04 octobre 2005

Jean Hani, René Guénon et la redécouverte de l’art sacré, (note de lectura)

Publié dans René Guénon (1886-1951). Colloque du Centenaire, Le Cercle de Lumière, 1993.
Ce n’est pas l’une des moindes causes de la décadence de notre monde contemporain que la dégénérescence de tous les arts. Ceux-ci, s’ils sont liés à la dégénérescence générale, n’en sont pas moins devenus de terribles agents de subversion qui aggravent encore cette décadence.
L’œuvre de Guénon opère une véritable redécouverte de l’art sacré. Le seul développement suivi de ce sujet est un article publié en 1935 dans la revue Le Voile d’Isis, auquel on peut joindre un autre concernant les métiers traditionnels. En revanche, on trouve des remarques sur ce problème à travers plusieurs de ses livres et dans les comptes rendus d’ouvrages sur l’histoire de l’art, principalement ceux d’A.K. Coomaraswamy.
René Guénon part d’une critique radicale de la conception moderne de l’art.
Le réalisme se trompe sur le fait même de la création artistique en prétendant qu’il faut imiter la nature en copiant les choses sensibles.
Le classicisme humaniste s’oppose à l’esprit traditionnel en tant qu’il aboutit à l’homocentrisme. Celui-ci se manifeste dans l’individualisme, qui est la règle à peu près générale aujourd’hui et qui consiste à dire que l’œuvre d’art doit exprimer avant tout l’individualité et le tempérament de l’artiste.
L’individualisme aboutit au sentimentalisme, qui est la théorie selon laquelle l’art est un “jeu” ou un moyen de “procurer à l’homme un plaisir spécial”, “supérieur” sans qu’on sache pourquoi, car dès lors qu’il ne s’agit que de plaisir, tout se réduit à une simple question de sensibilité.
La conception moderne de l’art « élimine, de ce à quoi elle s’applique, toute intellectualité, on pourrait même dire toute intelligibilité, et le beau, bien loin d’être “la splendeur du vrai”, comme on le définissait jadis, se réduit à n’être plus que ce qui produit un certain sentiment de plaisir, donc quelque chose de purement psychologique et subjectif […]. » (p. 78)
La conception de « l’art pour l’art » signifie que l’art n’est ce qu’il doit être que lorsqu’il ne signifie rien.
La conception moderne est inacceptable, parce que la « beauté » de l’œuvre réside en elle-même, est non pas dans l’appréciation du spectateur, qui peut être, ou n’être pas, capable, qualifié pour la reconnaître.
Encore, l’œuvre d’art ne peut pas être une fin en soi, mais doit être ordonné à une fin plus haute.
Dans l’art grec classique, qui est à l’origine de notre art classique de l’occident, il est évident qu’il y a une fermeture sur l’homme, et qu’il n’y a plus d’ouverture vers le Transcendent.
L’erreur de l’esthétisme vient d’un présupposé philosophique faux, celui qui place au premier rang la vie de plaisir. Guénon n’a jamais nié la légitimité du plaisir que procure l’œuvre d’art, il entend seulement rappeler une nécessaire hiérarchie, le plaisir devant être subordonné, et lié d’ailleurs, à quelque chose de plus, le contenu intelligible.
« Dans la conception moderne de l’art tout le mal vient du fait que l’on a séparé la notion d’usage, ou de destination, de l’œuvre, de sa signification, l’art lui-même, de la connaissance, et de la notion d’artiste, de la notion d’artisan ou, en d’autres termes, on a séparé l’art des métiers. » (p. 80)
Dans les sociétés traditionnelles, l’activité artistique ne se distinguait pas d’autres activités artisanales. Le mot art distinguait couramment la philosophie, la grammaire, la géométrie, l’arithmétique (ce que l’on appelait au Moyen-Age les arts libéraux).
La perspective traditionnelle sur l’œuvre d’art est utilitaire, contrairement à l’esthétique moderne qui croit que le beau est ce qui est inutile. Un besoin est à l’origine de la production d’un œuvre d’art, mais il s’agit à la fois de besoins spirituels et de besoins physiques, car l’homme vit des idées et des principes qui peuvent être exprimés dans l’art.
Guénon a dit que chacun des arts doit constituer comme un langage symbolique adapté à l’expression de certaines vérités au moyen des formes qui sont, pour les uns d’ordre visuel, et pour les autres d’ordre auditif ou sonore, d’où leur division en deux groupes, celui des arts plastiques et celui des arts phonétiques.
Les arts traditionnels se différencient radicalement des modernes quant à leur base, en tant qu’applications de certaines sciences, quant à leur signification, en tant que modalités diverses du langage symbolique, quant à leur destination, en tant que moyens pour aider l’homme à s’approcher de la véritable connaissance.
