans inconvénient appréciable, être considéré comme tel par rapport à la terre, et ainsi il n’y a pas besoin d’envisager des infiniment petits « à la rigueur », qu’on peut même, si l’on veut, ne regarder que comme des fictions; mais, qu’on l’entende comme on voudra, une telle considération n’en est pas moins manifestement impropre à donner du calcul infinitésimal une autre idée que celle, assurément insuffisante aux yeux de Leibnitz lui-même, d’un simple calcul d’approximation.
Chapitre VI. Les « fictions bien fondées »
Pour Leibnitz, les quantités infinies et infiniment petites sont des fictions, mais des « fictions bien fondées ». Le fondement serait l’utilité pour le calcul. Il estime qu’il suffit, pour que la méthode soit sûre, d’envisager, non pas des quantités infinies et infiniment petites, mais des quantités aussi grandes ou aussi petites qu’on le veut, ou qu’il est nécessaire pour que l’erreur soit rendue moindre que n’importe quelle quantité donnée. Ainsi, les énoncés où figurent les quantités infinies et infiniment petites rentrent pour lui dans la catégorie des assertions « toleranter verae » (passables), et qui ont besoin d’être « redressées » par l’explication qu’on en donne.
Selon Leibnitz, les quantités infinies et infiniment petites doivent avoir leur « fundamentum in re », ce fondement qui se trouve dans la nature des choses, du moins de la façon dont elle est conçue par lui, ce n’est pas autre chose que ce qu’il appelle la « loi de la continuité ». Cette loi se rattache à la considération de l’ordre et de l’harmonie, qui trouve son application toutes les fois qu’une certaine symétrie doit être observée.
Problème de déontologie de la science: « Maintenant, si les quantités infinies et infiniment petites ne sont que des fictions, et même en admettant que celles-ci soient réellement « bien fondées », on peut se demander ceci: pourquoi employer de telles expressions, qui, même si elles peuvent être regardées comme « toleranter verae », n’en sont pas moins incorrrectes? Il y a là quelque chose qui présage déjà, pourrait-on dire, le « conventionalisme » de la science actuelle, bien qu’avec cette notable différence que celui-ci ne se préoccupe plus aucunement de savoir si les fictions auxquelles il a recours sont fondées ou non, ou, suivant une autre expression de Leibnitz, si elles peuvent être interprétées « sano sensu », ni même si elles ont une signification quelconque. » (p. 45)
Leibnitz aurait pu éviter ses fictions s’il avait utilisé les expressions:
- indéfiniment grand;
- indéfiniment petit;
- indéfiniment croissant;
- indéfiniment décroissant.
Ces expressions ne sont pas uniquement rigoureusement exactes, mais elles montrent clairement que les quantités auxquelles elles s’appliquent ne sont que des quantités variables et non déterminées.
Ch. De Freycinet, dans son De l’Analyse infinitésimale, observait que « l’infiniment petit n’est pas une quantité très petite, ayant une valeur actuelle, susceptible de détermination; son caractère est d’être éminemment variable et de pouvoir prendre une valeur moindre que toutes celles qu’on voudrait préciser; il serait beaucoup mieux nommé indéfiniment petit. »
« L’emploi de ces termes [« indéfiniment grand » et « indéfiniment petit » – n.n.] aurait évité bien des difficultés et bien des discussions, et il n’y a rien d’étonnant à cela, car ce n’est pas là une simple question de mots, mais c’est le remplacement d’une idée fausse par une idée juste, d’une fiction par une réalité; il n’aurait pas permis, notamment, de prendre les quantités infinitésimales pour des quantités fixes et déterminées, car le mot « indéfini » comporte toujours par lui-même une idée de « devenir », comme nous le disions plus haut, et par conséquent de changement ou, quand il s’agit de quantités, de variations […] ». (p. 46)
La notion d’indéfiniment petit, au point de vue purement mathématique tout au moins, suffit parfaitement à l’analyse infinitésimale, et les « infinitistes » eux-mêmes le reconnaissent sans grande peine.
Note: « La trop célèbre conception des « deux infinis » de Pascal est métaphysiquement absurde, et elle n’est encore que le résultat d’une confusion de l’infini avec l’indéfini, celui-ci étant pris dans les deux sens opposés des grandeurs croissantes et décroissantes. » (p. 48)
C’est dans la conception de la « loi de continuité » que Leibnitz pensait trouver le « fundamentum in re » des infiniment petits.
Chapitre VII. Les « degrés d’infinité »
« […] du reste, dans quelque ordre d’idées qu’on se place, c’est toujours en somme le défaut de principes qui seul rend les questions insolubles. » (p. 49)
Il est étonnant que Leibnitz a fait la différence entre « infini » et « interminé », sans rejeter l’idée contradictoire d’un « infini terminé ».
L’idée de Leibnitz d’une « éternité terminée » trouve sa racine dans la confusion entre la notion de l’éternité et celle de la durée, qui est absolument injustifiable au regard de la métaphysique.
« Nous admettons fort bien que le temps dans lequel s’écoule notre vie corporelle soit réellement indéfini, ce qui n’exclut en aucune façon qu’il soit « terminé de part de d’autre », c’est-à-dire qu’il ait à la fois une origine et une fin, conformément à la conception cyclique traditionnelle; nous admettons aussi qu’il existe d’autres modes de durée, comme celui que les scolastiques appelaient aevum, dont l’indéfinité est, si l’on peut s’exprimer ainsi, indéfiniment plus grande que celle de ce temps; mais tous ces modes, dans toute leur extension possible, ne sont cependant qu’indéfinis, puisqu’il s’agit toujours de conditions particulières d’existence, propres à tel ou tel état, et aucun d’eux, par là même qu’il est une durée, c’est-à-dire qu’il implique une succession, ne peut être identifié ou assimilé à l’éternité, avec laquelle il n’a réellement pas plus de rapport que le fini, sous quelque mode que ce soit, n’en a avec l’Infini véritable, car la conception d’une éternité relative n’a pas plus de sens que celle d’une infinité relative. » (p. 50)
Il est fort normal d’envisager des nivers ordres d’indéfinité, mais Leibnitz, faute d’avoir fait les distinctions nécessaires et essentielles, est incapable de procéder à cela.
Cette conception des prétendus « degrés d’infinité » revient à supposer qu’il peut exister des mondes incomparablement plus grands et plus petits que le nôtre, les habitants de l’un de ces mondes pourraient le regarder comme infini avec autant de raison que nous le faisons à l’égard du nôtre. Une telle façon d’envisager les choses n’aurait a priori rien d’absurde sans l’introduction de l’idée de l’infini, qui n’a certes rien à y voir: chacun de ces mondes, si grand qu’on le suppose, n’en est pas moins limité, et alors comment peut-on le considérer infini?
Il existe une indéfinité de mondes, et on peut envisager, en dehors des conditions d’existence du nôtre, telles que l’espace et le temps, une indéfinité d’autres également possibles.
Chapitre VIII. « Division à l’infini » ou divisibilité indéfinie
Pour Leibnitz, la matière est non seulement divisible, mais « sous-divisée actuellement sans fin » dans toutes ses parties. Bernoulli admet également cette division actuelle de la matière « in partes numero infinitas ».
Leibnitz conteste l’existence des « minimae portiones », ou des « derniers éléments » dans la matière. Au contraire, pour Bernoulli, il semble clair que la division actuelle implique l’existence simultanée de tous les éléments, de même que, si une série « infinie » est donnée, tous les termes qui la constituent doivent être données simultanément, ce qui implique l’existence du « terminus infinitesimus ».
