30 octobre 2005

René Guénon, La maladie de l’angoisse, (fragment)

Il est de mode aujourd’hui, dans certains milieux, de parler d’« inquiétude métaphysique », et même d’« angoisse métaphysique »; ces expressions, évidemment absurdes, sont encore de celles qui trahissent le désordre mental de notre époque; mais, comme toujours en pareil cas, il peut y avoir intérêt à chercher à préciser ce qu’il y a sous ces erreurs et ce qu’impliquent exactement de tels abus de langage. Il est bien clair que ceux qui parlent ainsi n’ont pas la moindre notion de ce qu’est véritablement la métaphysique; mais encore peut-on se demander pourquoi ils veulent transporter, dans l’idée qu’ils se font de ce domaine inconnu d’eux, ces termes d’inquiétude et d’angoisse plutôt que n’importe quels autres qui n’y seraient ni plus ni moins déplacés. Sans doute faut-il en voir la première raison, ou la plus immédiate, dans le fait que ces mots représentent des sentiments qui sont particulièrement caractéristiques de l’époque actuelle; la prédominance qu’ils y ont acquise est d’ailleurs assez compréhensible, et pourrait même être considérée comme légitime en un certain sens si elle se limitait à l’ordre des contingences, car elle n’est manifestement que trop justifiée par l’état de déséquilibre et d’instabilité de toutes choses, qui va sans cesse en s’aggravant, et qui n’est assurément guère fait pour donner une impression de sécurité à ceux qui vivent dans un monde aussi troublé. S’il y a dans ces sentiments quelque chose de maladif, c’est que l’état par lequel ils sont causés et entretenus est lui-même anormal et désordonné; mais tout cela, qui n’est en somme qu’une simple explication de fait, ne rend pas suffisamment compte de l’intrusion de ces mêmes sentiments dans l’ordre intellectuel, ou du moins dans ce qui prétend en tenir lieu chez nos contemporains; cette intrusion montre que le mal est plus profond en réalité, et qu’il doit y avoir là quelque chose qui se rattache à tout l’ensemble de la déviation mentale du monde moderne.
A cet égard, on peut remarquer tout d’abord que l’inquiétude perpétuelle des modernes n’est pas autre chose qu’une des formes de ce besoin d’agitation que nous avons souvent dénoncé, besoin qui, dans l’ordre mental, se traduit par le goût de la recherche pour elle-même, c’est-à-dire d’une recherche qui, au lieu de trouver son terme dans la connaissance comme elle le devrait normalement, se poursuit indéfiniment et ne conduit véritablement à rien, et qui est d’ailleurs entreprise sans aucune intention de parvenir à une vérité à laquelle tant de nos contemporains ne croient même pas. Nous accorderons qu’une certaine inquiétude peut avoir sa place légitime au point de départ de toute recherche, comme mobile incitant à cette recherche même, car il va de soi que, si l’homme se trouvait satisfait de son état d’ignorance, il y resterait indéfiniment et ne chercherait aucunement à en sortir. Pour en revenir au point essentiel, nous pouvons dire que ceux qui parlent d’« angoisse métaphysique » montrent par là, tout d’abord, leur ignorance totale de la métaphysique; en outre, leur attitude même rend cette ignorance invincible, d’autant plus que l’angoisse n’est pas un simple sentiment passager de peur, mais une peur devenue en quelque sorte permanente, installée dans le « psychisme » même de l’être, et c’est pourquoi on peut la considérer comme une véritable « maladie »; tant qu’elle ne peut être surmontée, elle constitue proprement, tout comme d’autres défauts graves d’ordre psychique, une « disqualification » à l’égard de la connaissance métaphysique. D’autre part, la connaissance est le seul remède définitif contre l’angoisse, aussi bien que contre la peur sous toutes ses formes et contre la simple inquiétude, puisque ces sentiments ne sont que des conséquences ou des produits de l’ignorance, et que par suite la connaissance dès qu’elle est atteinte, les détruit entièrement dans leur racine même et les rend désormais impossibles, tandis que, sans elle, même s’ils sont écartés momentanément, ils peuvent toujours reparaître au gré des circonstances. S’il s’agit de la connaissance par excellence, cet effet se répercutera nécessairement dans tous les domaines inférieurs, et ainsi ces mêmes sentiments disparaîtront aussi à l’égard des choses les plus contingentes; comment, en effet, pourraient-ils affecter celui qui, voyant toutes choses dans le principe, sait que, quelles que soient les apparences, elles ne sont en définitive que des éléments de l’ordre total?

(fragment du livre Initiation et Réalisation spirituelle, Ed. Traditionnelles)

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