« Contrairement aux prétentions des modernes, il n’y a pas, dans les arts traditionnels, de détail simplement “décoratif”, comme on nous l’a dit tant de fois à propos de certaines œuvres médiévales, quand on nous fait visiter des cathédrales nous montrant tel ou tel détail; ce qui était peut-être aussi, soit dit en passant, un subterfuge pour dissimuler une ignorance. » (p. 82)
Par contre, l’art moderne fait des choses décoratives uniquement pour plaire, pour faire quelque chose de beau et qui a sa fin en soi. Par contre, dans l’objet d’art traditionnel, ensemble ou détail, tout doit être compris comme ayant une signification.
Les sciences traditionnelles qui sont à la base de l’art traditionnel sont: la science du rythme et la science du nombre.
« […] par leur dépendance vis-à-vis de la science traditionnelle du nombre et du rythme, les arts s’insèrent dans le monde supérieur des lois cosmiques et au-delà dans le plan métaphysique, dont le plan cosmique n’est que la manifestation à un certain niveau. Les arts nous transmettent donc un message qui est un incitation à méditer et à saisir de façon intuitive, et c’est là la spécificité du langage artistique par rapport au discours, un aspect du monde sensible dans son rapport au monde intelligible. » (p. 83)
La définition scolastique: “l’art est l’imitation de la Nature dans son mode opératoire”. Ainsi, l’art ne doit pas, par cette imitation, arriver au “naturalisme”, mais au contraire produire des choses différentes, quoique par un processus analogue à celui de la production des choses naturelles. En cela, l’art est dans l’ordre humain une véritable imitation de l’activité divine.
L’art imite la nature dans son mode d’opération (natura naturans) et non pas dans ses apparences (natura naturata). En définitif, l’art imite Dieu même dans son mode de création.
Concrétement, l’imitation de la nature dans son mode opératoire se fait par l’imitation de prototypes divins. L’imitation n’a pas comme objet des formes sensibles, mais une idée que l’artiste contemple en lui-même. Dans l’art traditionnel il s’agit de l’incarnation d’une idée, et non pas de l’idéalisation d’une réalité. L’idée en question n’est pas une idée individuelle propre à l’artiste, mais un prototype divin, une idée au sens platonicien.
L’icône byzantine vise moins à représenter l’allure humaine du personnage que sa réalité spirituelle, invisible par nature, mais destinée à se révéler dans la “lumière de gloire”.
Dans l’art traditionnel, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, l’individualité de l’artiste n’a que peu ou pas d’importance. Quand même, l’artiste traditionnel met un je-ne-sais-quoi personnel et irremplaçable. Ex: la poésie traditionnelle (tous les poètes disposens des mêmes formules, mais deux poèmes ne se resseblent pas). Quand même, l’artiste traditionnel ne s’exprime pas comme individualité contingente, mais sub specie aeternitas, c’est l’homme intérieur de l’artiste. « De sorte que les artistes d’aujourd’hui auraient tout à gagner à tenter de retrouver au moins le point de vue de leurs aînés des temps lointains ou des pays lointains: ils y trouveraient en tout cas l’apaisement de leurs angoisses, fruit de leur fermeture sur eux-mêmes, tant il est vrai que la paix de l’âme ne s’acquiert que dans l’oubli du Moi et la conquête intérieure de “quelque chose” qui dépasse l’individualité. » (p. 86)
Il faut mentionner un groupe d’artistes contemporains qui continuent, à Lyon, le travail de rénovation traditionnelle entrepris par Gleizes et, à son école, par l’Atelier de la Rose. Le groupe est conduit par René Marie Burlet.
L’idée moderne d’art pour l’art est une hérésie majeure, parce qu’elle est une forme d’idolâtrie.
S’il est absolument correct de considérer la beauté comme le reflèt de la Beauté divine, il ne faut pas oublier qu’il existe une beauté du Diable, que celui-ci peut utiliser pour fasciner.
L’idée d’art pour art ne vise que le plaisir, or le plaisir est chose individuelle. La personnalité profonde ne peut être découverte que dans la lumière de la réalité, findalement de la réalité métaphysique.
Dans une civilisation traditionnelle il n’y a pas d’art profane.
Le mot “sacré”, tout comme le mot “cosmique”, ont été employés dans la modernité à propos de n’importe quoi.
Les idoles de la religion gréco-romaine sont certainement devenues maléfiques à Basse-Epoque; elles sont certainement devenues des réceptacles d’influence satanique. Les Pères de l’Eglise l’ont dit, et avec raison. Le sacré est toujours ambivalent. Et quand le sacré d’en haut se retire, celui d’en bas arrive.

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