Pour Leibnitz l’existence du « terminus infinitesimus » est tout aussi contradictoire que celle d’un « nombre infini », donc la notion du plus petit des nombres, « fractio omnium infima » est tout aussi contradictoire que celle du plus grand des nombres.
« […] si l’on peut dire que la matière est divisée à l’infini, c’est parce que l’une quelconque de ses portions, si petite qu’elle soit, enveloppe toujours une telle multitude; en d’autres termes, la matière n’a pas de « partes minimae » ou d’éléments simples, elle est essentiellement un composé […] » (p. 56-57)
L’idée de « division à l’infini » contient une partie de vérité. « […] tout d’abord, il va de soi que, d’après tout ce que nous avons exposé jusqu’ici, il ne peut aucunement être question de division à l’infini, mais seulement de division indéfinie; d’autre part, il faut appliquer cette idée, non pas à la matière en général, ce qui n’a peut-être aucun sens, mais seulement aux corps, ou à la matière corporelle si l’on tient à parler ici de « matière » malgré l’extrême obscurité de cette notion et les multiples équivoques auxquelles elle donne lieu. » (p. 58)
C’est à l’étendue, et non à la matière, qu’appartient en propre la divisibilité. Donc, tout corps est nécessairement divisible, mais parce qu’il est étendu, et non pas parce qu’il est matériel.
« Par suite, l’étendue, comme telle, ne peut pas être composée d’éléments indivisibles, car ces éléments, pour être vraiment indivisibles, devraient être inétendus, et une somme d’éléments inétendus ne peut jamais constituer une étendue, pas plus qu’une somme de zéros ne peut constituer un nombre; c’est pourquoi, […], les points ne sont pas des éléments ou des parties d’une ligne, et les vrais éléments linéaires sont toujours des distances entre deux points, qui en sont seulement des extrémités. » (p. 58-59)
Leibnitz ne considère pas une ligne comme composée de points, ni une surface comme composée de lignes, ni un volume comme composé de surfaces. « Il est évident en effet que des points, multipliés par quelque quantité que ce soit, ne pourraient jamais produire une longueur, puisqu’ils sont rigoureusement nuls sous le rapport de la longueur; les véritables éléments d’une grandeur quoique incomparablement moindres […] » (p. 59)
L’idée d’indéfini implique une possibilité en voie de développement, quelque chose d’inachevé, de non encore complètement réalisé.
« […] nous pouvons dire que, si une série numérique indéfinie nous est donnée, cela n’implique en aucune façon que tous les termes qu’elle comprend nous soient donnés distinctement, ce qui est une impossibilité par là même qu’elle est indéfinie; en réalité, donner une telle série, c’est simplement donner la loi qui permet de calculer le terme occupant dans la série un rang déterminé d’ailleurs quelconque. » (p. 60-61)
Conclusion du chapitre: « Donc, si la théorie de Leibnitz est juste en tant qu’elle s’oppose à l’atomisme, il faut par ailleurs, pour qu’elle corresponde à la vérité, la rectifier en remplaçant la « division de la matière à l’infini » par la « divisibilité indéfinie de l’étendue »; c’est là, dans son expression la plus brève et la plus précise, le résultat auquel aboutissent en définitive toutes les considérations que nous venons d’exposer. » (p. 61)
Chapitre IX. Indéfiniment croissant et indéfiniment décroissant
Il existe une corrélation entre les quantités indéfiniment croissantes et les quantités indéfiniment décroissantes (fractio omnium infima).
Dans le domaine de la quantité discontinue, tant que l’on considère uniquement la suite des nombres entiers, ceux-ci croissent indéfiniment à partir de l’unité, mais, comme l’unité est indivisible, il n’est pas question de décroissance indéfinie.
Dans le domaine de la quantité continue, on peut envisager des quantités indéfiniment décroissantes aussi bien que des quantités indéfiniment croissantes.
On peut envisager une suite de fractions allant en décroissant indéfiniment, c’est-à-dire que, si petite que soit une fraction, on peut toujours en former une plus petite, et cette décroissance ne peut jamais aboutir à une « fractio minima », pas plus que la croissance des nombres entiers ne peut aboutir à un « numerus maxima ».
« Pour rendre évidente, par la représentation numérique, la corrélation de l’indéfiniment croissant et de l’indéfiniment décroissant, il suffit de considérer, en même temps que la suite des nombres entiers, celle de leurs inverses: un nombre est dit inverse d’un autre quand son produit par celui-ci est égal à l’unité, et, pour cette raison, l’inverse du nombre n est représenté par la notation 1/n. » (p. 63)
« Il suffit en effet de considérer les deux séries comme constituées par des nombres respectivement plus grands et plus petits que l’unité, c’est-à-dire comme deux ordres de grandeurs qui ont en celle-ci leur commune limite, en même temps qu’ils peuvent être regardés l’un et l’autre comme également issus de cette unité, qui est véritablement la source première de tous les nombres; de plus, si l’on voulait considérer ces deux ensembles indéfinis comme formant une suite unique, on pourrait dire que l’unité occupe exactement le milieu dans cette suite des nombres, puisque, comme nous l’avons vu, il y a exactement autant de nombres dans l’un de ces ensembles que dans l’autre. » (p. 64) Quand on dit « autant de nombres » cela signifie qu’il y a là deux multitudes se correspondant terme à terme, mais sans que ces multitudes puissent aucunement être considérées pour cela comme « nombrables ».
« […] on peut dire que l’unité, occupant le milieu entre les deux groupes, et étant le seul nombre qui puisse être regardé comme appartenant à la fois à l’un et à l’autre, si bien qu’en réalité il serait plus exact de dire qu’elle les unit plutôt qu’elle ne les sépare, correspond à l’état d’équilibre parfait, qu’elle contient en elle-même tous les nombres, qui sont issus d’elle par couples de nombres inverses ou complémentaires, chacun de ces couples contituant, du fait de ce complémentarisme, une unité relative en son indivisible dualité […] » (p. 65)
On peut dire que les nombres tendent vers l’indéfiniment grand et vers l’indéfiniment petit, à la condition d’entendre par là les limites mêmes du domaine dans lequel on considère ces nombres, car une quantité variable ne peut tendre que vers une limite. Ainsi, les limites ne sont pas déterminées par tel ou tel nombre particulier, mais par la nature même du nombre comme tel. Le nombre, comme toute autre chose de nature déterminée, exclut tout ce qui n’est pas de lui, et il ne peut nullement être question ici d’infini. « […] et l’on peut remarquer à ce propos que l’expression « tendre vers l’infini », employée fréquemment par les mathématiciens dans le sens de « croître indéfiniment », est encore une absurdité, puisque l’infini implique évidemment l’absence de toute limite, et que par conséquent il n’y aurait là rien vers quoi il soit possible de tendre. » (p. 66)
Il n’existe pas de nombre, si grand qu’il soit, qui puisse être identifié à l’indéfiniment grand. La même chose est valable pour ce qui est de l’indéfiniment petit.
La langue chinoise exprime l’indéfini par le chiffre dix mille. L’expression « les dix mille êtres » signifie « tous les êtres ». En grec, le même mot, avec une simple différence d’accentuation, signifie: μύριοι – dix mille; μυρίοι – une indéfinité. L’explication est que le nombre de dix mille est la quatrième puissance de dix. Suivant la formule de Tao-te-king: « un a produit deux, deux a produit trois, trois a produit tous les nombres », ce qui implique que quatre, produit immédiatement par trois, équivaut à tout l’ensemble des nombres, et cela parce que, dès qu’on a le quaternaire, on a aussi, par l’addition des quatre premiers nombres, le dénaire: 1 + 2 + 3 + 4 = 10, ce qui est la formule numérique de la Tétraktys pythagoricienne.
