21 octobre 2005

Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, La Fausse néutralité des techniques (extrait)





[Ce fragment est centré sur le doute épistémologique concernant les techniques soi-disant « scientifiques ». En fait, la question est plus large encore que l’application faite ici par les trois sociologues dans leur champ d’action: on ne découvre que ce que l’on sait déjà, on n’obtient que ce que l’on a déjà. Or cela est certainement un principe métaphysique: les méthodes doivent être à la hauteur des résultats escomptés. Application: l’athée ne peut jamais découvrir Dieu, précisément parce que son regard ne peut pas Le voir, ne se dirige pas dans la bonne direction…]

Pas plus qu'il n'est d'enregistrement parfaitement neutre, il n'est de ques-tion neutre. Le sociologue qui ne soumet pas ses propres interrogations à l'interrogation sociologique ne saurait faire une analyse sociologique vraiment neutre des réponses qu'elles suscitent. Soit une question aussi univoque en apparence que: « Avez-vous travaillé aujourd'hui ? ». L'analyse statistique montre qu'elle suscite des réponses différentes de la part de paysans kabyles ou de paysans du sud-algérien qui, s'ils se référaient à une définition « objec-tive » du travail, c'est-à-dire à la définition qu'une économie moderne tend à inculquer aux agents économiques, devraient fournir des réponses semblables. C'est à condition qu'il s'interroge sur le sens de sa propre question, au lieu de conclure précipitamment à l'absurdité ou à la mauvaise foi des réponses, que le sociologue a quelques chances de découvrir que la définition du travail qui est engagée dans sa question est inégalement éloignée de celle que les deux catégories de sujets engagent dans leurs réponses. On voit comment une question qui n'est pas transparente pour celui qui la pose peut obnubiler l'objet qu'elle construit inévitablement, même si elle n'a pas été expressément faite pour le construire. (…) Toutes les fois que le sociologue est inconscient de la problématique qu'il engage dans ses questions, il s'interdit de comprendre celle que les sujets engagent dans leurs réponses : les conditions sont alors remplies pour que passe inaperçue la bévue qui conduit à décrire en termes d'absence des réalités masquées par l'instrument même de l'observation et par l'intention, socialement conditionnée, de l'utilisateur de l'instrument.

Le questionnaire le plus fermé ne garantit pas nécessairement l'univocité des réponses du seul fait qu'il soumet tous les sujets à des questions formelle-ment identiques. Supposer que la même question a le même sens pour des sujets sociaux séparés par les différences de culture associées aux apparte-nances de classe, c'est ignorer que les différents langages ne diffèrent pas seulement par l'étendue de leur lexique ou leur degré d'abstraction mais aussi par les thématiques et les problématiques qu'ils véhiculent. (…) Pour échap-per à cet ethnocentrisme linguistique, il ne suffit pas, on l'a vu, de soumettre à l'analyse de contenu des propos recueillis par l'entretien non-directif, au risque de se laisser imposer les notions et les catégories de la langue employée par les sujets: on ne peut s'affranchir des pré-constructions du langage, qu'il s'agisse de celui du savant ou de celui de son objet, qu'en instaurant la dialec-tique qui conduit aux constructions adéquates par la confrontation méthodique de deux systèmes de pré-constructions. (Ainsi l’entretien non-directif et l’analyse de contenu ne sauraient être utilisés comme une sorte d’étalon absolu mais ils doivent fournir un moyen de contrôler continûment tant le sens des questions posées que les catégories selon lesquelles sont analysées et interprétées les réponses.)

On n'a pas tiré toutes les conséquences méthodologiques du fait que les techniques les plus classiques de la sociologie empirique sont condamnées, par leur nature même, à créer des situations d'expérimentation fictive essen-tiellement différentes de ces expérimentations sociales que produit continû-ment le déroulement de la vie sociale. Plus les conduites et les attitudes étudiées dépendent de la conjoncture, plus la recherche est exposée à ne saisir, dans la conjoncture particulière qui autorise la situation d'enquête, que des attitudes ou des opinions qui ne valent pas au-delà des limites de cette situation. Ainsi, les enquêtes portant sur les relations entre les classes et, plus précisément, sur l'aspect politique de ces relations, sont presque inévitable-ment condamnées à conclure au dépérissement des conflits de classe parce que les exigences techniques auxquelles elles doivent se sou-mettre les portent à exclure les situations de crise et, par là, leur rendent difficile de saisir ou de prévoir les conduites qui naîtraient d'une situation de conflit. (…)

Contre la définition restrictive des techniques de collecte des données qui conduit à conférer au questionnaire un privilège indiscuté et à ne voir que des substituts approximatifs de la technique royale dans des méthodes pourtant aussi codifiées et aussi éprouvées que celles de la recherche ethnographique (avec ses techniques spécifiques, description morphologique, technologie, cartographie, lexicologie, biographie, généalogie, etc.) il faut en effet restituer à l'observation méthodique et systématique son primat épistémologique. Loin de constituer la forme la plus neutre et la plus contrôlée de l'établissement des données, le questionnaire suppose tout un ensemble d'exclusions, qui ne sont pas toutes choisies, et qui sont d'autant plus pernicieuses qu'elles restent plus inconscientes: pour savoir établir un questionnaire et savoir que faire des faits qu'il produit, il faut savoir ce que fait le questionnaire, c'est-à-dire, entre autres choses, ce qu'il ne peut pas faire. Sans parler des questions que les normes sociales réglant la situation d'enquête interdisent de poser, sans parler des questions que le sociologue omet de poser lorsqu'il accepte une définition sociale de la sociologie qui n'est que le décalque de l'image publique de la sociologie comme référendum, les questions les plus objectives, celles qui portent sur les conduites, ne recueillent jamais que le résultat d'une observa-tion effectuée par le sujet sur ses propres conduites. Aussi l'interprétation ne vaut-elle que si elle s'inspire de l'intention expresse de discerner méthodi-quement des actions les déclarations d'intention et les déclarations d'action qui peuvent entretenir avec l'action des rapports allant de l'exagération valorisante ou de l'omission par souci du secret jusqu'aux déformations, aux réinterpréta-tions et même aux « oublis sélectifs » ; pareille intention suppose que l'on se donne le moyen d'opérer scientifiquement cette distinction, soit par le ques-tionnaire lui-même, soit par un usage particulier de cette technique (que l'on pense aux enquêtes sur les budgets ou sur les budgets-temps comme quasi-observation), soit encore par l'observation directe. On est donc conduit à inverser la relation que certains méthodologues établissent entre le question-naire, simple inventaire de propos, et l'observation de type ethnographique comme inventaire systématique d'actes et d'objets culturels : le questionnaire n'est qu'un des instruments de l'observation, dont les avantages méthodolo-giques, comme par exemple l'aptitude à recueillir des données homogènes également justiciables d'un traitement statistique, ne doivent pas dissimuler les limites épistémologiques; ainsi, non seulement il n'est pas la technique la plus économique pour appréhender les conduites normalisées, dont les processus rigoureusement « réglés » sont hautement prévisibles et qui peuvent être par conséquent appréhendées grâce à l'observation ou à l'interrogation avertie de quelques informateurs, mais encore il risque de conduire, dans ses usages les plus ritualisés, à ignorer cet aspect des conduites et même, par un effet de déplacement, à dévaloriser le projet même de les saisir.

(extrait de Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris, Mouton, 1983)

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