« […] on sait que l’élévation à une puissance supérieure d’un degré représente, dans cet ordre, l’adjonction d’une dimension; or, notre étendue n’ayant que trois dimensions, ses limites sont dépassées lorsqu’on va au delà de la troisième puissance, ce qui, en d’autres termes, revient à dire que l’élévation à la quatrième puissance marque le terme même de son indéfinité, puisque, dès qu’elle est effectuée, on est par là même sorti de cette étendue et passé à un autre ordre de possibilités. » (p. 67)
Chapitre X. Infini et continu
L’idée de l’infini tel que l’entend le plus souvent Leibnitz se présente quelquefois sous l’aspect d’un « infini discontinu », comme dans le cas des séries numériques dites infinies; mais son aspect le plus habituel, et aussi le plus important en ce qui concerne la signification du calcul infinitésimal, est celui de l’« infini continu ».
Les différences infinitésimales ne se présentèrent à lui que quand il s’agit d’appliquer le discontinu numérique au continu spatial.
Les éléments infinitésimaux doivent être des parties du continu, sans quoi ils ne seraient même pas des quantités; et ils ne peuvent l’être qu’à la condition de ne pas être des « infiniment petits » véritables, car ceux-ci ne seraient autre chose que ces « partes minimae » ou ces « derniers éléments » dont, à l’égard du contenu, l’existence même implique contradiction.
La composition du continu ne permet pas que les infiniment petits soient plus que de simples fictions.
C’est la continuité de l’étendue qui est le véritable fondement de toutes les autres continuités qui se remarquent dans la naturel corporelle. Nous devons y joindre la continuité du temps, car, contrairement à l’opinion de Descartes à ce sujet, le temps est bien réellement continu en lui-même, et non pas seulement dans la représentation spatiale par le mouvement qui sert à sa mesure.
« […] on pourrait dire que le mouvement est en quelque sorte doublement continu, car il l’est à la fois par sa condition spatiale et par sa condition temporelle; et cette sorte de combinaison du temps et de l’espace, d’où résulte le mouvement, ne serait pas possible si l’un était discontinu tandis que l’autre est continu. » (p. 70)
Les instants, conçus comme indivisibles, ne sont pas plus des parties de la durée que les points ne sont des parties de l’étendue. En somme, c’est un caractère général de tout continu que sa nature ne comporte pas l’existence de « derniers éléments ».
Tout continu enveloppe une certaine indéfinité lorsqu’on l’envisage sous le rapport de ses éléments.
Chapitre XI. La « loi de continuité »
Nous pouvons dire qu’il existe une certaine « loi de la continuité » qui s’applique à tout ce qui est continu. Quand même, cette loi ne peut s’appliquer au discontinu (au nombre, par exemple).
Exemple de discontinuité: « […] s’il faut une certaine force pour rompre une corde, et si l’on applique à cette corde une force dont l’intensité soit moindre que celle-là, on n’obtient pas une rupture partielle, c’est-à-dire la rupture d’une partie des fils qui composent la corde, mais seulement une tension, ce qui est tout à fait différent; si l’on augmente la force d’une façon continue, la tension croîtra d’abord aussi d’une façon continue, mais il viendra un moment où la rupture se produira, et on aura alors, d’une façon soudaine et en quelque sorte instantanée, un effet d’une tout autre nature que le précédent, ce qui implique manifestement une discontinuité; et ainsi il n’est pas vrai de dire, en termes tout à fait généraux et sans restriction d’aucune sorte, que « natura non facit saltus ». » (p. 73)
Il suffit que les grandeurs géométriques soient continues, comme elles le sont en effet, pour qu’on y puisse toujours prendre des éléments aussi petits qu’on veut, donc pouvant devenir plus petits que toute grandeur assignable – et, comme le dit Leibnitz, « c’est sans doute en cela que consiste la démonstration rigoureuse du calcul infinitésimal ».
Sous sa forme la plus générale, la « loi de continuité » s’énonce comme ça: « dès lors qu’il y a un certain ordre dans les principes, entendus ici en un sens relatif comme les données qu’on prend pour point de départ, il doit y avoir toujours un ordre correspondant dans les conséquences qu’on en tirera. » (p. 74) C’est au fond un cas particulier de la « loi de justice ». C’est aussi une application du « principe de raison suffisante ».
Il existe une identité métaphysique entre le possible et le réel.
Leibnitz croyait dans un « principe du meilleur », qui n’a aucun fondement métaphysique.
Leibnitz prétend justifier le « passage à la limite » par la « loi de continuité », et sa méthode donne lieu à beaucoup de difficultés.
Chapitre XIII. La notion de la limite
De la notion de la limite dépend toute la valeur de la méthode infinitésimale.
L’objet du calcul infinitésimal est le calcul des limites de rapports et des limites de sommes, c’est-à-dire les valeurs fixes vers lesquelles convergent des rapports ou des sommes de quantités variables, à mesure que celles-ci décroissent indéfiniment suivant une loi donnée.
« […] des deux branches en lesquelles se divise le calcul infinitésimal, le calcul différentiel consiste à calculer les limites des rapports dont les deux termes vont simultanément en décroissant indéfiniment suivant une certaine loi, de telle façon que le rapport lui-même conserve toujours une valeur finie et déterminée; et le calcul intégral consiste à calculer les limites de sommes d’éléments dont la multitude croît indéfiniment en même temps que la valeur de chacun d’eux décroit indéfiniment, car il faut que ces deux conditions spoemt réunies pour que la somme elle-même demeure toujours une quantité finie et déterminée. » (p. 77-78)
Ainsi, d’une façon générale, la limite d’une quantité variable est une autre quantité considérée comme fixe, et dont cette quantité variable est supposée s’approcher, par les valeurs qu’elle prend successivement au cours de sa variation, jusqu’à en différer aussi peu qu’on le veut, ou, en d’autres termes, jusqu’à ce que la différence de ces deux quantités devienne moindre que toute quantité assignable.
On doit se poser la question si la limite peut être conçue comme le dernier terme d’une variation continue. En réalité, cette solution est inacceptable. « […] la vraie notion de la continuité ne permet pas de considérer les quantités infinitésimales comme pouvant jamais s’égaler à zéro, car elles cesseraient alors d’être des quantités […] » (p. 78)
Ce qui caractérise la limite, c’est à la fois que la variable puisse en approcher autant qu’on le veut, et néanmoins qu’elle ne puisse jamais l’atteindre rigoureusement. Si la limite était atteinte, alors une certaine indéfinité devrait être épuisée dans ce qu’elle a d’inépuisable.
La variable n’atteint jamais la limite exactement parce que la variable est complètement différente de la limite.
La limite ne peut pas être atteinte dans la variation et comme terme de celle-ci. La conception de « passage à la limite » est impossible comme constituant l’aboutissement d’une variation continue.
Chapitre XIII. Continuité et passage à la limite
Le principal défaut de logique de Leibnitz est dans sa conception que, dans les quantités continues, le cas extrême exclusif peut être traité comme inclusif, parce que, bien que totalement différent en nature, est comme contenu à l’état latent dans la loi générale des autres cas.
En vertu de sa « loi de continuité », Leibnitz arrive à considérer le repos comme un mouvement infiniment petit, la coïncidence comme une distance infiniment petite, l’égalité comme la dernière des inégalités etc. En réalité, il est vrai que le cercle peut être considéré comme un polygone régulier dont le nombre des côtés croît indéfiniment, mais sa définition est essentiellement autre que celle des polygones.
« Le repos n’est en aucune façon un cas particulier du mouvement, ni l’égalité un cas particulier de l’inégalité, ni la coïncidence un cas particulier de la distance, ni le parallélisme un cas particulier de la convergence; Leibnitz n’admet d’ailleurs pas qu’ils le soient dans un sens rigoureux, mais il n’en soutient pas moins qu’ils peuvent en quelque manière être regardés comme tels […] » (p. 84)
L’erreur de Leibnitz est d’envisager une certaine espèce comme un « cas-limite » de l’espèce opposée, autrement dit, que les espèces se limiteraient par le rapprochement et non pas par l’exclusion. Un genre quelconque, défini comme tel, ne peut jamais devenir partie intégrante d’un autre genre également défini et dont la définition n’inclut pas la sienne propre.
Sur la conception de Leibnitz: « Une telle conception de la continuité, qui aboutit à supprimer non pas seulement toute séparation, mais même toute distinction effective, en permettant le passage direct d’un genre à un autre sans réduction à un genre supérieur ou plus général, est proprement la négation même de tout principe vraiment logique; de là à l’affirmation hégélienne de l’« identité des contradictoires », il n’y a qu’un pas qu’il est peu difficile de franchir. » (p. 83)
Chapitre XIV. Les « quantités évanouissantes »
Les quantités évanouissantes ne peuvent pas être identifiées à zéro. Même si elles sont inférieures à l’unité, elles gardent le caractère de véritables quantités, quoique « inassignables ».
Pour Leibnitz, 0/0 = 1, parce que selon lui « un rien vaut l’autre ». Mais, comme on dit que 0 x n = 0, il est évident que 0/0 = n, c’est pourquoi on considère que 0/0 est une « forme indéterminée ».
Contrairement à ce que pensait Leibnitz, on n’a pas besoin de considérer les quantités préciséement dans l’instant où elles s’évanouissent, ni même admettre qu’elles puissent véritablement s’évanouir.
En réalité, zéro n’est pas un nombre, et il n’y a pas plus de « quantité nulle » que de « quantité infinie ».
Il aurait été préférable que Leibnitz n’emploie pas la formule « quantité évanouissantes », parce qu’il est difficile que comprendre que « s’évanouir », quand il s’agit de quantités, puisse vouloir dire autre chose que s’annuler.
Chapitre XV. Zéro n’est pas un nombre
La décroissance indéfinie des nombres ne peut pas plus aboutir à un « nombre nul » que leur croissance indéfinie ne peut aboutir à un « nombre infini », et cela pour la même raison, puisque l’un de ces nombres devrait être l’inverse de l’autre. En termes mathématiques, cela devrait s’exprimer ainsi: 0 x ∞ = 1. En fait, la forme 0 x ∞ est encore une « forme indéterminée ».
« […] si le signe ∞ n’est en réalité que le symbole des quantités indéfiniment croissantes, le signe 0 devrait logiquement pouvoir être pris de même comme symbole des quantités indéfiniment décroissantes, afin d’exprimer dans la notation la symétrie qui existe, comme nous l’avons dit, entre les unes et les autres; mais, malheureusement, ce signe 0 a déjà une toute autre signification, car il sert originairement à désigner l’absence de toute quantité, tandis que le signe ∞ n’a aucun sens réel qui corresponde à celui-là. » (p. 91-92)
Dès lors qu’on admet l’existence d’un « nombre nul », qui doit être « le plus petit des nombres », on est forcément conduit à supposer corrélativement, comme son inverse, un « nombre infini », dans le sens du « plus grand des nombres ».
Zéro n’est pas un nombre, parce que la négation de la quantité ne peut pas constituer une quantité. Prétendre le contraire, c’est soutenir que quelque chose peut être, suivant l’expression de Leibnitz, « équivalent à une espèce de son contradictoire ».
Zéro n’est que la négation de la quantité, sous quelque mode que celle-ci soit d’ailleurs envisagée.
Il n’existe rien qui soit intermédiaire entre zéro et la moindre quantité.
Un nombre peut être regardé en quelque sorte comme pratiquement indéfini dès qu’il ne nous est possible de l’exprimer ou de le représenter indistinctement d’une façon quelconque. Un tel nombre, quel qu’il soit, pourra seulement, dans l’ordre croissant, être symbolisé par le signe ∞, en tant que celui-ci représente l’indéfiniment grand. Il manque, dans la notation mathématique, un autre symbole pour représenter le domaine qui correspond à celui-là dans l’ordre décroissant, c’est-à-dire le domaine de l’indéfiniment petit.
Le symbole ∞ ne représente point l’Infini, car l’Infini, dans son vrai sens, ne peut avoir ni opposé ni complémentaire, et il ne peut entrer en corrélation avec quoi que ce soit, pas plus avec le zéro qu’avec l’unité ou avec un nombre quelconque, ni d’ailleurs avec une chose particulière de quelque ordre que ce soit, quantitatif ou non.
Le Zéro métaphysique, qui est le Non-Etre, n’est ni le zéro de quantité ni l’Unité métaphysique (qui est l’Etre). L’Unité métaphysique n’est pas l’unité arithmétique. Dès lors qu’on se place dans l’Universel, on est évidemment au delà de tout domaine spécial comme celui de la quantité.
« Ce n’est d’ailleurs pas en tant qu’il représente l’indéfiniment petit que le zéro peut, par une telle transposition, être pris comme symbole du Non-Etre, mais en tant que, suivant son acception mathématique la plus rigoureuse, il représente l’absence de quantité, qui en effet symbolise dans son ordre la possibilité de non-manifestation, de même que l’unité symbolise la possibilité de manifestation, étant le point de départ de la multiplicité indéfinie des nombres comme l’Etre est le principe de toute manifestation. » (p. 95)
Zéro ne saurait être pris pour un pur néant, qui ne correspond métaphysiquement qu’à l’impossibilité, et qui d’ailleurs ne correspond métaphysiquement qu’à l’impossibilité.
« Il est d’ailleurs vraiment étrange que les mathématiciens aient généralement l’habitude d’envisager le zéro comme un pur néant, et que cependant il leur soit impossible de ne pas le regarder en même temps comme doué d’une puissance indéfinie, puisque, placé à la droite d’un autre chiffre dit « significatif », il contribue à former la représentation d’un nombre qui, par la répétition de ce même zéro, peut croître indéfiniment, comme il en est, par exemple, dans le cas du nombre dix et de ses puissances successives. Si réellement le zéro n’était qu’un pur néant, il ne pourrait pas en être ainsi, et même, à vrai dire, il ne serait alors qu’un signe inutile, entièrement dépourvu de toute valeur effective; il y a donc là, dans les conceptions mathématiques modernes, encore une autre inconséquence à ajouter à toutes celles que nous avons déjà eu l’occasion de signaler jusqu’ici. » (p. 96)
Chapitre XVI. La notation des nombres négatifs
Si une des significations mathématiques du zéro est celle d’indéfiniment petit, il n’est pas concevable de parler de nombres « moindres que zéro », pas plus que de nombres « plus grands que l’indéfini ».
Le « conventionalisme » moderne a oublié que les nombres négatifs, à l’origine, ne sont rien de plus que l’indication du résultat d’une soustraction réellement impossible, par laquelle un nombre plus grand devrait être retranché d’un nombre plus petit.
« […] nous avons déjà fait remarquer, du reste, que toutes les généralisations ou les extensions de l’idée de nombre ne proviennent en fait que de la considération d’opérations impossibles au point de vue de l’arithmétique pure […]. » (p. 97-98)
La suite des nombres entiers est formée à partir de l’unité, et non à partir de zéro. On peut dire que la suite des nombres est déjà impliquée dans l’unité initiale.
« Enfin, poser zéro au début de la suite des nombres, comme s’il était le premier de cette suite, ne peut avoir que deux significations: ou bien c’est admettre réellement que zéro est un nombre, contrairement à ce que nous avons établi, et par suite, qu’il peut avoir avec les autres nombres des rapports de même ordre que les rapports de ces nombres entre eux, ce qui n’est pas, puisque zéro multiplié ou divisé par un nombre quelconque donne toujours zéro; ou bien c’est un simple artifice de notation, qui ne peut qu’entraîner des confusions plus ou moins inextricables. » (p. 98)
Leibnitz rangeait la conception des quantités négatives comme « moindres que zéro » parmi les affirmations qui ne sont que « toleranter verae ».
Sur l’indéfini négatif: « […] on se demande ce que pourrait bien être un infini négatif, ou encore ce qui pourrait bien subsister si de quelque chose ou même de rien, puisque les mathématiciens regardent le zéro comme rien, on retranchait l’infini; ce sont là de ces choses qu’il suffit d’énoncer en langage clair pour voir immédiatement qu’elles sont dépourvues de toute signification. » (p. 100)
« L’indéfini négatif n’est donc nullement assimilable à l’indéfiniment petit; au contraire, il est, tout aussi bien que l’indéfini positif, de l’indéfiniment grand; la seule différence, et qui n’est pas d’ordre quantitatif, c’est qu’il se développe dans une autre direction, ce qui est parfaitement concevable lorsqu’il s’agit de grandeurs spatiales ou temporelles, mais totalement dépourvu de sens pour des grandeurs arithmétiques, pour lesquelles un tel développement est nécessairement unique, ne pouvant être autre que celui de la suite même des nombres entiers. » (p. 102)
Parmi les autres conséquences bizzares de la notation des nombres négatifs, il faut signaler les quantités dites « imaginaires », que Leibnitz rangeait parmi les « fictions bien fondées ». Ces soi-disantes quantités se présentent comme racines des nombres négatifs, ce qui en réalité ne répond qu’à une impossibilité pure et simple, puisque, qu’un nombre soit positif ou négatif, son carré est toujours nécessairement positif en vertu des règles de la multiplication algébrique.
Conclusion: « On pourra dire, il est vrai, que ce n’est pas là de la géométrie proprement dite, mais seulement, comme la considération de la « quatrième dimension » de l’espace, de l’algèbre traduite en langage géométrique; mais ce qui est grave, précisément, c’est que, parce qu’une telle traduction, aussi bien que son inverse, est possible et légitime dans une certaine mesure, on veuille l’étendre aussi aux cas où elle ne peut plus rien signifier, car c’est bien là le symptôme d’une extraordinaire confusion dans les idées, en même temps que l’extrême aboutissement d’un « conventionalisme » qui va jusqu’à faire perdre le sens de toute réalité. » (p. 103)
Chapitre XVII. Représentation de l’équilibre des forces
Sur les bases des mathématiques modernes: « Disons seulement, à cet égard, que les prétendus « principes » sur lesquels les mathématiciens modernes font reposer cette science telle qu’ils la conçoivent, et qui ne sont appelés ainsi que d’une façon tout à fait abusive, ne sont proprement que des hypothèses plus ou moins bien fondées, ou encore, dans le cas le plus favorable, de simples lois plus ou moins générales, peut-être plus générales que d’autres, si l’on veut, mais qui n’ont en tout cas rien de commun avec les véritables principes universels, et qui, dans une science constituée suivant le point de vue traditionnel, ne serait tout au plus que des applications de ces principes à un domaine encore très spécial. » (p. 104)
Rien ne peut justifier le soi-disant « principe d’inertie ». En réalité, l’inertie n’existe nulle part dans la nature. A vrai dire, l’inertie suppose l’absence totale de toute propriété, chose inintelligible.
Le « principe de l’égalité de l’action et de la réaction » se déduit de la loi générale de l’équilibre des forces naturelles. Ce n’est qu’un cas particulier de ce que la tradition extrême-orientale appelle les « actions et réactions concordantes », qui concerne l’ensemble de la manifestation sous tous ses modes et dans tous ses états.
On représente habituellement deux forces qui se font équilibre par deux « vecteurs » opposés, c’est-à-dire par deux segments de droite d’égale longueur, mais dirigés en sens contraires: si deux forces appliquées en un même point ont la même intensité et la même direction, mais en sens contraires, elles se font équilibre; comme elles sont alors sans action sur leur point d’application, on dit même communément qu’elles se détruisent, sans prendre garde que, si l’on supprime l’une de ces forces, l’autre agit aussitôt, ce qui prouve qu’elle n’était nullement détruite en réalité. On caractérise les forces par des coefficients numériques proportionnels à leurs intensités respectives, et deux forces de sens contraires sont affectées de coefficients de signes différents, l’un positif et l’autre négatif: l’un étant f, l’autre sera – f’. Dans le cas que nous venons de considérer, les deux forces ayant la même intensité, les coefficients qui les caractérisent doivent être égaux « en valeur absolue », et l’on a f = f’, d’où l’on déduit, comme condition d’équilibre, f – f’ = 0, c’est-à-dire que la somme algébrique des deux forces, ou des deux « vecteurs » qui les représentent, est nulle, de telle sorte q ue l’équilibre est ainsi défini par zéro. Les mathématiciens ayant d’ailleurs, ainsi que nous l’avons déjà dit plus haut, le tort de regarder le zéro comme une sorte de symbole du néant, comme si le néant pouvait être symbolisé par quoi que ce soit, il semble résulter de là que l’équilibre est l’état de non-existence, ce qui est une conséquence assez singulière; c’est même sans doute pour cette raison que, au lieu de dire que deux forces qui se font équilibre se neutralisent, ce qui serait exact, on dit qu’elles se détruisent, ce qui est contraire à la réalité.
Les forces naturelles (pas seulement les forces mécaniques, mais aussi les forces de l’ordres subtil aussi bien que celles de l’ordre corporel) sont ou attractives ou répulsives. Les forces attractives peuvent être considérées comme forces compressives ou de contraction, pendant que les forces répulsives – des forces expansives ou de dilatation. Les forces centripètes se ramènent aux forces compressives, pendant que les forces centrifuges - aux forces expansives. Une force de traction est assimilable à une force expansive, puisqu’elle s’exerce à partir de son point d’application, et une force d’implusion ou de choc est assimilable à une force compressive, puisqu’elle s’exerce au contraire vers ce même point d’application; mais, si on les envisageait par rapport à leur point d’émission, c’est l’inverse qui serait vrai, ce qui est d’ailleurs exigé par la loi de la polarité.
La « coagulation » et la « solution » hermétiques correspondent aussir respectivement à la compression et à l’expansion.
Sur la loi de la polarité: « Il est facile de comprendre que, dans un milieu primitivement homogène, à toute compression se produisant en un point correspondra nécessairement en un autre point une expansion équivalente, et inversement, de sorte qu’on devra toujours envisager corrélativement deux centres de forces dont l’un ne peut pas exister sans l’autre; c’est là ce qu’on peut appeler la loi de la polarité, qui est, sous des formes diverses, applicable à tous les phénomènes naturels, parce qu’elle dérive, elle aussi, de la dualité des principes mêmes qui président à toute manifestation; […]. » (p. 107)
La définition de l’équilibre par l’unité: « Si maintenant deux forces, l’une compressive et l’autre expansive, agissent sur un même point, la condition pour qu’elles se fassent équilibre ou se neutralisent, c’est-à-dire pour qu’en ce point il ne se produise ni contraction ni dilatation, est que les intensités de ces deux forces soient équivalentes; nous ne disons pas égales, puisque ces forces sont d’espèces différentes, et que d’ailleurs il s’agit bien en cela d’une différence réellement qualitative et non pas simplement quantitative. On peut caractériser les forces par des coefficients proportionnels à la contraction ou à la dilatation qu’elles produisent, de telle sorte que, si l’on envisage une force compressive et une force expansive, la première sera affectée d’un coefficient n > 1, et la seconde d’un coefficient n’ < 1; chacun de ces coefficients peut être le rapport de la densité que prend le milieu ambiant au point considéré, sous l’action de la force correspondante, à la densité primitive de ce même milieu, supposé homogène à cet égard lorsqu’il ne subit l’action d’aucune force, en vertu d’une simple application du principe de raison suffisante. Lorsqu’il ne se produit ni compression ni dilatation, ce rapport est forcément égal à l’unité, puisque la densité du milieu n’est pas modifiée; pour que deux forces agissant en un point se fassent équilibre, il faut donc que leur résultante ait pour coefficient l’unité. Il est facile de voir que le coefficient de cette résultante est le produit, et non plus la somme comme dans la conception ordinaire, des coefficients des deux forces considérées; ces deux coefficients n et n’ devront donc être deux nombres inverses l’un de l’autre: n’ = 1/n, et l’on aura, comme condition de l’équilibre, nn’ = 1; ainsi l’équilibre sera défini, non plus par le zéro, mais par l’unité. » (p. 107-108) Cette formule correspond exactement à la conception de l’équilibre des deux principes complémentaires yang et yin dans la cosmologie extrême-orientale.
L’unité occupe le milieu dans la suite doublement indéfinie des nombres entiers et de leurs inverses, tandis que cette place centrale est usurpée par le zéro dans la suite artificielle des nombres positifs et négatifs.
Sur l’équilibre: « Bien loin d’être l’état de non-existence, l’équilibre est au contraire l’existence envisagée en elle-même, indépendamment de ses manifestations secondaires et multiples; il est d’ailleurs bien entendu que ce n’est point le Non-Etre, au sens métaphysique de ce mot, car l’existence, même dans cet état primordial et indifférencié, n’est encore que le point de départ de toutes les manifestations différenciées, comme l’unité est le point de départ de toute la multiplicité des nombres. Cette unité, telle que nous venons de la considérer, et dans laquelle réside l’équilibre, est ce que la tradition extrême-orientale appelle l’« Invariable Milieu »; et, suivant cette même tradition, cet équilibre ou cette harmonie est, au centre de chaque état et de chaque modalité de l’être, le reflet de l’« Activité du Ciel ». » (p. 108)
Chapitre XVIII. Quantités variables et quantités fixes
Leibnitz regardait comme égales les quantités dont la différence, sans être nulle, est incomparable à ces quantités elles-mêmes. En d’autres termes, les quantités infinitésimales, qui ne sont pas des « nihila absoluta », sont néanmoins des « nihila respectiva ».
Une différence infinitésimale, c’est-à-dire indéfiniment décroissante, ne peut être que la différence de deux quantités variables, car il est évident que la différence de deux quantités fixes ne peut être elle-même qu’une quantité fixe; la considération d’une différence infinitésimale entre deux quantités fixes ne saurait donc avoir aucun sens.
Le point essentiel, pour justifier la rigueur du calcul infinitésimal, c’est que, dans les résultats, il ne doit figurer que des quantités fixes; il faut donc en définitive, au terme du calcul, passer des quantités variables aux quantités fixes, et c’est bien là un « passage à la limite », mais conçu autrement que ne le faisait Leibnitz, puisqu’il n’est pas une conséquence ou un « dernier terme » de la variation elle-même; or, et c’est là ce qui importe, les quantités infinitésimales, dans ce passage, s’éliminent d’elles-mêmes, et cela tout simplement en raison de la substitution des quantités fixes aux quantités variables. Le mathématicien Carnot voyait dans cette élimination l’effet d’une simple « compensation d’erreurs ».
Les quantités variables et les quantités fixes constituent en quelque sorte deux domaines séparés, entre lesquels il existe sans doute une corrélation et une analogie, ce qui d’ailleurs est nécessaire pour qu’on puisse passer effectivement de l’un à l’autre, mais sans que leurs rapports réels puissent jamais établir entre eux une interpénétration ou même une continuité quelconque. Entre les quantités variables et les quantités fixes il existe une différence d’ordre essentiellement qualitatif.
Leibnitz n’a jamais vu que le « passage à la limite » implique nécessairement une discontinuité, puisque pour lui, il n’y avait nulle part de discontinuité.
« […] si la différence de deux quantités variables peut être rendue aussi petite qu’on le veut, les quantités fixes qui correspondent à ces variables, et qui sont regardées comme leurs limites respectives, sont rigoureusement égales. Ainsi, une différence infinitésimale ne peut jamais devenir nulle, mais elle ne peut exister qu’entre des variables, et, entre les quantités fixes correspondantes, la différence doit être nulle; de là, il résulte immédiatement qu’à une erreur qui peut être rendue aussi petite qu’on le veut dans le domaine des quantités variables, où il ne peut être effectivement question, en raison du caractère même de ces quantités, de rien de plus que d’une approximation indéfinie, il correspond nécessairement une erreur rigoureusement nulle dans le domaine des quantités fixes; c’est là uniquement, et non dans d’autres considérations qui, quelles qu’elles soient, sont toujours plus ou moins en dehors ou à côté de la question, qui réside essentiellement la véritable justification de la rigueur du calcul infinitésimal. » (p. 111-112)
Chapitre XIX. Les différentiations successives
Difficulté: comment peut-on concevoir des quantités qui soient infinitésimales, non seulement par rapport aux quantités ordinaires, mais par rapport à d’autres quantités qui sont elles-mêmes infinitésimales? Pour expliquer cela, Leibnitz a recours à la notion des « incomparables », qui est trop vague pour que nous puissions nous en contenter.
« En effet, les différentielles du premier ordre représentent les accroissements, ou mieux les variations, puisqu’elles peuvent être aussi bien, suivant les cas, dans le sens décroissant que dans le sens croissant, que reçoivent à chaque instant les quantités ordinaires; telle est la vitesse par rapport à l’espace parcouru dans un mouvement quelconque. De la même façon, les différentielles d’un certain ordre représentent les variations instantanées de celles de l’ordre précédent, prises à leur tour comme des grandeurs existant dans un certain intervalle: telle est l’accélération par rapport à la vitesse. C’est donc sur la considération de différents degrés de variation, bien plutôt que de grandeurs incomparables entre elles, que repose véritablement la distinction des différents ordres de quantités infinitésimales. » (p. 114)
Chapitre XX. Différents ordres d’indéfinité
« Les difficultés logiques et même les contradictions auxquelles se heurtent les mathématiciens, quand ils considèrent des quantités « infiniment grandes » ou « infiniment petites » différentes entre elles et appartenant même à des ordres différents, viennent simplement de ce qu’ils regardent comme infini ce qui est simplement indéfini; il est vrai que, en général, ils semblent se préoccuper assez peu de ces difficultés, mais elles n’en existent pas moins et n’en sont pas moins graves pour cela, et elles font apparaître leur science comme remplie d’une foule d’illogismes, ou, si l’on préfère, de « paralogismes », qui lui font perdre toute valeur et toute portée sérieuse aux yeux de ceux qui ne se laissent pas illusionner par les mots. » (p. 116)
Exemple de contradiction dans les mathématiques modernes: si l’on considère une ligne comme infinie, cet infini doit être moindre que celui qui est constitué par une surface, dans laquelle cette ligne est contenue avec une infinité d’autres, et ce deuxième infini, à son tour, sera infiniment moindre que celui de l’étendue à trois dimensions. La possibilité de la coexistence de tous ces prétendus infinis, devrait suffire à prouver qu’aucun d’eux ne peut être véritablement l’infini.
Si l’on suppose une pluralité d’infinis distincts, chacun d’eux se trouve limité par les autres, ce qui revient à dire qu’ils s’excluent les uns les autres.
« Au contraire, il n’y a aucune contradiction à admettre la coexistence d’indéfinités multiples et de différents ordres: c’est ainsi que la ligne, indéfinie suivant une seule dimension, peut être considérée à cet égard comme constituant une indéfinité simple ou de premier ordre; la surface, indéfinie suivant deux dimensions, et comprenant une indéfinité de lignes indéfinies, sera alors une indéfinité du second ordre, et, l’étendue à trois dimensions, sera de même une indéfinité du troisième ordre. Il est essentiel de remarquer ici encore que nous disons que la surface comprend une indéfinité de lignes, mais non pas qu’elle est constituée par une indéfinité de lignes, de même que la ligne n’est pas composée de points, mais en comprend une multitude indéfinie; et il en est encore de même du volume par rapport aux surfaces, l’étendue à trois dimensions n’étant elle-même pas autre chose qu’au volume indéfini. » (p. 117-118)
Si l’on peut légitimement considérer la ligne comme engendrée par un point, la surface par une ligne et le volume par une surface, cela suppose essentiellement que ce point, cette ligne et cette surface se déplacent par un mouvement continu, comprenant une indéfinité de positions successives.
Chaque dimension introduit en quelque sorte un nouveau degré d’indétermination dans l’étendue, c’est-à-dire dans le continu spatial considéré comme susceptible de croître indéfiniment en extension, et on obtient ainsi ce qu’on pourrait appeler des puissances successives de l’indéfini.
Une indéfinité d’un certain ordre ou à une certaine puissance contient une multitude indéfinie d’indéfinis d’un ordre inférieur ou à une puissance moindre.
« […] il n’y a aucune incompatibilité logique entre des indéfinités multiples et distinctes, qui, pour être indéfinies, n’en sont pas moins de nature essentiellement finie, donc parfaitement susceptibles de coexister, comme autant de possibilités particulières et déterminées, à l’intérieur de la Possibilité totale, qui seule est infinie, parce qu’elle est identique au Tout universel. » (p. 118-119)
Chapitre XXI. L’Indéfini est inépuisable analytiquement
Une somme indéfinie d’éléments ne peut être effectuée à la façon d’une somme arithmétique, parce qu’il faudrait pour cela qu’une série indéfinie d’additions successives pût être achevée, ce qui est contradictoire. Cette somme s’effectue d’un seul coup et par une opération unique, qui est l’intégration.
L’opération inverse, la différentiation, va de la somme aux éléments, en fournissant le moyen de formuler la loi des variations instantanées d’une quantité dont l’expression est donnée.
« […] contrairement à l’opinion courante, d’après laquelle l’analyse serait en quelque sorte préparatoire à la synthèse et conduirait à celle-ci, si bien qu’il faudrait toujours commencer par l’analyse, même quand on n’entend pas s’en tenir là, la vérité est qu’on ne peut jamais parvenir effectivement à la synthèse en partant de l’analyse; toute synthèse, au vrai sens de ce mot, est pour ainsi dire quelque chose d’immédiat, qui n’est précédé d’aucune analyse et en est entièrement indépendant, comme l’intégration est une opération qui s’effectue d’un seul coup et qui ne présuppose nullement la considération d’éléments comparables à ceux d’une somme arithmétique […]. » (p. 124-125)
Chapitre XXII. Caractère synthétique de l’intégration
Au contraire de la formation de la somme arithmétique, qui a un caractère proprement analytique, l’intégration doit être regardée comme une opération essentiellement synthétique, en ce qu’elle enveloppe simultanément tous les éléments de la somme qu’il s’agit de calculer.
La sommation d’une série numérique indéfinie ne s’achèverait jamais si tous les termes devaient être pris un à un, puisqu’il n’y a pas de dernier terme auquel elle puisse aboutir.
« […] une indéfinité ne peut pas être épuisée par degrés, mais elle peut être comprise dans son ensemble par une de ces opérations transcendantes dont l’intégration nous fournit le type dans l’ordre mathématique. » (p. 128)
Il est bien entendu qu’on pourrait trouver l’analogue des opérations synthétiques dans d’autres domaines que celui de la quantité, car il est clair que l’idée d’un développement indéfini de possibilités est applicable aussi bien à tout autre chose qu’à la quantité, par exemple à un état quelconque d’existence manifestée et aux conditions, quelles qu’elles soient, auxquelles cet état est soumis, qu’on envisage d’ailleurs en cela l’ensemble cosmique en général ou un être en particulier, c’est-à-dire qu’on se place au point de vue « macrocosmique » ou au point de vue « microcosmique ». Ici le « passage à la limite » correspond à la fixation définitive des résultats de la manifestation dans l’ordre principiel – c’est ainsi seulement que l’être échappe au changement ou au « devenir ».
La distinction de l’ordre manifesté et de l’ordre principiel correspond à celle établie entre le domaine des quantités variables et celui des quantités fixes.
Sur l’utilité de tout le livre: « Nous avons dû naturellement, étant donné le sujet de cette étude, y considérer plus particulièrement et avant tout ce qui se rapporte proprement au domaine quantitatif, dans lequel l’idée du développement des possibilités se traduit, comme nous l’avons vu, par une notion de variation, soit dans le sens de l’indéfiniment croissant, soit dans celui de l’indéfiniment décroissant; mais ces quelques indications montreront que toutes ces choses sont susceptibles de recevoir, par une transposition analogique appropriée, une portée incomparablement plus grande que celle qu’elles paraissent avoir en elle-mêmes, puisque, en vertu d’une telle transposition, l’intégration et les autres opérations du même genre apparaissent véritablement comme un symbole de la « réalisation » métaphysique elle-même. » (p. 129)
Sur la science moderne: « La science profane, en effet, est essentiellement et exclusivement analytique: elle n’engisage jamais les principes, et elle se perd dans le détail des phénomènes, dont la multiplicité indéfinie et indéfiniment changeante est véritablement inépuisable pour elle, de sorte qu’elle ne peut jamais parvenir, en tant que connaissance, à aucun résultat réel et définitif; elle s’en tient uniquement aux phénomènes eux-mêmes, c’est-à-dire aux apparences extérieures, et elle est incapable d’atteindre le fond des choses, ainsi que Leibnitz le reprochait déjà au mécanisme cartésien. » (p. 129-130)
Il est des choses qui ne peuvent être connue que synthétiquement, quiconque ne procède que par l’analyse est amené par là même à les déclarer « inconnaissables ».
Toute connaissance synthétique est essentiellement une connaissance « globale ».
« Le point de vue et la marche de la science traditionnelle sont en quelque sorte inverses de ceux de la science profane, comme la synthèse elle-même est inverse de l’analyse. C’est d’ailleurs là une application de cette vérité évidente que, si l’on peut tirer le « moins » du « plus », on ne peut jamais, par contre, faire sortir le « plus » du « moins »; c’est pourtant ce que prétend faire la science moderne, avec ses conceptions mécanistes et matérialistes et son point de vue excusivement quantitatif; mais c’est précisément parce que c’est là uine impossibilité qu’elle est, en réalité, incapable de donner la véritable explication de quoi que ce soit. » (p. 130)
Chapitre XXIII. Les arguments de Zénon d’Elée
Il est peu vraisemblable que Zenon ait eu réellement l’intention de nier le mouvement; ce qui semble plus probable, c’est qu’il a voulu prouver seulement l’incompatibilité de celui-ci avec la supposition, admise notamment par les atomistes, d’une multiplicité réelle et irréductible existant dans la nature des choses.
De même que le mouvement, en raison de son caractère de modification transitoire et momentanée, ne saurait se suffire à lui-même et ne serait qu’une pure illusion s’il ne se rattachait à un principe supérieur, transcendant par rapport à lui, de même la multiplicité serait véritablement inexistante si elle était réduite à elle-même et si elle ne procédait de l’unité.
La supposition d’une multiplicité irréductible exclut forcément toute liaison réelle entre les éléments des choses, et par conséquent toute continuité, car la continuité n’est qu’un cas particulier ou une forme spéciale d’une telle liaison. L’atomisme implique nécessairement la discontinuité de toutes choses. C’est avec cette discontinuité que le mouvement est réellement incompatible.
L’erreur présente dans l’argumentation de Zénon d’Elée est la conception même du mouvement, car elle revient à regarder le continu comme composé de points, ou de derniers éléments indivisibles, de même que dans la conception des corps comme composés d’atomes. Cela revient à dire qu’en réalité il n’y a pas de continu.
En réalité, le continu temporel n’est pas plus composé d’instants que le continu spatial n’est composé de points, et il fau la réunion ou plutôt la combinaison de ces deux continuités du temps et de l’espace pour rendre compte de la possibilité du mouvement.
Sans continuité, il n’y aurait pas de mouvement possible.
Chapitre XXIV. Véritable conception du passage à la limite
La considération du « passage à la limite » est nécessaire du point de vue théorique, même si les règles du calcul pratique peuvent s’en passer: « Sans doute, on n’a pas besoin en fait, pour effectuer les calculs et même pour les conduire jusqu’au bout, de se poser la question de savoir si la variable atteint sa limite et comment elle peut l’atteindre; mais pourtant, si elle ne l’atteint pas, ces calculs n’auront jamais que la valeur de simples calculs d’approximation. » (p. 135)
La limite ne peut pas être atteinte dans le cours du calcul, mais dans les résultats, parce que dans ceux-ci il ne doit figurer que des quantités fixes et déterminées, comme la limite elle-même, et non plus des variables.
La limite ne peut pas être atteinte dans la variation et comme terme de celle-ci. Elle n’est pas la dernière des valeurs que doit prendre la variable, et la conception d’une variation continue aboutissant à une « dernière valeur » ou à un « dernier état » serait aussi incompréhensible et contradictoire que celle d’une série indéfinie aboutissant à un « dernier terme », ou que celle de la division d’un ensemble continu aboutissant à des « derniers éléments ».
Etant donné que la limite n’appartient pas à la série des valeurs successives de la variable, le « passage à la limite » implique essentiellement une discontinuité.
« La limite d’une variable doit véritablement limiter, au sens général de ce mot, l’indéfinité des états ou des modifications possibles que comporte la définition de cette variable; et c’est justement pour cela qu’il faut nécessairement qu’elle se trouve en dehors de ce qu’elle doit limiter aussi. » (p. 137)
La limite appartient essentiellement au domaine des quantités fixes, c’est pourquoi le « passage à la limite » exige logiquement la considération simultanée, dans la quantité, de deux modalités différentes, en quelque sorte superposées. Le « passage à la limite » est un passage à une modalité supérieure dans laquelle est pleinement réalisé ce qui, dans la modalité inférieure, n’existe qu’à l’état de simple tendance.
« La notion mathématique de limite implique, par sa définition même, un caractère de stabilité et d’équilibre, caractère qui est celui de quelque chose de permanent et de définitif, et qui ne peut évidemment être réalisé par les quantités en tant qu’on les considère, dans la modalité inférieure, comme essentiellement variables; il ne peut donc jamais être atteint graduellement, mais il est immédiatement par le passage d’une modalité à l’autre, qui permet seul de supprimer tous les stades intermédiaires, parce qu’il comprend et enveloppe synthétiquement toute leur indéfinité, et par lequel ce qui n’était et ne pouvait être qu’une tendance dans les variables s’affirme et se fixe en un résultat réel et défini. » (p. 137)
L’état des quantités variables est un état éminemment transitoire et en quelque sorte imparfait, puisqu’il n’est que l’expression d’un « devenir », dont l’idée se trouve au fond de la notion de l’indéfinité elle-même.
Chapitre XXV. Conclusion
Les considérations exposées au cours de cette étude apportent la solution de toutes les difficultés soulevées à propos de la méthode infinitésimale, soit en ce qui concerne sa véritable signification, soit en ce qui concerne sa rigueur.
La conclusion: « On voit donc par tout cela de quel intérêt la considération des principes peut être, même pour une science spéciale envisagée en elle-même, et sans qu’on se propose d’aller, en s’appuyant sur cette science, plus loin que le domaine relatif et contingent auquel elle s’applique d’une façon immédiate; c’est là, bien entendu, ce que méconnaissent totalement les modernes, qui se vantent volontiers d’avoir, par leur conception profane de la science, rendu celle-ci indépendante de la métaphysique, voire même de la théologie, alors que la vérité est qu’ils n’ont fait par là que la priver de toute valeur réelle en tant que connaissance. Au surplus, si l’on comprenait la nécessité de rattacher la science aux principes, il va de soi qu’il n’y aurait dès lors aucune raison de s’en tenir là, et qu’on serait tout naturellement ramené à la conception traditionnelle suivant laquelle une science particulière, quelle qu’elle soit, vaut moins par ce qu’elle est en elle-même que par la possibilité de s’en servir comme d’un « support » pour s’élever à une connaissance d’ordre supérieur. Nous avons voulu précisément donner ici, par un exemple caractéristique, une idée de ce qu’il serait possible de faire, dans certains cas tout au moins, pour restituer à une science, mutilée et déformée par les conceptions profanes, sa valeur et sa portée réelles, à la fois au point de vue de la connaissance relative qu’elle représente directement et à celui de la connaissance supérieure à laquelle elle est susceptible de conduire par transposition analogique; on a pu voir notamment ce qu’il est possible de tirer, sous ce dernier rapport, de notions comme celles de l’intégration et du « passage à la limite ». Il faut d’ailleurs dire que les mathématiques, plus que toute autre science, fournissent ainsi un symbolisme tout particulièrement apte à l’expression des vérités métaphysiques, dans la mesure où celles-ci sont exprimables, ainsi que peuvent s’en rendre compte ceux qui ont lu quelques-un de nos précédents ouvrages; c’est pourquoi ce symbolisme mathématique est d’un usage si fréquent, soit au point de vue traditionnel en général, soit au point de vue initiatique en particulier. Seulement, il est bien entendu que, pour qu’il puisse en être ainsi, il faut avant tout que ces sciences soient débarrassées des erreurs et des confusions multiples qui y ont été introduites par les vues faussées des modernes, et nous serions heureurx si le présent travail pouvait tout au moins contribuer en quelque façon à ce résultat. » (p. 140-141)
21 octobre 2005
René Guénon, Les Principes du Calcul infinitésimal, (note de lectura)
Publicat de Radu Iliescu la 6:22 PM
Etichete: Guénon René
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